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Présentation
Les premières réflexions qui ont mené à ce dossier ont germé en moi à la suite d’une proposition de Gilbert David et d’Hélène Jacques de participer à un dossier de Tangence consacré au devenir de l’esthétique théâtrale, lequel est paru à l’automne 2008. L’espace d’un été, ce fut l’occasion pour moi de tenter de résumer et de systématiser l’expérience d’une douzaine d’années de critique théâtrale dans un grand quotidien. Dans cette étude, je cherchais à préciser les caractéristiques de certaines expériences particulièrement significatives qu’il m’a été donné de voir et d’analyser. Avaient surtout retenu mon attention les créations qui mettaient à l’épreuve mes limites de critique, en d’autres mots, celles dont le fonctionnement pouvait difficilement être cerné par le biais de la terminologie actuelle. Je me suis alors attaché à décrire en quoi ces objets scéniques fonctionnaient différemment de certains spectacles plus traditionnels. Dans un premier temps, j’ai mis l’accent sur le « dialogisme hétéromorphe » propre à ces nouveaux objets scéniques. Je venais sans m’en rendre compte de mettre le doigt dans l’engrenage de l’interdisciplinarité en un de ses points névralgiques : l’interartistique[1]. L’année suivante, une bourse du CRILCQ m’a permis de réfléchir plus longuement à la manière dont la dramaturgie québécoise pouvait être modifiée par de tels bouleversements formels, accueilli que j’étais à l’Université de Montréal pour une année de recherches postdoctorales. Au terme de ce séjour riche en lectures, en analyses[2] et en cogitations, l’occasion me parut belle d’inviter à une journée d’études[3] des chercheurs, jeunes et moins jeunes, intéressés comme moi par les formes théâtrales contemporaines qui s’élaborent tout près de nous. J’ai constaté que ces interrogations sur les nouvelles pratiques scéniques québécoises étaient bel et bien partagées par d’autres. L’ensemble des considérations rassemblées dans ce dossier débouche aujourd’hui sur une conception des pratiques actuelles qui méritent peut-être d’être pensée comme une « esthétique de la divergence ».
Du dialogisme à la divergence, non sans un détour par la polyphonie hétéromorphe, le chemin peut paraître alambiqué. Il révèle à tout le moins la difficulté qu’il y a aujourd’hui à saisir un ensemble d’objets scéniques tranchant avec la production régulière « par-delà la singularité des orientations que prennent les créateurs du théâtre contemporain » (David et Jacques, 2008 : 6). Hans-Thies Lehmann a proposé dans son ouvrage décisif le terme de « théâtre postdramatique » pour désigner ces nouvelles formes scéniques, ce qui aurait pu régler la question pour un certain temps. Ses travaux ont au contraire poussé quantité de chercheurs à s’intéresser davantage à ce champ particulier de la production théâtrale et à essayer de mieux en comprendre le fonctionnement. Ce dossier de L’Annuaire théâtral veut apporter sa contribution à ce domaine de recherche. Le dernier numéro de la revue entièrement consacré à cette question « Regards croisés : théâtre et interdisciplinarité », le numéro 26, remonte d’ailleurs à 1999 et il avait été confié à Marie-Christine Lesage. Il mettait notamment en lumière « l’expérience perceptive que met de l’avant un théâtre situé au carrefour d’autres disciplines » (Lesage, 1999 : 11). Cependant, à l’instar des récents numéros examinant les liens entre le théâtre et les autres arts (« Entre théâtre et cinéma… », no 30, « Cirque et théâtralité : nouvelles pistes » et « Théâtre/ Roman : rencontre du livre et de la scène », no 33), ce dossier ne portait qu’en partie sur des spectacles québécois. La particularité du nôtre est justement de recourir à un corpus limité pour l’essentiel aux pratiques québécoises.
Ce choix mérite justification. Premièrement, il s’explique moins par des considérations identitaires à exploiter à partir d’un corpus restreint (même si cela émerge de temps à autre) que par la nécessité de conjuguer les efforts des chercheurs qui explorent un même territoire et de mettre en commun nos réflexions dans une optique d’émulation. Deuxièmement, le nombre de créateurs québécois de premier plan qui favorise un tel dialogisme scénique ne cesse de s’accroître[4]. Très souvent, ce sont eux qui sont invités à l’étranger, représentent le pays dans des manifestations internationales et voient leurs spectacles prendre l’affiche de maisons réputées d’un bout à l’autre du globe. Aussi l’apport de ces créateurs aux arts de la scène a-t-il besoin d’être établi, les innovations dont ils sont les auteurs, nommées, les modèles et les stratégies qu’ils empruntent, précisées, sans compter qu’il est nécessaire de mesurer l’impact de leur travail sur l’ensemble du théâtre québécois. La troisième raison est de nature méthodologique, c’est-à-dire qu’un phénomène gagne parfois à être étudié et circonscrit sur des objets familiers, la théorisation et les concepts ainsi mis à l’épreuve pouvant ensuite être étendu à un plus vaste corpus. Tel est le pari que nous faisons dans ce dossier tout en étant conscients des limites inhérentes à cette approche.
Voix divergentes
Ce dossier consacré aux voies divergentes du théâtre québécois pouvait difficilement ignorer une femme de théâtre comme Pol Pelletier. Comme le démontre Edwige Perrot, celle-ci a posé des jalons importants menant à l’instauration d’une esthétique de la divergence. Favorisant « une dramaturgie qui s’écrit au contact de la scène » (p. 37), Pelletier propose une écriture polyphonique (récit, chant, danse, musique) qui accorde au corps une importance considérable. Notre collaboratrice souligne d’ailleurs que la mise en corps, la mise en discours et la mise en scène se conjuguent dans ses solos pour exprimer la dissidence de l’artiste face à la culture patriarcale. La polyphonie propre à certaines mises en scène demandait aussi à être caractérisée. Roxanne Martin s’y attarde en comparant deux mises en scène présentées récemment au Théâtre d’Aujourd’hui. Elle en conclut que le travail de Carole Nadeau sur Provincetown Playhouse de Normand Chaurette est davantage marqué par l’hétéromorphie et joue sur une polyphonie de type divergente. En revanche, René Richard Cyr, dans sa mise en scène de Bob de René-Daniel Dubois, propose une polyphonie où les effets de choralité prévalent. Celle-ci est toutefois plutôt convergente dans sa tendance à canaliser tous les moyens à sa disposition pour mettre en valeur le texte de l’auteur. De son côté, Pauline Bouchet souligne la prédilection qu’ont Daniel Danis et Larry Tremblay pour la réflexivité et la multiplicité des voix au sein d’un même personnage ou au cours d’un même solo. Les deux auteurs dramatiques ont aussi en commun d’exhiber par divers moyens leur omnipotence de créateur, ce qui démontre du coup le lien très fort qui unit polyphonie et théâtralité.
Si les contributions de la première partie de ce dossier interrogent beaucoup la question de la polyphonie, celles de la seconde moitié focalisent davantage sur le caractère hétéromorphe de certaines pratiques. La contribution de Sylvain Duguay, dans la section « Document », en étaye l’étendue chez le tandem formé de Michel Lemieux et de Victor Pilon dont les productions échappent à bien des égards à toute tentative de catégorisation. Le recours à un système de notation calqué sur l’enregistrement musical et ses nombreuses pistes pour rendre compte d’un spectacle comme Norman illustre on ne peut mieux à quel point il est ardu de faire converger divers arts au sein d’un même événement. On peut comprendre la « volonté de coopération entre les systèmes » qui hante le tandem comme une présence en creux de la divergence que Lemieux et Pilon tentent en quelque sorte d’amadouer. Les déambulatoires autoguidés de l’auteur dramatique Olivier Choinière servent pour leur part d’objets d’étude à Francis Ducharme. Son approche interdisciplinaire l’aide à cerner comment se croisent dans Bienvenue à (une ville dont vous être le touriste) et Ascension l’influence du théâtre de rue et la réflexion sur l’habitat urbain pour constituer une critique du tourisme de masse pratiqué de nos jours. Enfin, les solos de Marie Brassard amènent Gilbert David à analyser comment la pratique du monologue intérieur s’alimente chez elle de l’apport de divers collaborateurs. Ceux-ci l’aident à créer sur scène ce qu’il appelle une « chambre d’échos », dispositif grâce auquel l’actrice et auteure scénique parvient par le truchement des technologies et « par l’entremise de créatures imaginaires auxquelles est attribuée la responsabilité de témoigner des expériences et des pulsions du sujet créateur » (p. 110). Peuvent ainsi cohabiter dans ses performances autofictionnelles des identités et des discours contradictoires qui mettent en lumière les voix multiples qui sommeillent en son for intérieur.
Je propose, pour ma part, de situer les pratiques québécoises marquées par la polyphonie et l’hétéromorphie en fonction des types d’énonciation qui y sont privilégiés et relativement aux stratégies adoptées par les créateurs à l’endroit du destinataire de la représentation. S’il ne s’agit pas d’un examen exhaustif de ces pratiques, celles-ci démontrent cependant que le discours spectaculaire tend à s’ouvrir, à une extrémité, à des énonciateurs multiples, y compris au sein d’une même psyché, et à susciter une réception de plus en plus particularisée de la part du spectateur, à l’autre bout du schéma communicationnel. C’est ce désir frappant des créateurs de faire place à l’Autre aux deux extrémités de la communication théâtrale qui m’incite à affirmer que nous sommes en présence d’une esthétique de la divergence. On pourrait aussi le dire autrement : plus que jamais, me semble-t-il, nous sommes confrontés à des voix pour qui la convergence des discours n’est plus une panacée, pas plus qu’elles ne sont animées par la nécessité d’une organisation logique qui aille de soi. Ce sont en tous cas deux fils conducteurs que l’on peut trouver à ce dossier que ce refus du même au sein du discours spectaculaire et d’un logocentrisme à tout crin qui ne parvient plus, si l’on en croie les artistes convoqués et les auteurs qui les examinent, à traduire la complexité de l’expérience humaine. C’est en ce sens que l’on peut parler de « Voix divergentes du théâtre québécois contemporain », puisque ces artistes cherchent des stratégies énonciatives et réceptives de rechange au dialogue traditionnel. Ce faisant, ils et elles contribuent à vivifier une tradition qui, bien que jeune, pourrait être tentée de se reposer sur ses lauriers.
Appendices
Notes
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[1]
Pour une délimitation claire de ce qui relève de l’ « interdisciplinarité », de l’ « interartistique » et de l’ « interculturalité », je renvoie le lecteur à : Patrice Pavis, « Les études théâtrales et l’interdisciplinarité », L’Annuaire théâtral, no 29, printemps 2001. p. 13-27.
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[2]
Le corpus auquel je me suis attardé est composé de quatre spectacles québécois présentés à Montréal de 1999 à 2007. Il s’agit d’En français comme en anglais, it’s easy to criticize (1999), production de PME, d’Hippocampe (2002. de Pascal Brullemans et Éric Jean, de La noirceur (2003) de Marie Brassard, ainsi que de Norman (2007), production de 4d art. L’essentiel de ces analyses sont regroupés dans « Pour faire l’édition d’un oiseau polyphonique. Le texte dramatique actuel de la scène à l’édition », Voix et Images, printemps-été 2009, p. 41-52.
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[3]
Le colloque « La dramaturgie québécoise au risque de la polyphonie hétéromorphe » s’est déroulé au CRILCQ – site de l’Université de Montréal le vendredi 1er mai 2009.
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[4]
Au point où ce dossier n’a pu consacrer des études qu’à un petit nombre d’entre eux. Des créateurs comme Daniel Brière, Céline Bonnier, Nathalie Claude, Stéphane Crête, Nathalie Derome, Brigitte Haentjens, Éric Jean, Christian Lapointe, Alexis Martin, Jacob Wren et bien d’autres auraient pu tout aussi bien figurer dans ce dossier. D’autres comme Marleau et Lepage bénéficient fort heureusement de l’attention de nombreux chercheurs d’ici et d’ailleurs.