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Depuis une quinzaine d’années, Jean-Marie Papapietro présente au public des voix littéraires plus ou moins connues au Québec. C’est la mission du Théâtre de Fortune qu’il a fondé. Si le nom de la compagnie laisse entendre que le théâtre qu’on y crée a quelque chose d’improvisé, de bric et de broc, il ne faut pas s’y laisser prendre. Le nom insiste plutôt sur le désir de concevoir des productions faciles à déplacer d’un lieu à l’autre et sur le peu de moyens dont dispose la compagnie. Ce n’est donc pas un hasard si le metteur en scène s’est concentré sur la forme intime du solo, moins coûteuse à réaliser. Or ces circonstances entraînent la création d’une esthétique minimaliste, de formes inventives et ciselées. Elles permettent aussi d’insister sur la relation non médiatisée entre l’acteur et le spectateur, puisque la compagnie considère que, « dans un monde de machines, de surconsommation et de relations médiatisées à l’infini qui mettent à mal l’imaginaire, le théâtre […] apparaît de plus en plus comme le garant par excellence d’un moment vivant de la parole » (Théâtre de Fortune, 2015).

Le parcours de Jean-Marie Papapietro est jalonné d’adaptations de textes non conçus pour la scène, que l’on pourrait qualifier de récits mais qui oscillent entre les genres : tableaux narratifs, fragments impressionnistes, réflexions, chroniques, monologues ou récits biographiques. Ces textes ont en commun une grande littérarité, qui s’observe dans l’élégance du style de Robert Walser ou dans la précision des phrases d’Alexandre Vialatte. Plusieurs de ces textes narratifs s’apparentent au monologue, appelant pour ainsi dire naturellement une incarnation, sur la scène, par un seul acteur. Notons enfin que certaines des oeuvres choisies contiennent déjà une part de théâtralité, au sens où l’on y perçoit clairement une adresse au lecteur, interpellé à maintes reprises par le narrateur. C’est le cas, par exemple, de Quelques conseils utiles aux élèves huissiers, un texte de Lydie Salvayre dans lequel Maître Échinard enseigne à des apprentis huissiers les rudiments du métier. Les élèves, c’est-à-dire les lecteurs du récit de Salvayre, deviennent les spectateurs dans la mise en scène du Théâtre de Fortune. La transposition scénique a consisté à entourer l’acteur Denis Gravereaux des outils du professeur (tableau, diapositives, table et notes de cours) et à inventer la manière de proférer le texte. L’acteur construit un personnage de professeur élégant, débonnaire, parlant de son métier dans une langue soutenue, voire maniérée, où abondent les verbes au subjonctif et les mots rares : selon l’enseignant, par exemple, le client déprimé, « dont la dangerosité est médicalement avérée », est « susceptible d’un raptus anxieux » et « constitu[e] la hantise de l’huissier de justice et l’obsession de tous ses instants » (Salvayre, 1997 : 32). Puisque la préciosité du langage et l’allitération transforment cette mise en garde contre les clients en musique pour les oreilles, la langue contraste avec le propos, en ce sens qu’on nous entretient essentiellement de problèmes juridiques, avec le jargon professionnel qui l’accompagne, mais également parce que Maître Échinard tient un discours frisant le racisme et l’intolérance. Cet enrobage gracieux provoque un certain trouble chez le spectateur, dans la mesure où il « éprouv[e] du plaisir, certes un peu coupable, dans l’écoute des abominations si joliment tournées du Maître » (Cyr, 2007 : 24). Ce jeu de Gravereaux exacerbe ce qu’on retrouve dans le récit de Lydie Salvayre : le choc entre la manière et la matière du discours.

Le travail d’adaptation, au plan du texte, s’avère minimal dans la plupart des spectacles, Jean-Marie Papapietro conservant la structure du récit qu’il ne modifie pas. Tout au plus effectue-t-il quelques coupures pour l’alléger. L’adaptation correspond surtout à l’invention d’une situation théâtrale : le metteur en scène crée un contexte qui soutient et situe le texte, lequel implique nécessairement une adresse. C’est à partir de l’idée d’adresse[1] que j’aimerais présenter quelques adaptations pour un seul acteur de Jean-Marie Papapietro, en m’attardant surtout sur La promenade, spectacle réalisé en 2004, et en vérifiant comment certains motifs scéniques observés réapparaissent dans des créations ultérieures. On remarquera que dans ces solos s’opère un dédoublement de l’instance narrative – traduit notamment par le jeu de l’acteur – soulignant la nécessité, pour le locuteur présent sur la scène de théâtre, d’avoir un allocutaire. En d’autres termes, même si les textes transposés au théâtre n’impliquent qu’une seule voix narratrice, Jean-Marie Papapietro ne s’est pas seulement demandé « qui parle », « qui est cette voix narratrice » à incarner sur la scène, mais également « à qui parle » cette voix, partenaire qui se trouve sur la scène et dans le public auquel l’acteur s’adresse. Dans ces adaptations sous forme de solo, si l’on veut, l’acteur n’est jamais vraiment seul; la voix unique en appelle et en contient plusieurs autres. L’une d’elles est la voix créatrice, puisque dans les spectacles dont il sera question ici, une vision de la création est exposée, qu’elle figure ou non de manière explicite dans les textes adaptés. Les solos de Jean-Marie Papapietro, à travers une exploration de l’adresse théâtrale, proposent une représentation de la création et de la figure de l’auteur[2] en scène.

La promenade : l’auteur et son lecteur[3]

En 2004, Jean-Marie Papapietro explore une première fois la forme du solo avec La promenade; ou plutôt devrait-on dire celle du quasi-solo, dans la mesure où l’acteur qui livre la plus grande partie du texte est accompagné sur scène d’un second acteur[4]. Je l’évoque pourtant parce que, curieusement, on s’en souvient comme d’un solo : affirmant que Jean-Marie Papapietro est « spécialisé dans les solos » (Saint-Pierre, 2008 : 96), Christian Saint-Pierre mentionne en exemple La promenade de Robert Walser. Or, dans La promenade, l’acteur Paul Savoie est en scène avec Roch Aubert, acteur qui le seconde si parfaitement et discrètement… qu’il s’efface de la mémoire de certains spectateurs. Marie-Andrée Brault parlera d’ailleurs du personnage de Roch Aubert dans ce spectacle, témoin souvent silencieux, comme de celui d’un « presque absent » (Brault[5], 2008 : 85).

Dans ce texte de Robert Walser datant de 1917, un écrivain fait une promenade et nous décrit ce qu’il voit, les gens qu’il rencontre, les pensées qui surgissent au fil des paysages qu’il parcourt. L’écriture telle qu’elle est associée à l’action de marcher, l’esthétique des affiches de boutique, l’appréhension de la mort, la fulgurante beauté du paysage sont tous des thèmes développés au gré des associations libres du promeneur qui s’adresse directement à son lecteur[6].

La promenade, 2004. Avec Paul Savoie et Roch Aubert, le témoin silencieux.

Photographie de Marcel Cloutier

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Le travail d’adaptation réside dans la création du contexte dans lequel le narrateur élabore un tel récit, dispositif qui comporte l’invention d’un deuxième personnage : un infirmier, interprété par Roch Aubert, entre dans une chambre et s’assoit près d’un malade qu’incarne Paul Savoie. Aubert commence la lecture d’un livre, La promenade de Walser, et le malade, sous l’impulsion de cette lecture à voix haute, enchaîne et poursuit la récitation. L’adaptation de Papapietro constitue donc une interprétation biographique du texte, car on sait que Walser a été hospitalisé pendant plus de vingt ans à la fin de sa vie. Paul Savoie joue le rôle de Walser interné, qui se remémore l’un de ses textes. L’infirmier apparaît comme l’interlocuteur dont le malade a besoin pour entreprendre son récit, au sens où il soigne le malade tout autant que l’auteur dont la parole peine à émerger.

Le texte de Walser est pourtant constitué d’une voix narratrice unique, qui passe d’un sujet à l’autre en fonction des hasards de la promenade plutôt qu’en raison de la présence d’un autre personnage avec lequel elle entre en dialogue. Si le narrateur rencontre plusieurs individus dont il rapporte les paroles, le fil conducteur du récit demeure la logique de la déambulation. Malgré ces rencontres, la nouvelle repose et s’achève sur un constat de grande solitude. Alors que le narrateur, plongé dans une réflexion métaphysique, envisage la disparition de toute chose[7], il évoque avec regret un amour raté : « Peut-être par suite d’une grande fatigue ou pour quelque autre raison, je pensai à une jolie fille et au fait que j’étais bien seul au monde » (Walser, 1987 : 113). Demander à un seul acteur d’incarner La promenade aurait été tout à fait conséquent avec ce propos sur la solitude de l’auteur et de l’homme.

Pourtant, Jean-Marie Papapietro a décidé d’intégrer un second acteur, ce qui complexifie plusieurs aspects de la représentation – notamment celui de l’adresse. À qui parle le promeneur? D’abord, il s’adresse au public : dans l’espace exigu de la chambre d’hôpital, les acteurs se déplacent peu et Paul Savoie se trouve souvent face au public, la plupart du temps immobile. La frontalité et le statisme s’opposent ainsi à la parole évoquant le mouvement de la marche. On pourrait également croire que l’acteur s’adresse parfois moins au public qu’à lui-même, dans la mesure où il a, durant quelques passages, les yeux fermés, le regard tourné vers ses souvenirs et ses promenades lumineuses. Cette forme d’adresse insiste sur le fait que la promenade, non pas réalisée concrètement dans l’espace, s’avère intérieure, au sens où l’acteur en scène la revit en pensée, en projetant sur un écran imaginaire, par l’allusion et le récit, tous les paysages et les gens rencontrés. Mais il semble que l’adresse à soi-même et celle à un public silencieux et anonyme ne soient pas suffisantes, car le malade parle également à l’infirmier. Pour incarner la polyphonie du texte de Walser, l’autre est présent concrètement sur la scène, comme si l’adaptation théâtrale du récit imposait le dialogue, et donc exigeait le dédoublement, le partage de la voix du récit.

La présence de ce deuxième personnage complexifie également la profération du texte sur la scène, puisqu’elle permet au metteur en scène d’envisager le récit comme une partition que les acteurs livrent à deux voix, bien que celle de Savoie soit dominante : Papapietro n’a pas conçu de système de dialogues réalistes où l’infirmier – l’accompagnateur, pour poursuivre la métaphore musicale induite par le mot « partition » – prononcerait les répliques des personnages que rencontre le promeneur – le soliste. Par exemple, au tout début du spectacle, Paul Savoie interprète le rôle du promeneur, puis celui d’un banquier avec qui il a rendez-vous, avant que l’infirmier assume à son tour le personnage du banquier en poursuivant son discours. Mais il n’y a pas de règle : la parole du narrateur circule plutôt librement entre les acteurs. Paul Savoie interprète la plus grande partie du texte, tandis que l’infirmier reprend le récit lorsque le malade s’arrête pour méditer, corrige ses erreurs, lui donne la réplique, ou même joue carrément le rôle du promeneur. Ainsi, malgré le contexte faisant allusion à la biographie de Walser, le spectacle ne s’inscrit aucunement dans une esthétique réaliste.

Si l’expression « partition » est utilisée à propos de cette circulation du texte, c’est aussi parce que La promenade consiste en un récit superbe où l’on entend le plaisir des mots de l’auteur, plaisir qui relève en grande partie de la matérialité sonore du langage, du moins d’après ce que donne à lire la traduction de Bernard Lortholary. Le narrateur affirme que nous possédons « une faculté de langage qui, en elle-même déjà, est d’une beauté unique » (ibid. : 34). Il joue avec cette belle faculté en utilisant les subjonctifs « que je filasse et décampasse » (ibid. : 60), en usant de l’allitération en « l » pour décrire une jeune fille « grande et élancée, et qui lançait dans l’air lumineux un chant proprement ravissant » (ibid. : 48), ou encore en égrenant toute une série de « boutiques en “rie” » : « papete…, bouche…, horloge…, cordonne… » (ibid. : 106). En scène, les deux acteurs ont visiblement tout autant de plaisir que Walser à jouer avec ces mots qu’ils prononcent avec délectation, comme une jolie musique qui contraste avec le cadre sombre de la chambre d’hôpital où ils se trouvent[8].

Pour proférer cette partition, Paul Savoie oscille entre plusieurs niveaux de jeu, faisant montre de virtuosité et de précision. À un premier niveau, il joue le promeneur qui, enivré par les paysages, les sons et les odeurs, est enthousiaste, rempli de l’énergie que lui procure la marche. À un deuxième niveau, Savoie interprète différemment chacun des personnages rencontrés en chemin (un libraire, un banquier, une amie qui l’invite à déjeuner, une jeune chanteuse, etc.). Enfin, à un troisième, il joue l’écrivain qui tente de faire émerger la parole créatrice, c’est-à-dire le malade qui, dans la chambre d’hôpital, cherche ses mots, chemine parfois péniblement vers la parole. Roch Aubert, semblablement, occupe le rôle de l’infirmier lisant le texte à un premier niveau de jeu, puis il bascule dans la fiction de la promenade imaginaire de son malade en y jouant différents personnages. Ce jeu dans le jeu laisse percevoir, d’une part, les multiples voix dans la partition de Walser; d’autre part, il répond en écho à l’un des thèmes du texte, la création, que le promeneur associe à la marche qui l’inspire en lui permettant de faire du monde une expérience concrète[9]. Ces différents niveaux de jeu amplifient en effet le statut de créateur du personnage promeneur, puisque le spectateur l’observe dans le processus même de création, de l’invention de la parole.

L’espace confiné de la chambre, en somme, est celui du livre qu’a ouvert l’infirmier sur la scène : à partir des mots lus et proférés surgit tout l’univers rêvé par l’auteur. L’origine du texte est d’ailleurs aussi rappelée par les marques du discours rapporté, les « dit-il », « dis-je », « dit la femme » de la narration, essaimés dans le spectacle, signalant que l’on écoute un écrivain qui profère un récit[10]. La présence de l’accompagnateur pourrait alors prendre encore un autre sens. En plus de procurer à l’acteur un interlocuteur sur la scène à qui adresser son discours, en plus de donner l’occasion au metteur en scène de concevoir le texte comme une partition dynamique que se partagent les acteurs, l’accompagnateur renforce le discours sur la création que contient le texte et que met en lumière le dédoublement de Savoie en « acteur qui joue l’auteur » et « acteur qui joue le personnage promeneur ». En effet, l’infirmier sur scène lit le livre de Walser; il joue le lecteur, essentiel à l’émergence de la fiction. Dans cette perspective, la création ne peut se concevoir dans la solitude que déplore le promeneur, puisque ce dernier, pour puiser son inspiration, va à la rencontre du monde comme l’écrivain cherche son lecteur, cohabite avec lui dans l’imaginaire de la création. Une voix qui s’exprime, en d’autres termes, ne peut se concevoir sans adresse, dans la solitude; elle cherche plutôt à se déposer chez l’autre. Un autre qui se trouve, dans ce quasi-solo, incarné sur scène.

La création dans ce spectacle reposerait sur le principe d’une collaboration entre le lecteur et l’auteur; la représentation du créateur, ainsi, correspondrait à la définition de la figure de l’auteur que formule Maurice Couturier, « c’est-à-dire l’auteur reconstruit comme principal sujet énonciatif du texte dans l’acte même de lecture » (Couturier, 1995 : 22). Auteur et lecteur participent tous deux d’un même système :

l’auteur projette dans le texte des images plus ou moins fidèles de lui-même, il les éparpille entre les différents actants, tels des moi parcellaires, invitant le lecteur à s’identifier à son tour à chacun d’eux. […] La lecture est à son tour un processus d’enquête et d’identification négative ou positive : […] le lecteur […] s’ingénie à reconstituer [la figure de l’auteur] afin d’établir avec elle une véritable empathie

(idem).

La mise en scène de Jean-Marie Papapietro illustrerait le processus de création de l’auteur qui interagit, au moment même de l’écriture, avec son lecteur potentiel, dans un jeu de projections et d’identifications que réactivera ensuite chaque lecture.

La forme du théâtre dans le théâtre et la représentation de la figure de l’auteur en scène ont abondamment été explorées au Québec, tout particulièrement depuis les années 1980. Mais tandis que l’on a associé ce thème et cette forme à une recherche identitaire et à une entreprise de déconstruction de la structure dramatique[11], la représentation de l’écrivain, ici, est plutôt liée à l’exposition d’une vision de la création. L’écrivain, chez Walser, n’écrit pas en restant enfermé dans sa tour d’ivoire. Il éprouve au contraire un besoin impératif d’entrer en contact avec le monde, à travers la promenade, pour y trouver l’inspiration. Sur la scène, le personnage de l’écrivain a aussi besoin d’un contact avec le monde, que Papapietro a représenté par l’infirmier issu de la réalité de l’auteur malade. Cette vision implique que la création se fait en partage[12], ce qui explique que l’auteur en scène n’est jamais seul.

Histoire de Marie : l’actrice et son double[13]

Jean-Marie Papapietro a mis en scène, en 2006, Histoire de Marie, texte écrit par le photographe Georges Brassaï en 1949. Une femme de ménage, Marie, raconte dans un argot parisien coloré le conflit l’opposant aux gens de son immeuble, qui veulent l’expulser de sa chambre de bonne. Elle ira en cour pour défendre son petit espace et sa dignité. Le texte est composé de fragments qui se succèdent comme des photographies dans un diaporama, nous faisant entrer à coup d’instantanés dans le monde de Marie. La langue est vivante, remplie de traces d’oralité et, comme dans les textes de la théâtrographie de Papapietro mentionnés jusqu’à présent, de jeux sur les sonorités. Marie dira, par exemple : « Le Flic est très fort en fric, il remet son froc et lui laisse un sac » (Brassaï, 1995 : 45). La langue de Brassaï est emplie du désir, semble-t-il, d’être proférée.

Mais on ne sait pas à qui parle Marie ni d’où elle parle. La situation théâtrale est à inventer. Dans l’adaptation scénique, Sophie Clément entre en scène « en elle-même » et s’installe à une table de maquillage. C’est l’actrice dans sa loge, qui répète son texte en se préparant à jouer. Toute une chorégraphie du maquillage est élaborée : Clément accompagne sa récitation du texte de coups de pinceaux et de crayons sur son visage. Son attitude, au départ, est plutôt neutre, mais plus les traits de son visage sont accentués, plus elle ressemble à Marie en revêtant sa perruque, sa prothèse, ses vêtements, plus elle augmente l’intensité du jeu. Elle ira finalement s’installer dans un fauteuil face au public, alors qu’elle est devenue Marie : sa voix est plus rauque, sa posture plus courbée, son rire plus gras. Le spectateur entre donc dans l’univers de Marie au fil de la transformation de l’actrice sur la scène.

Histoire de Marie, 2006. Le processus de création est exposé sur la scène, alors que l’actrice Sophie Clément se maquille et se costume pour incarner le personnage de Marie.

Photographie du Théâtre de Fortune

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Cette idée de mise en scène ne trouve pas directement un écho thématique dans le récit de Brassaï : ce n’est pas un texte portant, par exemple, sur le jeu social qui pourrait être représenté métaphoriquement par l’actrice montrant son jeu. Elle semble plutôt constituer une stratégie de mise en scène se rapprochant de celle qui a été conçue dans La promenade, dans la mesure où l’on assiste encore ici à une démultiplication des niveaux de jeu. L’actrice construit en effet son interprétation du personnage sur trois plans : elle joue l’actrice qui joue Marie, elle joue Marie, puis elle interprète Marie jouant le rôle de l’avocat du procès. Le spectateur observe ainsi l’actrice en plein processus de création, cherchant la voix du personnage.

Dans sa quête du personnage, l’actrice ne parle pas au public dans une adresse frontale; elle profère plutôt le texte en regardant son reflet dans le miroir. Comme le personnage de Walser, l’actrice ne semble pas pouvoir créer seule en scène; elle cherche l’autre à qui s’adresser. Certes, ici, l’autre est soi-même, car Sophie Clément se regarde dans un miroir. Mais elle s’adresse à un « autre » soi-même, dans la mesure où son image se transforme au gré des coups de pinceaux sur son visage, pour épouser l’apparence et l’identité du personnage. Pour que la parole créatrice émerge sur scène, la présence d’un tiers est, encore, essentielle. Le reflet dans le miroir pourrait correspondre, si l’on extrapole un peu, à la figure du lecteur / infirmier de La promenade, puisqu’il y écoutait la parole créatrice de l’auteur comme le reflet dans le miroir accueille la parole de l’actrice en métamorphose. Clément finira par délaisser son reflet pour s’adresser au public, lorsque sa transformation en Marie sera complétée. À ce moment du spectacle, le processus de création n’est plus exposé : l’actrice est devenue Marie et ne dédouble plus son jeu. Ce deuxième mode d’adresse, exploité lorsque l’actrice assume complètement son personnage, semble souligner que le fait de destiner la parole à un autre sur scène est en quelque sorte associé à la représentation du processus de création.

Également, comme dans La promenade, les choix de mise en scène de Papapietro exposent le processus de transposition d’un univers littéraire sur la scène, puisque, d’une part, l’actrice déployant plusieurs niveaux de jeu montre sa transformation. On voit d’ailleurs le livre sur la table de l’actrice, qui s’y rapporte à maintes reprises, nous rappelant le contexte de l’adaptation théâtrale. D’autre part, cette stratégie de mise en scène entraîne des pauses dans la récitation, qui correspondent aux fragments tels que les a écrits Brassaï : l’actrice prend une gorgée d’eau, feuillette son texte, cherche une poudre de maquillage entre les différents petits tableaux du texte. La construction de l’interprétation de l’actrice, qui fait se succéder des tableaux, traduit en somme la forme même du texte, reproduite oralement par fragments, comme elle se lit dans le livre.

Premier amour : l’auteur et son public[14]

Pour compléter cette brève promenade dans les mises en scène de Jean-Marie Papapietro, j’évoquerai Premier amour de Beckett, créé à l’automne 2010. Sur la petite scène du Théâtre Prospero se trouvent des ampoules nues, reliées par des fils déposés négligemment sur le sol. Au centre de ce cercle de fils entortillés, un clochard, Roch Aubert, est assis sur un fauteuil. Le dispositif scénique place le spectateur tout près de l’acteur qui lui livre le texte assis ou en se déplaçant derrière la chaise, contraint par l’exiguïté du plateau. L’écriture dépouillée de Beckett trouve, de toute évidence, un écho dans l’esthétique minimaliste de la scène. L’histoire de Premier amour pourrait se résumer ainsi : un homme, chassé de la maison de son père, flâne dans les cimetières et les parcs. Dans ces circonstances d’errance, il fait la rencontre d’une femme, Lulu, son premier et dernier amour.

Bien que ce résumé laisse peu croire que la création soit un thème privilégié dans Premier amour, Brigitte Purkhardt, dans un compte rendu du spectacle, démontre de manière convaincante que ce texte de jeunesse de Beckett est tissé de références autobiographiques, ce qui fait du personnage de clochard un écrivain, à l’image de son créateur. Alors qu’il semble naïf et complètement inadapté socialement, le clochard se questionne, par exemple, de façon surprenante sur « la supination cérébrale », « l’idée de moi » (Beckett, 1970 : 21) et de « non-moi », se remémore ce qu’il a « écrit quelque part » (ibid. : 30). Le clochard serait donc à la fois un personnage et l’auteur qui crée le personnage. Ainsi, les remarques de Purkhardt permettent d’envisager Premier amour dans la continuité des spectacles précédents en ce qui a trait au jeu de l’acteur, qui se développe encore ici, quoique de manière beaucoup plus subtile, sur deux plans. Roch Aubert est tour à tour le personnage de clochard et l’auteur qui crée, variant le jeu selon le cas : « Il oscille entre la naïveté et l’acuité, l’assurance et le tâtonnement » (Purkhardt, 2011 : 47). L’espace créé serait ainsi celui de la parole créatrice qui émerge, bien que la chambre de l’auteur soit ici réduite à un fauteuil pivotant – qui remplace le banc de parc évoqué dans le texte de Beckett – et à une faible lumière. Récurrentes, la représentation de la figure du créateur et celle du processus de création apparaissent comme des motifs essentiels dans les mises en scène de Papapietro, du moins en ce qui concerne ses adaptations théâtrales de récits.

Premier amour, 2010. Avec Roch Aubert en écrivain clochard seul en scène.

Photographie du Théâtre de Fortune

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Mais dans cet espace exigu et dépouillé, l’acteur est cette fois bel et bien seul : nul partenaire ne l’accompagne dans sa récitation, nul reflet dans le miroir ne lui donne l’illusion d’une autre présence. Le clochard s’adresse à lui-même, à sa propre conscience créatrice. Dans l’ensemble du spectacle, l’acteur partage ses réflexions et son histoire au public, avec lequel il entretient une relation de grande proximité en raison de l’étroitesse de la salle, mais aussi en raison du rapport frontal[15] qu’implique une adresse directe. Dans la mesure où le solo concentre la relation entre l’acteur et le public[16], l’autre auquel s’adresse le créateur devient ici le public, ce dernier remplissant désormais la fonction que le lecteur / infirmier et l’image de l’actrice reflétée dans le miroir ont occupée dans les spectacles précédemment décrits. Dans la petite salle, le public fait partie intégrante de l’univers du clochard, baignant dans la même obscurité, partageant la création en accueillant la parole de l’auteur. Le lecteur incarné dans La promenade s’effacerait, en d’autres termes, dans cette mise en scène dépouillée et se verrait remplacé par un public anonyme.

***

Ainsi, de La promenade à Premier amour, il semble que la figure de l’auteur apprenne progressivement à assumer la solitude de la création. Le soliste se trouve en présence d’un autre acteur, puis face à son reflet, et enfin seul en scène, avec le public. Le créateur a-t-il compris que l’autre n’est finalement qu’illusion, fiction idéalisée ne correspondant jamais véritablement, en réalité, à ce qu’il a imaginé? La solitude de l’écrivain clochard symboliserait en ce sens l’inquiétude, voire l’angoisse métaphysique propre à l’univers beckettien. Il reste que la création, telle que présentée dans ces mises en scène, se conçoit dans l’adresse à l’autre, dans le dialogue avec un lecteur imaginaire ou réel, représenté sur la scène ou par le public silencieux. Il m’apparaît tout à fait intéressant que Jean-Marie Papapietro développe le thème de la création à travers la forme du solo; de manière paradoxale, c’est grâce à la forme théâtrale qui met en scène l’individu isolé qu’il démontre la relative solitude de la création.

Ces trois adaptations du metteur en scène, comme d’ailleurs d’autres spectacles du Théâtre de Fortune – C’est ainsi qu’Allah est grand (2012) par exemple –, ne gomment jamais l’origine livresque du spectacle. Le livre est un élément de décor dans deux des mises en scène décrites, et, toujours, le jeu de l’acteur oscille entre le personnage et la représentation du créateur – auteur ou actrice – qui invente le personnage, ce qui rappelle la source de la parole, le livre que le metteur en scène a incarné sur scène. Le spectateur entre dans le plus simple des décors, alors que les acteurs lui montrent la création en acte et l’entraînent graduellement dans l’univers de la fiction. Dans ces spectacles qui ne sont ni tout à fait des monologues, ni tout à fait des dialogues, où l’on fait du théâtre tout en insistant sur le caractère narratif de l’oeuvre mise en scène, il semble que Papapietro propose une représentation de l’oeuvre en devenir que constitue le travail de transposition du livre au théâtre.

Les formes apparemment simples que conçoit Jean-Marie Papapietro se révèlent finalement d’une grande densité, dans la mesure où se superposent plusieurs niveaux de jeu et plusieurs types d’adresse qui impliquent une réflexion sur la création. Cette densité signifiante s’accompagne d’une concentration de la relation acteur-spectateur, qui rappelle la volonté de la compagnie, évoquée en introduction, de transmettre des paroles d’auteurs sans médiation et le désir que chacun des spectacles du Théâtre de Fortune soit un « moment vivant de la parole ». Représenter la création en partage, exposer le processus de création et de transposition du livre à la scène participent très certainement à rendre vivante la parole littéraire sur la scène des solos de Jean-Marie Papapietro.