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Le parcours de François Delsarte (1811-1871) débute à l’École royale de musique et de déclamation où il s’intéresse au chant. Mais le 28 décembre 1829, il est renvoyé de l’École : son larynx ayant subi une grave altération. Pour assurer sa subsistance, Delsarte est d’abord technicien à l’Ambigu-Comique puis, en mars 1830, il contracte un engagement comme acteur au Théâtre royal de l’Opéra-Comique. À la même époque, il s’attaque à la reconquête de son instrument vocal. En 1831, il s’engage dans une étude détaillée du fonctionnement de son larynx. Il s’inscrit à des cours de physiologie et d’anatomie à l’École de médecine de Paris : il s’intéresse alors non seulement au larynx, mais aussi aux appareils respiratoire et buccal, de même qu’à la physiologie de la respiration diaphragmatique. Il s’agit ici de la première étape du parcours d’élaboration de la « science » delsartienne. Bientôt, il parvient à maîtriser le mouvement ascensionnel du larynx sans souffrance et peut de nouveau chanter.

Delsarte désire révéler son expérience, la formaliser et la partager. En 1832, il abandonne définitivement la pratique théâtrale et décide de se destiner à l’enseignement. Ces cours s’adressent alors aux élèves chanteurs refusés ou congédiés du Conservatoire. De 1832 à 1839[1], Delsarte travaille à l’élaboration d’un système visant la représentation d’une association de l’ensemble du corps (voix, gestes et signes articulés). Dès lors, il débute un travail de notation, de classification minutieuse et de systématisation lui permettant de définir les lois de l’expression vocale et corporelle. Il y énonce des principes de relation entre les mouvements spirituels (propres aux sentiments et aux émotions) et ceux de la voix et du corps. À partir d’une grammaire de langages (signes agencés selon une typologie distinctive des passions), Delsarte établit une écriture des manifestations expressives de l’être. Ces langages lui permettent d’identifier la valeur des accentuations, des attitudes, des mouvements et fournit à ses élèves une codification et un moyen mnémotechnique permettant d’explorer et de corriger l’énonciation vocale et corporelle.

Cours de Monsieur Delsarte, leçons du 26 et 27 mai 1839

Cours de Monsieur Delsarte, leçons du 26 et 27 mai 1839

Notes et croquis de l’élève E. Patry (Delsarte Collection, Hill Memorial Library, Louisiana State University (HML). Box 11b, folder 135). Inédit.

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Chez Delsarte, le corps constitue un domaine de connaissances. Ce corps, objet de manifestations, perçu dans l’universalité de ses formes, devient l’instrument par lequel l’élève se familiarise avec ses formes déterminées (la plastique), ses fonctions (le rôle actif des agents expressifs) et ses propriétés (qualités propres de l’ensemble de phénomènes). Le corps delsartien devient ainsi un vaste ensemble de réflexion.

On a souvent situé Delsarte à la source de la modernité. En effet, c’est à lui que des théoriciens du théâtre font remonter leurs études du XXe siècle (Aslan, 2005 : 45-50) ; c’est aussi à lui que des historiens, que des praticiens et des généralistes[2] rattachent la modernité en danse. En effet, les travaux delsartiens correspondent à ce mouvement où le corps de l’interprète donne naissance à l’expression d’une passion en jeu. Mais, à ce jour, aucun commentateur n’a pris soin d’établir les assises de la conception delsartienne de l’expression à partir d’une typologie relevant de la philosophie classique du jeu de l’acteur. Pourtant, à la base, le système delsartien emprunte ses règles aux codes esthétiques de jeu rattachés aux canons de l’expression des passions, tels que définis par les XVIIe et XVIIIe siècles.

Principes de stylisation des passions

Au XVIIe siècle, l’étude de l’expression physionomique est fondamentale à l’activité de l’acteur, du peintre et du sculpteur, et puisque chaque passion et chaque idée correspond à une forme plastique particulière, l’interprète est appelé à identifier l’expression et à la reproduire à l’intérieur de son cadre expressif. Au théâtre, le corps de l’interprète, objet de déchiffrement, a pour fonction d’extérioriser le sens caché de l’âme.

À cette époque, le théâtre partage son univers avec l’éloquence de la chaire et du barreau : aussi, l’éloquence de l’âme et de la passion se joignent-elles aux modalités théoriques et analytiques issues des règles de traités de rhétorique[3] afin de former une typologie par laquelle le corps procède à la mise en oeuvre de règles propres à la formation d’un corps éloquent.

L’acteur en formation est appelé à se référer à des guides à l’intérieur desquels il est possible d’identifier certains préceptes relevant du maintien de la tête, du mouvement des yeux, des sourcils, de l’action des mains et de l’attitude d’ensemble du corps. Aussi existe-t-il au XVIIe siècle des ouvrages présentant une série de prescriptions où le jeu codifié est comparable à celui de l’orateur, de l’avocat ou du prédicateur : la voix et la mimique étant soumises aux règles de la déclamation. Les ouvrages de Grimarest[4] (1659-1713), de Michel Le Faucheur[5] (1585-1657) et de René Bary[6] (16…-1680) soulignent l’influence considérable que les règles et les conventions de l’actio oratoire exercent sur l’orateur et le jeu de l’acteur. En somme, à cette époque, les fondements mêmes de l’art de l’acteur, se réclamant de savoirs et de codes associés à l’art de l’orateur, définissent et soulignent le dynamisme de l’interprétation.

Austin, 1806 : IX, planche 9

Austin, 1806 : IX, planche 9

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Guides de représentation des passions

Pour l’acteur, la méthode à adopter en vue de l’étude d’un rôle est de l’ordre de l’analytique et du kinesthésique : l’acteur s’efforce d’appliquer des formes conventionnelles de diction, de gestes et d’attitudes afin de donner forme à son personnage.

Alors qu’il étudie ses répliques, l’acteur met en pratique un procédé d’iconographie référentielle[7]. Ce procédé permet à l’acteur, à partir d’une classification de figures passionnelles, de sélectionner et de reproduire le modèle qui correspond le mieux à la situation à interpréter. Dans cet esprit, le procédé d’iconographie référentielle permet à l’interprète, à partir d’un répertoire codifié d’expressions faciales, de gestes et d’attitudes corporelles mémorisées, de reproduire les sentiments et attitudes du personnage en situation dramatique. Du même coup, par l’entremise de ce procédé, en se conformant à la valeur sémiotique des figures passionnelles, l’acteur s’assure de respecter les règles de bienséance.

Tout en puisant à même ce répertoire typologique à caractère physionomique, l’interprète module consciemment et systématiquement la représentation de ces modèles via une séquence d’attitudes et de gestes déterminée par la situation dramatique et la rythmique inhérente à la poésie dramatique. Dans son ensemble, l’interprète veut assurer une relation entre les mouvements de la pensée, du vocal et du corporel : orchestrer, selon un choix systématique de figures passionnelles, l’application d’une poétique de la voix et d’une physionomie en mouvement. En définitive, l’interprète est appelé à ordonner de façon séquentielle les mouvements passionnels, les uns à la suite des autres, selon le modèle exigé par le texte. La suite des figures passionnelles est ordonnée selon les principes d’une mimesis et d’une rhétorique adaptées aux coutumes de l’époque.

Toutefois, il importe de préciser que, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, le répertoire de signes conventionnels d’expression mimétique est relativement limité. En 1698, Charles Le Brun (1619-1690), directeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture sous Louis XIV, prescrit un éventail détaillé d’expressions. Sa Méthode pour apprendre à dessiner les passions propose un modèle théorique de type anatomo-physiologique où le corps est conçu tel un dispositif complexe qui ordonne les signes des passions. Le Brun écrit à cet effet :

[A]jourd’hui, j’eƒƒaierai de vous faire voir que l’Expreƒƒion eƒt auƒƒi une partie qui marque les mouvemens de l’Âme, ce qui rend viƒible les effets de la paƒƒion. // […] Comme il eƒt […] vrai que la plus grande partie des paƒƒions de l’Âme produiƒent des actions corporelles, il eƒt néceƒƒaire que nous ƒachions quelles ƒont les actions du corps qui expriment les paƒƒions […]

Le Brun, 1982 : 2-3

Le Brun s’affaire donc à fournir un descriptif détaillé, avec une rigueur toute mathématique, des indices qu’engendre telle ou telle passion sur la face apparente du corps.

Ces travaux de Le Brun eurent l’effet d’accroître les possibilités de représentations de type physionomique de la part externe de l’expression des passions, et du même coup imposèrent une forme de déterminisme physiologique. Conséquemment, des protocoles ou normes artistiques furent établis à la fois pour les peintres, les sculpteurs, les orateurs et les acteurs, protocoles qui présentent, planche après planche, l’empreinte des passions sur le corps.

À partir de la méthode de Le Brun, les artistes furent en mesure de représenter les passions primitives (amour, haine, désir, aversion, plaisir, douleur, etc.) et composées (crainte, espérance, désespoir, hardiesse, colère, ravissement, mépris, horreur, jalousie, etc.) d’après la représentation d’unités de mesure déterminant les variations qui caractérisent les traits d’expression.

Au cours du XVIIIe siècle, des voix s’élèvent contre ces acteurs dont le jeu se modèle sur une imitation, voire une simple simulation de signes extérieurs des passions. Des auteurs tels que Jean-François Marmontel (1723-1799), Jean-François de La Harpe (1739-1803), Jean Maudit, dit Larive (1747-1827) et Claude-Joseph Dorat (1734-1780) s’engagent dans un discours qui remet en question la nature même du jeu. Les acteurs qui affirment la prééminence dans le domaine de la « technique oratoire » sont dès lors souvent ridiculisés. L’imitation qui au XVIIe siècle avait prééminence devient au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle l’équivalent d’affectation, de contrefaçon, de simagrée. C’est alors que les conditions de la représentation théâtrale prescrivent de nouveaux modèles. Cette mise en jeu de l’expression engendre les conditions d’une nouvelle facture de jeu à la recherche de l’image idéale de l’acteur qui recourt à un type de jeu qui repose sur une esthétique de la sensibilité, conception qui envahit l’univers du spectacle théâtral et qui convoite chez les spectateurs une forme d’excitabilité.

Cette époque marque un important bouleversement dans le domaine du jeu théâtral. C’est alors que deux conceptions, radicalement distinctes l’un de l’autre s’affrontent : celle de la technique inhérente à la rhétorique gestuelle où la forme et la contention d’émotion prévalent, et celle de l’impulsivité où la sensation, l’affectif, bref le « jeu d’âme » prédominent.

Les figures emblématiques de ces deux écoles de pensée sont Mlles Clairon[8] (1723-1803) et Dumesnil[9] (1713-1802). Au cours de leur carrière théâtrale, ces deux rivales se livrent un duel où deux ordres esthétiques s’affrontent. La première opposition se situe à l’intérieur de repères traditionnels où l’interprète, assujetti à une dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, est appelé à appliquer les signes physionomiques, soit l’action gestuelle et corporelle (extérieur) qui permettent au spectateur d’accéder au sens du texte (intérieur). La mimique de l’acteur se caractérise ici par un processus de dévoilement, un mouvement de « révélation » qui oriente l’acception du texte. Le jeu de Mlle Clairon, gouverné par la raison, privilégie donc l’application de codes qui se réclament de celles de l’orateur, d’un système de règles qui se fondent sur la simulation, c’est-à-dire sur l’imitation, sur une reproduction des signes passionnels.

Mlle Dumesnil, elle, privilégie l’imaginaire, la fantaisie, la fougue, un jeu sans contrainte, capable de libérer le caractère de la passion de façon audacieuse. Mlle Dumesnil détient le pouvoir de séduction du pathétique, de la propension à s’émouvoir, mais aussi à pénétrer, à électriser, à troubler les spectateurs. Dumesnil sera au XVIIIe siècle, cette actrice de génie[10] qui est en mesure de se fondre dans le rôle qu’elle interprète et qui sait agir sur la sensibilité. Aussi, son jeu, par le recours au pathétique, a-t-il l’effet d’éveiller dans les coeurs une complaisance sans pareil.

Le XVIIIe siècle français sera dominé par cette dissension entre convenances et innovation. C’est au cours de cette époque que s’engage un retour de la nature du jeu sur elle-même, une réflexion, un examen en vue d’approfondir la notion d’intériorité où l’acteur n’est plus simplement tenu d’extérioriser un rôle, d’assurer un jeu conscient de lui-même, mais bien d’interpréter, de revêtir l’ensemble des caractéristiques du personnage. L’acteur hérite donc d’une autre aire de jeu. La présence de la sensibilité au théâtre, cette propriété impalpable qui s’empare peu à peu de la volonté de l’interprète, se manifeste chez lui par une action réciproque sur le corps, telle une physiologie de l’âme[11].

Le XIXe siècle se caractérise aussi par un débat sur les conventions du jeu de scène : tout comme au XVIIIe siècle, deux tendances esthétiques s’affrontent, soit un néoclassicisme qui engage le style noble, jeu de réflexion, d’imitation, de mémoire, de jugement, soit un jeu de l’ordre du pathétique où la sensibilité et l’émotion déterminent les pulsions nécessaires au jeu de la passion. Mais contrairement aux codes du XVIIIe siècle, le comédien devient, au XIXe siècle, dépendant de la fonction sociale du théâtre (pression exercée par le public) et se voit vite forcé de développer un langage nouveau. Talma (1763-1826), représentant par excellence des rôles héroïques au cours de la Révolution et de l’Empire, témoigne le premier de ce souhait de renouveler, au sein des conventions du jeu, les attributs du langage tragique en élaborant une syntaxe de gestes et d’attitudes scéniques qui témoigne d’une sobriété, d’un dépouillement. D’autres interprètes, issus du Boulevard, tels Marie Dorval (1798-1849) et Frédérick Lemaître (1800-1876) font du jeu « un langage accessible dépouillé des signes d’une noblesse reconstituée» (Duvignaud, 1965: 141).

La séméiotique delsartienne

Au point de départ, le système expressif delsartien s’inspire du jeu réglé. Non seulement prône-t-il la simplicité dans le jeu, une reproduction fidèle de l’image des passions, mais à partir de l’analyse des manifestations, Delsarte sera le premier à « déduire les règles de fonctionnement de l’expression », à « chercher, dans l’étude même du geste, le vrai physiologique de ces phénomènes[12] », et à reconnaître la valeur et le sens de ces derniers.

Tout comme au XVIIe siècle, Delsarte érige les fondements de son système expressif à partir de jeux de relations et de formes de savoirs issus du système rhétorique de reproduction de signes des passions. Il classifie cette part externe de l’expression à partir d’une approche analytique et d’un souci de systématisation du langage corporel. Aussi, le corps delsartien constitue-t-il un objet de réflexion théorique des voies d’expression de l’âme.

Chez Delsarte, l’examen de phénomènes naturels vise à identifier et à interpréter à partir d’indicateurs spécifiques les caractéristiques de faits expressifs de façon à isoler leurs causes, leurs effets et leurs caractéristiques. Un tel examen permet à Delsarte de considérer l’ensemble des caractères qui appartiennent à un même phénomène expressif et d’en dégager les traits distinctifs.

La séméiotique delsartienne se définit telle une « science des signes » : elle vise à distinguer les caractéristiques physionomiques d’une passion, à déterminer la raison d’être d’une forme, soit la valeur des agents expressifs. « La séméiotique est l’esprit, la raison d’être du geste ; c’est la science des signes. » (Delsarte, Série de gestes pour exercices, v. 1861, manuscrit, Delsarte Special Collections (HML). Box 3, folder 11). À telle passion, l’interprète est appelé à appliquer tel signe.

Giraudet, 1895 : 36, planche I

Giraudet, 1895 : 36, planche I

Cette planche présente une étude de l’oeil, de la paupière et du sourcil en vue d’une caractérisation de la passion.

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Dans le cadre de l’un de ses cours, Delsarte définit ainsi le rôle de la séméiotique :

La séméiotique […] dit : « Tel geste révèle telle passion » ; à son tour elle dit : « À telle passion, je vais appliquer tel signe », et sans attendre le secours d’une inspiration souvent hasardée et trompeuse, elle se joue du corps et lui imprime et le force à reproduire la passion que l’Âme a conçue

Delsarte, Série de gestes pour exercices, v. 1861, op. cit.

Delsarte doute des propriétés de l’inspiration. Pour lui, le souffle créateur qui anime l’interprète peut être « trompeur ». À la pulsion créatrice, à cette dynamique du jeu des passions, il oppose un jeu gouverné par la raison. Pour Delsarte, la conception du jeu relève de l’effort soutenu. Sans nier les vertus de l’inspiration, Delsarte soumet l’activité de l’interprète à une activité créatrice réglée, au travail patient, à une conception de l’art qui s’apparente à la fonctionnalité, à l’efficacité de la technique et à une maîtrise technique relevant de l’activité artisanale[14].

L’esthétique delsartienne ou la passion en mouvement

La séméiotique delsartienne a ceci de particulier : elle forme l’outil d’écriture du geste, mais du même coup elle n’est pas une fin en soi ; elle ne forme pas un art ; elle est essentiellement un outil nécessaire à l’accession de la nature et du principe premiers de l’expression. À partir de l’étude de l’appareil anatomique et physiologique, Delsarte établit un lien entre le geste et cette « science » des valeurs expressives.

Par le biais de la séméiotique, science des signes physionomiques d’une passion, [on] est en mesure de distinguer la valeur des agents expressifs, d’en étudier le sens et de connaître la somme des mouvements possibles. Ainsi les fondements des phénomènes expressifs sont-ils explicités

François Delsarte, Mécanisme de l’être, manuscrit, c. 1860. Special Collection (HML). Box 1, folder 36a

Certes, les lois de la mimique delsartiennes[15] permettent d’expliciter les constituantes du phénomène de l’expression, mais elles ne forment pas l’acte d’interprétation, son aboutissement. À partir du moment où l’interprète considère ces registres d’expression, qu’il les maîtrise, il peut alors s’engager dans l’acte créateur.

Pour Delsarte, l’esthétique constitue une discipline autonome, une réflexion et une expérience vécue de la pratique artistique. À partir de l’analyse de faits observables et par le biais de l’application d’un ensemble de règles expressives (lois), Delsarte invite l’interprète à s’engager à l’intérieur d’un pouvoir essentiel de réalisation, activité propre à l’acte créateur. L’esthétique delsartienne se manifeste donc à partir d’une capacité d’observation et se caractérise par la maîtrise des lois expressives.

L’esthétique relève d’une sensibilité interne, de la maîtrise de l’activité artistique et d’un pouvoir de réalisation. L’acte esthétique s’oppose à la démarche de l’esprit, de la raison. Il s’agit d’une pratique de l’intuition où l’interprète s’engage d’une manière directe, globale dans l’acte ; où il devient agent créateur. « La séméiotique est une science, l’esthétique un acte de génie. » (François Delsarte, Série de gestes pour exercices, op. cit.). Aussi, une fois que l’interprète s’est exercé à observer les traits de la nature, qu’il s’est familiarisé avec les lois d’expression, qu’il les maîtrise, il est fin prêt à s’engager dans un acte intuitif d’interprétation[16]. Aussi l’esthétique delsartienne est-elle conçue telle une science des formes (Souriau, 2004 : 691) dont les valeurs donnent naissance à un corps expressif se situant à l’intérieur d’un espace de recherche, d’essais, d’exploration. Bref, l’esthétique delsartienne se définit tel un acte d’invention.

Conclusion

La séméiotique occupe un rôle de premier plan dans l’ordre esthétique delsartien : elle forme son fondement. « Tel est le mécanisme qu’il faut étudier pour constituer la séméiotique, […] et telle est la base sur laquelle doit enfin se fonder l’esthétique. » (Delsarte, Mécanisme de l’être, manuscrit, Delsarte Special Collections (HML). Box 1, folder 36a). La séméiotique delsartienne s’intéresse au signe gestuel et permet de distinguer les caractéristiques physionomiques d’une passion. Par cette étude de variations d’attitudes, Delsarte détermine la valeur des agents expressifs.

L’esthétique, elle, associe la passion au signe. L’activité immanente du sujet agissant (manifestation des sentiments intérieurs) constitue l’essentiel de l’esthétique delsartienne qui forme un cas révélateur, un paradigme qui nourrit la création : l’exploration de la conduite du geste, de l’instant artistique, de la passion en mouvement. Grâce à elle se développe, au XXe siècle, l’intention de mettre en pratique les règles du mouvement.

Delsarte a su caractériser l’émotion ; il a su distinguer les mouvements de l’âme et leurs indices corporels. Par ses observations minutieuses, il a su dresser un tableau de fragments anatomiques et définir, à travers leurs variations, les indices correspondant aux nuances expressives de la vie affective. À partir d’ordres de mouvements, Delsarte a su identifier les agents expressifs et, différemment de ses prédécesseurs, concevoir non plus le corps tel un simple objet de déchiffrement (philosophie classique de l’expression), mais comme outil d’exploration des possibilités corporelles, un corps autonome doté d’un champ spécifique d’expression.

De plus, Delsarte a su identifier les agents qui forment la dynamique corporelle (lois expressives) et aménager un champ d’application qui ouvre l’accès à une dimension exploratoire, à une pratique d’intégration et à l’action libéralisatrice de réseaux d’expression. Aussi, le corps delsartien[17] fonde l’origine de la vision contemporaine du corps de l’interprète.

La connaissance, l’application et la maîtrise des ordres de mouvements delsartiens (lois de séméiotique, de statique, de dynamique et l’esthétique) pénétreront et révolutionneront la pratique de plusieurs disciplines artistiques au XXe siècle. L’intérêt de la réflexion delsartienne sur l’art d’interprétation et l’étendue des registres expressifs trouveront une application préférentielle en modernité.