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Depuis une vingtaine d’années, l’historiographie théâtrale au Québec a connu un ralentissement qu’ont déjà souligné, inquiets, plusieurs chercheurs dans le domaine comme Yves Jubinville et Jean-Marc Larrue. L’édition récente d’une poignée de livres à caractère historique semble indiquer un certain soubresaut qui, espérons-le, annonce un renouvellement de la discipline.
Dans l’ouvrage qu’il consacre à l’évolution des pratiques théâtrales à Montréal entre 1940 et 1980, Sylvain Schryburt procède à un découpage qui permet de suivre l’apparition et le développement de l’art de la mise en scène au Québec. Il identifie ainsi différents régimes successifs au cours desquels le rôle d’agenceur des différentes dimensions de la représentation reviendra d’abord à l’acteur-vedette d’une troupe ou à son animateur avant que n’émerge la figure du metteur en scène comme instance auctoriale principale du spectacle théâtral, une autorité qui sera finalement contestée par les défenseurs d’une approche collectiviste de la création.
Dans ce livre qui reprend l’essentiel de sa thèse doctorale, l’auteur adopte une approche bourdieusienne qui lui permet d’analyser, pour chacune des périodes étudiées, la dynamique des échanges entre les tenants de différentes positions idéologiques dans le champ soigneusement délimité du théâtre montréalais. Il expose également en détail comment les différentes innovations et orientations proposées par les nouveaux joueurs propres à chaque époque identifiée viennent modifier, après des périodes d’incubation de durée variable, l’horizon d’attente propre au public montréalais et à la critique dramatique.
La première période (1937-1952) correspond au moment où le modèle de création productiviste hérité du XIXe siècle, qui prévoit la mise à l’affiche d’une nouvelle pièce par semaine, va être contesté par deux troupes dont les animateurs respectifs prendront tous les deux la plume pour défendre de nouvelles conceptions de l’art dramatique. Au théâtre résolument commercial comme celui qui se joue à l’Arcade, vu par ses détracteurs comme un temple du cabotinage et du vedettariat, le père Émile Legault et ses Compagnons d’une part et Pierre Dagenais et l’Équipe d’autre part vont opposer de nouvelles visions éthiques et esthétiques. Si les premiers favorisent un haut répertoire classique et chrétien et une interprétation stylisée, les seconds mettent l’accent sur un jeu naturel et un répertoire moderne. S’affichant comme une troupe professionnelle, l’Équipe de Dagenais choisit de consacrer un minimum de six semaines de répétition à chaque spectacle, ce qui permet un travail en profondeur sur le texte. Cette condition est essentielle à l’émergence de la figure du metteur en scène, qui dispose désormais d’une période de temps plus adéquate pour s’investir en profondeur dans la conception de tous les aspects de la production.
Cette approche moins commerciale et davantage tournée vers une hausse générale de la qualité artistique de l’offre théâtrale montréalaise va se poursuivre au cours des années 1950, alors que les principales compagnies en activité que sont le Théâtre du Rideau Vert, le Théâtre-Club et surtout le Théâtre du Nouveau Monde s’engagent dans le développement de ce que Schryburt qualifie de « modèle de pureté ». Soucieuses de durer, ces compagnies n’ont pas le choix d’explorer un répertoire éclectique qui tient compte des goûts du public. Le TNM, dont la grande majorité des fondateurs ont étudié auprès de maîtres européens après avoir séjourné un temps chez les Compagnons, va se démarquer du lot grâce à la haute tenue de ces spectacles résultant de la professionnalisation de ses membres. La troupe animera même durant quelques années sa propre école afin de former une relève de qualité apte à participer à l’essor du théâtre montréalais. Les acteurs les plus doués de la compagnie, Jean Gascon et Jean-Louis Roux, font le plus souvent office de metteurs en scène ; proches des idées de Louis Jouvet et de Charles Dullin, ils prennent parti pour un jeu raffiné et nuancé, particulièrement soigné en ce qui concerne la diction. La mise en scène, toute au service du texte, tient de l’épure.
Au cours de cette période, l’institutionnalisation rapide du théâtre québécois, qui se traduit notamment par la mise sur pied d’instances de financement de la culture par l’État et l’ouverture d’écoles professionnelles de formation, va contribuer à consolider l’activité théâtrale. Alors que les scènes consacrées comme le TNM au répertoire établi se multiplient (Nouvelle Compagnie Théâtrale, Théâtre Populaire du Québec), apparaissent à la fin des années 1950 et au début des années 1960 de petites troupes qui se placent volontairement en marge du modèle dominant. Alors que le Rideau Vert entame un virage franchement commercial et que le TNM affiche de plus en plus un penchant pour les spectacles à grand déploiement, les Apprentis-Sorciers, l’Egrégore et les Saltimbanques investissent de petites salles pour proposer au public montréalais des dramaturgies jusqu’alors inédites ici : Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Jean Genet. Rejoignant un public plus jeune, ces compagnies s’illustrent par des approches novatrices du jeu et de la mise en scène qui séduisent une critique que le statut amateur ou semi-professionnel des artistes rend parfois plus conciliante.
Schryburt en profite pour démontrer que cet avant-garde va exercer une pression sur les scènes établies. Il expose comment les innovations concernant le répertoire, l’interprétation et l’esthétique scénique (rapport scène-salle, matériaux scénographiques, interdisciplinarité) émanent bien souvent des groupes en marge du milieu officiel avant de migrer, avec quelques années de décalage, vers le centre. À la fin des années 1960, Jean-Louis Roux, désormais seul à la barre du TNM et soucieux de secouer un peu l’étiquette de « théâtre à papa » accolée par la jeune génération à son institution, ouvrira la porte à certaines nouveautés comme la projection vidéo et la création collective.
Ce souci de renouvellement passe également, au TNM comme ailleurs, par l’embauche de metteurs en scène pigistes, une tendance forte qui vient rompre avec le modèle hérité des années 1940 voulant que les fondateurs des compagnies assurent l’essentiel de leurs mises en scène. C’est ainsi que l’on verra des artistes comme Paul Buissonneau, Jean-Pierre Ronfard et André Brassard être actifs sur la plupart des scènes institutionnelles de la métropole et renouveler les esthétiques scéniques des compagnies établies par des apports originaux bien cernés par Sylvain Schryburt. Il faut dire que ces pigistes affichaient également une plus grande sensibilité aux nouvelles écritures dramatiques québécoises, qui connaissent une expansion sans précédent durant cette période (1969-1980) que l’essayiste décrit comme « l’entrée en scène du théâtre québécois ».
Cette dernière séquence, riche en bouleversements, est également marquée par l’apparition de la création collective comme option méthodologique et idéologique privilégiée par une nouvelle génération de créateurs théâtraux. Lieu de la remise en question des habituelles hiérarchies à l’oeuvre au sein des troupes, la création collective correspond notamment à un désir exprimé par les acteurs de conquérir leurs propres moyens d’expressions. Popularisé par le Grand Cirque Ordinaire, dont les premières tournées connaissent un franc succès, cette approche de la création inspirera autant des groupes actifs dans un mouvement général d’affirmation sociale et culturelle qu’une frange plus politique, résolument engagée à gauche qui, à l’instar du Théâtre Euh !, renoue avec l’agit-prop. Les principales caractéristiques de ces pratiques - rejet du texte et de l’auteur, usage de l’improvisation, recours à des techniques originales comme le mime ou la marionnette - inspirent également bon nombre de cellules artistiques davantage attirées par la recherche formelle. Critiques des orientations politiques de plusieurs militants actifs au sein du mouvement du Jeune Théâtre, les fondateurs du Théâtre Expérimental de Montréal sont identifiés avec justesse par Schryburt comme les principaux représentants d’une mouvance davantage axée sur l’expérimentation. Moins sensibles aux nombreux bouleversements sociopolitiques qui surgissent à l’aube des années 1980, les chercheurs négocieront mieux ce changement de paradigme que les troupes engagées. Cette décennie serait davantage marquée par la montée en flèche du metteur en scène vedette comme Robert Lepage et Denis Marleau ainsi que l’inscription du Québec sur la scène théâtrale mondiale, en route vers une économie du théâtre de festival, hypothèse sur laquelle se conclut l’ouvrage de Sylvain Schryburt.
Pour s’approcher au plus près de la scène et rendre compte de quarante années d’évolution de la mise en scène au Québec, le professeur au département de théâtre de l’Université d’Ottawa s’appuie sur une documentation impressionnante : photographies, rares enregistrements, critiques, témoignages, programmes de spectacles, etc. L’auteur reconnaît les limites intrinsèques de chacun de ces types de sources pour qui tente de reconstruire le plus fidèlement possible la représentation théâtrale, mais avance également que l’impossibilité de rendre compte intégralement de cet événement essentiellement éphémère ne doit plus freiner les historiens qui depuis trop longtemps baissent les bras devant cette tâche difficile qui n’en demeure pas moins essentielle.
Sylvain Schryburt livre un bouquin au style net et à l’écriture enlevée, une mise en récit passionnante qui ne sacrifie en rien la rigueur scientifique et le sens de la nuance. L’objectif avoué de faire « oeuvre utile » s’avère atteint. S’il se propose humblement de simplement mettre « ces pratiques sur les écrans radars d’une future histoire générale du théâtre québécois », De l’acteur vedette au théâtre de festival – Histoire des pratiques scéniques montréalaises 1940-1980 n’en représente pas moins une formidable synthèse analytique qui vient défaire au passage de nombreuses idées reçues sur l’histoire du théâtre québécois.