Abstracts
Résumé
Dans « La dent, la paume » (Des dispositifs pulsionnels, 1973), Jean-François Lyotard envisage que l’aspect rituel de la représentation théâtrale puisse être aboli pour permettre l’avènement d’une nouvelle forme de présence scénique. Il cite alors l’oeuvre de Hans Bellmer qui manifeste probablement les principales exigences de ce « théâtre énergétique » dont il décrit les contours. Nous nous proposons de dresser le portrait de Bellmer, marionnettiste d’un après-Kleist, dont le pantin se voit libéré d’une fixité de la forme. La poupée, matrice d’une oeuvre et d’une vie, devient l’exemple même de l’objet surréaliste par excellence : celui d’un temps plus que d’un espace; peut-être une autre forme de théâtre.
Abstract
Following Jean-François Lyotard’s words in “La dent, la paume” (Desdispositifspulsionnels, 1973), if we consider that the ritual aspect of theatrical performance might be abolished, then the plasticity of Hans Bellmer’s work already represents a form of “théâtre énergétique”. We propose to draw a portrait of Bellmer, an after-Kleist puppeteer, whose puppet is freed from fixity. The Doll, matrix of a life’s work, becomes the archetype of the surrealist object: more an art of time than an art of space; perhaps another form of theatre.
Article body
Un théâtre énergétique n’a pas, quand il s’agit de poing serré sur une paume, à faire allusion à la dent malade; et pas non plus l’inverse. Il n’a pas à suggérer que ceci veut dire cela […]. Il a à produire la plus haute intensité (par excès ou défaut) de ce qui est là, sans intention. Voilà ma question : est-ce possible, comment?
Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels
Cette question constitue la conclusion problématique que Jean-François Lyotard propose dans un texte intitulé « La dent, la paume », publié dans le recueil Des dispositifs pulsionnels (1994). Issu d’une conférence donnée en septembre 1972, l’article dessine les contours incertains mais séduisants de ce à quoi Lyotard donne le nom de « théâtre énergétique ». Le philosophe formule sa réflexion à partir d’un exemple énoncé par Hans Bellmer dès les premières lignes de son essai de 1957, Petite anatomie de l’inconscient physiqueouL’anatomie de l’image : une rage de dents qui fait se crisper la main dont les ongles s’enfoncent dans la chair de la paume, créant ainsi un second foyer de douleur pour soulager le premier. Pour Bellmer, cet exemple correspond à une forme d’expression élémentaire sans but communicatif préconçu, ce que l’on appelle le réflexe. La question qu’il pose est la suivante : à quelle impulsion du corps le réflexe obéit-il?
Le travail tant intellectuel que plastique proposé par Bellmer explore les perceptions intérieures de l’organisme humain et les migrations de son centre d’expression prédominant. Ainsi, en 1934, le sixième numéro de la revue Minotaure présente de nouveaux travaux photographiques de Bellmer sous le titre « Poupée : variations sur le montage d’une mineure articulée ». L’idée principale suggérée par ce titre est celle des variations sur un montage, c’est-à-dire un démontage, un remontage, une manipulation des articulations modulables – des fragments? – d’une « créature mineure ». Cette idée de « minorité » évoque bien sûr celle de la jeune fille, mais aussi celle de l’art qui est ici engagé : un art pauvre, pas encore achevé, en cours, en constructions, déconstructions et reconstructions permanentes. Anti-chef-d’oeuvre, la créature-création mineure est en cours de montage, elle n’est pas encore créée, pas encore oeuvre d’art. Chaque photographie, chaque variation photographique, constitue un réel éphémère, comme trace de l’instantané d’une situation donnée durant laquelle une vie artificielle est fixée provisoirement, avant que la créature ne soit démontée puis remontée, ailleurs et autrement. Il n’existe pas une poupée, mais des variations de poupée, des possibles de poupée.
Conscients de l’importance accordée à la manipulation dans la première lecture française de l’oeuvre de Bellmer, Emmanuel Guigon et Georges Sebbag, coauteurs de l’ouvrage Sur l’objet surréaliste (2013), rebaptisent cette série de photographies qui devient alors : La poupée désarticulée actionnée par son marionnettiste, même. La suggestion d’une parenté entre la poupée et l’univers de Marcel Duchamp, signalé ici par le détournement de la formule-titre du très célèbre Grandverre (La mariée mise à nu par ses célibataires, même), invite à situer la démarche de l’artiste allemand dans l’histoire du surréalisme, de ses objets et, pourquoi pas, de son théâtre.
À partir de 1938, ce sont ses jeux à elle, la Poupée, qui sont illustrés par des poèmes de Paul Éluard, renversant la hiérarchie texte-image. Par les différentes séries de mises en scène photographiques, le marionnettiste Bellmer dirige sa poupée et lui insuffle la vie en lui créant, photographie après photographie, un quotidien et une autonomie de personnage. Acéphale, cette seconde variation ne parcourt pas moins les différents environnements que le démiurge lui présente. Elle est objet dans un paysage, tout autant que sujet invraisemblable d’une situation donnée et construite : forêt, fenêtre, porte, arbre, matelas, escalier, etc. La Poupée de 1934 regarde, interpelle son regardeur depuis l’espace intime des petits formats où elle s’expose. S’approcher pour voir – la voir, nous voir –, c’est déjà comprendre qu’un changement s’est opéré. Quel statut pour cette image, pour cet objet? Quelle identité pour cette figure? La mise en scène photographique est-elle bien la seule initiative de l’ordre de la théâtralité à imputer au créateur?
La poupée, grâce d’un après-Kleist
Le lien que l’on peut pressentir entre les arts de la marionnette et l’oeuvre de Bellmer s’officialise lorsqu’en 1969, l’artiste dessinateur entreprend d’illustrer la célèbre nouvelle philosophique de Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes. Ce qui a sans doute particulièrement séduit Bellmer dans ce texte, c’est que sa poupée, comme les marionnettes qui y sont décrites, se désarticule librement, bravant tous les interdits physiques et anatomiques, et que, chez Kleist, ce déséquilibre antigravitationnel confère à la figurine articulée la grâce à laquelle nul danseur ne pourrait avoir accès. En effet, le texte repose principalement sur l’idée selon laquelle l’esprit ne saurait se tromper là où il n’existe pas. L’auteur explique à travers la voix du personnage d’un danseur que les pantins articulés surpassent l’humain parce qu’ils sont exempts d’affectation, ce mal qui apparaît dès que l’âme – vis motrix –, faussée, se trouve en un tout autre point que le centre de gravité du mouvement. Tout mouvement dépend en effet d’un centre de gravité, un point à l’intérieur de la figure, qu’il suffit d’identifier et de maîtriser afin que les membres, comme des pendules, le suivent de façon mécanique mais gracieuse, sans aucune autre intervention. Si le constructeur a bien compris le mécanisme du corps et son fonctionnement interne, autonome et de pur réflexe, il est en mesure de fabriquer une marionnette qui puisse dépasser en grâce n’importe quel corps humain. Le danseur de Kleist donne l’exemple d’artistes anglais si habiles et si finement connaisseurs des rouages anatomiques humains qu’ils sont capables de créer des prothèses de jambes permettant à des amputés de danser avec aisance. Ce texte semble faire l’apologie du constructeur, plus encore que celle du manipulateur-machiniste qui, pour Kleist, pourrait tout aussi bien être remplacé par un automate, garantissant encore davantage la grâce de la marionnette en l’éloignant au maximum de la possible ingérence de l’esprit humain et de son affectation. Bellmer peut alors y retrouver l’utopie d’un corps imaginaire – amputé, fragmenté – qui appartient au seul désir, celui du mécanicien, du constructeur, et qui répond à un double fantasme : celui de l’automotion de l’objet et celui de l’artiste démiurge.
Reste que Bellmer n’est pas, a priori, marionnettiste. Pour Didier Plassard, les formes de manipulations traditionnelles sont structurées autour d’un axe vertical – du manipulateur à la marionnette, de haut en bas ou de bas en haut. Le marionnettiste entretient avec son objet un « rapport qui connot[e] soit l’appel de l’âme vers son créateur […], soit la pulsion vitale, l’énergie corporelle venue des motivations premières de l’individu » (Plassard, 2009 : 22). On peut dès lors entrevoir la richesse des questionnements que peuvent nourrir ces figures. Ludwig Binswanger, psychiatre et phénoménologue, considère la place du corps comme l’« ici absolu de tout là » à partir duquel l’homme oriente son rapport au monde (Binswanger, 1998 : 50; souligné dans le texte). D’après lui, la structure de l’existence humaine se déploie suivant une configuration spatiale et temporelle fondée sur deux « directions de sens » – Bedeutungsrichtungen – complémentaires et équilibrées dans une juste proportion : l’horizontal et le vertical (Binswanger, 1971 : 237). Or, ce qu’il nomme la « présomption », c’est-à-dire le choix de l’axe vertical, serait la possibilité anthropologique qui conduirait l’existence à sa perte. Le sujet, aveuglé, se risquerait à une coupure radicale des autres champs de possibles que constitue l’assise horizontale et sa capacité à faire sens. Analysant cette position, Isabelle Ost explique : « Parvenu à ce point-limite, point de non-retour, il n’a[urait] plus d’autre issue que celle d’une chute, d’un anéantissement dans les profondeurs » (Ost, 2004 : 31).
Ainsi, la courte nouvelle de Kleist renferme des interrogations philosophiques qui n’ont probablement pas échappé à Bellmer. Chez Kleist, les personnages tombent. Ils tombent malades, évanouis, enceintes, amoureux, morts. Ils tombent de façon souvent improbable, mais la marionnette, quant à elle, ne chute pas, elle « n’a besoin du sol que pour le frôler », dit Kleist (1998 : 14), sans jamais s’y effondrer. La chute est tout autant métaphorique que littérale et n’est pas sans se lier, philosophiquement peut-être plus encore que religieusement, à la Chute originelle.
La faute, chez Kleist, est beaucoup moins liée à des données précises, morales ou sociales, qu’à un état de choses absolument général. Le drame engendré par une faute particulière n’est jamais qu’un moment exemplaire du drame de l’existence humaine, prise en dehors de toute histoire. On peut dire que Kleist n’a écrit qu’un seul drame : celui où toute créature est engagée du seul fait qu’elle existe
(Robert, 1981 : 40).
Depuis Kleist, les pratiques de la marionnette se sont considérablement éloignées de cette seule perspective de l’axe vertical. On peut penser aux progressifs dévoilements de la manipulation et à la récurrence de plus en plus fréquente d’une coprésence scénique du manipulateur et de sa marionnette. Ces nouvelles pratiques ne sont probablement pas sans lien avec la découverte des pratiques orientales du bunraku et de sa manipulation à vue qui invite les marionnettistes du XXe siècle à s’éloigner du castelet pour remettre en question leur rapport à l’ensemble d’un plateau. Plus tard, l’invention, initiée par Tadeusz Kantor puis par Ilka Schönbein, de formes hybrides de marionnettes portées, fragments de corps augmentés, interroge l’environnement immédiat du corps, sur le mode de la confrontation entre vie et mort, le plus souvent sur un même plan spatial, horizontal et non hiérarchisé. Dans les pratiques de marionnette contemporaine, l’acteur ne crée plus nécessairement d’illusion. Le corps, à travers l’objet marionnettique, devient une surface manipulable dont les parties sont interchangeables, un jeu de construction dont la permutation rend tout modifiable, un phénomène qu’une formule de Bellmer pourrait tout à fait se charger de décrire : « le corps est comparable à une phrase qui vous inviterait à la désarticuler, pour que se recomposent, à travers une série d’anagrammes sans fin, ses contenus véritables » (Bellmer, 2008 : 45).
À l’heure actuelle, les pratiques marionnettiques exhibent souvent une communication interdépendante entre un corps et un objet qui pose la question de la présence réelle ou virtuelle des corps animés ou inanimés sur l’espace de représentation qu’est la scène. La frontière entre le corps artificiel et le corps humain devient poreuse. Quelle présence est plus réelle que l’autre? Dans un ouvrage intitulé La fabrique de la poupée (2000), Céline Masson s’intéresse à la place et à la fonction qu’a occupées la poupée dans la vie et l’oeuvre de Bellmer. Ce à quoi elle donne le nom d’« objet-enfance » lui permet d’engager des réflexions autour de thèmes comme les processus de création, le regard, l’inquiétante étrangeté, la mémoire, les traces, l’image du corps, l’enfant, le sexuel, le fantasme ainsi que la perversion, et particulièrement les rapports étroits entre perversion et création. En tant que psychologue clinicienne, elle analyse les processus psychiques en jeu dans ce qu’elle a proposé de nommer le « faire-oeuvre perversif » (Masson, 2000) de Bellmer. Il est d’abord question d’engendrer le corps de la Poupée par un processus fondé sur une interdépendance du faire et de l’oeuvre : un phénomène qui, chez Bellmer, se répète encore et encore, à chaque reconstruction de la créature, à chaque dessin, gravure, ou à chaque mise en scène photographique. Pour Masson, le faire-oeuvre est intimement lié à la vie, c’est pourquoi elle insiste beaucoup sur la relation réelle qui se forge entre le créateur et sa « chose-fille » qui ne l’a jamais quitté et qui est la matrice de toute son oeuvre. La psychologue se joue presque ironiquement du qualificatif de « perverse » que l’on associe à l’oeuvre de Bellmer, une oeuvre qui suscite souvent chez le regardeur, même averti, du rejet, du dégoût, voire de l’angoisse.
En psychanalyse, l’idée de perversion relève de celle de la déviation vis-à-vis d’une sexualité normale (Laplanche, Pontalis et Lagache, 2004 : 306-309). On dit qu’il y a perversion quand le plaisir sexuel est obtenu par d’autres zones corporelles que la zone génitale ou quand l’orgasme est subordonné de façon impérieuse à certaines conditions extrinsèques (fétichisme, sadomasochisme, exhibitionnisme). C’est ce motif de déviation et donc, dans une certaine mesure, de déplacement d’une zone à une autre, inhérent à la perversion, qui se révèle tout à fait pertinent dans l’analyse du « faire-oeuvre » de Bellmer. Il nous permet de rejoindre la proposition de théâtre énergétique faite par Lyotard et de la lier à la pratique contemporaine de la marionnette. Rappelons justement qu’il existe dans le texte de Bellmer un stade supérieur à celui du pur réflexe de la rage de dents et de la crispation de la main : « Théoriquement, écrit-il, le cas ultime serait celui où l’individu entier devrait se considérer comme un foyer de douleur auquel s’opposerait une virtualité, cette fois extériorisée, sous forme d’un double hallucinatoire » (Bellmer, 2008 : 23). Repensons à cette photographie de 1936 où Bellmer se tient courbé, les mains sur les genoux, vêtu de blanc, le regard vers l’objectif, aux côtés de sa créature. Son corps est évanescent, translucide, à la fois ici et là, devant comme derrière l’image, artisan de sa propre surprise. La Poupée reste stoïque, impassible, matérielle. Quelle présence est la plus réelle? Bellmer se représente dans l’acte de faire-oeuvre et organise sa propre disparition au profit de l’objet, double réel, empreinte tangible de son passage.
Qu’en déduire? Isabelle Ost remarque qu’il y a quelque chose de très « dramatique » dans la possibilité anthropologique de la présomption telle qu’elle est pensée par Binswanger. Elle est typiquement celle privilégiée par le héros tragique qui nie ou transcende sa finitude. La marionnette bellmérienne ne pourrait-elle pas être celle d’un après la chute/Chute, d’un après le poème dramatique comme paradigme? Elle serait alors une tentative, déjà problématique, d’ancrer un corps dans l’espace et de se demander ce que présente, représente ou propose au regard ce corps dans l’espace; une marionnette à l’horizontale, inscrivant sa seule spatialité comme problème ontologique.
Au-delà de la mise en scène : le théâtre d’un corps-surface
Bellmer n’est pas marionnettiste; pourtant, prendre conscience des deux événements majeurs qui auraient engagé la construction de la Poupée, puis des Poupées, projette son entreprise au-delà de la sphère de la seule construction plasticienne. Le premier événement se déroule en 1925. Bellmer fait la rencontre de Lotte Pritzel, une créatrice de figures de cire qui lui raconte une anecdote qui le fascine : le peintre expressionniste Oskar Kokoschka lui aurait commandé, quelques années auparavant, un double de son ancienne maîtresse Alma Mahler, en insistant sur la vie à donner à cette poupée. Lotte Pritzel refusa. C’est finalement une marionnettiste, Hermine Moos, qui réalisera l’effigie de l’amante perdue en 1919. Le second événement correspond à un véritable choc esthétique et littéraire : en 1932, soit un an avant les débuts de ses travaux, Bellmer découvre avec admiration la mise en scène de Max Reinhardt des Contes d’Hoffmann d’Offenbach. Y figure l’automate Olympia, personnage de la nouvelle L’homme au sable qui inspire à Freud son concept de l’Unheimliche, l’inquiétante étrangeté. Pour Freud, L’homme au sable est d’abord le récit d’une initiation manquée. Le jeune Nathanaël, entre délire et fantasme, s’éprend d’une automate. Peu à peu, il se persuade que son concepteur diabolique doit régulièrement renouveler les yeux de sa créature pour maintenir l’illusion de la vie qui l’anime. Serait-il le Sandmann, un horrifique marchand de sable qui s’approvisionnerait en arrachant de leurs orbites les yeux des enfants qui refusent d’aller se coucher? Pour Freud, avant même l’hésitation entre le caractère animé ou inanimé de la femme-poupée, c’est la peur primitive de la castration, symbolisée dans le mythe d’Oedipe par la peur de perdre ses yeux, qui créerait l’impression d’Unheimliche[1]. On connaît la fascination que le freudisme inspire aux surréalistes. Ce texte pose donc une question d’importance pour l’analyse de l’oeuvre de Bellmer en tant qu’expression possible d’un théâtre énergétique. Cette interrogation déjà prégnante dans la notion de « faire-oeuvre perversif » est celle du déplacement : les organes génitaux à la place des yeux.
Dans son article de 1972, Lyotard remet en question les pratiques de sémiologie du théâtre et convoque alors comme modèle possible un nouveau processus énergétique fondé sur le déplacement freudien – Verschiebung, notamment. À travers ce nouveau processus, la libido devient spatiale et peut investir diverses régions de la surface corporelle. Lyotard se saisit de l’exemple bellmérien du réflexe de la rage de dents afin de condamner la hiérarchie qui commanderait justement mouvements et actions au théâtre. Pour lui, A – la crispation de la paume de la main – ne doit en aucun cas devenir un signe de B – la rage de dents – et y être ainsi subordonné. « La dent et la paume ne veulent plus rien dire (se dire l’une l’autre), elles sont puissances, intensités, affects présents », explique-t-il (1994 : 97). Quant à Bellmer, il écrivait déjà, citant Sade en exergue de la seconde partie de son essai : « les effets n’ont peut-être pas toujours besoin d’une cause » (Sade, cité dans Bellmer, 2008 : 29). Ce qui est en jeu ici relève très probablement de ce qu’identifiera plus tard Hans-Thies Lehmann dans son ouvrage Le théâtre postdramatique (2002). Il est question de la nécessité de mettre fin au paradigme du drame – comme à la présomption du héros tragique – que nous comprenons ici comme modèle d’un système hiérarchique auquel la représentation théâtrale serait soumise : la mise en scène d’un texte, d’une fable répondant au schéma vectoriel situation-noeud-dénouement. « Est-ce possible, comment? », se demandait Lyotard en 1972. Dans le théâtre postdramatique tel que le conçoit Lehmann, sur la scène d’un théâtre, le noeud du drame se serait déplacé pour se concentrer sur le corps de l’acteur-actant qui, dans sa présence scénique même, inquiète le regard du spectateur. Lehmann évoque l’idée d’un théâtre d’une « corporalité autosuffisante » (Lehmann, 2002 : 150). Les difficultés de la construction du personnage seraient devenues les enjeux de ce théâtre délivré de l’attache d’un matériau fabulaire préalable et déterminant.
Cette perspective rappelle, du point de vue le plus concret, l’idée du corps rabelaisien décrit par Mikhaïl Bakhtine, qui souligne que le grotesque s’oppose à un certain canon de ces quatre derniers siècles pour lequel « le corps est parfaitement prêt, achevé, rigoureusement délimité, fermé, montré de l’extérieur, non mêlé, individuel et expressif » (Bakhtine, 1970 : 318). Comme si elle faisait écho aux descriptions du corps grotesque rabelaisien, la Poupée de Bellmer, figée dans l’inaboutissement de la perpétuelle répétition de son processus de construction, « est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en état de construction, de création » (Bakhtine, 1970 : 315).
La question de théâtre posée par Lyotard est plus précise encore que celle de Lehmann. Cette corporalité, bien qu’autosuffisante, inviterait à penser la possibilité d’une hiérarchie narrative d’un mouvement, d’un dessin cohérent du réflexe corporel purement physique et mécanique qui dissimulerait une certaine forme dramatique, si minime soit-elle : des signes qui eux-mêmes appartiennent à la narration. Est-il possible de s’en affranchir? Et comment? Le principal problème posé par le texte de Lyotard que nous pourrions identifier est assez élémentaire. Très vite, il s’est éloigné de l’analyse du travail de Bellmer. Son exemple visuel et significatif n’aura été qu’un tremplin à sa réflexion. Le champ disciplinaire exploré doit être précisé. Bellmer est plasticien, photographe, sculpteur, dessinateur, graveur; il n’est pas homme de théâtre. Le philosophe semblait pourtant envisager une autre voie :
Le corps érotique-morbide peut fonctionner dans tous les sens, aller de la crispation de la main à celle de la mâchoire, de la crainte (fantasmée?) d’un père ou d’une mère à l’obésité (réelle?) ou à l’ulcère (réel?) de l’estomac. Cette réversibilité de A et B introduit à la destruction du signe, de la théologie, et peut-être de la théâtralité
(Lyotard, 1994 : 92).
Introduire à la destruction de la théâtralité. Prévoir la nécessité de détruire la théâtralité. Mais de quelle théâtralité s’agit-il? Dans son texte, Lyotard rejette les expérimentations d’Artaud, le théâtre de Brecht et tout ce qu’il estime – à tort ou à raison – relever d’un langage – dissimulé ou non, didactique ou non, distancié ou non. Ce qu’il appelle la « théâtralité » répond à une logique de représentation, à celle d’une cérémonie ritualisée qui se répète selon des codes sociaux et des normes qui nuiraient, selon lui, au dispositif pulsionnel de ce nouveau processus énergétique. Associée à la « théologie » et au « signe », la « théâtralité » de Lyotard apparaît comme un carcan dont il ne parvient pas lui-même à s’échapper. À travers cette évocation d’un corps « érotique-morbide », c’est pourtant bien l’écho de Georges Bataille, dont le texte L’érotisme est publié la même année que L’anatomie de l’image, en 1957, qui se fait entendre. Les liens qui unissent les deux entreprises relèveraient presque de l’évidence :
Que signifie l’érotisme des corps sinon une violation de l’être des partenaires? une violation qui confine à la mort? qui confine au meurtre? […] [I]l y a dans le passage de l’attitude normale au désir une fascination fondamentale de la mort. Ce qui est en jeu dans l’érotisme est toujours une dissolution des formes constituées
(Bataille, 1957 : 24-25).
L’acéphale poupée bellmérienne continue alors à jouer, figée dans ses inaboutissements plastiques, dans la dimension scandaleusement provisoire revendiquée de et par son état artistique. Deux bras, deux jambes, deux seins : elle s’affranchit alors des normes imposées de l’idéal d’un corps clos. Elle est action, réflexe, désir, vie et mort. La fillette est soumise à l’épreuve d’une mécanique expérimentale, tout à la fois destructrice et reconstructrice. Elle n’est conforme qu’à la seule « anatomie de l’image » et de « l’inconscient physique ». Ainsi, ce sont dans les dessins, non contraints par la rigidité de la forme physique et plastique construite, que Bellmer peut pousser au plus loin ses recherches. La peau, alors, se soulève. La dent et la paume peuvent coexister au sein d’une circulation sans hiérarchie et composer « fortuitement une constellation arrêtée pour un instant » (Lyotard, 1994 : 97) :
Les éléments d’un « langage » total sont découpés et liés pour permettre de produire, par de légères transgressions, par des empiétements entre unités proches, des effets d’intensité. Les signes ne sont alors plus pris dans leur dimension représentative, ils ne représentent même plus le Rien, ils ne représentent pas, ils permettent des « actions », ils fonctionnent comme les transformateurs consommant des énergies naturelles et sociales pour produire des affects de très haute intensité
(Lyotard, 1994 : 94).
Lyotard pense l’aliénation de façon positive, affirmativement. Si elle marque la distance à une nature perdue, ou à une origine, c’est la dimension de cette perte et l’indifférence qu’elle entraîne qui rendent possibles les « branchements directs » de l’économie libidinale, le déplacement spatial de l’énergie libidinale, non plus de A à B mais de A et B, simultanément. Les corps dessinés de Bellmer sont tout entiers énergies, pulsions distribuées en constellation. En un instantané poussé par l’implication physique de la main de l’artiste se fait une image où est dévoilé, enfin, ce vide entre A – la rage de dents – et B – la paume de la main. La scène dessinée abolit la possibilité même de hiérarchie mécanique du réflexe en exhibant la simultanéité des investissements énergétiques répartis sur et sous la surface du corps.
De l’objet-espace à l’objet-temps
Peut-on cependant seulement évoquer une « scène dessinée »? Seule une forme paraissait tirer son épingle du jeu théâtral lyotardien :
Un théâtre énergétique produirait des events effectivement discontinus, comme les actions notées au hasard sur des fiches elles-mêmes tirées au sort par John Cage et proposées aux « interprètes » du Theater Piece […]. [E]n supprimant la notion de signe et son creusement, c’est la relation de pouvoir (la hiérarchie) qui est rendue impossible, et par conséquent la domination du dramaturge + metteur en scène + chorégraphe + décorateur sur les prétendus signes, et aussi sur les prétendus spectateurs
(Lyotard, 1994 : 97; souligné dans le texte).
Cette référence à la Theater Piece No.1[2] laisse entendre que Lyotard ignore ou feint d’ignorer toutes les initiatives d’avant-garde de Dada, puis des surréalistes concernant des dispositifs de l’ordre de l’événement, de la performance et de l’action, par-delà le clivage des différentes disciplines des beaux-arts. S’il évoque des prétendus spectateurs, c’est parce qu’il considère que « le spectateur est le produit du dispositif représentatif [et qu’]il disparaît avec lui » (Lyotard, 1994 : 98).
Voyons, avec Josette Féral, les choses à l’inverse. L’émergence de la théâtralité en d’autres lieux qu’au théâtre semble avoir pour conséquence la dissolution des limites entre les genres et des distinctions formelles entre les pratiques (arts médiatiques, performance, danse-théâtre). La théâtralité ne semble pas tenir à la nature de l’objet qu’elle investit : acteur, espace, objet, événement; elle n’est pas non plus cantonnée du côté du simulacre, de l’illusion, du faux-semblant, de la fiction, puisque nous pouvons, explique Féral en s’appuyant sur des exemples précis, la repérer dans des situations du quotidien (2011 : 83-86). La théâtralité correspond pour elle à un processus, une production qui tient tout d’abord du regard : regard qui postule et crée un espace autre (ibid. : 85). Ce processus est réversible. S’il est le résultat d’un acte conscient, il peut s’accomplir tout à la fois de part et d’autre de cet espace – qu’il s’agisse d’un théâtre ou non – à l’initiative d’un performeur (acteur, metteur en scène, scénographe, éclairagiste, mais aussi architecte) ou d’un spectateur, dont « le regard crée un clivage spatial où peut émerger l’illusion […] et qui peut porter sans distinction sur les événements, les comportements, les corps, les objets et l’espace autant du quotidien que de la fiction » (Féral, 2011 : 95). La théâtralité peut tout à la fois et réversiblement relever de l’identification – quand elle a été voulue en amont par les artistes – ou de la création – quand le sujet la projette sur les choses et les événements. Le spectateur ne serait alors en aucun cas le produit de la représentation, mais pourrait au contraire l’initier. Féral veut considérer la théâtralité comme fondatrice d’une nouvelle altérité. Ainsi perçue, la théâtralité engendre non seulement une brisure dans l’espace, un clivage dans le réel, mais aussi la constitution même de cet espace par le regard du spectateur. Elle est un acte performatif désengagé de tout rapport formel à un lieu ou à un médium artistique.
La théâtralité ainsi pensée, le marionnettiste ne serait pas tant celui qui manipule en scène sa marionnette, voire la construit, que celui qui choisit par son regard d’opérer le rite qui lui insuffle la vie, l’anime : il est un spectateur en acte. Pourtant,
[à] la différence de l’objet de culte, l’objet surréaliste […] organise son propre champ métaphorique et laisse libre cours à l’imagination. À la différence de l’objet de consommation, l’objet surréaliste ne répond à aucun besoin et à aucune fonction. Il déborde une matière et développe un désir. Mais il dit au moins trois choses à la fois : 1. Il est objet, entièrement objet (ce n’est pas un signe); 2. Il est objet de désir (il ne laisse pas indifférente la subjectivité); 3. C’est un modèle de durée (il ne se situe pas dans l’espace mais dans le temps)
(Guigon et Sebbag, 2013 : 87).
L’objet surréaliste est une pétrification du temps. Son art n’est pas noble. Il n’est pas celui de l’espace qui s’installe pour signifier et perdurer. Il est celui du temps, dans sa dialectique de l’instant, du rêvé et de la trace laissée. L’objet surréaliste a donc déjà, en soi, quelque chose du théâtre, de cet art de l’éphémère de la rencontre, de l’évanouissement de ses protagonistes, de ce clivage opéré par un regard.
Bellmer a fréquenté dans les années 1920 le versant berlinois du dadaïsme puis les représentants de la Nouvelle Objectivité – Neue Sachlichkeit –, comme George Grosz ou Otto Dix, suivant de loin le travail des surréalistes français dont il lisait passionnément les revues. La Poupée n’est pas seulement un des « objets surréalistes », mais le prototype même du mannequin métaphysique si cher au groupe : entre ready-made, pauvreté des matériaux, enfance, sexualité déviante – pour ne pas dire perverse – et très puissant potentiel onirique. On comprend pourquoi André Breton s’est immédiatement épris de cet objet et de l’univers tout à la fois fantasmatique et subversif qu’il peut ouvrir. Dans l’imaginaire surréaliste et depuis les statues-automates qui peuplent les peintures de Giorgio De Chirico, le mannequin – dont la Poupée est sans doute parente – est tout à la fois un objet propice à provoquer le merveilleux et à ouvrir l’espace d’une inquiétante étrangeté. Le mannequin était alors déjà compris comme un détournement métaphysique de celui du couturier, mais ce dernier prend une place toute particulière dans l’histoire du surréalisme lors de l’exposition internationale de 1938, pour laquelle seize artistes du mouvement ont habillé leurs créatures en les disposant, presque mises en scène, de part et d’autre de la Rue Surréaliste. Dans ce dispositif scénographique imaginé par Marcel Duchamp, on ne peut que ressentir l’influence de Bellmer, ce « marionnettiste, même » dont l’entrée dans le groupe est alors relativement récente.
À propos des objets dans Nadja de Breton, les auteurs de Sur l’objet surréaliste expliquent :
Ces objets ne sont pas faits pour être catalogués comme oeuvres d’art, comme fétiches, objets techniques […], car ils renvoient beaucoup moins à eux-mêmes qu’à l’étincelle qu’ils ont provoquée, à l’émotion qu’ils ont propagée, au souvenir presque impérissable qu’ils ont préservé. Bref ils existent moins en soi que pour l’événement contingent dont ils représentent une facette abordable, que pour la durée surréaliste dont ils signalent la trace
(Guigon et Sebbag, 2013 : 78).
Ils restituent une part de l’événement, en sont des documents qui signalent que quelque chose qui a passé dure encore, vibre, se reçoit et se ressent, à volonté et réversiblement. L’homme peut choisir alors d’en être ou non un spectateur, de traduire ou non sa visite en expérience, d’opérer ce clivage qui fera de l’objet, trace d’un processus performatif d’élection et de mise en espace, le temps et l’espace d’une nouvelle expérience.
Voici peut-être ce théâtre ignoré par Lyotard. Voici peut-être le portrait d’un « marionnettiste, même » faisant-oeuvre d’une perception toute particulière des rouages anatomiques de son pantin. Sa chose-fille, tour à tour objet et sujet d’expérimentations multiples, devient l’incarnation nécessairement défigurée, flottante, provisoire d’une réflexion sur l’anatomie du désir. Elle est la trace du fantasme qui l’a engendrée comme de ceux qu’elle continuera à stimuler.
Le postulat suggéré de « théâtre énergétique » a ceci de séduisant qu’il nous freine à l’idée de penser l’histoire du théâtre en termes de « pré » et de « post » dramatique. Les choses sont, vivent, se pensent très probablement selon ces « dispositifs pulsionnels » qui intéressent Lyotard. Encore faut-il que le terme de théâtralité ne devienne plus l’élément hiérarchique qui mutile ces expériences et les réduit au seul champ du lieu de théâtre; un lieu dont Lyotard disait lui-même qu’il ne devait pas devenir cette limite sélective où le déplacement libidinal s’effacerait devant le remplacement d’un symptôme extérieur, dont il ne produirait plus que des représentations, des signes. S’affranchir du lieu et du dispositif, de la sémiotique et de la théologie en pensant une marionnette d’après la Chute, libérée de sa présomption verticale, morte et vive à la fois, ici et là, dessinée, mise en scène, photographiée, mais surtout fabriquée, est peut-être une façon de penser à nouveau ce théâtre dont Lyotard a eu l’intuition. Lapoupée est une réalité qui conduit ailleurs. Foucaldienne, elle promène l’imaginaire par-delà les hétérotopies que le spectateur voudra bien invoquer d’un regard, vivantes et vibrantes, toujours dérangeantes. La beauté, on le sait, doit être convulsive, ou ne pas être.
Appendices
Note biographique
Shirley Niclais poursuit des travaux pluridisciplinaires en théâtre, arts plastiques et anthropologie. Doctorante sous la direction d’Évelyne Grossman et ATER (attachée temporaire d’enseignement et de recherche) à l’Université Paris Diderot – Paris 7, elle interroge les dynamiques de réification et de réanimation des figures anthropomorphes dans la sculpture et le théâtre contemporains. Elle construit parallèlement un parcours de praticienne polyvalente, formée aux arts de la marionnette au Théâtre aux Mains Nues et à ceux du mime et du geste au Théâtre du Mouvement.
Notes
-
[1]
À ce sujet, voir également l’analyse de Sarah Kofman, « Le double e(s)t le diable : l’inquiétante étrangeté de L’homme au sable » (1974).
-
[2]
Initialement appelé No Title Event, l’évènement est souvent considéré comme le premier happening de l’histoire de l’art, réunissant en août 1952 au Black Mountain College John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg.
Bibliographie
- BAKHTINE, Mikhaïl (1970), L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard, « NRF ».
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- BINSWANGER, Ludwig (1971 [1949]), « Du sens anthropologique de la présomption », dans Introduction à l’analyse existentielle, trad. Jacqueline Verdeaux et Roland Khun, Paris, Minuit, « Arguments », p. 237-245.
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