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Au sein de son projet Perturbations, La 2e Porte à Gauche (L2PAG) organisait en 2016-2017 une série de trois séminaires interdisciplinaires autour d’une question : « Qu’est-ce que la danse peut produire (d’autre)? ». Le premier d’entre eux, intitulé « Le jeu de l’art », avait lieu du 21 au 25 novembre 2016 dans les studios du centre chorégraphique Circuit-Est à Montréal (figures 1 et 2). Étaient réunis des artistes issus des champs des arts visuels (Julie Faubert, Nadège Grebmeier Forget) et de la danse (Marie Béland, Karine Denault, Hanako Hoshimi-Caines, Katya Montaignac, Brice Noeser et moi-même), ainsi que Véronique Hudon, chercheuse issue des études et pratiques théâtrales, qui réfléchit sur la question du commissariat en arts vivants. Le séminaire s’est déroulé sous l’oeil de la caméra de la vidéaste et danseuse Liane Thériault.

À l’origine de ces séminaires réside un fantasme de L2PAG : solliciter des artistes en arts visuels dans le processus de création d’une oeuvre dite « de danse », pour tenter de sortir du piège du spectacle[1] dans lequel la danse tombe le plus souvent, par une sorte d’acquis à la fois institutionnel et esthétique. Selon Katya Montaignac, il s’agissait de se donner la possibilité de « perturber la chaîne création-production-diffusion en danse; d’attenter à la manière de produire [des] oeuvre[s] en proposant d’autres modèles, de l’intérieur, sans d’ailleurs forcément entretenir un rapport antagoniste avec le spectacle[2] ». L’intuition de départ était qu’inviter dans cette mise en chantier des artistes en arts visuels – la controverse faisant partie intégrante de leur histoire, voire de leur culture disciplinaire –, pourrait pousser la danse (et les danseurs) du côté de l’audace et les pousserait, aussi, à repenser le rapport de l’oeuvre au spectateur, dans sa forme, sa mise en oeuvre et sa temporalité.

Qu’est-ce que la danse peut produire (d’autre)?

Cette question sous-entend un déficit, une incapacité de la danse à sortir d’elle-même, alors qu’elle est connue pour être la « visiteuse idéale des autres arts » (Febvre, 1995 : 33). Volontairement ambiguë, elle en imbrique une infinité d’autres; et met en jeu, dans un imbroglio volontaire sous le terme « danse », autant la définition d’un médium que ses conduites et contraintes de production, ses manières de faire oeuvre, voire de (se) mettre en oeuvre. L2PAG conçoit un laboratoire de création qui s’allège de la nécessité absolue d’aboutir à une production finale, mode opératoire qui réunit des artistes dont les pratiques s’échelonnent à travers des champs variés. Elle invite ainsi des regards a priori spécialistes et plus néophytes à triturer cette fameuse danse. « Attenter à la façon de produire l’oeuvre de danse », selon Katya Montaignac, c’est susciter le débat et alimenter le champ disciplinaire de la danse d’autres points de vue et pratiques, pour perturber ses conduites opératoires privilégiées, les détourner, les subvertir.

– Qu’est-ce que la danse peut produire (d’autre)?

– Ou comment produire de la danse autrement?

La 2e Porte à Gauche et Hanako Hoshimi-Caines

L2PAG pose par là la question du médium danse sous un prisme interdisciplinaire et collectif. C’est là tout l’intérêt de son projet Perturbations : interdisciplinarité et collectif y sont amalgamés et posés comme méthodes, outils et modes opératoires plus que comme horizons esthétiques fantasmant une éventuelle synthèse de formes ou de signatures. Précisons qu’à proprement parler, L2PAG et ses invités ne constituent pas un collectif d’artistes si on l’entend dans son sens structurant, comme un ensemble qui se serait institué, manifesté ou déclaré comme tel (Gross, 2010 : 51). Mais le groupe formé agissait bel et bien comme une « unité de travail spécifique » (idem), une association inédite d’individus, et par là de subjectivités, de sensibilités, de regards et d’expertises. J’entends donc ici « collectif » dans un sens dynamique, désignant à la fois le regroupement des individus et « le caractère collectif de la création » (Passeron, 1981 : 14), caractère qui fait corps avec le groupe même tant il est lié, selon René Passeron, à « la conscience propre au groupe d’être doué d’une différence, qui lui confère une sorte de personnalité globale[3] » (idem; souligné dans le texte). Il s’agit bien pour L2PAG d’instaurer cette différence à travers ces séminaires, où l’on cherche à oeuvrer, à plusieurs, à la fabrication d’un parcours qui questionne le spectaculaire, par-delà les clivages disciplinaires – parcours dont la singularité émerge du collectif lui-même : aussi bien des personnalités qui le composent que de la manière dont il (se) fait groupe.

La rencontre interdisciplinaire pousse à interroger ce qu’impose l’ancrage disciplinaire des artistes à leur pratique : comment certaines conduites créatrices deviennent-elles des évidences? Dans quelle mesure une sorte de « pris pour acquis » disciplinaire imprime-t-il les pratiques? Comment le brassage des a priori disciplinaires, révélés par l’intervention du collectif dans les dynamiques de création, peut-il contribuer à une réouverture du champ de la danse, que ce soit dans sa définition ou dans sa mise en oeuvre? Dans les pages qui suivent, je tenterai de situer l’interdisciplinarité et le collectif comme modes d’intervention, agents d’un mouvement d’ouverture à l’altérité, aussi bien à même le faire des artistes que dans la relation qui se tisse entre l’oeuvre et le spectateur.

« Perturber » le disciplinaire

La notion d’interdisciplinarité noue autour d’elle intérêts et débats, mais aussi détachements, indifférences, voire mépris, tant elle a pu, un temps, s’ériger en dogme esthétique ou en recette miracle. Mon parcours de praticienne et d’étudiante-chercheuse[4] m’a menée à considérer son intérêt premier dans sa tournure poïétique, comme notion mettant au jour la substance toujours plurielle et processuelle de la création artistique. Ce que j’aime appeler, après Marie-Christine Lesage (2008), la « dynamique de l’inter » permet de penser le processus de création d’une oeuvre comme un territoire jalonné d’espaces interstitiels : espaces-entre de l’inter, espaces de mise en relation où les savoir-faire, -être, -créer des artistes, leurs idées et matières collaborent à la mise en oeuvre inter. Cette dynamique permet d’envisager la création artistique à la lumière de la plasticité des formes qui en émergent et qui prennent place sur les scènes actuelles. Sur le(s) plateau(x), la question du disciplinaire ne se pose pas : l’organicité propre à l’oeuvre commande d’elle-même ses formes, issues d’inventivités et de parcours artistiques qui se compliquent et s’enrichissent les uns les autres. L’interdisciplinarité, ainsi pensée, se situe davantage « dans le registre de l’appropriation pacifique, transitoire et toujours en procès que dans celui de la propriété sûre d’elle-même et de ses droits, pensée comme définitive » (Boucris, 2004 : 79); autrement dit, dans une pensée poreuse et porteuse du disciplinaire, loin de la catégorisation normative.

Le dialogue entre les territoires de pratique des artistes présents a fondé le travail collectif lors du premier séminaire du projet Perturbations. Katya Montaignac avait d’ailleurs composé cette première équipe selon les correspondances qui apparaissent entre nos oeuvres – du moins selon les possibles conversations qu’elles peuvent entretenir –, particulièrement à partir de l’intérêt déployé pour la création d’une sorte de jeu dans les dispositifs de relations, spectaculaires ou artistiques, instaurés par nos pratiques respectives. Ces dispositifs jouent de différentes manières sur la réception de l’oeuvre : les Situations sonores[5] de Julie Faubert recréent des espaces sonores pour un « spectateur », casque d’écoute sur les oreilles. Brice Noeser, dans sa pièce Ruminant Ruminant, tire au sort un spectateur dans la salle pour qu’il assiste au spectacle assis directement sur scène, accédant alors à un statut à première vue privilégié, qui subira au fil de la proposition artistique toutes sortes de retournements. Nadège Greibmeier Forget crée quant à elle, dans son exposition Hier est aujourd’hui, un dispositif où le livestream s’interpose entre sa performance et le spectateur. Au-delà, donc, d’un apparent clivage disciplinaire – entretenu à dessein – entre danse et arts visuels, nombreuses sont les pratiques qui se rejoignent. Émerge alors, dans leur mise en présence, la question de l’ancrage disciplinaire et des points de vue qu’il favorise dans les dispositifs de mise au dehors de l’oeuvre, c’est-à-dire dans les manières dont l’artiste génère ses propres formes et biais à travers l’oeuvre pour rencontrer le public et agir sur le réel.

On m’a mise dans la catégorie « performeuse », mais je dirais plutôt que je suis une artiste visuelle usant de stratégies performatives. Je génère des images en questionnant ce médium de présentation de soi (ou de représentation).

Nadège Grebmeier Forget

À cet égard, l’utopie interdisciplinaire semble attirante en premier lieu, en ce qu’elle promet de libérer l’artiste des catégorisations liées à sa discipline de départ, son foyer disciplinaire. On est souvent mis sous une étiquette « danse », « théâtre » ou « performance », selon plusieurs critères et régimes de discours, la plupart du temps extérieurs à la réalité du travail en studio : communications (voire stratégies marketing) du diffuseur ou discours critiques, par exemple, tentent ainsi de situer la pratique sur un terrain reconnaissable pour le potentiel spectateur. Pour l’artiste, s’extraire de ces étiquetages ne revient pas à renier son identité disciplinaire, mais bien les dynamiques d’identification et de repli qui s’y agrippent. Pour autant, l’ancrage disciplinaire demeure primordial dans sa dimension vécue, en ce qu’il est créateur de territoire : définir cet ancrage, c’est chercher de qui ou de quoi on hérite, de qui ou de quoi on se fait, et ainsi pouvoir agir au sein d’un système de valeurs et d’une épistémologie. On a besoin, pour bâtir sa pratique artistique, d’une lentille, d’une balise. Celle-ci s’incarne également dans une communauté artistique, qui travaille à la mise en oeuvre collective de son art. Son degré d’affiliation à une « catégorie » disciplinaire ou esthétique est appelé, depuis longtemps déjà, à toujours se redéfinir. Du moins à demeurer de l’ordre du débat, de la « déambulation » sur des terrains métis (Boucris, 2004 : 79).

Ce besoin d’ancrage pourrait se formuler au-delà du régime discursif disciplinaire; en dehors, donc, de tous les agents de claustration du corps charriés par le terme même de discipline – agents qui rendent les corps dociles, selon Michel Foucault (1975). On parle souvent d’une langue ou d’une culture commune à tel ou tel champ de pratique. À ce titre, Passeron suggère d’envisager « une paradigmatique [du théâtral, du pictural, du chorégraphique, etc.], si l’on admet qu’elle est “perturbée par définition” et structuralement, par l’effet d’actes [...] qui relèvent plutôt de la gestuelle (parole du corps) que des codes [visuels, théâtraux, musicaux, etc.] » (1981 : 27). Par là, l’auteur remet le faire de l’artiste et l’engagement de son corps au coeur de sa pratique artistique, quelle qu’elle soit. Appréhender le disciplinaire comme un régime (corporel) de l’altérité, perturbé par nature – et donc mouvant, poreux et instable –, c’est envisager l’identité artistique comme une construction, une mise en chantier renouvelée, processuelle et toujours en train de se faire. Dès lors, se définir artistiquement ne requiert pas forcément de répondre, que ce soit positivement ou négativement d’ailleurs, à l’assignation d’une catégorie esthétique. En dehors de l’allégeance, du rejet, du repli ou même de l’arbitrage, « l’identité est affaire de généalogie » (Chiron, 2013 : 253). C’est bien la généalogie que l’on se crée qui importe. Celle que l’on considère, qui crée une somme singulière d’appartenances artistiques diversifiées. Celle par rapport à laquelle on s’échafaude, issue d’expériences de partage révélatrices d’identités mouvantes, voire « hybrides » en ce qu’elles se réactualisent sans cesse. Ces régimes pluriels d’identité permettent de dépasser les choses « ossifiées » sous un étiquetage (Frimat, 2012), rejetant ainsi « toute assignation à résidence » (Febvre, 1995 : 36). Le disciplinaire – s’il n’est déjà collectif par nature – se perturbe alors du collectif, de la communauté qui le construit et le déconstruit en même temps qu’elle cherche à faire oeuvre.

Émergent d’ailleurs de plus en plus de structures collectives qui réfléchissent aux modes de fonctionnement et de production des arts, aussi bien visuels que vivants[6]. Ce que la communauté artistique semble vouloir faire advenir aujourd’hui ne sont pas des logiques d’assujettissement à un a priori disciplinaire[7], mais bien des logiques de partage, de collaboration plus ou moins a-hiérarchiques : un appel au « métissage » en tant que « processus qui permet de reconnaître la multi-appartenance » (Nouss, 2005 :10), rouvrant à l’autre et à l’ailleurs les manières d’agir au creux des territoires disciplinaires. Il s’agit, collectivement, de « faire des mondes » (Popelard, 2007 : 293).

Le faire, en collectif

Le séminaire de L2PAG s’organisait en ateliers, chacun dirigé par un des artistes invités, avec pour chapeau le thème du « jeu de l’art ». Notre temps s’est animé de mouvements, mais aussi d’immobilités et de silences, ainsi que de longues conversations : dialoguer, tenter de situer, par la parole, les pratiques de chacun et les regards sur la danse. Parler, beaucoup, et ce malgré l’apparence improductive de la conversation : pour les artistes en arts visuels, qui élaborent souvent leurs projets individuellement, elle paraît relativement étrangère au processus de création, alors que pour les danseurs, la réflexion peut se révéler « mal vue », le temps de studio étant si précieux qu’il doit être utilisé de manière efficace et maximisé en vue d’une production de gestes, maintenant le corps en mouvement au centre du travail[8]. Compte tenu du mandat de ce projet, il fallait passer par là : définir la lentille de départ avant de pouvoir déplacer le regard et enrichir le discours sur la danse d’autres points de vue et manières de faire; appréhender le disciplinaire de chacun, comprendre comment il se positionne dans sa pratique artistique, comment il situe son corps, agit sur l’environnement : à travers quels discours, matières, actions, sons, états, postures, sensations.

En plus de diffracter et ainsi mettre à l’épreuve nos perceptions de la danse, le prisme du jeu de l’art posait les bases d’une dynamique interne au groupe. Karine Denault a organisé, le premier jour, un grand jeu de balles et de sauts qui nous a permis de nous rencontrer et d’élaborer notre propre être ensemble par la mise en circulation physique des corps dans l’espace; de démarrer le jeu de la parole aussi, autour de tâches simples et ludiques, contraintes génératrices qui ont d’elles-mêmes initié le dialogue. Auparavant, Marie Béland avait ouvert la semaine de travail par sa riche « collection de savoirs[9] » sur les liens entre la création artistique et la notion de jeu. Celle-ci lui apparaît particulièrement éclairante par le fait qu’elle instaure à même la création une « polarité dynamique entre un espace de liberté et un espace de contrainte » (Marie Béland), l’un n’allant pas sans l’autre, et tous deux générateurs de matières, de créativité. La notion de jeu trouve aussi sa pertinence dans la manière dont elle imprègne le champ pratique de la création inter : l’espace de jeu, hautement interrelationnel, est lui aussi créateur d’une sorte d’espace interstitiel (issu du sens mécanique du terme « jeu »), qui devient espace d’insertion – de fiction, de poésie –, insertion d’altérité donc, espace de distorsion creusé à même le réel.

Décadrages et retournements

Jusqu’où la danse reste-t-elle danse?

Marie Béland

Comment, alors, repousser les limites du cadre « danse » sans qu’il y ait rupture avec le genre « danse », sans que la règle du jeu qui le régit ne soit enfreinte et crée donc un nouveau territoire qui ne serait plus celui de la danse? Dans la rencontre interdisciplinaire, c’est bel et bien la définition du terrain de jeu qui entre en compte, ses frontières et leur porosité, et les possibilités de transgression qui en émergent. Nous avons donc exploité le jeu comme pratique collective et créatrice de décadrages, qui trouve dans toutes ses formes un certain type de performativité.

L’atelier de Véronique Hudon nous proposait par exemple d’écrire un texte décrivant une oeuvre imaginaire. Lire nos écrits, l’un après l’autre, offrait une scène que l’on pouvait concevoir (et percevoir) comme performative, voire dansante : une danse des mots, une mise en mouvement des sens par la parole et l’imaginaire, qui poussait nos regards à se déplacer.

– Dix personnes assises autour d’une table rouge regardent, chacune par une fenêtre. Karine regarde par la fenêtre qui se trouve le plus à l’ouest sur le mur sud. Brice regarde par la deuxième fenêtre, en partant du sud, située sur le mur est.
– On ne sait pas qui ils sont, ni d’où ils viennent. Leur passé, leur avenir, nous sont inconnus. Ils sont assis autour d’une table, en silence. Leur regard est vide, on se demande ce qu’ils font, ce qu’ils attendent, à quoi ils pensent, s’ils rêvent ou méditent, ou s’ils dorment.
– Katya regarde par la dernière fenêtre, vers l’est, du mur sud.
– Autour d’une table, dix artistes débattent à propos de la problématique de la production

(extrait en verbatim de l’atelier proposé par Véronique Hudon).

Lors de son atelier, Katya Montaignac nous a proposé de sculpter notre propre représentation de la danse dans un morceau de pâte d’amande, un biais pour littéralement envisager la danse, lui donner un corps plastique (et comestible), avant de performer sa « mise à mort » dans une suite de séquences improvisées où chacun suppliciait sa sculpture. Dans un troublant remaniement de l’espace et du temps, Julie Faubert nous a fait écouter des enregistrements sonores captés la veille lors de nos séances de travail à la table rouge du studio C de Circuit-Est. Assis à la même place qu’elle, nous nous retrouvions imprégnés de nos présences d’hier, du bruit de nos pas sur le plancher qui nous ramenait, par l’écoute, à notre présence et à notre chair : une autre façon, pour le danseur comme pour l’artiste en arts visuels, de plonger dans son corps et sa sensorialité. Cette expérience rejoint la proposition de Brice Noeser d’élaborer une « chorégraphie de sensations », une danse qui se donne davantage à sentir qu’à voir. Travaillant par deux, nous avions pour consigne de donner à notre partenaire une sensation de danse. Tous ces ateliers proposaient autant de manières de nous inviter à repenser notre rapport à ce que l’on attend de la danse, mais aussi à ce qui la définit en termes de sensorialité, troublant la distribution des rôles performeur / spectateur tout comme le cadre du spectacle. Celui-ci peut en effet émerger d’ailleurs, se décentraliser du corps du danseur, intervenir par d’autres moyens : ce que Benoît Lachambre appelle des « éléments chorégraphiants ». Pour lui, « l’élément chorégraphe n’est pas forcément rattaché à l’action humaine délibérée. L’humain, dans l’environnement, est à la fois intervenant et collecteur. [...] Qu’est-ce qui me chorégraphie? », s’interroge-t-il[10].

La question de la production, au centre de ce séminaire, s’est donc en quelque sorte retournée : « Comment se défaire de la responsabilité d’être le seul individu créateur, qui génère? » (Hanako Hoshimi-Caines.) Explorant cette question, Nadège Grebmeier Forget nous a proposé de ne rien faire, ou presque, le temps d’un shavasana. Tous allongés sur le sol dans cette posture de yoga, nous avons médité pendant une vingtaine de minutes, annihilant ainsi toute rupture entre la vie et le temps de création, nous enlevant par là même toute pression qui nous obligerait à produire quelque chose. Car c’est aussi, selon Grebmeier Forget, dans ces « pratiques de l’arrêt » que l’on peut trouver sa propre créativité. Dans son travail, elle conçoit des dispositifs qui conditionnent ses actions. De ces dispositifs émerge le contenu de l’oeuvre, sur lequel elle n’a pas tous les pouvoirs. Il s’agit pour elle de « laisser le temps à l’oeuvre de devenir ce qu’elle veut être. Le contexte est contrôlé, le contenu va vivre ». Son corps en mouvement, au sein de ses oeuvres, pose la question de ses affinités avec les pratiques performatives décrites par Céline Roux (2007) comme pouvant s’inscrire dans le champ de la danse. Mais elle revendique son ancrage dans le champ de pratique des arts visuels : « Je ne suis pas danseuse parce que je n’accorde aucune importance au geste. Car mon objectif premier ne concerne pas l’autre, mais bien la finalité de l’action que j’ai décidé de mener ».

Quant à Benoît Lachambre, il met ce qu’il appelle « le lien » au centre de sa pratique. Il cherche à générer, dans le dispositif de l’oeuvre, une mobilité des régimes relationnels pour que le lien avec le spectateur puisse devenir, en lui-même, chorégraphiant : « sortir du selfmastering », dit-il, de la dynamique autocentrée qui fait qu’on a l’impression, en tant que performeur, de porter l’intégralité des enjeux du spectacle, alors qu’ils sont partagés autant par le public, les diffuseurs ou encore le lieu qui accueille l’oeuvre. Dans son dernier projet, Lifeguard, l’artiste demande par exemple aux spectateurs de le toucher, posant ce partage sensoriel comme condition primordiale pour commencer à bouger : une manière de créer un dispositif poreux qui ouvre l’oeuvre et son sens à la réception du spectateur et à son pouvoir créateur. C’est là, pour Lachambre, que « l’expression “art vivant” prend tout son sens ».

Ces pratiques, tout en mettant le corps en acte au centre de la proposition artistique, dégagent l’artiste-performeur de l’entière responsabilité de porter l’oeuvre, ouvrant celle-ci à l’événement, à l’advenir. Faire dialoguer les postures de Nadège Grebmeier Forget et de Benoît Lachambre révèle leur manière de s’inscrire dans leur propre « paradigmatique » disciplinaire (Passeron, 1981 : 27), chacun y construisant ses propres perturbations. Ainsi se mettent au jour, par le dialogue interdisciplinaire, les « syntaxes spécifiques » rattachées aux disciplinarités toujours singulières – et plurielles – des artistes (Launay, 2001 : 95), leurs conduites de mise en oeuvre privilégiées, ce à quoi chacun s’attache. En d’autres termes, leurs postures, chacune proposant ici des pistes de réflexion pour inscrire l’oeuvre dans son « mode d’existence collective », en l’ouvrant à la présence et à la réception du spectateur, dont l’activité peut se concevoir comme une véritable pratique, le public se faisant « collectivement créateur de sens » (Passeron, 1981 : 17). En tant que travail de partage, de mise au dehors, de convocation du regard de l’autre, la création a donc toujours à faire avec l’expérience de l’altérité. Faire oeuvre, c’est provoquer par la rencontre avec le public « le retournement de chaque oeuvre sur elle-même, recommencée [par l’autre] sous chaque regard successif » (Chiron, 2013 : 250). À plus forte raison, la création collective se pétrit de l’imbrication des dynamiques du vivant et du social, « tourn[ant] en puissance créatrice sa dynamique interne » (Passeron, 1981 : 16).

L’artiste, « infigurable[11] »

Durant ce séminaire, espaces de vie et de création se sont en effet imbibés l’un l’autre : vivre ensemble, travailler ensemble, manger et discuter ensemble. Créer en collectif, c’est aménager un véritable espace de vie commune, voire une « société » avec son écologie particulière. C’est cet être ensemble du groupe toujours en train de devenir groupe qui forge la création collective. Nous nous sommes d’ailleurs souvent interrogés, durant cette semaine de travail, sur la distinction entre ce qui relevait de la vie ou de la recherche en studio, pensant davantage ces espaces, s’ils sont à circonscrire, en termes de continuum que de frontières. Dans cette perspective où les territoires du quotidien et de la création artistique entrent dans le domaine poreux et mouvant de l’indécidable[12], Véronique Goudinoux avance que les modèles de fonctionnement collectifs créés de toutes pièces par diverses « associations » d’artistes contribuent « à formuler des propositions qui intéressent la société tout entière dans laquelle ils oeuvrent », poursuivant : « Quelles “sociétés” ont-ils donc produites, ces artistes, qui depuis déjà longtemps ont choisi d’oeuvrer à plusieurs et qu’ont-ils, par là, mis en oeuvre? » (2016 : 7.) Et si se laisser perturber par le collectif, c’était réinjecter de l’altérité (et donc des retournements, décadrages et réversibilités) et ainsi repétrir nos a priori disciplinaires, identitaires, artistiques, voire sociétaux?

Plus largement, le travail en collectif est longtemps apparu (et apparaît parfois encore) comme une posture alternative en regard des conduites privilégiées par l’institution de l’art[13]. Même si à chaque collectif revient son propre modèle de fonctionnement, la création collective propose « une autre relation entre les individus (contre les rapports de force et d’autorité) » (Chabert, 1981 : 91) dans le partage des pouvoirs qu’elle instaure. Le collectif devient alors agent perturbateur des modèles structurels plus traditionnels, court-circuitant ainsi, potentiellement, les formes, les dispositifs et modalités de distribution des oeuvres de la communauté artistique dans laquelle il agit. Et si, alors, la danse pouvait produire autrement en s’instituant autrement, en créant « une discipline sans contrainte, sans autorité [qui (se) tisse (d’)] une nouvelle forme de rencontre entre les êtres » (Julian Beck, cité dans Chabert, 1981 : 96)? Question qui fait écho à l’atelier conduit par Hanako Hoshimi-Caines le dernier jour du séminaire. Elle a proposé au groupe d’aménager un espace de danse non volontaire, avec pour seule règle du jeu une consigne issue du travail de Deborah Hay : « Turn your fucking head ». Il s’agissait de « trouver une structure pour générer de la singularité » en dehors de toute valorisation d’un langage ou d’une esthétique, de toute structure de conditionnement, questionnant par là le versant disciplinaire, au sens dur du terme cette fois, de toute technique corporelle qui impose au corps des dynamiques de « sujétion[14] »; posant surtout la question de la réappropriation, par l’artiste, de sa technique corporelle comme porteuse de singularité, de subjectivité.

Dé-finir, ainsi, la danse. Pencher du côté de ce qui la tourne vers l’autre, dans l’intercorporéité et l’intersensorialité qui la fondent. Isabelle Launay met en exergue cette substance fondamentalement alter de la danse, qui s’actualise, dans la dissociation qui s’opère au sein de sa sensorialité, à l’intérieur même du corps dansant. Dans sa praxis, le danseur se « rêve » autre, par le dialogue qui prend place entre son corps et celui d’autrui – que ce soit dans la transmission qu’il reçoit de ses pairs, dans le processus de création d’une oeuvre, jusqu’au lien spectral qui s’établit avec le corps du spectateur pendant la représentation. Parce que le geste est « interprétation de la corporéité d’autrui », la danse invite à « accepter d’être touché par autrui pour entrer dans son jeu sans pour autant fusionner, accepter en d’autres termes de le rêver » (Launay, 2001 : 95). Ainsi, la danse serait-elle appelée à « se dissou[dre] dans le collectif[15] » (Hubert Godard, cité dans Rolnik, 2005 : 73). Idée qui me plaît, tant elle offre la possibilité de forer, à même le faire et le créer, un espace où identités et altérités se réactivent mutuellement. Ce serait là où le collectif, au sein des processus de création inter, deviendrait un véritable mode d’intervention. Par le dialogue – interdisciplinaire, intersensoriel, intersubjectif –, il convie la présence agissante de la figure de l’autre, nous permettant de devenir « faussaires » les uns des autres dans un travail d’« interrogation des évidences disciplinaires d’autrui » (Offerlé, 2008 : 16), dans ce que Gilles Deleuze appelle « une série de falsifications à la lettre » :

une série d’opérations qui consistent à travailler une matière. Mon travail avec Guattari : chacun est le faussaire de l’autre, ce qui veut dire que chacun comprend à sa manière la notion proposée par l’autre. Se forme une série réfléchie, à deux termes. N’est pas exclue une série à plusieurs termes, ou des séries compliquées, avec bifurcations. Ces puissances du faux qui vont produire du vrai, c’est ça les intercesseurs[16]

(1987 : 479).

Figure 1

Séminaire de La 2e Porte à Gauche, avec Julie Faubert et Marie Mougeolle. Circuit-Est, Montréal, novembre 2016.

Photographie de Caroline Charbonneau

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Figure 2

Séminaire de La 2e Porte à Gauche, avec Karine Denault. Circuit-Est, Montréal, novembre 2016.

Photographie de Caroline Charbonneau

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Intercéder

Le projet Perturbations de L2PAG s’appuie sur les capacités de l’art d’infiltrer le réel et ses structures – qu’elles soient esthétiques, poïétiques, ou même institutionnelles – pour tenter à la fois de réfléchir et d’infléchir les « “ça va de soi” de la discipline » danse (Offerlé, 2008 : 16). Il s’est agi pour les artistes présents lors du premier séminaire de « rouvrir l’identitaire à l’autre » (Benoît Lachambre), de laisser le disciplinaire se perturber du collectif, en s’attelant à fabriquer un parcours commun, hybridé des apports de tous. Ce parcours commun fera-t-il oeuvre? À suivre, à voir, à éprouver. Mais le processus de création que nous y avons expérimenté, en questionnant les modes opératoires et les objectifs du chantier artistique, contribue au déplacement des acquis disciplinaires parfois devenus des terrains impensés et qui, poussés à l’extrême, pourraient mener un champ de pratique à la sclérose.

Dans sa capacité à créer des espaces interstitiels et alternatifs – lieux de liens qui s’ouvrent vers le réel, la vie, les gens –, le collectif fait lui aussi figure d’intercesseur. Or «  [i]ntercedere, c’est être dans l’intervalle, et c’est faire de cet intervalle un mode d’efficacité, une intervention » (Didi-Huberman, 1995 : 134). Ce mode d’efficacité collective ravive la recherche et la création inter, conçues non comme un travail sur la frontière entre tel et tel territoire, mais comme l’ébauche d’un nouveau territoire qui n’appartient à personne, sinon au collectif.