L’Annuaire théâtral
Revue québécoise d’études théâtrales
Number 58, Fall 2015 Interactions fictionnelles et scéniques dans le solo contemporain Guest-edited by Gilbert David and Francis Ducharme
Table of contents (13 articles)
Mot des directrices
Dossier
Présentation
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« Je suis dans une phrase qui bouge » : les vertiges baroques d’Un mage en été d’Olivier Cadiot, mis en scène par Ludovic Lagarde
Florence March
pp. 17–30
AbstractFR:
Au Festival d’Avignon de 2010, Ludovic Lagarde a présenté Un mage en été d’Olivier Cadiot, interprété par Laurent Poitrenaux. Ce spectacle se présente comme une synthèse de leur compagnonnage. Le mage fusionne les figures de l’écrivain, du metteur en scène et du comédien, cristallise la rencontre de la littérature et du théâtre. Le motif de la réincarnation et de la métamorphose qui parcourt le texte est une définition du phénomène théâtral selon Nietzsche, mais également une métaphore des différents états du texte de Cadiot qui témoignent du processus de transposition du livre au plateau. Seul en scène, le mage n’en est pas moins le vecteur d’une polyphonie qui interroge constamment l’identité du « je ». Il s’agira de voir comment les synergies baroques, l’écriture de Cadiot et la dramaturgie lagardienne participent de ce phénomène d’instabilité.
EN:
At the 2010 Avignon Festival, Ludovic Lagarde directed Olivier Cadiot’s Un mage en été, starring Laurent Poitrenaux. The production works as a synthesis of their companionship. The magus simultaneously embodies the writer, stage director and actor, thus crystallizing the encounter of literature and theatre. The motif of reincarnation and metamorphosis running through the text stands as a definition of the theatrical phenomenon according to Nietzsche, as well as a metaphor for the various states of Cadiot’s text demonstrating the transposition process from page to stage. Although performing alone, the magus expresses a polyphony of voices which systematically question the “I”. This article purposes to analyse how baroque synergies deriving from Cadiot’s writing style and Lagarde’s performance text combine to give an unstable sense of identity.
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La création en partage dans les solos de Jean-Marie Papapietro
Hélène Jacques
pp. 31–44
AbstractFR:
Dans cet article sont présentés trois spectacles solos mis en scène par Jean-Marie Papapietro, dont le parcours au sein du Théâtre de Fortune, compagnie qu’il a fondée en 2000, est jalonné d’adaptations de textes initialement non conçus pour la scène. La promenade (2004), Histoire de Marie (2006) et Premier amour (2010) sont des partitions pour un seul acteur. Toutefois, dans l’invention d’une situation théâtrale pour transposer ces textes à la scène, Jean-Marie Papapietro opère un dédoublement de l’instance narrative en imaginant l’allocutaire à qui s’adresse le personnage. Ce dédoublement permet, d’une part, d’exacerber le travail d’adaptation du livre à la scène et, d’autre part, de présenter une vision de la création qui, dans les cas observés, se fait toujours en partage, dans l’adresse à un lecteur ou à un auditeur incarné tantôt par un accompagnateur sur scène, tantôt par un reflet ou par le public anonyme.
EN:
This article presents three solos directed by Jean-Marie Papapietro, whose work with the Théâtre de Fortune, a company he founded in 2000, is marked by numerous adaptations of texts not initially conceived for the stage. La promenade (2004), Histoire de Marie (2006) and Premier amour (2010) are solo scores. However, by inventing a theatrical situation to bring the page to the stage, Jean-Marie Papapietro duplicates the narrative instance by imagining a listener whom the character addresses. On one hand, this duplication enhances the work of page to stage adaptation and, on the other, it presents a vision of creation that, in the cases studied, is always a shared experience that involves addressing a reader or a listener, who is embodied at times by a stage companion, and at others by a reflection or the anonymous audience.
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Le soliloque et ses dispositifs scéniques : Jackie d’Elfriede Jelinek, mise en scène par Denis Marleau et Stéphanie Jasmin
Marie-Christine Lesage
pp. 45–56
AbstractFR:
Cet article propose une étude de Jackie d’Elfriede Jelinek, mise en scène par Denis Marleau et Stéphanie Jasmin (Espace Go, 2011). Le spectacle recourait à la vidéo en direct et à l’amplification sonore comme moyens médiatiques de performer ce soliloque, en faisant écho aux propos de Jelinek : le texte montre justement les processus par lesquels la figure de Jackie Kennedy a été déterminée, modelée, voire capturée, par les différents dispositifs qui ont fait d’elle une icône médiatique. La performativité du soliloque réside ici dans l’omniprésence de l’appareil technique qui contraste avec la retenue du jeu de l’actrice. La mise en scène montre, en la démontant, la relation entre l’individu et les dispositifs qui le captent et le saisissent, en opérant par le fait même un processus de « désubjectivation » (Agamben).
EN:
This article presents a study of Elfriede Jelinek’s play Jackie, staged by Denis Marleau and Stéphanie Jasmin (Espace Go, 2011). The production used the media of live video and sound amplification to perform this soliloquy, thus echoing Jelinek’s words: the text reveals the specific processes by which the figure of Jackie Kennedy was determined, modeled – even captured – by the various devices that made her a media icon. The performativity of the soliloquy lies in the ubiquity of the technical device, which contrasts with the restraint of the actress’s performance. The staging depicts, as it simultaneously undermines, the relationship between the individual and the devices that capture and grasp her essence, thereby implementing a process of “desubjectivation” (Agamben).
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De l’acte de suivre à la critique du suivisme : les déambulations audioguidées d’Olivier Choinière
Francis Ducharme
pp. 57–74
AbstractFR:
Cet article s’intéresse à la relation de l’oeuvre scénique au spectateur dans les déambulations sonores Beauté intérieure, Vers solitaire (OUT) et Projet blanc d’Olivier Choinière. Dans cette forme de théâtre de rue, le participant porte des écouteurs qui lui transmettent un monologue. Différents moyens sont expérimentés pour le faire marcher selon un itinéraire précis. Un personnage audible semble suivre le marcheur et lui imposer son rythme (Beauté intérieure), ou encore c’est le spectateur qui doit marcher dans les pas d’un acteur (Vers solitaire [OUT]), voire de l’auteur lui-même (Projet blanc). L’action physique de suivre est rapprochée dans ce texte de la réflexion critique portée par les oeuvres sur l’esthétique dominante, que celle-ci concerne l’apparence corporelle (Beauté intérieure), la consommation touristique (Vers solitaire [OUT]) ou une pièce de la compagnie théâtrale montréalaise la mieux établie (Projet blanc).
EN:
This article studies the relationship to the spectator in Olivier Choinière’s audio walks Beauté intérieure, Vers solitaire (OUT) and Projet blanc. In this type of street theatre, the participant listens to a monologue on headphones that provides various forms of instructions for following a specific itinerary. An audible character seems to trail the walker, imposing on him or her a certain rhythm (Beauté intérieure), or else it is the participant who must walk in the footsteps of an actor (Vers solitaire [OUT]) or of the author himself even (Projet blanc). The physical action of trailing is linked with the critical reflections the works provide on the dominant aesthetic, whether the latter is about physical appearance (Beauté intérieure), touristic consumption (Vers solitaire [OUT]) or a play staged by the most established theatre in Montreal (Projet blanc).
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Performativité du « corps » autobiographique de la marionnette dans Billy Twinkle de Ronnie Burkett
Jenn Stephenson
pp. 75–89
AbstractFR:
Lors d’un solo autobiographique, la présence du corps authentique du sujet est une source de fascination pour le public. Le centre de cet intérêt réside dans l’interrelation entre le corps physique du sujet (mondea) et le corps du protagoniste (mondeb) que le jeu génère. Les spectacles autobiographiques permettent aux actes fictionnels de transcender les limites ontologiques et d’avoir un impact dans le monde réel. Comment comprend-on le transfert de l’expérience performative entre ces différentes formes ontologiques du soi lorsque l’une d’elles est une marionnette? Dans le mondeb, une marionnette est un personnage vivant; dans le mondea, elle s’éteint et devient tout simplement un objet. À la lumière de cette possibilité de pouvoir tomber dans le non-être, cet article examine les stratégies utilisées par Ronnie Burkett dans sa pièce Billy Twinkle pour aborder la question sous-entendue par le sous-titre de la pièce Requiem for a Golden Boy : Billy meurt-il?
EN:
For the autobiographical solo performer, the presence of the authentic subject-body is an object of fascination for the audience. The focus of this interest is the interrelation between the physical subject body (worlda) and the performatively-generated protagonist body (worldb). Autobiographical performance shows the potential for fictional acts to transcend ontological borders and have actual-world effects. How do we understand the transfer of performative experience among ontologically disparate selves when one of those selves is a puppet? In worldb, a puppet is a living character; in worlda that puppet switches off, becoming simply an object. In light of this characteristic of puppets to lapse into non-being, this paper will examine the strategies used by Ronnie Burkett in his play Billy Twinkle to tackle the question implied by the play’s subtitle Requiem for a Golden Boy: Does Billy die?
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Le projet Andersen de Robert Lepage : (trans-)figurations du soliste démiurgique ou le nouveau théâtre du merveilleux
Gilbert David and Maria Stasinopoulou
pp. 91–114
AbstractFR:
Cet article vise à mettre en relief la dramaturgie singulière du Projet Andersen de Robert Lepage en comparant notamment la version de 2005 à celle de 2006. Au-delà des nombreux changements repérables dans la fable, c’est la configuration des personnages et des figures en une quête ontologique qui fait toute l’originalité de ce solo polyphonique, marqué par le recours à un large éventail de moyens techniques (costumes, objets, projections, musique, sonorisation, lumière, etc.), tous à même de rehausser et de complexifier le jeu du soliste. Il en résulte une composition fondée sur l’ethos démiurgique de l’acteur-créateur qui invente un monde où la réflexion sur l’être et le paraître se révèle finalement indissociable d’un appel à l’émerveillement.
EN:
This article aims to highlight the singular dramaturgy of Robert Lepage’s Projet Andersen, by comparing, in particular, the 2005 and 2006 versions. Beyond the numerous changes in the story, it is the configuration of characters and figures into an ontological quest that accounts for the originality of this polyphonic solo, characterized by recourse to a broad range of technical means (costumes, props, projections, music, sound, light, etc.) that enhance and enrich the soloist’s performance. The result is a composition founded on the demiurgic ethos of the actor-creator, who invents a world where reflection about being and appearance finally reveals itself to be inseparable from the awakening to a sense of wonder.
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Le solo-machine : incursion dans le travail scénique de Carole Nadeau
Hervé Guay
pp. 115–133
AbstractFR:
Cet article aborde le rôle de la machine au sein du solo théâtral à l’aide de deux spectacles de Carole Nadeau créés à dix ans d’intervalle : MeMyLee Miller (2000) et Le mobile (2010). L’auteur s’attache à ce qui distingue ce type de solo d’un « monologue » axé sur la parole et sur la « pure » présence de l’acteur dans la mise en place de ce régime scénique. L’article étudie le dialogisme humain-machine dans ses particularités performatives en portant attention à la manière dont le jeu de l’acteur et l’espace scénique sont transformés par les technologies retenues. Il est ainsi question d’observer comment cette interaction humain-machine influe sur la réception de ces solos, autrement dit « ce que la machine fait au solo », pour paraphraser le titre d’un essai célèbre de Nathalie Heinich.
EN:
This article aims to explore the role of the machine in solo performances. To this end, the author analyzes two one-woman shows by Carole Nadeau presented at ten-year intervals: MeMyLee Miller (2000) and Le mobile (2010). The author focuses on what distinguishes these performances from a text-based and presence-oriented solo performance in the implementation of this theatrical regime. The article examines the human-machine dialogism and its performative particularities by describing how acting and the theatrical space are transformed by the selected technologies. Thus, the issue is about how human-machine interactions affect the reception of these performances, in other words, “what the machine does to the solo performance”, to paraphrase the title of an essay by Nathalie Heinich.
Pratiques et travaux
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Le pouvoir de consommer : le spectateur comme enjeu et acteur de l’économie du théâtre musical
Laura MacDonald
pp. 137–150
AbstractFR:
Alors que l’achat d’un billet marque l’engagement de l’amateur de théâtre à consommer une comédie musicale de Broadway, l’expérience de la performance en direct ne marque pas la fin de la consommation de ladite comédie musicale ou de la marque Broadway. Après le spectacle, grâce au bouche à oreille, le spectateur va communiquer ses souvenirs et ses impressions sur la comédie musicale, ce qui constitue de la publicité gratuite pour les producteurs. Cet article retrace l’évolution des stratégies de marketing du théâtre musical déployées depuis les années 1960 pour montrer comment et pourquoi les spectateurs choisissent de consommer des comédies musicales. En passant par l’analyse des campagnes de marketing, par des études sur la démographie des auditoires menées par des producteurs de Broadway et par certains documents d’archives, cet article présente le spectateur de la comédie musicale comme un enjeu et un acteur important de l’économie du théâtre musical.
EN:
While the purchase of a ticket marks the theatregoer’s commitment to consuming the Broadway musical, the experience of the live performance is not the end of his consumption of the given musical, or of the Broadway brand. Post-performance, the spectator will communicate his memories of and emotional responses to the musical, along with the ideas it promoted, advertising the musical’s brand for the producers, free of charge. This article traces the developments in musical theatre marketing from 1960 onwards to illustrate how and why spectators choose to consume musicals. With analysis of marketing campaigns, audience demographic studies conducted by Broadway producers and other archival material, this article privileges the musical theatre spectator’s value as both consumer and commodity.
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Le théâtre du réel : une nouvelle vague flamande entre fiction et non-fiction
Nele Wynants
pp. 151–169
AbstractFR:
Il y a plus d’une vingtaine d’années, une génération d’artistes flamands ont redéfini les formes et les esthétiques et même revu les limites du théâtre occidental. Ces artistes expérimentaux, identifiés sur la scène internationale comme les figures de proue de la « vague flamande », occupent aujourd’hui des positions clés dans les maisons de théâtre et les compagnies internationales. Cet article remet en question cette notion d’une « vague » dominante et préfère distinguer différentes vagues et vaguelettes successives dans l’hétérogène scène théâtrale de Flandre. Une première partie de l’article repose sur la réception critique du théâtre flamand des années 1980. Une deuxième étudie les pratiques de certains jeunes créateurs flamands contemporains qui, tout comme leurs prédécesseurs influents, sont à la recherche d’un langage théâtral qui leur est propre. Ancrés dans la réalité historique, sociale et politique, les projets de Elly Van Eeghem, de Thomas Bellinck et des frères Ben Chikha tentent de nouer des rapports explicites avec cette réalité en privilégiant le dialogue entre fiction et non-fiction. Ainsi, cet article présente deux générations de créateurs de théâtre en Flandre dont l’esthétique et le rapport au réel diffèrent fondamentalement.
EN:
For over two decades, a generation of Flemish artists has redefined the aesthetic forms and boundaries of Western theatre and performance. These experimental artists, internationally recognized as figureheads of the “Flemish wave”, today occupy key positions in international companies and theatre houses. This article questions the notion of a single dominant “wave”, preferring instead to distinguish various successive waves and wavelets in the heterogeneous Flemish theatre scene. The first part of the article focuses on the critical reception of Flemish theatre during the 1980s. The second discusses a number of young contemporary Flemish artists who, like their influential predecessors, are seeking a theatrical language of their own. Rooted in a historical, social and / or political reality, the projects of Elly Van Eeghem, Thomas Bellinck, and Chokri and Zouzou Ben Chikha, attempt to establish clear connections with this reality by initiating a dialogue between fiction and non-fiction. Thus, this article presents two generations of Flemish theatre-makers whose aesthetics and relationship to reality are fundamentally different.
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Rhapsodisation et transpersonnalisation de la parole dans les Drames de princesses d’Elfriede Jelinek
Sara Thibault
pp. 171–192
AbstractFR:
Le présent article, tiré du mémoire de maîtrise de l’auteure, se consacre à l’étude de la parole dans les Drames de princesses, un recueil de pièces de théâtre écrites par Elfriede Jelinek qui constituent autant de variations autour du thème de la jeune fille et la mort. L’analyse s’articule autour de la notion de transpersonnalisation élaborée par Jean-Pierre Sarrazac afin de mettre en relief l’hétérogénéité des discours qui composent la parole de chacune des princesses. L’idée de montage de répliques, empruntée à Joseph Danan, aide à expliquer la conflagration qui s’opère entre le discours médiatique et les autres discours qui traversent le recueil. Finalement, la récupération de ce que Meyerhold appelait un « dialogue intérieur dissimulé » sert à faire ressortir le fait que, sous un apparent dialogisme, la parole des héroïnes de Jelinek est davantage tournée vers l’introspection et prend la forme de soliloques individuels plutôt que d’un véritable échange entre les protagonistes.
EN:
Drawn from the author’s master’s thesis, this article examines speech in Drames de princesses, a collection of plays by Elfriede Jelinek containing variations on the theme of Death and the Maiden. The analysis is structured around the notion of transpersonalization, developed by Jean-Pierre Sarrazac, in order to highlight the heterogeneity of the discourses that make up each princess’s speech. Moreover, the idea of a montage of lines, borrowed from Joseph Danan, helps explain the clash of views between the media discourse and the other discourses throughout the collection. Finally, the use of what Meyerhold called a “concealed inner dialogue” makes it clear that, despite an apparent dialogism, the speech of Jelinek’s heroines tends to be more introspective and takes the form of individual soliloquies rather than a genuine exchange between the protagonists.