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En 2016, la chorégraphe Catherine Gaudet collaborait avec le metteur en scène Jérémie Niel pour créer La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette. Présentée au théâtre de l’Usine C à Montréal, cette pièce mettait en scène les interprètes Clara Furey et Francis Ducharme dans une relecture contemporaine du drame de Roméo et Juliette. Le schéma et la bande dessinée reproduits ici nous permettent d’avoir accès à un outil de travail développé par Catherine Gaudet au cours de ce processus de création interdisciplinaire. Johanna Bienaise revient avec la chorégraphe sur cette expérience graphique au coeur d’une démarche de création en arts vivants.
Johanna Bienaise : Lors du processus de création de la pièce La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette, vous avez réalisé un schéma et une bande dessinée représentant la trame du spectacle. D’où est né le besoin de faire ce document?
Catherine Gaudet : Nous avions un dramaturge, Daniel Canty, qui questionnait l’enchaînement des tableaux. Nous étions à peu près à mi-parcours dans le processus de création. Nous avions finalisé les tableaux, mais nous n’arrivions pas à les mettre en ordre, à trouver une cohérence dans les transitions. Alors que nous avions deux ou trois semaines de pause avant la prochaine répétition, Daniel nous a demandé, à Jérémie et à moi, de visualiser le fil des événements de la pièce en gestation. Le but était alors d’analyser ce qui était sous-jacent à l’oeuvre, ce qui se tramait dans nos inconscients, les obsessions qui rampaient et se révélaient dans nos directions respectives. Toute manière de faire cet exercice était bonne; ce pouvait être un texte, un dessin, un poème, un schéma…
J’ai alors commencé à faire des croquis, un peu grossièrement – ou, du moins, la finesse du trait n’était pas le but recherché. Mon intention était plutôt de dessiner les scènes telles qu’elles me venaient, rapidement, un peu à la manière d’une écriture automatique. J’ai tenté de dérouler le fil des événements sans trop réfléchir, en inventant spontanément une scène là où, dans la réalité des répétitions, il y avait un vide ou une transition manquante. À partir de mes intuitions, j’ai réalisé un schéma représentant Roméo et Juliette pris dans une dynamique de poupées russes. À chaque niveau de poupées, il y avait un niveau de lecture différent. Je passais d’une micro-vision à une macro-vision de la dramaturgie de la pièce. Cela m’a permis de percevoir que la notion de répétition était importante dans notre travail. Spontanément, j’ai eu envie de mieux visualiser chaque scène et de les mettre les unes à la suite des autres dans une idée de cycle, où chaque cycle se terminait par une mort. Je voulais faire une sorte de scénario, comme au cinéma, pour essayer de mieux visualiser les scènes.
Johanna Bienaise : Vous avez donc créé une BD qui est devenue un outil pour essayer de comprendre ce que vous étiez en train de faire.
Catherine Gaudet : Oui, nous voulions comprendre le sens de l’enchaînement des scènes. La BD a été un outil très efficace pour cela. Je ne me censurais pas. Je me suis créé une petite histoire comme le font les enfants. Ils assemblent des images, ils font des collages, puis, tout à coup, il y a une histoire qui se crée. J’ai assemblé les images selon ce qui m’apparaissait comme une suite logique. Mais ça a été long, ça m’a pris toute une fin de semaine. Je ne m’attendais pas à faire de beaux dessins. Je ne voulais même pas les présenter. Je n’avais de comptes à rendre à personne, c’était vraiment un travail individuel. Puis, finalement, je les ai montrés aux autres.
Johanna Bienaise : Pour vous, quel est l’apport du médium BD dans le processus de création?
Catherine Gaudet : La BD, en tant que forme, nous a permis de visualiser des moments de transition que nous avions de la difficulté à trouver en répétition. J’essayais de trouver un sens à l’enchaînement de certaines sections. Par exemple, je dessinais une bulle avec un personnage en train de penser. On perçoit comment le personnage réagit à ce qui vient de se passer, et comment il va décider de la prochaine action à venir. C’est juste une pensée qui stimule une autre intervention. En répétition, nous ne nous permettions pas des transitions aussi simples, précisément parce que ce sont des pensées, qui ne sont pas d’ordre visuel. Mais finalement, ça fonctionne même si on ne lit pas la pensée des personnages. C’est un travail d’interprétation, en fait.
Mais la BD nous a aussi permis de considérer la pièce avec un peu plus de légèreté, d’humour, de moins nous prendre au sérieux. Quand je l’ai apportée en répétition, nous en avons d’abord beaucoup ri parce que je représentais Clara et Francis de façon clownesque. Je parodiais dans la BD des scènes qui étaient très noires dans la pièce. Nous nous rendions compte que nous pouvions nous moquer de l’extrême profondeur de cette relation amoureuse! Car il y a quelque chose de complètement absurde dans le jeu de ces protagonistes, dans leur romantisme, dans leur peur du monde extérieur. Au départ, nous abordions l’oeuvre avec un très grand sérieux, nous cherchions la voie la plus tragique possible. La BD, au contraire, a permis de laisser plus de place au ludisme porté par les interprètes. Oui, nous avions cette envie de cycle de morts, mais pour que cela fonctionne, il fallait qu’on joue à répéter le suicide. Pour que la tragédie soit aussi prenante, il fallait nous laisser surprendre par elle, et l’humour permettait la surprise.
Johanna Bienaise : Est-ce que c’est le médium BD qui vous a permis cette ouverture?
Catherine Gaudet : Je ne dis pas que c’est la BD qui a fait cela, mais elle a permis de prendre conscience de ce niveau de lecture. Elle nous a aidés à donner un certain rebond, des contrepoints à cette tragédie. Ces contrepoints se lisent, entre autres, dans le rapport au réel que nous installons avec la véritable histoire de Clara et Francis, qui peuvent avoir beaucoup d’humour. À un certain moment, nous nous sommes dit que nous ne leur laissions pas assez de place; que nous ne laissions pas assez de place à notre désir de créer un effet miroir entre l’histoire de Roméo et Juliette et la leur, qui ouvrait beaucoup de fenêtres de légèreté, d’humour.
C’est ce que le premier schéma représente. Clara et Francis sont pris de flash-back de leurs vies antérieures… Ils sont pris dans le fantasme de la mort… Juliette possède Clara, Roméo possède Francis… Nous avions parlé de cet aspect de la pièce avant que je ne réalise ce schéma : Clara et Francis étaient possédés par les personnages de Roméo et Juliette, dans la chambre d’hôtel qui nous servait de décor. Ils vivaient leur histoire d’amour contemporaine, mais, sporadiquement, ils étaient possédés par les esprits des amants de Vérone, comme si c’était l’envers du miroir. De là est né ce schéma en poupées russes, qui représente des couches de personnalités, une interchangeabilité entre les personnages et les interprètes.
Johanna Bienaise : Est-ce que ce que vous avez dessiné correspond au spectacle?
Catherine Gaudet : Pas exactement, non. La pièce ne s’est finalement pas déroulée comme dans ma BD, il y a des scènes qu’on a élaguées complètement, qui n’existent plus. Mais la BD est tout de même parvenue à souligner les récurrences de l’oeuvre (morts et recommencements perpétuels), et a révélé l’humour et la grande naïveté qui sous-tendaient notre tragédie.
Appendices
Notes biographiques
Catherine Gaudet
Catherine Gaudet a complété un baccalauréat et une maîtrise en danse contemporaine à l’Université du Québec à Montréal. Elle a d’abord travaillé en tant qu’interprète avec divers chorégraphes avant de s’engager dans une recherche chorégraphique personnelle en 2004. Elle crée, entre autres, les pièces Grosse fatigue (2005), L’arnaque (2006), Sourire forcé (2009), L’invasion du vide (2009), Je suis un autre (2012), Au sein des plus raides vertus (2014), La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette (2016) ainsi que de nombreuses courtes pièces, présentées au Québec, en France, au Danemark et en Belgique. Le travail de Catherine Gaudet plonge dans les méandres de la psyché humaine et cherche à relever les traces subtiles que laissent les humeurs du monde dans l’inconscient individuel et collectif. Son oeuvre met en exergue l’enchevêtrement des sensations et des contradictions qui composent l’être et révèle les distorsions qui font vaciller la façade. Avec une physicalité à la fois brute et précise, elle combine subtilement tensions dramatiques, sens de l’absurde et humour noir. Catherine Gaudet est membre fondatrice de la compagnie Lorganisme. Elle est également l’une des idéatrices du nouveau Centre de création O Vertigo, aux côtés de Mélanie Demers, Caroline Laurin-Beaucage et Ginette Laurin.
Johanna Bienaise
Johanna Bienaise travaille comme interprète en danse contemporaine à Montréal depuis 2002. Détentrice d’un doctorat en Études et pratiques des arts, elle est professeure au Département de danse de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) depuis juin 2012 et est responsable du GRIAV (Groupe de recherche interdisciplinaire en arts vivants). Ses recherches portent sur le travail de l’interprète en danse contemporaine, sur la formation pré-professionnelle en danse et sur les méthodologies de recherche-création.