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Mélanie Dumont travaille comme dramaturge auprès de Brigitte Haentjens depuis 2008. Interlocutrice privilégiée de la metteure en scène, elle l’accompagne dans les trajectoires, chaque fois différentes, de la création scénique. Elle pose ici un regard sensible et autoréflexif sur cette expérience singulière.

Dans la solitude des champs de coton, 2 juin 2016. Première lecture à laquelle j’assiste. Deux ont déjà eu lieu. Je rejoins Hugues Frenette et Sébastien Ricard au bureau de Brigitte Haentjens. Comme souvent avec la metteure en scène, on s’attable, mais on n’entame pas tout de suite la pièce de résistance. On feint de l’ignorer même si elle est visible du coin de l’oeil. On en parle librement. On l’évoque. On tourne autour. L’oeuvre surgit par bribes, par éclats, comme une vision d’abord lointaine. Brigitte confie d’ailleurs qu’elle en rêve régulièrement et depuis longtemps. Je devine que les mots de Bernard-Marie Koltès la travaillent au corps. Une Solitude qui couve dans le sommeil. Une Solitude qui fait son nid dans un lieu secret, inconscient. Mais une Solitude néanmoins nourrie du réel : le duo d’acteurs autour de la table et la vie qui s’agite au dehors.

Les détours sont nombreux, parfois étonnants. Telles des lignes de fuite, ces allusions proviennent de l’oeuvre ou y reviennent. Elles fusent simplement, sans hiérarchie. Même la vedette du foot Zinédine Zidane s’invite dans la conversation. Elle s’est rappelée à la mémoire de Brigitte qui l’a sans doute aperçue à la télévision la fin de semaine précédente. Mais son apparition n’est qu’une échappée vers les rapports masculins, très charnels, que la metteure en scène constate sur le terrain. De l’accolade à l’accrochage robuste : un contact tendu entre tendresse et force brute. Pour Brigitte, La solitude s’appuie sur une façon typiquement masculine d’entrer en relation. « Ce ne pourrait pas être un échange entre un homme et une femme », souligne-t-elle. Puis, elle bifurque vers une autre lutte symbolique. Elle oppose cette fois Miles Davis et John Coltrane au cours d’une performance enfumée. Dans la vidéo de 1959, les deux figures consacrées du jazz partagent la scène. Elles se donnent le relais, le génie constamment repoussé d’un cran. Quand Coltrane prend le plancher, on voit le trompettiste se retirer sur le côté discrètement. Il observe son acolyte en tirant sur sa cigarette avec une nonchalance crâneuse. Frères et rivaux tout à la fois.

Dans La solitude, ni le Dealer ni le Client ne sont des chevaux fous qui piaffent parce qu’on les retient. Chacun laisse à l’autre l’espace de la parole, attendant son tour avec patience, peur ou défiance. L’un et l’autre étirent le temps, diffèrent les coups, pour ensuite répondre et retourner comme un gant le discours tout juste entendu. Les deux vis-à-vis parlent la même langue, recourent aux mêmes mots, sans que la musique de l’un ou de l’autre sonne de manière identique, comme « on ne fait pas au sax ce qu’on fait à la trompette », précise Sébastien. Alors que l’acteur s’apprête à entailler les blocs compacts du texte de Koltès avec son partenaire, l’ombre des deux jazzmen plane. La joute musicale à laquelle ils se livraient il y a quelques minutes agira peut-être sur les interprètes comme sur cet enjeu soulevé par Brigitte. Parvenir à la vérité de cet échange sans le psychologiser, voilà le souhait de la metteure en scène, elle qui fraie de nouveau avec la langue et la nuit de Koltès.

Se faire mémoire

Les débuts me fascinent. Ils paraissent souvent frappés d’évidence, révélateurs d’un sens qui ne s’y trouvait pas au moment où l’événement est survenu. Le temps et la mise en récit concourent à ce phénomène d’apparition, d’à-propos. Je sais au fond que ce qui prélude à la création d’un spectacle demeure bien souvent logé ailleurs, plus loin. Cela relève d’une histoire plus vaste, antérieure et secrète, dont le point de départ, l’origine exacte, ne pourra jamais être retracé. Elle trouvera sans cesse à m’échapper. Et pourtant, engagée comme dramaturge aux côtés de Brigitte dans la traversée d’une oeuvre, je persiste à me montrer attentive à ces amorces. Je me mets à l’écoute des premiers soubresauts d’un travail artistique, tels qu’ils se font sentir au moment où je me glisse à l’intérieur de cette généalogie. Ces tressaillements s’insinuent dans ma mémoire. Ils l’habitent. L’estampillent.

Miles Davis et John Coltrane qui se répondent à coups de soli en écho à La solitude. La figure noire de William Shakespeare sommeillant au coin de l’oeil ombreux d’Al Pacino dans Le parrain. Le Vietnam de Marguerite Duras ouvrant le passage à l’exploration des terres tumultueuses de James Joyce et de Molly Bloom. La salle de classe du Conservatoire d’art dramatique de Montréal, éclairée aux néons, où a lieu étrangement la toute première lecture du récit-kamikaze de Lars Norén, autour d’une tuerie dans une école. Les paysages en noir et blanc de Pierre Perrault et la narration colorée de Pierre Falardeau dans Le temps des bouffons, explorés au seuil du Woyzeck de Georg Büchner.

Au-delà de ces images-souvenirs, il se produit là, dans ces moments d’appareillage, quelque chose d’important. De précieux. C’est l’heure où le hasard n’existe plus. Parce qu’on le provoque, on l’attise, on le féconde. Il devient soudain actif, alors qu’on fait oeuvre de chercheur, se mettant en quête de ce qu’on découvrira bien plus tard. Dans le théâtre de Brigitte, l’incarnation scénique d’une oeuvre se façonne grâce à ce qu’on y trouve autant qu’à ce qu’on y dépose, et ce, au fil d’un long processus d’appropriation personnelle mené par l’artiste appuyée de ses complices. Des traces subsisteront sur scène de ce qui a été dit, ouvert, échangé dans cet instant et ceux qui viendront après. Des traces plus ou moins visibles à l’oeil nu, mais prégnantes, à l’action, sous une forme autre, insoupçonnée.

Témoin de ce phénomène d’accumulation et de métamorphose, d’oubli et de résurgence, je tente de le consigner. J’observe minutieusement ses manifestations pour rendre compte, à différents stades de la création, des strates et multiples résonances que la mise en scène d’un texte en train de se faire renferme. Et de nombreux carnets de notes plus tard, je les réactive de nouveau, cette fois-ci à l’intention des spectateurs, dans les opuscules qui sont une tradition chez Sibyllines. Je les bricole à ma façon pour chaque spectacle auquel je collabore, souvent de manière fragmentaire, par éclats, laissant apparaître un état partiel et subjectif des questions, des noeuds et des sources à l’oeuvre dans le processus :

La chair appelle le plateau; la multitude, une envie de vide. C’est ainsi que le laboratoire plante les corps dans l’espace en devenir de Richard III. Ou : Plus lointaine encore est l’intuition d’une transformation de l’espace. Le souhait, dès le départ, qu’il soit aussi changeant que l’écriture de Joyce et les pensées-nuages de Molly Bloom.

Se faire mémoire des débuts et de leur longue suite de déploiements est une des sphères que j’investis comme dramaturge avec Brigitte. Celle qui en a connu et qui en fréquente d’autres me laisse du jeu pour habiter et moduler ce rôle. Pour incarner, au sein de sa pratique, cette discrète présence agissante.

Préparer l’instant

Je me lance dans une première collaboration avec Brigitte sans préalables. Bien que mes débuts avec la metteure en scène aient ouvert à d’autres complicités artistiques – dans le domaine de la danse et à travers des projets théâtraux dont le texte n’est ni au centre ni au départ de la création –, c’est avec elle singulièrement que j’expérimente cette posture, que j’effleure ses contours. Je réfléchis et redéfinis ce rôle au fil des expériences.

Depuis Woyzeck, je m’associe d’instinct au profil du dramaturge curieux, tel qu’il figure dans la typologie dressée par un acteur qui en a côtoyé de tous les types au fil de son parcours (Chapuis,  2008). Autrement dit, je me considère comme une non-spécialiste avide de connaissances et une défricheuse tous azimuts. De Büchner à Norén, de Joyce à Shakespeare, en passant par Koltès, Brigitte m’entraîne avec elle sur des territoires multiples, aux reliefs changeants, dont la plupart sont pour moi à cartographier. Comme les lieux réels et imaginaires de Joyce que j’avais à peine fréquentés, sinon en traquant les allusions à l’auteur irlandais dans le théâtre de Jan Lauwers, ce metteur en scène auquel j’ai consacré mon mémoire de maîtrise et qui m’a conduite sur les traces d’Anna Plurabelle et de Molly Bloom. Puisqu’il est impossible de savoir comment une découverte pourra un jour être mise à profit, mieux vaut les accumuler. En permanence se charger.

Autrement dit, je commence par lire tout ce que je peux. Le texte que Brigitte projette de monter, bien entendu, et la constellation d’ouvrages qui s’y rapportent, de manière plus ou moins directe (autres oeuvres et écrits de l’auteur, commentaires critiques, articles ou essais autour d’un axe formel ou thématique, etc.). Je repère des références et reviens naturellement à celles emmagasinées au fil du temps quand elles trouvent une pertinence nouvelle à l’aune d’un projet de spectacle. Il peut s’agir d’un essai, d’un film, d’un spectacle, d’une performance ou d’une exposition. Un magma d’informations que je transmets en partie à Brigitte (textes, notes de lecture, pistes d’analyse, références). La metteure en scène dévore tout, comme elle juge primordial de mettre à disposition de l’ensemble des collaborateurs ce corpus informe, parcellaire, auquel s’ajoutent ses propres inspirations. Pour ma part, ce travail amorcé très tôt, et qui se poursuit pendant le processus, constitue une forme d’immersion, de plongée intellectuelle et sensible dans un univers qui émane du texte, mais qui le dépasse également. Je m’imprègne. J’absorbe. J’ingère. Surtout, je trouve mes repères, mes guides, de façon à pouvoir entrer en dialogue avec Brigitte.

Il y a certes une préparation nécessaire, souvent bien plus vaste que le spectacle le demande, puisqu’on ne sait pas précisément ce qu’il sera au moment d’entamer le travail, tout semblant alors susceptible de pouvoir le nourrir. Or il faut savoir activer ou réactiver au présent cette matière, c’est-à-dire faire jouer les idées, les pistes et les sources au bon moment, à l’instant où ces éléments risquent de faire sens avec le projet et plus directement pour Brigitte. Parce que nous sommes rendus . Avoir communiqué ces éléments plus tôt les aurait-ils rendus vains ou inopérants? Tout au long du processus, je tâche d’être à l’affût de l’occasion – ce qui implique parfois de créer l’instant – pour rappeler un détail, glisser une information ou introduire une source. Cette posture, qui n’en est pas une d’attente, mais qui se cramponne au présent, répond sans doute à une interrogation qui s’est souvent posée au cours des mes tâtonnements de dramaturge débutante : comment faire part des trouvailles, des liens pressentis, des connaissances traversées? J’ai compris que l’information devait circuler de manière organique, suivant la logique interne d’un projet. Dans la démarche de Brigitte, le savoir est une substance active, pratique. Qu’il soit de nature intuitive ou théorique, il doit s’insérer dans un projet au fur et à mesure de son élaboration, être concrètement lié aux spécificités de l’oeuvre et à la manière dont elle se déploie, grandit et pousse sous les soins de Brigitte et de ses collaborateurs. Rien ne sert de forcer une idée, d’imposer une référence. Au mieux, celle-ci resurgira dans un prochain projet.

Comme dramaturge, engagée sur des textes différents et seule dégagée de toute réalisation matérielle, le principal domaine que j’arpente et approfondis de spectacle en spectacle est sans contredit la démarche de Brigitte. Sa sensibilité de femme et d’artiste me devient forcément plus proche, familière, ce qui n’épuise pas pour autant la force attractive qu’exercent l’intégrité, l’audace et la rigueur dont elle fait preuve. Chose certaine, le champ de préoccupations de la metteure en scène se dessine de plus en plus clairement pour moi. En constante redéfinition selon les oeuvres abordées, il est néanmoins parcouru d’exigences et de questions obsédantes. J’en retiens quelques-unes qui me semblent prépondérantes.

Il y a cette volonté de faire entendre une langue, agissant sensiblement sur l’espace, sur les corps et sur son inscription à l’intérieur d’un territoire. Ce désir impétueux d’une résonance contemporaine qui n’est pas artificielle. Ce goût affirmé pour les frottements de toutes sortes. Ce besoin irrépressible d’observer à la loupe les pulsions humaines, voire les archaïsmes. Cette recherche d’un jeu qui frappe par son étrangeté et son immédiateté tout à la fois. Cette soif de transformations scéniques – explosives ou subtiles – défiant les systèmes contenus dans une seule et même image. Cette conquête d’une « nouvelle poésie », d’une « modernité », hors réalisme. Ce refus en même temps d’une esthétique trop formelle, formaliste.

Plus qu’un regard avisé, cette compréhension de ce que Brigitte cherche et poursuit à l’intérieur de son théâtre me permet-elle de mieux cibler les matériaux susceptibles d’entrer en résonance avec sa quête? Est-ce que je parviens ainsi à repérer plus facilement l’instant où partager ces ressources ou les rappeler à la mémoire? Un peu plus chaque fois, possiblement.

La dramaturgie en partage

Lorsque Brigitte me propose de l’accompagner sur Richard III, deux ans nous séparent des premières représentations de la pièce. À l’invitation de la metteure en scène, j’arrive donc assez tôt dans le processus de création. Il faut mentionner que Brigitte privilégie un temps long de recherche et de maturation autour de chacune des oeuvres qu’elle met en scène. Défiant les principes comptables en vigueur, elle procède à une sorte d’étirement du temps avant d’entamer le travail sur le plateau. Au cours de cette période, qui s’étend sur des mois, voire sur plusieurs années, elle aménage ce qui s’apparente à un « contexte dramaturgique » (« dramaturgial context »; Van Imschoot, 2003).

Ce cadre particulier, aux contours flottants, se compose de moments partagés, collectifs, à l’intérieur desquels le spectacle se pense, se réfléchit. Parfois dans une certaine intimité, avec quelques collaborateurs seulement; parfois en groupe, l’équipe artistique étant présente au grand complet. Il peut s’agir de rencontres en apparence informelles, comme ces repas avec Jean Marc Dalpé auxquels Brigitte me convie, où l’on aborde librement Shakespeare, passant en revue les registres de la pièce, creusant les enjeux qui chevillent chaque scène, interrogeant le sens que revêt aujourd’hui la victoire de Richmond sur Richard, et ainsi de suite. Évidemment, les lectures de la pièce ne font pas exception. Deux ou trois ont lieu bien avant l’amorce des répétitions, question de laisser les mots infuser en chacun. Pour Molly Bloom, elles ont été particulièrement nombreuses, Anne-Marie Cadieux ayant lu à voix haute les soixante-huit pages sans ponctuation du dernier chapitre d’Ulysse en présence de Brigitte et moi. Des séances en cercle restreint, avant d’avoir en main la traduction inédite de Jean Marc, qui ont été l’occasion de parcourir sans précipitation cette parole-fleuve, d’éprouver son mouvement, son rythme en spirale, et de nous lancer dans de précieuses discussions.

Autrement, lorsque se dessine une choralité dans un texte, comme c’est le cas pour Woyzeck et Richard III, Brigitte initie des laboratoires de mouvements où la horde d’acteurs se retrouve dans l’espace pour s’apprivoiser dans la sueur. Les rôles et le texte sont mis au rancart durant l’exploration de ce corps collectif. C’est l’idée du groupe qui prime; tout le monde est à égalité sur le plancher. Moi-même, je prends part à ces laboratoires, à la fois dehors et dedans, participant au minimum aux réchauffements, sinon à quelques exercices comme à ces leçons de gigue suivies avec les acteurs au cours de la recherche entourant la pièce-mosaïque de Büchner. Ces laboratoires sont également l’occasion de s’imprégner de sources sensibles, Brigitte allouant un temps d’exposition collectif à des films ou à des images, comme les peintures de Francisco de Goya, de Jérôme Bosch, de William Blake et quelques autres tirées d’un bestiaire du Moyen Âge pour Richard III. Des paysages, des postures, des atmosphères qui contaminent singulièrement les esprits et incurvent subtilement les corps.

Entre la réflexion et l’abord du texte, ces différentes sphères qui jalonnent la phase de maturation d’un spectacle ne sont pas déterminées par un programme précis, sinon de nous donner le temps d’entrer en relation les uns avec les autres, mais aussi avec la matière, autrement dit, de s’y glisser, tout en la laissant nous habiter en douce. Ce contexte dramaturgique permet par ailleurs une porosité entre les langages, de sorte que ceux-ci se frottent et s’enrichissent. Je pense notamment à l’image d’Angelo Barsetti réalisée pour Le 20 novembre : sa dimension spectrale éclaire soudainement pour moi la présence d’une absence dans le monologue de Lars Norén, la parole du locuteur pouvant résonner comme celle d’un mort, d’un fantôme, qui revient nous hanter dans l’espace du théâtre, comme c’est le cas dans la tragédie. Ou à ces notes de lecture que je partage autour de Richard III : il y est entre autres question du soleil, de sa lumière qui fait apparaître l’ombre, et ici, précisément, le double tortueux de Richard (d’une lumière qui est celle du théâtre également, dans laquelle l’acteur se révèle autre), ce qui cristallise pour la scénographe Anick La Bissonnière plusieurs mois de recherche, ouvrant notamment la piste climatologique du spectacle. Alors que je navigue entre les différents espaces dramaturgiques que met en place Brigitte, je constate les effets de la perméabilité des langages, de la circulation des idées, de la rencontre des individus, de même que des transformations et transmutations que la matière subit au contact du multiple.

La dramaturgie d’un spectacle ne relève évidemment pas d’une seule personne qui en serait l’unique dépositaire. Elle ne se fixe pas non plus à une étape précise de la création. Elle correspond plutôt à une pensée en mouvement, se nourrissant singulièrement de ceux et celles qui appuient la metteure en scène dans ce processus en marche. Un des lieux incontournables de cette pensée dans le théâtre de Brigitte reste assurément les rencontres autour de l’espace qui ont cours entre la metteure en scène et Anick. Celles-ci s’amorcent très en amont des répétitions, sans compter qu’elles se déroulent sur une base régulière, pendant de longs mois. Matrice des spectacles? Ferment de la dramaturgie dans la démarche de Brigitte?

Le rôle fondamental de ces échanges me frappe dès l’instant où je suis conviée à ces rendez-vous, à l’occasion de Molly Bloom. J’avais certes assisté à quelques-unes de ces rencontres par le passé, mais de façon épisodique. Je me souviens entre autres de ces déambulations automnales qui nous avaient conduites dans les ruelles de l’Est montréalais pour Woyzeck. Autour de la Molly de Joyce, je me rends à ces tête-à-tête de manière assidue. J’avais pris part à toutes les lectures du soliloque en petit comité avec Brigitte. Cela semblait naturel de la suivre à l’intérieur de ce nouvel interstice. De mars 2013 à novembre 2014, je participe ainsi à une conversation continue, alors que les rencontres autour de l’espace de Richard III chevauchent celles de Molly Bloom; la femme solaire se trouve peu à peu éclipsée par l’obscur personnage de Shakespeare.

La place et l’étendue de ces échanges disent bien l’extrême importance de l’espace dans le théâtre de Brigitte. Le lieu où les acteurs vont se mouvoir, lequel appelle un type de présence, voire un corps particulier, affecte sensiblement le rapport au public autant que la réception d’un spectacle. C’est là aussi, au milieu de ce dialogue foisonnant, que j’observe sans trêve la manière de travailler de la metteure en scène. Brigitte laisse venir l’oeuvre à la surface. Elle la convoque de manière secrète, détournée, ce qui est une autre façon de s’acheminer, d’aller vers. Le mouvement d’approche se déleste-t-il alors d’une volonté consciente, qui refuserait de se hasarder, voire de se perdre un peu? Comme le rappelle Jacques Rancière, dans Le maître ignorant, « [q]ui cherche trouve toujours. Il ne trouve pas nécessairement ce qu’il cherche, moins encore ce qu’il faut trouver. Mais il trouve quelque chose de nouveau à rapporter à la chose qu’il connaît déjà » (Rancière, 1987 : 58; souligné dans le texte). Le vertige et l’errance sont ici possibles, car il se trouve un repère, un phare semi-conscient qui irradie même au plus fort du tumulte ou du doute : le texte tenant lieu d’ancrage, implanté intimement en chacune. Avec Brigitte et Anick, il s’agit donc de soumettre l’imaginaire à une quantité d’images, de propos, de réflexions; un processus au fil duquel le moindre élément se voit abordé et scruté (sens du texte, vie et oeuvre de l’auteur, esthétique, époque, résonances et contrepoints avec l’aujourd’hui, type d’adresse, rapport scène / salle, matériaux, textures, sensations, souvenirs, etc.). Une démarche patiente qui conjugue épure et densité, car le temps aussi bien que les sensibilités en présence – celle de Brigitte au premier chef – filtrent, associent et affinent ce qui circule à l’intérieur de ce réceptacle.

C’est au coeur d’espaces partagés, comme celui avec Anick, que Brigitte pense en puissance le spectacle. Comme elle le dit elle-même, il s’en forme une image inconsciente, abstraite, plus qu’un quelconque idéal auquel se conformer. Cette vision impalpable qui se loge chez la metteure en scène se révèle patiemment sur le plateau. En l’observant travailler en répétition, j’ai compris l’importance pour Brigitte de redécouvrir avec les acteurs ce qui a été traversé précédemment. Chargée de ce bagage et de cette ombre du spectacle, Brigitte choisit de revenir à l’intuition, de refaire le chemin avec et à travers le corps des acteurs, ceux-là mêmes qui portent les mots, délivrent le texte, et qui l’imprègnent d’une connaissance intime. Comme si tout restait encore à trouver ou à retrouver, ce qui fait de la salle de répétition un lieu d’expérience et de potentialités. Cette profonde conviction chez Brigitte fait écho à la posture de non-savoir dont parle un des collaborateurs de Claude Régy : l’homme de théâtre accumulant en amont de ses spectacles un agrégat de connaissances, qui donne parfois la matière d’un livre, et qu’il dissout pour les chercher à nouveau avec les acteurs, dans le concret de la scène et du jeu.

Le corps à l’écoute

La salle de répétition est un lieu précieux pour Brigitte. Elle en parle avec chaleur. Dans cet espace secret, la metteure en scène est aimantée aux acteurs, debout avec eux, son propre corps investi dans la recherche qui se fait sur le plateau. Un champ de forces invisibles semble les lier. Je le constate chaque fois que je franchis ce seuil.

Avant ma collaboration à Richard III, je n’assistais qu’aux enchaînements, une fois tracé dans l’espace un dessin du spectacle; puis à quelques séances, de manière ponctuelle. Une distance provisoire était habituellement souhaitée par Brigitte pendant les premières semaines de répétition. Cela tient à plusieurs raisons. La principale repose sans doute sur l’importance pour la metteure en scène de créer un climat d’intimité et de confiance avec les acteurs, et particulièrement au moment de la levée des corps, lors des tout premiers essais sur le plateau. Cet environnement protégé paraît plus essentiel encore lorsqu’il s’agit d’un solo, comme Le 20 novembre ou Molly Bloom, où l’acteur est complètement exposé aux regards. Brigitte tient évidemment aussi à préserver une totale liberté. Une liberté qui la concerne avant tout, mais qui s’étend aux acteurs, et que pourrait menacer une présence autre, extérieure, qui observe et possiblement juge, évalue. Réelle ou non, cette perception comporte des dangers que Brigitte pressent avec une grande acuité : une possible autocensure, par exemple, frein insidieux à la prise de risque. La salle de répétition est donc un lieu auquel Brigitte restreint l’accès, consciente de ce qui s’y joue lorsqu’on négocie avec du vivant en plein territoire affectif. En ce qui concerne le dramaturge, son retrait momentané témoigne aussi, chez Brigitte, d’un souci d’extériorité, de sorte qu’il maintienne une saine distance avec la recherche sur le plateau, qu’il s’introduise en répétition, une fraîcheur dans l’oeil, pour mieux assister au tout premier enchaînement du spectacle, lequel ne tarde pas trop habituellement dans la pratique de la metteure en scène.

La présence du dramaturge en répétition répond avant tout pour Brigitte au besoin de nommer le travail en cours. À un certain point, elle souhaite qu’une image de ce qui prend forme sur le plateau lui soit renvoyée. Une image précise, sensible, dépeinte sans jugement. Qu’elle mette en scène Woyzeck, Molly Bloom ou Richard III, Brigitte est le spectacle. Chaque fois, c’est une part d’elle que les acteurs portent et exposent sur scène. Nommer ne consiste-t-il pas précisément à faire exister quelque chose hors de soi, à faire surgir ce qui demeurait jusque-là intime, intérieur? En tentant de saisir par le langage ce qui advient, de réfléchir le spectacle qui s’édifie, je fais ce pas de recul à la place de la metteure en scène. J’objective ce qui tient peut-être davantage pour elle, à cette étape du travail, d’une sensation, d’un pressentiment; quelque chose de fort, de prégnant, de profond, mais qui reste plus ou moins indicible. Non que Brigitte ne soit pas en mesure d’effectuer ce mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, de la création vers l’analyse. Au contraire. Mais il est précieux que quelqu’un d’autre prenne le relais ou le fasse de concert avec elle à certains moments, ce qui laisse poindre la possibilité d’un échange.

Le dramaturge est un interlocuteur privilégié, celui avec lequel la metteure en scène peut aborder le spectacle dans son ensemble, comme un tout, une entité vivante aux dimensions multiples. À la différence du scénographe, de l’éclairagiste ou des autres concepteurs, et même de l’assistant, son attention n’est pas rivée à un élément en particulier. Elle est dégagée et libre, presque vagabonde. Mon regard de dramaturge embrasse large, tout en pouvant se fixer sur des détails. J’essaie de naviguer entre le micro et le macro, la salle de répétition et le monde, ce qui se trame sous mes yeux, à cet instant précis, et ce qui a été déposé dans les phases antérieures de réflexion et d’élaboration. Le reflet que je ferai apparaître au moyen du langage comprendra-t-il les résonances pressenties, témoignera-t-il des enjeux soulevés, révélera-t-il des manques?

L’analogie du miroir est souvent employée pour décrire cette tâche particulière du dramaturge. Pour ma part, j’ai fait mienne l’expression de « miroir actif », d’abord rencontrée chez Maaike Bleeker (« active mirror »; Bleeker, 2003). Elle semble rendre compte plus singulièrement de ce qui est en jeu. D’une part, l’image renvoyée permet de réfléchir ce qui est là, mais aussi ce qui est au travail, à l’action; autrement dit, ce qui pointe, palpite en puissance ou en sourdine, ou encore ce qui échappe. D’autre part, l’image que j’offre à Brigitte est tout sauf neutre. Elle se doit bien sûr d’être posée sans jugement, en évitant les remarques qui viendraient sanctionner – positivement ou non – tel ou tel aspect. Cela demande de nommer précisément ce qui se produit sur scène, ce qui s’en dégage. Or l’image qui résulte de cette action n’est pas moins teintée de subjectivité. Une subjectivité qui passe entre autres par le ressenti et la médiation du langage – par le biais de la « vive voix » (Fónagy, 1991) ou de l’écriture. Comme ne l’est jamais un spectacle, l’image que j’en donne n’est pas définitive ni immuable. Mais elle informe, au sens premier du terme, contribuant au processus d’élucidation, d’approfondissement et de recherche que mène Brigitte.

S’il n’y a qu’un pas entre la métaphore du miroir et la notion de regard, il ne faut pas croire toutefois que l’action du dramaturge se résume essentiellement à ce mode perceptif. Souvent utilisée pour désigner sa position dans un processus créatif, la dénomination d’oeil extérieur tend malencontreusement à opérer une déconnexion du corps. Le dramaturge serait-il ni plus ni moins qu’une tête, sa perception dès lors réduite à une saisie et à une compréhension intellectuelle uniquement? Dans cette tension vers le plateau, cette attention à ce qui surgit, mon corps en entier, y compris ma tête, est engagé. C’est la pluralité de mes sens qui se voient sollicités et mis à profit dans l’appréhension d’une oeuvre scénique, et certainement en ce qui concerne celles que propose Brigitte. Car dans ses spectacles, le sens et les idées s’incarnent et circulent à travers les différents langages de la scène, et notamment les corps, que ce soit via une immobilité tendue, une démarche cassée, une empoignade féroce, une danse dégingandée ou une écumante course sur place. J’ose donc espérer que l’image-miroir que je tends à Brigitte rend compte aussi de cette relation de corps à corps essentielle aux arts vivants.

Suivant ce chemin qui mène du regard au corps, l’écoute trouve également une pertinence. Un texte de Meg Stuart sur la présence du dramaturge dans son travail s’intitule justement « La grosse oreille » (Stuart, 2010). L’énoncé forgé par la chorégraphe a l’avantage de déplacer l’attention d’un sens vers un autre, l’écoute étant une activité trop souvent négligée parce que discrète et en apparence passive. Pourtant, la figure du dramaturge comme celui qui écoute dit le complice à qui le créateur peut se confier en toute liberté, le partenaire avec qui réfléchir, formuler sa pensée à voix haute et se comprendre dans l’écoute qui lui est offerte de ses doutes, de ses réflexions naissantes ou de ses illuminations. Comme ces appels que Brigitte m’adresse après certaines rencontres ou quelques heures après la fin d’une répétition, ceux-ci faisant partie d’un processus nécessaire de décantation. Or l’écoute dépasse l’espace de la discussion. Elle ne se pratique pas seulement à l’intérieur d’un temps donné. Pour moi, elle traduit une sorte d’être là indéfectible : disponible, à l’écoute du projet justement, présent à lui en toute circonstance, comme à l’artiste. Si cette présence réelle et diffuse tout à la fois n’enraye pas la solitude de la metteure en scène – seule Brigitte signe le spectacle au fond, en assume la totale responsabilité –, elle l’apaise peut-être un peu, pour un instant au moins.

S’accompagner

Ma présence au sein des processus de création s’est agrandie de manière significative depuis Woyzeck, jusqu’à participer assidûment aux rencontres entre Brigitte et Anick autour de l’espace et à prendre part aux répétitions de Richard III dès les tout débuts. La nature des projets paramètre bien sûr la présence du dramaturge, mais l’accompagnement de Brigitte de plus en plus continu que j’exerce semble tout de même coïncider avec un champ de confiance qui s’est lui aussi élargi avec le temps. Ce lieu où se reposer, parce qu’un certain nombre de choses est entendu entre la metteure en scène et moi, s’est certes déployé d’un spectacle à l’autre. La position de dramaturge, et peut-être plus que d’autres au sein d’une équipe artistique, nécessite une connaissance fine du metteur en scène, que seul un côtoiement dans la durée permet véritablement, car ce rôle s’appuie moins sur un savoir-faire, un langage artistique précis, que sur une compréhension mutuelle, voire une négociation constante qui opère par l’écoute et le dialogue. Comme metteure en scène et dramaturge, Brigitte et moi cheminons ensemble, côte à côte, tâchant d’instinct de nous rejoindre, d’ajuster nos rythmes, d’accorder nos sensibilités. Avec le recul, je me rends compte, entre autres, que ma connaissance de ce qui se joue entre les murs d’une salle de répétition était bien relative au moment d’accompagner Brigitte les premières années. Elle s’est affûtée progressivement, de même que je me suis familiarisée avec la façon dont la metteure en scène conçoit et aménage cet espace, en franchissant ses portes, naturellement, mais aussi en assistant Brigitte lorsqu’elle a choisi d’en témoigner par l’écriture (Haentjens, 2014). De toute évidence, le travail que je mène auprès d’elle implique une forme d’accompagnement inversé puisque la metteure en scène me soutient infailliblement dans ce constant devenir de dramaturge.

Aujourd’hui, je conçois davantage ma posture du point de vue d’une intimité (proximité, investissement, support). J’étais sans doute plus en retrait au départ, en marge, gravitant autour de la création. La position de dramaturge en est une mobile, mouvante, procédant par allers-retours constants entre l’intérieur et l’extérieur. Si cette logique de va-et-vient était littérale au commencement de ma collaboration avec Brigitte, alors que j’infiltrais l’espace de création pour m’en retirer un temps puis y revenir plus tard, et ainsi de suite, j’ai peu à peu intériorisé cette dynamique. J’ai appris à pratiquer ce mouvement de bascule entre intérieur et extérieur, entre intimité et distance, dans un cadre de plus grande proximité. À chaque nouveau projet, je me rapproche un peu plus des débuts de la création et de ses différentes phases. Une présence qui se répand de proche en proche en quelque sorte. Il en va ainsi d’une posture dialectique, celle inhérente au dramaturge, qui se pratique maintenant pour moi au sein même d’une fréquentation plus étroite du processus de création et de Brigitte par la même occasion. Une forme d’immersion dépouille-t-elle le dramaturge de sa capacité à exercer une distance critique? C’est certes une disposition d’esprit qui se cultive avec le temps; devenir cet étranger du dedans, cette présence autre aux côtés du metteur en scène, qui observe les différentes étapes du passage d’un texte à la scène depuis l’intérieur, avec son regard et sa sensibilité propres.

Au fond, Brigitte n’a pas besoin de moi. Elle fait elle-même office de dramaturge. Et pourtant, la question un brin caustique d’Antoine Vitez, soit « qu’aurais-je fait d’un dramaturge? » (Vitez, 1986), semble réglée depuis belle lurette pour la metteure en scène. Depuis Quartett, elle y répond par l’invitation presque invariable de cet autre, qu’elle convie à prendre part au dialogue sur une oeuvre. Il faut dire que nous sommes loin de l’image du chien de garde littéraire qui collait à la peau du dramaturge à l’époque de Vitez, image héritée de la tradition allemande. Dans le théâtre de Brigitte, je prends part à la traversée d’un texte aux côtés de la metteure en scène, m’engageant avec elle dans la totalité en l’investissant de mes connaissances et intuitions, lesquelles introduisent une différence. Résonance, déplacement du point de vue, ouverture de champ? Chaque fois, il s’agit de faire jouer ma sensibilité et de voir comment elle peut nourrir ou texturer le projet de Brigitte qui prend forme. Il s’agit également d’intervenir avec la conscience d’une complète dissolution au sein d’un spectacle, d’apprendre la dissolution et de croire à l’action d’une forme de dématérialisation du travail. À mon sens, l’apparente inutilité du dramaturge en même temps que l’indispensabilité de cette présence, constamment réaffirmée par Brigitte à travers ses nombreux projets, donnent à cette position particulière que j’occupe auprès de la metteure en scène sa force, sa liberté, ses assises.

Et pour finir, un début. Sur la route. Un après-midi de février. Brigitte est au volant. Je l’accompagne. Nous allons à la rencontre d’étudiants ou nous en revenons. Je ne sais plus. Je garde seulement souvenir de ma stupéfaction quand – à brûle-pourpoint – elle me propose de la suivre comme dramaturge sur son prochain projet. Elle mettra en scène Woyzeck de Büchner. Je gravite depuis quelque temps seulement dans l’entourage de Sibyllines. Je fais le pont entre des jeunes et Blasté, la pièce explosive de Sarah Kane. L’histoire aurait pu s’arrêter là, dans un fossé, mais la conduite de Brigitte est assurée.