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Les contributions de Dalí à la scène

L’intérêt de Salvador Dalí pour la scène n’étonne personne aujourd’hui. Ce que l’on connaît moins, c’est sa participation active et continue au monde du spectacle. En effet, dès l’époque de la Residencia de Estudiantes à Madrid au cours des années 1920, et jusqu’à la fin de sa vie avec l’opéra Être Dieu (1974), il travailla sur une trentaine de projets. Ses contributions vont de la scénographie (décors, accessoires, costumes) à la conception de livrets d’opéra, et il s’essaie à plusieurs genres : ballet, théâtre, comédie musicale et même spectacle pyrotechnique. Cet engouement pour les arts du spectacle connaît son apogée à partir des années 1930 et surtout au moment de l’exil de l’artiste aux États-Unis. Pour le public américain, entre 1938 et 1948, il crée les décors de quatre ballets et conçoit lui-même six projets : une pièce de théâtre à laquelle devaient s’intégrer des chorégraphies (Tristan fou, qui sera ensuite remanié en ballet et représenté en 1944), quatre ballets (Bacchanale, Labyrinthe, Sacrifice et Mysteria) et une comédie musicale jamais représentée (Les nuées). Ajoutons à cela le pavillon Le rêve de Vénus, créé pour la Foire internationale de New York en 1939; dans cette mise en scène surréaliste, le public était invité à prendre part au spectacle en déambulant au sein du rêve de la déesse.

La scène devient une véritable obsession lors du séjour américain de l’artiste, et l’écriture occupe la majeure partie de sa nouvelle activité créatrice. On peut d’ailleurs considérer cette dernière comme le reflet de la métamorphose de l’artiste, qui s’éloigne définitivement du mouvement surréaliste dont il a été exclu, et qui s’engage sur sa propre voie, intégrant le sacré et la science à ses propres mythes. L’importante correspondance avec le Ballet russe de Monte-Carlo témoigne d’ailleurs d’une implication réelle : on y découvre un Dalí qui tient à superviser le moindre détail, quitte à désavouer l’oeuvre si ses volontés n’ont pas été respectées, comme le souligne Caroline Barbier de Reulle (2014 : 103).

Cette production scénique doit toutefois être appréhendée dans l’ensemble de son oeuvre car, comme toujours chez le maître, les frontières entre les médiums tendent à s’estomper et les créations dialoguent entre elles. Dalí n’hésite pas à récupérer des idées imaginées pour d’autres projets et initialement destinées à des supports différents, tels que le cinéma. Ainsi, une scène que l’artiste suggère à Buñuel pour L’Âge d’or (1930), illustrant le basculement de l’érotisme dans le sadisme – « dans la scène d’amour, il peut lui embrasser le bout des doigts et lui arracher l’ongle avec ses dents » (Gale, 2012 : 86) –, se retrouvera dans le projet de spectacle Admosferic-animals-tragédie en 1933, avant d’être revisitée dans la version de 1938 de Tristan fou : Tristan tente alors d’arracher l’ongle de la manucure à l’aide d’une clé à sardines. De même, les personnages Sacher-Masoch et Louis II, du ballet Bacchanale, étaient à l’origine les protagonistes d’un film imaginé en 1934. Quant à la théorie que développe Dalí au cours des années 1930 autour de l’interprétation de L’Angélus de Millet et qu’il présentera comme le point de départ de la méthode « paranoïaque-critique », elle structure tout l’argument de Tristan fou. Les symboles daliniens voyagent donc d’un projet à un autre, de la même façon que les genres se confondent dans son oeuvre scénique. Car d’après Caroline Barbier de Reulle (2014 : 100), l’artiste entend bien s’inscrire dans les pas de Wagner en donnant à voir une « oeuvre d’art total ». Les projets scéniques conçus pour le public américain révèlent d’ailleurs l’exigence particulière de Dalí, aussi soucieux des costumes que de la chorégraphie. La première version de Tristan fou mêle donc théâtre, danse, chant et musique, et le peintre imaginera des projections sur toile dans Les nuées afin de figurer le mouvement des nuages. Comme pour le pavillon du Rêve de Vénus, ses mises en scène ne se cantonnent pas à l’espace fermé du théâtre, puisqu’il n’hésite pas à utiliser également les vitrines des grands magasins pour exposer ses dernières trouvailles. Sa maîtrise des médias et sa bonne connaissance du public américain lui permettent d’occuper rapidement le devant de la scène aux États-Unis, et son succès met en évidence le potentiel d’une oeuvre qui dépasse très largement le cadre de la toile.

Les États-Unis : le théâtre de la métamorphose artistique de Dalí

La relation qu’entretiendra l’artiste avec le Nouveau Continent démarre bien avant qu’il n’en foule le sol : c’est au cours de son séjour à la Residencia de Estudiantes de Madrid qu’il entre en contact avec une partie de la culture américaine. Il découvre alors les nouveautés en matière de musique américaine en fréquentant assidûment le Rector’s Club de l’Hôtel Palace – où il se passionne pour le jazz et le charleston – et, accompagné de ses acolytes, Federico García Lorca et Luis Buñuel, il hante les salles obscures de la capitale espagnole (Gibson, 1998 : 155). Le cinéaste aragonais se souvient : « Nous choisissions de préférence des films burlesques américains qui nous enchantaient : Ben Turpin, Harold Lloyd, Buster Keaton, tous les comiques de l’équipe de Mack Sennett. Chaplin était celui que nous aimions le moins » (Buñuel, 2006 : 91). C’est donc d’abord à travers sa culture populaire que l’Amérique se dévoile à Dalí. Il en propose d’ailleurs un florilège dans son article « Sant Sebastià », publié dans L’Amic de les Arts en 1927 : il y évoque tour à tour la musique (le blues, la chanson « Dinah »), la danse (le charleston, le black-bottom et les chorégraphies de Joséphine Baker), ou encore le monde du cinéma à travers les films d’actualités de la Fox, le réalisateur Tom Mix ou les acteurs Adolphe Menjou et Buster Keaton (Dalí, 2004g). Derrière ces références récurrentes à la fin des années 1920 se cache l’idée de l’Amérique comme espace d’expression de la modernité, qui contraste avec les « putrefactos » condamnés par le groupe de résidents[1]. Un manuscrit de 1929, conservé à la Fondation Gala-Salvador Dalí, fait l’éloge de Buster Keaton et, de manière plus générale, de la culture nord-américaine, tout en déplorant le manque de considération à son égard : « Oh, musique américaine – cinéma américain –, tous deux injustement traités comme les enfants illégitimes de notre époque! Il est triste que l’on tarde tant à se rendre aux évidences de notre époque » (Dalí, cité dans Martin, Aguer, Bouhours et Dufrêne, 2012 : 316).

À partir de ce moment, Ancien et Nouveau Mondes entreront sans cesse en confrontation dans l’univers dalinien. Par exemple, dans son autobiographie La vie secrète de Salvador Dalí (1952), face à la torpeur parisienne et à la décomposition de l’Europe, se dressent la « chair neuve » du Nouveau Continent et l’éventail de possibilités créatives qu’il offre (Dalí, 1979 : 337). En outre, le thème de la naissance, exploité d’abord à travers la récupération de la Vénus de Botticelli pour le pavillon de 1939, puis repris dans plusieurs toiles comme Naissance d’un monde nouveau (1942) ou Enfant géopolitique observant la naissance de l’homme nouveau (1943), apparaît inextricablement lié à la terre américaine. Celle-ci semble d’ailleurs être le seul lieu propice à la métamorphose dalinienne, sa « renaissance », comme il se plaît à le répéter[2]. La transformation dépasse le plan purement esthétique et Dalí recourt à la métaphore de la mue ou de l’écorchement pour suggérer un changement personnel[3]. Il lui faut, d’une part, lisser en Amérique son image entachée par la question de son hitlérisme[4], et, d’autre part, faire oublier le Dalí iconoclaste des années 1920 et 1930 dans l’éventualité d’un retour dans l’Espagne franquiste.

Deux personnes vont rendre possible le succès de l’artiste outre-Atlantique : Julien Levy et Caresse Crosby. Le premier, galeriste américain, en diffusant et en promouvant son oeuvre aux États-Unis (par le biais d’expositions individuelles et de projections cinématographiques notamment); la seconde, riche éditrice, en l’accompagnant lors de sa première traversée de l’océan et en le poussant à écrire ses mémoires. Ainsi, bien que l’oeuvre dalinienne ait déjà été exposée en 1928 à Pittsburgh, elle ne trouve vraiment résonance auprès de la critique et du public américains que grâce à la présentation par Levy de Lapersistance de la mémoire en 1931. Le peintre commence alors à subir une pression depuis l’Europe dans la perspective d’un séjour outre-Atlantique où, on le lui assure, il connaîtra le succès en un éclair (Etherington-Smith, 1992 : 152). Au même moment, Caresse Crosby, qui a accepté de devenir l’un des mécènes de l’artiste en intégrant le groupe du Zodiaque, invite régulièrement Dalí et Gala chez elle dans sa propriété de l’Oise. Le couple se retrouve immergé dans la culture américaine et l’idée d’un séjour devient une évidence :

Un phono jouait sans arrêt Night and Day de Cole Porter. Les premiers numéros du New Yorker et de Town and Country me tombèrent dans les mains. J’aspirai avec volupté les bouffées d’images qui se révélèrent à moi. « Je veux aller en Amérique, je veux aller en Amérique… » Cela prit la forme d’une obsession

(Dalí, 1979 : 339).

C’est l’éditrice qui se chargera de la préparation du premier voyage de Dalí en 1934. Elle montrera beaucoup de ferveur pour la réussite de la future carrière américaine de l’artiste en lui organisant, entre autres, des rencontres avec la presse. Peu de temps avant le départ, le maître explique à un journaliste de Mirador le succès du surréalisme en général, et le sien en particulier, auprès du public américain :

L’Américain est un public […] qui a un complexe d’infériorité, mais il se place devant tout ce qu’il n’a jamais vu ou qui surprend ses habitudes esthétiques avec un désir de compréhension et en l’acceptant comme un phénomène. L’idée que le caractère des Nord-Américains est opposé à ce que nous faisons, nous les surréalistes, est trop fréquente. Je crois, au contraire, que l’Américain a une espèce de sens de l’irrationalité qui le rend apte à nous comprendre

(Dalí, cité dans Cabot, 1934; traduit dans Aufraise, 2013 : 273).

Il mesure donc, dès le départ, l’attrait qu’il est capable d’exercer sur ce nouveau public. Et, afin d’optimiser davantage ses chances de réussite, il rédige avec Levy un tract, intitulé « New York Salutes Me », qui sera distribué aux journalistes au moment de son arrivée. Le texte présente de manière abrégée le mouvement de Breton avec, en épigraphe, la définition du surréalisme extraite du premier Manifeste du surréalisme. Le peintre s’intéresse ensuite à la connaissance de l’irrationalité avant de présenter ses obsessions d’alors, que le public retrouvera quelques années plus tard dans ses spectacles : images doubles, Angélus, Sacher-Masoch, etc. Outre ce « coup de marketing », l’artiste jouera également la carte de la provocation en se montrant aux photographes attaché à ses toiles, de peur qu’on ne les lui vole. Le succès est immédiat : dès le lendemain, le New York Times consacre quelques lignes à la prochaine exposition du maître. La foule s’y précipitera; la critique le louera. L’intuition de Dalí sur son succès était juste. Il en fait part à un ami : « Ici on a un immense complexe d’infériorité vis-à-vis [de] ce qu’[on] ne compren[d] pas très bien, cela […] oblige à se situer devant les phénomènes avec une dose de bonne volonté et de générosité qui est à l’opposé de la suffisance prétentieuse et ironique fréquente chez les critiques de Paris » (cité dans Abadie, 1980a : 42). Les voyages de 1936 et de 1939, qui précèderont son installation en 1940, achèveront d’asseoir sa notoriété en Amérique.

Le surréalisme aux États-Unis : un divertissement

Si le surréalisme est reçu avec autant d’enthousiasme aux États-Unis, c’est parce qu’il a été présenté au public, dès le départ, comme un divertissement. Keith L. Eggener avance plusieurs raisons pour expliquer cette méprise : d’abord, le surréalisme est vidé de toute connotation politique outre-Atlantique; ensuite, il est rapproché du cinéma populaire et des dessins animés (en 1936, Walt Disney envoie des planches pour l’exposition sur le dadaïsme et le surréalisme au MoMA); également, les journalistes et critiques ignorent parfois ou méconnaissent souvent les sources, thématiques et buts du mouvement – la révolution, qu’elle soit psychique ou sociale, est totalement passée sous silence –; finalement, il s’agit pour le public d’un moyen d’échapper à la réalité morose que connaissent les États-Unis depuis la crise de 1929 (Eggener, 1993 : 31-32).

Levy est bien conscient qu’une adaptation du mouvement à ce nouveau public est indispensable. Pour sa première exposition surréaliste en 1932, il insiste sur la nécessité de « présenter une paraphrase qui offrirait le surréalisme dans le langage du Nouveau Monde plutôt qu’une traduction dans la rhétorique de l’Ancien Monde[5] » (Levy, 2003 : 80). Le résultat ne se fait pas attendre : les foules se déplacent en nombre pour voir les dernières expositions et la critique se montre extrêmement enthousiaste. À partir du milieu des années 1930, le surréalisme investit les revues et journaux à grande diffusion, tels Time, Life, Newsweek, et il n’est pas réservé aux seules colonnes sur l’art. Dès son premier séjour new-yorkais, Dalí devient le représentant du mouvement aux yeux des Américains : « Le surréalisme n’aurait jamais réveillé l’intérêt qu’il suscite actuellement aux États-Unis si ce n’était grâce au beau Catalan de 32 ans, à la voix douce et à la moustache d’acteur de cinéma, Salvador Dalí[6] », écrivait un journaliste du Time en 1934 (cité dans Gibson, 1998 : 468). Par ailleurs, à l’occasion du deuxième séjour de Dalí aux États-Unis, le journaliste de Marianne Marcel Zahar fait le constat d’un engouement qui frôle parfois l’absurdité :

Le surréalisme était lancé. L’Amérique entière en attend des manifestations quotidiennes. Le mot surréalisme désormais prend une valeur magique. Il est symbolique d’évasion, de résistance au martèlement des affaires, au rythme du machinisme. J’ai vu des pages de publicité consacrées à des articles d’un style très anodin (meubles, robes, etc.) mais qui se parent du titre mirifique de surréalisme. On invente des produits qui seront sacrés surréalistes, on ne sait pourquoi; il paraît chaque jour une couleur surréaliste, un cigare surréaliste, un faux col surréaliste

(Zahar, 1937).

Il est vrai que les participations de l’artiste à des bals oniriques, ses collaborations avec le monde de la mode ou ses créations pour les vitrines des grands magasins, font du surréalisme une expérience du quotidien, à laquelle chacun peut se prêter. La presse relaie cette familiarité, comme ce journaliste de Life qui, en 1936, définit le mouvement comme n’étant « pas plus étrange que le rêve d’une personne normale ». De même, les expositions sont présentées dans les revues et les journaux comme « le divertissement le plus fou jamais vu », « l’exposition de la saison la plus amusante », ou tel un « merveilleux spectacle » (Eggener, 1993 : 37-39[7]). Dalí saisit donc très tôt la dimension théâtrale que peut supposer le surréalisme; l’importer sur la scène apparaît comme une étape incontournable dans sa conquête du Nouveau Monde.

Séduire les masses par un surréalisme américanisé

Cette adaptation inévitable du surréalisme n’est pas pour déplaire à notre histrion qui, très tôt, a su comprendre les attentes du public afin de répondre à sa « famine d’illusion[8] » (Dalí, traduit dans Abadie, 1980b : 359). Et quoi de mieux que la scène pour séduire un public qu’il souhaite toujours plus nombreux? En 1934 déjà, il fait part à Charles de Noailles de ce besoin de toucher le plus grand nombre : « il est pour moi de grande utilité de mettre mes oeuvres en contact réel avec le grand public, avec la vie même » (cité dans Abadie, 1980a : 37). Après quelques tentatives infructueuses pour la scène en France (dont la chorégraphie d’Hélène Vanel, proposée pour l’Exposition internationale du surréalisme à Paris en 1938), il se lance dans un projet bien plus considérable, mêlant théâtre et danse, grâce à une collaboration avec le chorégraphe Léonide Massine. Ce dernier, qui a travaillé pour les Ballets russes de Diaghilev, jouit d’une notoriété considérable en Europe et en Amérique. En janvier 1938, il intègre la compagnie du Ballet russe de Monte-Carlo, fondée par René Blum et plusieurs balletomanes américains. Cette année-là, Dalí conçoit Tristan fou et, bien qu’il ne puisse encore entrevoir son futur exil, il tient à destiner cette oeuvre au public américain. De fait, le contrat est signé par une société finançant le Ballet russe de Monte-Carlo, la World Art, dont le siège est à New York, et malgré les nombreuses corrections apportées au document, il est toujours question d’une tournée outre-Atlantique.

Couverture du programme de la saison 1941-1942 du Ballet russe de Monte-Carlo, dessinée par Salvador Dalí.

© Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí / ADAGP (2016)

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Dans cette réécriture du mythe de Tristan et Iseult, la culture populaire américaine trouve parfaitement sa place. En effet, dès la naissance du projet, Dalí écrit à Massine qu’il souhaite son Tristan inspiré directement de Harpo Marx, « plongé dans un état de dépression et d’anéantissement total, le regard et les gestes absents, automatiques » (Dalí, 1937b). Quelques mois plus tôt, il avait fait la connaissance de l’acteur comique américain à Hollywood et les deux hommes avaient imaginé un projet de film qui n’aboutira pas. Toutefois, le maître entend maintenant concrétiser la collaboration avec Harpo Marx, qu’il veut dans son spectacle « par tous les moyens », peu importe le rôle qu’on lui confiera (Massine, 1938). Les restrictions budgétaires empêcheront malheureusement cette participation du comédien au projet. En ce qui concerne la musique, Dalí avait d’abord envisagé de diffuser deux airs de Cole Porter au début de la représentation. Le compositeur ne se consacre pas uniquement aux comédies musicales mais écrit, depuis les années 1930, les bandes originales de certains films. Si, là encore, il faudra que Dalí renonce à la participation de Cole Porter, on observe sa volonté de conférer une dimension populaire à son projet, en y intégrant des compositions connues de tous. Quant à la traduction du titre de son oeuvre, il a déjà réfléchi à l’impact qu’elle pourrait avoir sur le public américain et préfère conserver le titre original en français afin de ne pas perdre en « violence et dramatisme » (Dalí, 1937b). La représentation de Tristan fou sera d’abord reportée, puis abandonnée avant d’être finalement programmée à l’International Theatre de New York en 1944, après le remaniement de l’oeuvre en ballet.

Mais ce ne sont pas là les seules collaborations envisagées : pour l’ensemble de sa production scénique, Dalí souhaite s’entourer des artistes les plus en vogue outre-Atlantique, qu’ils soient issus du monde de la mode, comme Coco Chanel ou Elsa Schiaparelli, ou du spectacle. Pour Les nuées en 1940, il contacte donc le parolier de comédies musicales John Latouche ainsi que le célèbre compositeur Vernon Duke. Il ne s’arrête pas à la récupération de la culture américaine; il se l’approprie parfois, avant de l’insuffler dans ses créations scéniques. Par exemple, pour Le rêve de Vénus, pavillon installé dans la zone divertissement de la Foire internationale, il s’inspire des parcs à thème comme Luna Park (Coney Island) et propose une attraction dans laquelle il mêle le walk through – parcours scénique proche d’un palais du rire – et l’attraction aquatique, très populaire au début du XXe siècle. Dans le manuscrit de 1938 de Tristan fou, il était également question de diffuser le générique des actualités de la Paramount, qui était forcément familier à tous les spectateurs (Dalí, 1938 : 5).

Outre ce rapport à la culture populaire, l’artiste donne à voir, dans ses projets scéniques, un univers assez proche du quotidien des Américains. Dans la comédie musicale Les nuées, après le prologue qui se déroule dans la Grèce antique, Dalí situe son acte I en 1940 : il faut « quelques accessoires caractéristiques : téléphones, ombrelles, voiture garée, etc.[9] », afin d’actualiser la scène (Dalí, 2004c : 1006). Quant à l’acte III, il doit se dérouler dans un night club. Certes, le monde du ballet cible un public plus restreint, mais Dalí entend bien démocratiser cet art, et les annonces publicitaires qui sont faites dans les journaux à grande diffusion y contribuent largement. Ainsi, dès 1939, le magazine de mode Vogue annonce la première de Bacchanale avec un croquis du peintre en pleine page. L’article se centre essentiellement sur la collaboration avec Chanel pour les costumes; une photographie de deux tenues vient d’ailleurs accompagner le texte qui présente le ballet comme « un fouillis miraculeux de chichi chic » (« a miraculous jumble of chic chichi »; anonyme, 1939a : 49; souligné dans le texte). Selon le magazine Life, en donnant à voir du « sexe et des charmantes jeunes filles », (« full of sex and lovely girls »; anonyme, 1939b : 91), Bacchanale reproduit l’univers du Rêve de Vénus. Quelques clichés montrent des moments clés de la représentation, comme la danse des béquilles illustrant la folie de Louis II de Bavière. Ce même magazine assurera deux ans plus tard la promotion de Labyrinthe grâce à un reportage photographique : les danseurs, vêtus de leurs costumes de scène, sont photographiés sur les toits de New York. Le texte met l’accent sur la prouesse du danseur incarnant le coq : son costume l’oblige à danser les jambes constamment pliées et dos à ses partenaires (anonyme, 1941b : 37). Vogue aussi s’intéressera aux costumes de Labyrinthe et reproduira celui du Minotaure, de Thésée et des coqs, ainsi que des croquis de Dalí (anonyme, 1941a : 34-35). Comme pour les deux premiers ballets représentés, les grands quotidiens consacreront tous une colonne à Tristan fou au lendemain de la première. Et, si l’artiste estime qu’on ne parle pas assez de sa prochaine représentation, qu’à cela ne tienne : il invente son propre journal, le Dalí News[10], dans lequel les premières pages retracent ses différentes contributions à la scène. L’autopromotion reste, bien sûr, sa recette la plus efficace. Concernant cette distinction entre high culture et pop culture, un critique du New Yorker constate, après la première de Bacchanale en 1939, la fin des « castes musicales » et la scission de plus en plus floue entre musique classique et musique populaire (Simon, 1939). En effet, nombre d’artistes issus du monde de l’opéra travaillent également pour Broadway.

Par ailleurs, pour séduire le public américain, il convient d’éviter tout impair. Pour la représentation de Bacchanale qui s’est déroulée dans un certain chaos en raison de l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, Dalí demande en urgence des « arrangements idéologiques » qu’il juge nécessaires afin de ne pas « compromettre le succès de l’oeuvre » (Dalí, 1939). Une lettre entre les dirigeants de la compagnie de ballet, Jacques Rubinstein et Sergei Denham, révèle qu’il voulait supprimer les parapluies devant apparaître au dénouement (Rubinstein, 1939). Malgré l’absence d’explication dans cette correspondance, on peut imaginer qu’il ne souhaitait pas que les spectateurs rapprochent ces parapluies de celui peint dans L’Énigme d’Hitler (1938), où, comme le souligne Jean-Michel Bouhours, l’objet symbolise la reconnaissance du dictat d’Hitler par les Alliés (Martin, Aguer, Bouhours et Dufrêne, 2012 : 240). Au grand dam de Dalí, sa volonté ne pourra pas être respectée, ce qui n’empêchera pas l’oeuvre de connaître une réception considérable lors de sa première au Metropolitan Opera House de New York[11]. En outre, la projection du V de la victoire sur le rideau de scène et la diffusion de l’hymne national américain le soir de la représentation de Tristan fou permettront d’écarter tout soupçon quant à d’éventuelles convictions nazies de la part de l’artiste (Joseph-Lowery, 2007 : 139).

Enfin, la conquête de la scène américaine passe également par le déploiement d’une stratégie relevant presque de la propagande. Rapidement, plusieurs manoeuvres sont mises en place dans le but de promouvoir la production scénique de Dalí. Outre les articles, évoqués plus haut, présentant ses nouveaux ballets, Dalí n’hésite pas à se mettre en scène dans la presse américaine, notamment grâce à des collaborations avec les photographes Eric Schaal et Philippe Halsman. En 1941, par exemple, Life publie un reportage sur le quotidien de l’artiste à Hampton Manor, la demeure de Caresse Crosby, à travers une série de clichés pris par Schaal. Sur l’un d’eux, on peut voir l’artiste en plein travail d’écriture avec, à ses côtés, Gala, Crosby et une vache qu’il a invitée pour le café (anonyme, 1941c : 98). Dans la revue Click l’année suivante, un photomontage réalisé avec Schaal montre deux danseuses sautant au-dessus du lit de Dalí. Si l’objectif de cette double page est de promouvoir l’autobiographie, le monde du ballet se trouve également bien présent dans l’univers de l’artiste : « lorsque je me réveille, des danseuses de ballet bondissent dans mon cerveau », dit la légende (« when I awake, ballet dancers leap in my brain »; anonyme, 1942b : 37). Avec Halsman, Dalí met en scène ses dernières trouvailles surréalistes, comme l’appareil projecteur de pensées qui sera publié dans Time : la photographie présente l’artiste allongé, la tête coiffée d’une corbeille sur laquelle on a disposé un drap. Au-dessus du « masque hallucinatoire », un projecteur est censé reproduire les images de ses rêves (« hallucinatory mask »; anonyme, 1942a : 30). L’objet avait en fait été imaginé pour Les nuées, où les patients de la clinique surréaliste devaient apparaître le visage couvert du « fameux masque à rêves » (« la famosa máscara de soñar »; Dalí, 2004c : 1008). Par ailleurs, au sein même de ses créations, ainsi que dans son autobiographie comme dans ses articles, il rappelle sa contribution au monde du spectacle, se vantant d’être entouré des plus grands, afin de susciter la curiosité du public. À cette stratégie de l’abondance, qui consiste en l’utilisation massive des médias et la diversification des médiums, s’ajoute la pratique de la répétition. Car Dalí entend bien tirer parti de la popularité du surréalisme qu’il incarne aux yeux du public américain. Il offre donc toute une série de symboles accessibles, qui sont déjà familiers au spectateur : piano à queue – emprunté, comme le rappelle Gale, à Buster Keaton (Gale, 2012 : 79) –, parapluies, voiture de paralytique, béquilles et téléphones. Loin de se limiter au simple statut d’accessoire, ces objets intègrent parfois l’argument, ou deviennent support chorégraphique dans le cas des béquilles. Répétés à l’envi, les motifs se déplacent ainsi d’un genre à l’autre et en viennent à constituer la mythologie dalinienne. La Vénus à la tête de poisson imaginée pour la façade du Rêve de Vénus tient d’ailleurs l’un des rôles principaux de Bacchanale. Le spectateur est tellement habitué à ces images que dans le manuscrit des Nuées, l’auteur se contente de préciser que le décor doit être « dalinisé » (« DALInizado »; Dalí, 2004c : 1002).

Les obsessions daliniennes intègrent un surréalisme que Dalí semble concentrer, dans ses spectacles, autour de deux grands pôles : le rêve et la folie. Cette simplification tient surtout à la réception américaine, qui appréhende le mouvement surréaliste depuis une perspective essentiellement freudienne. Eggener souligne que les théories du père de la psychanalyse sont très en vogue dans les années 1930 aux États-Unis (Eggener, 1993 : 36). Il n’est pas étonnant, donc, que l’atmosphère onirique constitue le cadre de plusieurs oeuvres. Pour la scénographie de la première version de Tristan fou, par exemple, Dalí prévoit utiliser une toile intitulée Le sommeil (1937), peinte quelques mois plus tôt. Dans Sacrifice, le rêve est mis en scène – le ballet est d’ailleurs sous-titré « Un rêve de Philippe II » – et symbolise les intentions et les aspirations du règne du monarque. Enfin, dans l’acte II des Nuées, les patients séjournent dans une clinique afin d’améliorer leurs rêves et de les voir représentés.

Quant à la folie, elle est associée au peintre lui-même qui, dès les prémices du surréalisme outre-Atlantique, s’évertue à exhiber un délire permanent, notamment à travers la construction de son personnage dans La vie secrète de Salvador Dalí. De même, les personnages principaux de ses oeuvres scéniques, Tristan, Louis II et Philippe II, sont tous trois en proie à des hallucinations et voient des êtres et des objets se transformer. Suivant le même principe que celui des images multiples jalonnant les toiles de l’artiste, l’hallucination permet de mettre en scène les idées paranoïaques-critiques dans lesquelles le délire conduit à la métamorphose : la fusion entre Tristan et le bateau; Vénus qui devient poisson puis dragon; ou encore le personnage de Daphné dans Labyrinthe, femme-arbre que l’on retrouve dans plusieurs maquettes.

De plus, l’artiste confère à ses écrits une portée freudienne en mettant en scène une sorte d’inventaire grotesque des déviances étudiées par le médecin autrichien. Après le sadisme avec Tristan, arrachant l’ongle de la manucure dans Tristan fou, c’est le masochisme qui est illustré dans Bacchanale grâce au personnage de Sacher-Masoch se faisant frapper à coups de bâton par sa femme au cours d’une chorégraphie frénétique. L’homme n’arrive pas à se relever et tente vainement de s’accrocher à elle dans des mouvements inspirés de la commedia dell’arte. Par ailleurs, dans ce même ballet, le petit faune qui joue avec une pelote de laine, semblant complètement extérieur à l’argument, n’est pas sans rappeler la théorie du jeu de la bobine, ou l’expérience du fort-da, observée par Freud et analysée chez Dalí par Frédérique Joseph-Lowery (Joseph-Lowery, 2010 : 15). L’atmosphère carnavalesque qui s’en dégage est renforcée par l’animalisation des personnages, notamment à travers l’imitation de la parade nuptiale d’insectes. Dans Bacchanale, par exemple, des couples de danseurs parodient un accouplement grâce à des séries de bonds, ou à travers de curieux pas de deux au cours desquels les hommes obligent les femmes à se déplacer à cloche-pied en tenant chacun une de leurs jambes. On assiste également à une dégradation des personnages, symbolisée dans ce ballet par l’image des hommes poussant en vain des brouettes en montée afin de révéler leur impuissance.

Les spectacles daliniens, enfin, comme le reste de l’oeuvre du Catalan, illustrent le conflit entre Éros et Thanatos. En 1939, l’une des clés du succès du Rêve de Vénus était le nu et l’érotisme. En effet, le Time définissait le pavillon par « ce qui à Broadway s’appelle un girl show[12] », et s’étonnait de ce déploiement de seins nus (Fanés, 2004 : 118). De plus, dans le manuscrit de Tristan fou, l’un des seins de la femme du héros devait être exhibé sur scène; et lors de la première de Bacchanale, c’est surtout le justaucorps de Nini Theilade, incarnant Vénus, qui a fait sensation. Lorsqu’elle entra en scène dans un habit couleur chair, les mains couvrant son sexe et sa poitrine, le public pensa véritablement qu’elle était nue. Lors de la représentation de Tristan fou en 1944, la nudité est également suggérée grâce aux costumes laissant deviner certaines parties du corps des danseurs, comme les lambeaux de tissus habillant les esprits de la mort. Par ailleurs, une réelle sensualité se dégage des chorégraphies orgiaques imaginées par Dalí. Ainsi, au moment de la « Danse de l’Angélus » dans Tristan fou, Iseult, transformée en mante religieuse, doit adopter « des attitudes spectrales exhibitionnistes destinées à la séduction », ou des « poses irrésistibles, très provocatrices[13] » (Dalí, 2004e : 971-972). À leur tour, les danseuses des Nuées prennent des « poses d’exhibitionnisme et de séduction[14] » (Dalí, 2004c : 1006). L’érotisme, qui a sans nul doute contribué à la notoriété grandissante de l’artiste auprès du grand public, n’est pourtant pas l’objet du ballet; Dalí s’intéresse davantage à sa confrontation esthétique avec le motif de la mort. Certains personnages incarnent cette tension, comme la courtisane Lola Montez, qui danse vêtue d’une robe-squelette, ou encore les personnages antagoniques des Esprits de la mort et des Esprits de l’amour. Quant à Vénus, une fois transformée en dragon, c’est par son « venin libidineux[15] » qu’elle tue Louis II de Bavière (Dalí, 2004d : 985).

En revisitant les théories freudiennes à travers le prisme du grotesque, Dalí donne finalement à voir les monstres dont sont friands les Américains. Comme le souligne Eggener, les exhibitions de monstres dans les cirques ainsi que les comédies burlesques connaissent alors un succès retentissant aux États-Unis; elles offrent au public, sans qu’il ait besoin d’y participer, un spectacle pathétique ou étrange relevant de l’attraction et du divertissement (Eggener, 1993 : 35). L’univers de Dalí sur les planches peut, en quelque sorte, être rapproché de ces images dont cherche à se nourrir le public en quête de rire et de frayeur. De fait, en 1931, le directeur du Wadsworth Atheneum Museum of Art, Arthur Everett Austin, affirme, lors de la première exposition surréaliste collective, que les peintures actuelles doivent rivaliser avec les thrillers cinématographiques et les journaux à scandale (ibid. : 38). Une fois de plus, on peut noter la sagacité du peintre qui, déjà en 1934, entend proposer au public new-yorkais des images « appétissantes » (« golosas »; Dalí, 2004f : 377). Comme il l’expliquera quelques années plus tard, le spectateur réclame ces images « illogiques et tumultueuses » parce qu’elles sont le reflet de son propre désir (Abadie, 1980b : 68). C’est donc par le recours au grotesque que Dalí revisite le surréalisme, répondant ainsi aux effets recherchés par ce nouveau public. Mais cette esthétique lui permet également de parodier le groupe auquel il a appartenu.

Représentation de Tristan fou au Covent Garden de Londres en 1949. Photographie de Roger Wood.

© Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí / SODRAC (2016) © Roger Wood / Royal Opera House / ArenaPAL (2016)

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Distances avec Breton et critique du surréalisme

Certes, même si elles ne produisent pas de profond bouleversement scénique, les mises en scène de Dalí sont fortement imprégnées de surréalisme. Il semble toutefois avoir à coeur de se démarquer du reste du mouvement. Aussi ce tableau vivant qu’est la scène lui permet de présenter ses dernières idées ainsi que sa réorientation esthétique, tout en discréditant le groupe surréaliste. La version de 1938 de Tristan fou représente pour lui l’occasion de faire connaître sa récente interprétation de L’Angélus de Millet, non seulement à travers la méthode « paranoïaque-critique » – illustrée notamment par le déploiement d’images multiples comme le couple d’Angélus qui se transforme en mantes puis en cyprès –, mais également au sein du monologue que la femme de Tristan adresse à son mari :

D’après la dernière découverte paranoïaque-critique de Salvador Dalí, l’image, apparemment insignifiante de L’Angélus de Millet, sous son aspect conventionnel, hypocrite et sucré, cache depuis toujours une énigme, une effrayante tragédie atavique et subconsciente […]. Car, lui, l’homme, il est mort! (Elle signale la silhouette masculine de l’Angélus qui, à ce moment, apparaît plus fortement éclairée; tout le monde la regarde effrayé).

(Dalí, 2004e : 956.)

Plus loin dans le ballet, c’est grâce au grotesque que l’auteur illustre un autre aspect de son interprétation du tableau de Millet : en effet, le spectateur ne peut qu’esquisser un sourire au cours de la « Danse de l’Angélus », en voyant le mâle qui, effrayé par la femelle, porte les mains à sa bouche, son chapeau, que l’on devine maintenu par son sexe en érection, restant collé à son corps. Car pour Dalí, l’homme du tableau tient des deux mains son chapeau pour masquer son désir.

Après son exclusion du mouvement surréaliste, les projets scéniques de Dalí seront le reflet explicite de son évolution artistique. Ainsi, dans le texte de présentation de la trilogie Bacchanale-Labyrinthe-Sacrifice, rédigé en 1941, il se propose d’illustrer l’apothéose du sacrifice, dans lequel ses nouvelles conceptions théâtrales vont trouver leur expression (Dalí, 2004d : 979). C’est donc depuis le chaos romantique, illustré dans Bacchanale, qu’émerge la tradition – pierre angulaire de la « renaissance » du peintre – guidée par le fil d’Ariane (Labyrinthe), tandis que le sacrifice du dernier ballet conduira finalement au triomphe de la religion et des valeurs spirituelles. Lorsqu’il rédige ce texte, Dalí travaille également à son autobiographie, dans laquelle l’association du romantisme au surréalisme de Breton est très claire : « Mon classicisme serait un jour plus surréaliste que leur romantisme! Et mon traditionalisme réactionnaire, plus subversif que leur révolution avortée » (Dalí, 2006 : 557). Le premier ballet, qui se situe dans « l’espace et le temps d’un rêve[16] », n’est autre qu’une représentation du mouvement de Breton (Dalí, 2004d : 979). On retrouve dans Labyrinthe le « mythe éternel de la confusion et l’égarement sans issue, esthétique et idéologique, qui caractérisent le romantisme en général et, au plus haut degré, celui de notre époque en particulier[17] » (ibid. : 986). Cependant, la voie de la tradition, ce « fil du classicisme sauveur » (« el hilo del clasicismo salvador »), permettra au peintre de sortir de ce labyrinthe de la confusion, non sans avoir tué le Minotaure[18], symbole de la Révolution (idem). Il passera ainsi de l’idolâtrie des religions barbares, décrite dans Sacrifice, aux valeurs spirituelles, grâce au sacrifice « fait volontairement pour rattraper les fautes et obtenir le pardon des fidèles définitivement convertis à la foi catholique[19] » (ibid. : 990).

La trilogie peut donc être lue comme une métaphore du parcours artistique du peintre et une critique du chef de file du mouvement, que l’on devine sous les traits du prêtre idolâtre se faisant passer pour un dieu, dans le dernier volet. Ce personnage, qui conduit le peuple à l’égarement, n’est pas sans rappeler le Socrate revu par Dalí dans Les nuées. L’auteur affiche sa position dès le sous-titre : « Comédie musicale, satire sur Salvador Dalí et le surréalisme en général par Salvador Dalí lui-même[20] » (Dalí, 2004c : 995). Tout au long de l’oeuvre, le mouvement est présenté comme une supercherie dont il faut se méfier. C’est notamment à travers la personnification du surréalisme en une danseuse envoûtante que Dalí échafaude sa critique envers Breton et ses disciples. Les patients de la clinique surréaliste, victimes de ce pouvoir ensorceleur qui les mène à la confusion mentale, ne recouvreront la raison que dans l’épilogue. Dans Mysteria, Dalí s’attaque à ses anciens acolytes avec le parapluie : ce symbole du surréalisme – inspiré par la fameuse phrase de Lautréamont, « [b]eau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection » – se transforme en une « tente-théâtre » qui accueille des tours de magie et un spectacle de guignol et de polichinelle (Dalí, 1942 : 3). L’image invite alors à voir dans le personnage du prestidigitateur la figure de Breton qui, à l’instar du responsable de la clinique surréaliste et du faux Minotaure de Sacrifice, fonde son entreprise sur une supercherie. À moins que cet illusionniste ne soit Dalí lui-même…

Théâtralisation de la personne de Dalí

Le héros de Mysteria, qui porte le nom de l’Innocent, « impose au public d’être regardé et pris en considération » (ibid. : 2). On retrouve ici l’une des spécificités du personnage que s’est façonné l’artiste, cherchant par tous les moyens à faire parler de lui. Aussi, la dimension autobiographique de ses spectacles participe à la construction du masque dalinien. Le maître ne l’a jamais caché : il est un showman, parfaitement conscient du pouvoir de son image sur le public avec lequel il joue.

C’est donc sur des éléments biographiques, tels qu’ils sont présentés dans ses mémoires, que notre apprenti dramaturge élabore nombre de ses projets. Dans Les nuées, la relation entre Strepsiade et son fils, compliquée par une intrigue amoureuse, rappelle la rupture familiale vécue par l’artiste au moment de sa rencontre avec Gala. Son angoisse liée à l’acte charnel, illustrée par le conflit entre Éros et Thanatos, est non seulement au coeur de Tristan fou, mais elle se retrouve également chez le personnage de Louis II dans Bacchanale. La folie des deux hommes, nous l’avons souligné, se rapproche étrangement de celle du personnage Dalí, protagoniste de La vie secrète. Faire du roi de Bavière le héros de son ballet n’est d’ailleurs pas anodin, comme l’explique Fèlix Fanés :

Le goût populaire transforme rapidement le personnage du monarque en une icône à la fois kitsch et perverse. Cartes postales, romans, pièces et films élèvent cet être pathétique au rang de mythe des temps modernes sur lequel les masses peuvent projeter leurs fantasmes. Dalí en est pleinement conscient. Il utilise ce personnage pour livrer sa propre bataille. Le monde du roi fou est une source inépuisable de laideur grotesque, d’artifice disproportionné et de sentimentalisme sirupeux avec lesquels, une fois de plus, il peut établir des règles esthétiques

(Fanés, cité dans Gale, 2012 : 32).

Outre cette image du roi fou, que tâchera d’endosser le maître jusqu’à la fin de ses jours, le thème du retour à la tradition occupe également une place importante dans ses ballets. Ainsi, sur le même schéma que la métamorphose personnelle illustrée dans La vie secrète, le prêtre de Sacrifice se voit « foudroyé par la grâce de la foi » et veut racheter ses fautes en se sacrifiant (« fulminado por la gracia de la fe »; Dalí, 2004d : 989). Ce héros, bernant sans cesse les foules, serait alors un double de l’auteur, de même que le prestidigitateur de Mysteria ou le Socrate dupeur des Nuées. Cette comédie musicale n’était-elle pas d’ailleurs annoncée comme une satire de Dalí lui-même? C’est donc un clin d’oeil que l’artiste adresse au spectateur : il lui rappelle, dans cette mise en abîme, qu’il est à son tour victime de la supercherie dalinienne.

Car l’Amérique devient aussi la scène sur laquelle Dalí se donne en spectacle. Il se construit un rôle d’histrion, directement inspiré des Marx Brothers et de Buster Keaton, et chacune de ses apparitions publiques, orchestrée avec virtuosité, relève de la performance. S’il semble avoir été victime de ses premiers gags, il mesure très tôt l’impact de ses prouesses sur les foules, dont le scandale devient le maître mot. En effet, son étouffement en scaphandrier à Londres en 1936 ou son arrestation à New York en 1939 après avoir brisé, de rage, la vitrine des magasins Bonwit Teller, lui offriront une bonne couverture médiatique. Une anecdote, relatée par le compositeur Vernon Duke dans ses mémoires, révèle combien lui importe la notoriété de son personnage. Invité à une soirée surréaliste organisée par le Boston Institute of Modern Art, Dalí, qui a toujours rêvé de choquer la ville, propose de créer des costumes. Vingt-quatre heures plus tard, les trois amis se présentent au bal : le peintre, déguisé en mâchoire de requin; sa femme, vêtue d’une robe de Schiaparelli fabriquée en épingles de nourrice dorées; et Vernon Duke, une main en plâtre attachée autour du cou. Mais ce soir-là, la plupart des convives sont venus habillés en Pierrot et, devant le manque d’intérêt qu’on lui porte – personne ne lui demande de prononcer la communication qu’il avait préparée –, Dalí décide de repartir pour New York au plus vite (Duke, 1955 : 375).

***

Dalí l’a vite compris : c’est en adaptant son art à la culture de masse qu’il peut conquérir les États-Unis. Très tôt au cours de son exil, il met donc en place, en usant de la culture populaire, une stratégie commerciale qui tend à le faire connaître toujours plus. Certes, la presse n’est pas dupe, mais le public est conquis. Il propose dans ses spectacles une version adaptée, voire américanisée, du mouvement surréaliste, aboutissant à ce qui s’apparente à un surréalisme de consommation. Les planches lui permettent l’autopromotion ainsi que le contrôle de son image : il y développe sa propre mythologie, prend ses distances avec les surréalistes et ébauche ses nouvelles orientations artistiques et esthétiques. Le grotesque représente alors un atout, tant pour séduire les foules, en offrant ses dernières découvertes, que pour parodier Breton. De plus, il se crée un personnage qu’il offre à la dévoration du public afin de le rassasier de sa faim irrationnelle; il incarne un clown grotesque, parangon de la culture de masse, et met en scène sa vie publique. Il devient un phénomène de société outre-Atlantique, une sorte d’icône de la culture américaine que l’on pourrait rapprocher, d’après Eggener, de Mickey Mouse ou des Marx Brothers (Eggener, 1993 : 43).