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Parce qu’il fait résonner la langue sur la place publique, le théâtre est une forme d’art privilégiée pour les francophones du Canada. Dans un contexte où le français est une langue menacée, la parole théâtrale devient un acte d’affirmation et de résistance culturelles (Ladouceur, 2005). Dans l’Ouest canadien, où les francophones doivent s’accommoder de la présence écrasante de l’anglais, le théâtre a d’abord servi à défendre un français idéalisé, non traversé par des influences anglophones. Longtemps perçu comme néfaste au français, le bilinguisme des francophones minoritaires a toutefois vu sa valeur rehaussée au cours des dernières années et il s’affiche de plus en plus dans des productions qui en exploitent les possibilités dramaturgiques et esthétiques. Ce bilinguisme est aussi mis à profit dans le surtitrage anglais de spectacles produits par des théâtres francophones désireux d’élargir leur auditoire. L’étude qui suit examine quelques manifestations de bilinguisme affichée dans certaines pièces créées au Manitoba et en Alberta. Elle se penche aussi sur l’emploi des surtitres dans les théâtres franco-canadiens et sur les perspectives qu’ils ouvrent pour rejoindre un public linguistiquement et culturellement diversifié.

Théâtres francophones de la marge

Selon le recensement de 2006, les Canadiens qui disent connaître le français représentent 30,68 % de la population. Ce pourcentage comprend 13,25 % d’unilingues, concentrés au Québec et en Ontario, et 17,43 % de bilingues répartis sur tout le territoire, dont 2,13 % dans les quatre provinces de l’Ouest du Canada[1]. Ce dernier chiffre met en relief l’exigüité des communautés franco-canadiennes de l’Ouest en comparaison avec celles du Québec et de l’Ontario. Avec sa forte majorité de francophones unilingues et bilingues et une politique linguistique qui donne la primauté au français, le Québec est le centre de la francophonie canadienne et du marché théâtral francophone au Canada. On y retrouve une masse critique d’artistes, de producteurs, d’artisans, de compagnies, de critiques, de salles de spectacles, de spectateurs et de chercheurs. Les institutions théâtrales québécoises sont les plus nombreuses ; elles possèdent, dès lors, un plus grand pouvoir de légitimation et leurs productions sont plus visibles sur les marchés national et international, où elles jouissent d’une reconnaissance grandissante. À l’extérieur du Québec, toutefois, les treize compagnies francophones professionnelles membres de l’Association des théâtres francophones du Canada[2] élaborent, dans des conditions ardues et précaires, un répertoire qui demeure le plus souvent confiné au public restreint des petites communautés franco-canadiennes.

Ces théâtres francophones de la marge sont pourtant très dynamiques et souvent novateurs. Investissant cette marginalité qui leur est propre, les artistes franco-canadiens de l’Ouest donnent à voir des réalités méconnues dans des oeuvres dont la théâtralité reflète les contextes dont elles sont issues. Une des particularités mises en avant dans plusieurs productions théâtrales récentes réside dans l’hétérolinguisme qu’elles donnent à entendre. Cet hétérolinguisme est représentatif d’une réalité où l’on ne peut être francophone sans être bilingue, l’usage du français étant réservé à l’espace de la vie privée et à quelques rares institutions francophones, alors que la vie publique se déroule exclusivement en anglais. Dans ces espaces réservés au français, on le parle de façons variées, selon la situation d’énonciation et le registre qui lui convient. Si l’on a recours à une langue correcte ou soutenue dans les circonstances requises par ces registres, les échanges quotidiens peuvent toutefois faire appel à une langue populaire qui affiche un fort degré d’hétérolinguisme, quand on n’alterne pas fréquemment entre les deux langues, ce qui permet de rejoindre des interlocuteurs francophones et anglophones. Ces différents scénarios ont été exploités par des artistes désireux de rendre compte d’une dualité linguistique qui est au coeur de leur identité francophone.

Des degrés d’hétérolinguisme

Comme le signale Pascale Casanova, la langue populaire possède une valeur distinctive très élevée pour les petites littératures qui s’écrivent dans une grande langue littéraire, puisqu’elle leur permet de se réapproprier cette langue prestigieuse tout en revendiquant leur spécificité (Casanova, 1999 : 386). Représentatif de la façon dont une communauté s’est appropriée la langue, le registre populaire est aussi celui qui est investi du coefficient identitaire le plus élevé. C’est ainsi que le recours au joual, consacré par la création des Belles-soeurs de Michel Tremblay en 1968, a permis d’inaugurer un répertoire qui, mettant à profit les ressources de la langue populaire, allait désormais être qualifié de « québécois », rejetant ainsi l’ancienne désignation « canadienne-française » qui englobait auparavant toutes les francophonies du Canada.

Se démarquant du français standard par l’inclusion d’archaïsmes remontant au début de la colonisation, de nombreux anglicismes façonnés par des siècles de cohabitation avec un anglais dominant et de quelques amérindianismes acquis au contact de la culture autochtone, la langue chargée d’affirmer une identité québécoise spécifique est pourtant celle qui proclame sa filiation canadienne-française avec le plus d’éloquence. Cette parenté n’est nulle part aussi manifeste que dans l’hybridité des vernaculaires francophones du Canada, tous traversés par l’anglais à des degrés divers selon la position géographique occupée. Plus on s’éloigne du Québec vers l’ouest, plus les vernaculaires francophones se montrent perméables à l’anglais, et ce degré d’altérité anglophone au sein de la matrice commune du français exprime une réalité spécifique à chaque communauté.

C’est d’abord l’accent qui se voit chargé d’affirmer une spécificité franco-ontarienne. Dans la pièce Lavalléville, publiée en 1974, André Paiement précise dans une note liminaire que « [l]e langage utilisé dans la mise en scène était celui de la région : le joual franco-ontarien. Il est très important que le texte de la pièce soit adapté à l’accent de la langue (quel qu’il soit), de la région où cette pièce est jouée » (Paiement, 1974 : III). L’oralité spécifique de la langue parlée est ici primordiale, puisque c’est le seul marqueur d’une particularité franco-ontarienne dans un texte dont la graphie et la syntaxe demeurent fidèles au français standard[3].

La présence de l’anglais demeure également minimale dans les pièces de Jean Marc Dalpé. Auteur franco-ontarien très en vue et reconnu au sein de l’institution théâtrale québécoise, Jean Marc Dalpé jouit d’une grande légitimité dans le champ théâtral québécois et franco-canadien. Sa première pièce en solo, Le chien, a connu un succès éclatant lors de sa création par le Théâtre du Nouvel-Ontario en 1987. Elle a été produite en 1988, au Théâtre de Quat’Sous, à Montréal et couronnée du prix du Gouverneur général la même année. Dans cette pièce qui raconte le retour du fils dans sa ville natale du nord de l’Ontario, où il découvre les ravages causés par la violence du père, la langue affiche un haut degré d’oralité, avec des élisions, un lexique, une grammaire et des anglicismes semblables à ceux que l’on retrouve dans le joual québécois. Quelques rares énoncés en anglais surgissent parfois dans les dialogues, mais ils n’ont pratiquement aucune valeur diégétique[4], puisque l’information livrée en anglais n’est pas essentielle pour faire avancer le récit et ne met jamais en péril la suprématie du français comme langue de narration. Comme le souligne Jules Tessier, « Dalpé utilise le procédé à des fins documentaires, comme outil, toujours, pour évoquer une société en situation de langue dominée » (Tessier, 2001 : 63). Il s’agit ici d’un hétérolinguisme minimal et accessoire qui n’a pas entravé la compréhension de la pièce lors de sa production à Montréal en 1988. Il faut dire que la proximité avec la métropole montréalaise fait en sorte que les auteurs franco-ontariens peuvent difficilement échapper à son influence culturelle et linguistique. Si une telle proximité procure des avantages certains sur le plan de la vitalité linguistique, elle impose aussi des contraintes linguistiques et des modèles difficiles à contourner.

Plus loin vers l’ouest, on assiste à l’émergence d’une poétique bilingue ancrée dans la nécessité de recourir au français ou à l’anglais selon les besoins de la communication. C’est en 1975 que Le Cercle Molière de Saint-Boniface produit « la première véritable pièce franco-albertaine Je m’en vais à Régina de Roger Auger » (Léveillé, 2005 : 345). Cette pièce met en scène la famille Ducharme de Saint-Boniface dépeignant des francophones bilingues qui passent aisément d’une langue à l’autre selon l’interlocuteur à qui ils s’adressent. Comme le fait remarquer Roger Léveillé dans son histoire du théâtre franco-manitobain moderne, « [s]i Tremblay peut faire parler en joual les gens des quartiers populaires de Montréal, pourquoi les Franco-Manitobains ne pourraient-ils pas s’entendre parler sur scène en français ou en anglais selon la réalité de leur milieu ? » (Léveillé, 2005 : 347). L’alternance codique est donc mise ici dans un rapport d’équivalence avec la langue populaire québécoise comme représentation d’une réalité linguistique propre au contexte franco-manitobain. Dans la pièce, plusieurs passages en anglais ont une valeur diégétique élevée, puisqu’ils livrent une information essentielle pour faire avancer l’action. Ainsi, la scène où Walter informe Julie qu’ils doivent se séparer puisqu’il quittera bientôt Winnipeg pour aller travailler à Régina se déroule exclusivement en anglais. Cette pièce fait donc appel à une alternance de langues au sein de laquelle l’anglais occupe une fonction diégétique importante.

Fonctions du bilinguisme

Publiée aux éditions Leméac en 1976, Je m’en vais à Régina paraît à nouveau aux Éditions du Blé de Saint-Boniface en 2007 dans une trilogie intitulée Suite manitobaine, qui comprend deux autres pièces d’Auger, John’s Lunch et V’là Vermette, produites respectivement en 1976 et 1978 au Cercle Molière. L’hétérolinguisme présent dans les trois pièces se déploie de façons variées : outre des répliques entières livrées en anglais, on peut y observer de multiples alternances codiques à l’intérieur d’une même phrase[5]. Dans la préface qu’il leur consacre, Bryan Rivers soutient que « ce qui distingue les trois pièces, plus que leur contenu, c’est qu’elles constituent la pierre d’angle du théâtre franco-manitobain » (Rivers, 2007 : 14). Elles ont initié le public francophone du Manitoba à un théâtre qui pouvait refléter leur réalité et elles ont inspiré d’autres auteurs à écrire du théâtre en langue franco-manitobaine.

Cette conception de l’oeuvre d’Auger tranche radicalement avec celle que proposait Jacques Godbout dans la préface accompagnant la première publication de Je m’en vais à Régina, à Montréal, en 1976. Selon Godbout, le bilinguisme des personnages ne peut que mener à l’assimilation, car « quand tous les Canadiens français sont bilingues, comme dans les plaines, ils choisissent l’anglais » (Godbout, 1976 : X). Plus symptomatique encore, il y voit « l’avenir que nous préparent les tenants du bilinguisme […] le mélodrame québécois transposé » (Godbout, 1976 : X-XI). Très prononcée chez les Québécois, cette perception d’un anglais corrosif « tapi à l’intérieur du cheval de Troie du bilinguisme » (Tessier, 2001: 29) a longtemps dominé le discours sur la langue au Québec. C’est ce que démontre Karim Larose dans un ouvrage qui « revisite l’histoire de la langue au Québec, marquée en particulier par le projet et l’idée d’unilinguisme » (Larose, 2004 : 4e de couverture). Selon Larose, « la proposition d’unilinguisme, qui est la principale innovation des années 1960 sur le plan de la spéculation linguistique […] est d’abord l’expression d’une résistance aux effets concrets du bilinguisme » (Larose, 2004 : 398)[6].

Si cette perception néfaste du bilinguisme est justifiable dans un contexte québécois où le français, même menacé par un anglais envahissant, demeure la langue majoritaire et la langue véhiculaire de l’espace public, elle ne rend pas compte de la réalité des petites communautés francophones du Canada. Dans ces contextes minoritaires, où il n’est pas possible de vivre uniquement en français, le bilinguisme remplit une autre fonction : plutôt que de nuire au français, il sert à le préserver, car être bilingue constitue alors la condition sine qua non pour demeurer francophone. Qui plus est, la mondialisation des marchés en a fait un atout qu’on peut mettre à profit dans la nouvelle économie mondiale (Heller et Labrie, 2003). Ainsi, d’un mal nécessaire minant leur identité francophone, le bilinguisme des Franco-Canadiens de l’Ouest est devenu un objet d’exploration et d’expérimentation pour certains auteurs qui vont jusqu’à revendiquer leur dualité linguistique comme élément fondamental de leur identité propre.

Un bilinguisme de création

Dans la pièce Sex, lies et les Franco-Manitobains de l’auteur manitobain d’expression française Marc Prescott, créée à Saint-Boniface en 1993[7], le bilinguisme des francophones de l’Ouest canadien est non seulement l’objet de la pièce, il en informe la structure et constitue le moteur de l’action. Après avoir surpris et ligoté un premier cambrioleur, qui se révèle être francophone, la locataire d’un appartement est victime d’un second cambrioleur, anglophone cette fois. Comme ce dernier ne parle et ne comprend que l’anglais, on doit lui parler en anglais ou traduire les répliques échangées en français par les deux autres personnages. L’alternance constante d’une langue à l’autre donne lieu à des équivoques et des jeux de mots dont la compréhension exige une bonne connaissance des deux langues, ce qui permet aux francophones de berner le cambrioleur anglophone lorsque ce dernier demande qu’on lui lise et traduise le journal intime de la jeune femme rédigé en français :

LUI –“Je me demande si un jour je pourrai me donner à un homme. Pour l’instant, je devrai me contenter de mes fantasmes en attendant mon prince charmant”. (À elle.) Comment ça tu pourrais pas ?
ELLE – C’est pas de tes affaires.
HIM – What does it say ?
LUI – It says she couldn’t.
HIM – Couldn’t what ?
LUI – Couldn’t …Euh… Couldn’t join him in his exploration of the continent down under because…
HIM – Because ?
LUI – …because. (Rapidement)…because she didn’t have any experience, she had never been to Australia and she didn’t like kangaroos.

Prescott, 2001 : 74-75

Outre un bilinguisme affiché, la pièce donne à entendre une critique acerbe de construits identitaires jugés désuets, comme le démontre cet échange entre Nicole (Elle), qui travaille dans le milieu protégé d’une école francophone, et Jacques (Lui), un apprenti cambrioleur qui s’exprime dans un français vernaculaire cumulant les alternances de langues et les anglicismes :

ELLE – Je n’ai pas besoin de vivre au Québec pour vivre en français ! Je peux la vivre pleinement ma culture au Manitoba.
LUI – Bullshit ! Ça c’est de la bullshit pure et simple. Tu peux pas vivre en français au Manitoba. C’est mort. […] Moé, je suis bilingue, pis tous les Franco-Manitobains que je connais sont bilingues.

Prescott, 2001 : 48-51

Dans une version remaniée, produite en 2009 à Saint-Boniface et à Edmonton, Prescott va encore plus loin dans l’affirmation du bilinguisme en revendiquant une identité bilingue. À la seconde réplique citée plus haut, il ajoute : « Pis c’est ça que je suis : bilingue. Pas anglophone, pas francophone : BILINGUE » (2009b : 51). Cette revendication révèle un changement de perspective radical dans la façon dont on perçoit le bilinguisme, un changement qui se remarque surtout chez les jeunes, pour qui le bilinguisme est un « phénomène de mouvance » (Gérin-Lajoie, 2001 : 68) permettant d’aller et venir entre les langues et les cultures.

En Alberta, pour la pièce de Kenneth Brown Cow-boy poétré, créée à Edmonton en 2005 par L’UniThéâtre – seule troupe francophone professionnelle en Alberta –, le bilinguisme des créateurs investit non seulement l’écriture et la performance du texte, mais toutes les étapes de conception et de production du spectacle. Située dans le monde du rodéo, la pièce met en scène trois cow-boys et une chanteuse country qui parlent un franglais très prononcé contenant plusieurs termes anglais empruntés à l’élevage et au rodéo, comme le montre l’extrait suivant :

LUKE – L’monde pense que les bull riders sont des gros hommes. Y nous prenne[nt] pour des osties de steer wrestlers. J’peux vous dire qu’y en pas d’bull riders plus haut que cinq pieds huit… pis ça c’est sans bottes. Mais c’est qui les osties d’stars du rodéo ? Ben j’peux vous dire que c’est pas (…) les p’tits fifis d’bronc riders. (…) Y a une raison que le bull-riding c’est le dernier event du rodéo.

Brown, 2010 : 15

Le cinquième personnage est un annonceur de rodéo qui ne s’exprime qu’en anglais, comme on peut le constater dans l’extrait qui suit, et dont les répliques constituent environ un quart de la pièce :

ANNONCEUR – Folks, one of our favourite rodeo cowboys, Withey McLeod, out of Longview, Alberta. Withey has had some bad luck on the rodeo circuit this year. Finished out of the money last week at the Patricia Stampede Days, and didn’t quite make the cut for the big rodeo in Calgary. But it ain’t for lack of trying, and he’s one tough hombre. Withey is riding Buckaroo today, and watch out cause that’s one hell of a horse

Brown, 2010 : 32-33

Ce profil linguistique des personnages témoigne d’une réalité où le français est une langue réservée aux échanges qui ont lieu en privé – chambre d’hôtel, écurie ou corridor d’hôpital – ou encore lorsqu’un personnage s’adresse au public. Autrement, on a recours à l’anglais, seule langue véhiculaire des communications et des activités publiques, telles le rodéo. La genèse de la pièce est d’ailleurs révélatrice d’un contexte et d’une situation propres aux Prairies canadiennes.

Pour cette création franco-albertaine, on fait appel d’abord à Kenneth Brown, dramaturge albertain anglophone dont l’écriture est enracinée dans l’Ouest canadien et qui a fréquenté le monde du rodéo. Il rédige une première version entièrement anglaise, qui est suivie d’une première lecture en anglais. On demande ensuite à Laurier Gareau, auteur et traducteur fransaskois, d’en faire une traduction française qui sera partielle, puisqu’il décide de conserver le texte de l’annonceur en anglais. L’aller-retour entre les langues se poursuit pendant les répétitions, car toutes les révisions majeures apportées au texte bilingue sont faites en anglais, puis traduites en français au besoin, c’est-à-dire dans la mesure où elles s’inscrivent dans les portions du texte dites en français. On est donc en présence ici d’une activité complexe de traduction et d’imbrication des langues qui façonne non seulement le texte, mais tout le processus de création qui lui donne naissance.

La pièce a fait l’objet d’une reprise en 2012 par le Théâtre à Pic de Calgary dans une version complètement remaniée par Inouk Touzin, fondateur et directeur du théâtre. Désireux de rejoindre un public autant francophone qu’anglophone, Touzin conçoit un texte bilingue en imbriquant des portions de la version traduite par Gareau, produite en 2005, et des extraits de la version anglaise réécrite par Brown et produite au Festival Fringe d’Edmonton en 2011 sous le titre de Cowboy Gothic[8]. Le collage ainsi obtenu contient des dialogues en français et en anglais, qui sont accompagnés de surtitres français ou anglais, selon la langue utilisée sur scène pendant la représentation. L’alternance des codes peut se produire à plusieurs niveaux dans le texte, que ce soit à l’intérieur de la phrase, entre les répliques ou lors d’un changement de scène, et tous les personnages – sauf l’annonceur – font alterner fréquemment le français et l’anglais. Cette « production bilingue », comme le précise la publicité du spectacle présenté à Calgary du 5 au 13 octobre 2012 par le Théâtre à Pic, qui se qualifie de « coopérative théâtrale francophone »[9], mettait en scène des personnages passant aisément d’une langue à l’autre, comme le font couramment les francophones en situation minoritaire. Ce spectacle s’adressait autant au spectateur francophone qu’anglophone, puisque tous les énoncés dans une langue étaient surtitrés dans l’autre langue.

Dans cette production, les surtitres pouvaient remplir diverses fonctions. En plus d’offrir une traduction des dialogues, ils invitaient l’auditoire à applaudir après chaque chanson de la chanteuse country franco-albertaine Crystal Plamondon qui interprétait le personnage de Chantal Levis. Cet emploi ludique des surtitres poursuit une exploration amorcée depuis quelques années dans certains spectacles multilingues[10].

De l’usage des surtitres[11]

Le surtitrage est devenu pratique courante dans les théâtres francophones de l’Ouest et de l’Ontario. Instaurée en 2005 au Théâtre français de Toronto, cette pratique a par la suite été reprise par quelques théâtres franco-ontariens. Les théâtres professionnels de l’Ouest ont rapidement emboîté le pas : la Troupe du Jour de Saskatoon en 2007, puis L’UniThéâtre d’Edmonton et le Théâtre la Seizième de Vancouver en 2008. Il s’agit d’une initiative qui témoigne non seulement d’une ouverture envers une communauté anglophone avec laquelle on a tissé des liens, mais aussi d’une volonté d’exploiter le contexte dans lequel ces théâtres évoluent plutôt que d’en subir les contraintes. En ouvrant les productions francophones à un public anglophone nombreux, auquel ces théâtres n’avaient pas accès auparavant, cette stratégie accroît leur diffusion et leur rentabilité. On attire ainsi un public anglophone désireux de découvrir de nouveaux auteurs ou des textes qui ne sont pas présentés en anglais. Les francophones peuvent aussi inviter amis et conjoints anglophones à les accompagner au théâtre. Une conséquence non anticipée de l’emploi des surtitres est de permettre aux francophones et francophiles qui n’utilisent pas fréquemment le français d’être exposés à la langue française, tout en profitant d’un appui en anglais pour faciliter la compréhension. Ainsi les surtitres peuvent-ils répondre à divers besoins correspondant aux divers profils linguistiques des spectateurs. L’emploi des surtitres suscite toutefois des critiques. On craint que cela n’encourage une certaine paresse linguistique chez les francophones et contribue à l’anglicisation déjà très accentuée dans les milieux francophones minoritaires. Sensibles à ces critiques, plusieurs théâtres n’offrent la version surtitrée que certains soirs, laissant ainsi à ceux qui le désirent la possibilité d’assister à la pièce sans surtitres.

Suivant le modèle des sous-titres utilisés au cinéma, les surtitres sont projetés sur un écran situé près de la scène ou intégré au décor. Ils transmettent l’information visuellement et n’interfèrent pas avec l’écoute du spectateur, ce qui lui permet d’entendre les dialogues et l’environnement sonore dans leur version originale. Cette sollicitation visuelle peut cependant causer une distraction et nuire à la réception du message, comme le souligne Marvin Carlson :

Supertitles, forcing spectators to shift their focus, even if momentarily, away from the stage, are much more actively disruptive, since they are directly competing with other stimuli to the visual channel, leaving unimpeded the auditory channel. [...] Thus in the spoken theatre the supertitle leaves open the reception channel it is designed to replace [aural] and blocks the major one not involved in the problem it seeks to solve [visual][12]

Carlson, 2006 : 197

Cette remarque s’applique plus particulièrement à un public qui ne comprend pas les dialogues livrés sur scène dans une langue étrangère, mais elle concerne moins le spectateur bilingue capable de saisir à la fois les messages transmis oralement par les interprètes et visuellement par les surtitres et donc susceptible de passer de l’un à l’autre à son gré, comme c’est le cas des francophones de l’Ouest canadien. Cette compétence langagière génère toutefois une contrainte particulière, car, afin de ne pas nuire à la communication auprès des spectateurs bilingues capables de comprendre les messages livrés dans les deux langues, les surtitres doivent demeurer très fidèles au texte de départ. Outre une équivalence sémantique, ils doivent rechercher une économie dans les moyens linguistiques retenus, éliminer l’information jugée non essentielle et privilégier un énoncé rapide à lire afin d’atteindre la plus grande efficacité.

À titre d’exemple, une comparaison entre la version originale de la pièce d’Évelyne de la Chenelière, Bashir Lazhar, créée au Théâtre d’ Aujourd’hui en janvier 2007, et ses versions traduites et surtitrées met en évidence les écarts entre les deux types de traduction. Dans l’extrait suivant, tiré du texte original, un enseignant corrige au tableau la dictée donnée à ses étudiants et explique les erreurs auxquelles elle a donné lieu :

« Mes onze cent francs devaient suffire...» Devaient. Imparfait du verbe « devoir », à la troisième personne du pluriel : « a-i-e-n-t ». Vous avez tendance à mettre un « s » dès qu’il s’agit du pluriel. Pourtant, en conjugaison, cette règle ne s’applique pas. Un peu plus difficile: « Un ouvrage qui pût ... » non pas du verbe « puer » mais bien du verbe « pouvoir ». Silence. C’était une plaisanterie. Silence. La plaisanterie ne doit pas être un prétexte à abandonner le travail

De la Chenelière, 2003 : 56

Cow-boy poétré de Kenneth Brown, mise en scène de Daniel Cournoyer, production de L’UniThéâtre (Edmonton), 2005. Jason Kodie (L’annonceur), Crystal Plamondon (Chantal), Joey Lespérance (Luke) et Steeve Jodoin (Blanchette et Diamond Hitch White).

Photo : Ed Ellis

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Dans la traduction anglaise de la pièce, signée par Morwyn Brebner et produite au Tarragon Theatre de Toronto en novembre 2008, le même extrait se lit comme suit :

My eleven hundred francs would have to last me three years.” That’s future conditional. Note the use of the auxiliary “would”. A little more difficult : “A sphere of joy and silence in which --” No, not “witch” with a broom but “which” the non-restrictive pronoun. Quiet. That was a joke. Quiet. Jokes aren’t an excuse to stop working .

De la Chenelière, 2008a : 5

On voit que le texte a été considérablement modifié pour faciliter sa réception auprès d’un public torontois peu familier avec la grammaire française. Les informations qui auraient pu lui échapper ont été adaptées ou éliminées. Il est possible de prendre de telles libertés avec une traduction conventionnelle, puisque l’auditoire n’a pas accès au texte original. Ce n’est pas le cas avec une traduction surtitrée, car les textes source et cible sont livrés simultanément pendant le spectacle et les spectateurs multilingues peuvent forcément les comparer. Les divergences entre les textes peuvent alors causer une interférence et nuire à la réception du spectacle.

Invitée à Edmonton par L’UniThéâtre, la production québécoise originale y a été présentée en octobre 2008 en français avec surtitres anglais devant un public majoritairement composé de francophones bilingues et d’anglophones unilingues. Le surtitrage a été effectué par Shavaun Liss, sous ma supervision[13]. D’abord inspirée de la traduction de Brebner, la version surtitrée a du être considérablement remaniée dans un souci de fidélité au message du texte source et en raison de la parcimonie nécessitée dans la formulation du texte cible. Voici la version surtitrée de l’extrait déjà cité en français :

“My eleven hundred francs were supposed to last me…” That is the past tense. Make sure you use the past tense of the third person plural.

You have a tendency to put an “s” at the end of a verb to make it plural. But for verbs that rule doesn’t apply.

A little more difficult : “A work touted to draw public attention to me.” Not trout as in the fish, but tout as in to praise.

Quiet. That was a joke. Jokes are not an excuse to stop working.

De la Chenelière, 2008b : diapos 143-150

Si les surtitres présentent des avantages, ils suscitent aussi une résistance, souvent plus marquée chez les francophones qui adhèrent à des valeurs traditionnelles et refusent que leur théâtre soit envahi par des spectateurs anglophones[14]. Ce phénomène rappelle la réaction négative suscitée par les surtitres à l’opéra auprès des professionnels et d’une certaine élite lors des premières productions surtitrées[15]. Toutefois, selon Lucille Desblache, le grand public a pour sa part apprécié l’apport des surtitres : « […] in spite of the spectacular rage expressed by a number of leading professionals in opera, the public is nearly unanimously hungry for surtitles[16] » (2007 : 166).

Une poétique bilingue

Marc Prescott a publié en 2009 un court monologue intitulé Bob Burns/Robert Brûlé dont il avait entrepris la rédaction à Montréal pendant son séjour à l’École nationale de Théâtre du Canada entre 1995 et 1998. Exilé dans la métropole québécoise, où son accent et son bilinguisme tendaient à l’isoler face à ses camarades « purement » francophones ou anglophones, Prescott n’est pas arrivé à souscrire à la catégorisation voulant qu’on appartienne à l’un des deux programmes, francophone ou anglophone, offerts séparément à l’École[17]. Suivant le conseil de Jean Marc Dalpé, alors enseignant à l’École, il entreprend un travail d’écriture dans lequel son bilinguisme est mis à l’épreuve dans le cadre d’une démarche esthétique fort audacieuse. Construit sur des alternances de codes de nature non mimétique, puisqu’elles ne tentent pas de reproduire un usage réel, son écriture propose une véritable poétique bilingue, fondée sur un emploi novateur du code switching français-anglais qui déjoue nos attentes et créée l’effet de défamiliarisation cher aux formalistes russes[18]. Dans un désordre linguistique qui illustre le désordre intérieur qui le ronge, un jeune homme raconte presque simultanément en français et en anglais sa conquête amoureuse et la catastrophe qui en a résulté. L’histoire qu’il raconte diverge toutefois selon la langue employée, créant une dissociation de l’expérience vécue dans chaque langue et révélant une rivalité entre les narrateurs francophone et anglophone dans la reconstitution du récit. Ce dédoublement antagonique brouille la cohérence du récit et crée une ambigüité sémantique représentative d’une difficulté inhérente à la condition bilingue, qui demande de faire coïncider différentes façons d’être, de percevoir et d’être perçu qui ne sont pas toujours compatibles, comme en témoignent les premières lignes de Bob Burns/Robert Brulé :

My nom my nom-nom is Robert c’est is Bob c’est Robert baptème Robert sur mon Bob baptistaire baptème my-myBob Burns nom-nom chus pas Bob Burns c’est Bob Burns- Burns-Burns baby Burns c’est Robert Brulé-Brulé baptème my-my nom-nom ! C’est mon-mon-mon histoire and mine too mais plusse as much mine la mienne as yours que la sienne than mine. Quand-quand j’étais petit so cute-so cute-so cute je parlais pas cute-cute je parlais pas un traître mot-mot traître english traitre mot d’english la langue de Shakespeare je savais-je savais-je savais Shakespeare même pas quoi c’était it’s cool. Quand j’allais-j’allais-j’allais en ville Winnipeg en ville Portage and Main, je prenais le bus avec with ma memère-ma me ma memère granny chez Monsieur Euh-A-ton, chez Eaton’s, avec le « s », Eaton’s pis je parlais-je parlais avec elle granny, mais là, out of the blue-blue-blue quand a s’adressait à la madame excuse me ? je comprenais pus excuse me ? ce qu’a disait excuse me ? (…) C’est là qu’on cute-cute-cute qu’on cute s’est rendu compte-compte-compte qu’y avait une other-autre other-autre other langue pis que-pis que-pis que-pis la plupart well almost la plupart du monde the whole world, estie, la plupart du monde the whole world darling parlait speak white c’te langue là-là-là.

Prescott, 2009a : 211-217

On est ici en présence d’un hétérolinguisme qui investit chaque langue d’une forte valeur diégétique au sein d’un texte où le bilinguisme du personnage est à la fois le sujet de l’énoncé et le matériau servant à représenter une problématique identitaire, linguistique et narrative. Dans cette écriture, pour reprendre la célèbre formulation de Marshall McLuhan, le médium est véritablement le message.

Conclusion

Les pièces de Roger Auger, produites en 1975, 1976 et 1978, ont ouvert la voie à l’élaboration d’une dramaturgie bilingue dans l’Ouest canadien, à laquelle les oeuvres de Marc Prescott ont contribué de façon importante à partir de 1993. L’itinéraire de la pièce de Kenneth Brown illustre bien le constant aller-retour entre les langues et les cultures propre à la création théâtrale dans les petites communautés francophones de la « marge ». D’abord rédigée en anglais et traduite partiellement pour la création française en 2005 (version publiée en 2010), elle est révisée par l’auteur et produite en anglais en 2011, avant de faire l’objet d’une production bilingue en 2012, pour laquelle on assemble des extraits empruntés au texte anglais révisé et au texte français traduit. Cette mouvance linguistique et culturelle dans la conception des oeuvres, de l’écriture à la production, constitue une particularité par rapport à un répertoire québécois résolument unilingue où les manifestations d’hétérolinguisme font figure d’exceptions. Le multilinguisme exotique de Robert Lepage – dont le théâtre d’images fait un usage secondaire de la langue – ou l’anglais minimaliste de Gaston, résultant d’un traumatisme et calqué sur une syntaxe française, dans The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay ne sauraient prouver l’existence d’un bilinguisme actif, représentatif d’une dualité linguistique qui imprègne la vie au quotidien. En ce sens, la démarche de Prescott est éloquente. Non seulement il s’engage dans l’exploration des possibilités esthétiques qu’offre le bilinguisme dans l’écriture, il fonde en 2011 une compagnie de théâtre bilingue, le Théâtre Vice Versa Theatre, qui se consacre au développement, à la création, à la traduction et à la production d’oeuvres originales en français et en anglais et se veut « le pont véritable entre le théâtre de création francophone et anglophone au Canada[19]».

Plusieurs théâtres francophones de l’Ouest accompagnent leurs productions de surtitres anglais afin de les rendre accessibles à un plus large public. Ce mode de traduction sert remarquablement bien les textes francophones et bilingues, car il donne accès à la production originale et préserve ainsi l’empreinte linguistique qui en a fait une oeuvre pertinente dans le contexte de sa création. Il permet de conserver l’oralité spécifique de l’oeuvre et la dualité linguistique sur laquelle elle est construite et qui est au coeur de l’identité francophone ainsi représentée. Juxtaposant les langues pendant le spectacle, puisqu’on lit dans une langue ce qu’on entend dans l’autre, le surtitrage est en soi une manifestation de multilinguisme qui se fait de plus de plus présente dans les théâtres de l’Ouest canadien. Ce procédé de traduction scénique n’efface pas les différences linguistiques et culturelles inconnues du public visé, comme c’est souvent le cas avec la traduction conventionnelle qui substitue le texte traduit au texte original. Il nourrit ainsi une dynamique multilingue et transculturelle en ce qu’il donne accès simultanément à plusieurs langues et constitue, pour le spectateur unilingue, une fenêtre sur une culture et une théâtralité autres. Il offre aussi un terrain propice à l’expérimentation en dotant les surtitres de fonctions multiples, poursuivant ainsi l’exploration d’une théâtralité bilingue et interculturelle, nourrie à même les conditions de vie propres aux francophones en situation minoritaire et les horizons qu’elles déploient.