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L’étonnante richesse et la diversité qui caractérisent le théâtre antillais contrastaient jusqu’ici avec la pauvreté des recherches du monde universitaire francophone qui y étaient consacrées. Il faut dire que les conditions de publication, de diffusion et de production du répertoire théâtral antillais ont sans doute eu raison de la témérité de chercheurs qui s’étaient essayés à examiner ces oeuvres. En effet, les difficultés réelles liées à l’édition des pièces qui composent le répertoire, dont la majorité demeure à l’état de manuscrits, ainsi que les problèmes liés à la diffusion des spectacles hors des limites insulaires, rendent difficile et ardu l’accès aux textes et aux archives de spectacle, tout ce qui constitue la matière du chercheur résolu. Cela, sans compter que le théâtre, par sa vocation scénique et performative, affranchit peut-être les écrivains antillais de ce recours au texte publié. Ces quelques données ont sans aucun doute compliqué la tâche de chercheurs déterminés désireux de s’y aventurer, mais nous profitons de l’occasion pour rendre hommage aux dernières publications qui ont, à leur manière, contribué à faire connaître les scènes caribéennes francophones ; on pense ici au collectif dirigé par Alvina Ruprecht, Les théâtres francophones et créolophones de la Caraïbe (2003), ou encore à l’essai Les dramaturges antillaises : cruauté, créolité, conscience féminine (2008) de Carole Edwards.

Le livre Théâtres des Antilles : traditions et scènes contemporaines de Stéphanie Bérard attire notre attention aujourd’hui, puisqu’il constitue peut-être la première tentative d’appréhension globale des écritures dramaturgiques et scéniques des Antilles françaises. À travers son ouvrage, Bérard s’attelle à montrer comment le théâtre antillais contemporain, tirant profit des multiples apports culturels constitutifs des sociétés caribéennes, met en forme une esthétique théâtrale composite et hybride. Cette esthétique du carrefour, elle se définit dans un dialogue interculturel avec l’Afrique, l’Europe et les Amériques :

Les recherches entreprises jusqu’à aujourd’hui méritent d’être étendues et approfondies, ce que le présent ouvrage se propose de faire en adoptant une vue d’ensemble des dramaturgies de [la] Guadeloupe et de [la] Martinique afin de rendre compte de la richesse et de la variété de théâtres qui portent l’empreinte du contexte dans lequel ils sont nés et se sont développés.

p. 17

L’ouvrage proposé entend mettre en évidence les lignes de force, les traits constitutifs des écritures dramaturgiques et scéniques antillaises contemporaines. Pour cela, Stéphanie Bérard articule sa réflexion autour de quatre grands axes, déclinés en chapitres, et qui constituent les schèmes définitoires de ces dramaturgies. Après avoir brossé un panorama de l’histoire de ces écritures afin « de mieux comprendre le présent et les enjeux des productions théâtrales contemporaines » (p. 18), elle dresse les traits caractéristiques de la dramaturgie qui fondent l’unité et la spécificité des théâtres antillais : « Dramaturgies de l’entre-deux » (chapitre II), « Dramaturgies de l’oralité » (chapitre III), ainsi que les « Rituels et poétiques scéniques » (chapitre IV).

Le premier chapitre intitulé « Petite histoire du théâtre antillais » se consacre à l’évolution de ces scènes depuis l’époque coloniale. Adoptant un point de vue diachronique, l’auteure tente de mettre en évidence les grandes étapes qui jalonnent l’aventure théâtrale aux Antilles. Elle s’appuie sur la naissance d’un théâtre colonial aux Antilles, dont elle souligne le caractère éminemment exogène et pernicieux. En effet, le théâtre, relais de l’impérialisme culturel français, se justifie dans une perspective de déculturation et d’assimilation : « Le théâtre représente un médium privilégié pour assurer le rayonnement de la culture française et il participe donc à la politique d’assimilation très tôt pratiquée par la France dans ses colonies » (p. 20).

Ce théâtre colonial qui « remplit un rôle de divertissement tout en offrant un prétendu modèle à imiter pour “civiliser” les esclaves » (p. 20) fera les beaux jours de colons épris d’une culture métropolitaine fantasmée jusqu’à la révolution de 1789. L’époque révolutionnaire verra ainsi l’offre théâtrale décliner considérablement et il faudra vraiment attendre le milieu du xxe siècle pour assister à l’apparition d’un théâtre écrit par des auteurs guadeloupéens et martiniquais (p. 23). Parallèlement aux représentations d’un théâtre de boulevard parisien joué en Martinique et en Guadeloupe, on assiste à la naissance d’une expression scénique autonome sous les auspices d’Aimé Césaire et de la notion de négritude.

Stéphanie Bérard poursuit ce premier chapitre en passant en revue les installations et les conditions d’existence de l’activité théâtrale aux Antilles. En dépit de réelles difficultés se dressant à l’encontre des praticiens et autres créateurs, le théâtre antillais fait preuve d’une belle ingéniosité et d’une vitalité à toute épreuve qui se manifestent à travers des spectacles et des productions d’une grande créativité :

La précarité des conditions matérielles, les problèmes d’ordre financier, politique ne semble étrangement pas avoir empêché l’essor du théâtre antillais qui continue à vivre et à croître et ne cesse de susciter un engouement réel et grandissant de la part du public qui fréquente de plus en plus les salles.

p. 40

Après cette mise en situation historique de la création contemporaine, l’auteure s’attache à analyser, dans un deuxième temps, l’une des dimensions de cette création contemporaine antillaise qui consiste en la réappropriation par la traduction ou l’adaptation des classiques occidentaux. Ce dialogue intertextuel, interlinguistique et interculturel inaugure une pratique littéraire et dramaturgique que la critique analyse dans un chapitre intitulé « Dramaturgies de l’entre-deux ». Cet « entre-deux » définirait une dynamique dramaturgique de l’écart présidant « à la refonte d’un art théâtral antillais qui se situerait simultanément dans la filiation et en marge du théâtre occidental » (p. 42). Cette pratique du détour se révélerait notamment par le biais de la réécriture, principe qui, ici, témoigne d’un véritable travail de recherche et d’innovation :

Cette transposition de la matière littéraire européenne dans un contexte linguistique et culturel caribéen ne consiste pas en la simple imitation d’un supposé modèle, mais manifeste au contraire l’esprit d’invention, voire de contestation d’auteurs qui se dissocient d’une tradition qui les a nourris, dont ils sont tributaires et qu’ils cherchent aujourd’hui à réévaluer.

p. 41

Allant plus loin dans son raisonnement, Stéphanie Bérard s’emploie à nommer « caribéanisation » (p. 42) ce processus de réappropriation de la matière européenne dans un contexte caribéen. Ainsi, les hypotextes de William Shakespeare, de Sophocle, de Samuel Beckett, de Molière ou encore de Tirso de Molina s’enrichiraient, dans le contexte antillais, d’une pluralité de significations. L’analyse des oeuvres d’Aimé Césaire, de Patrick Chamoiseau, de Vincent Placoly, de Georges Mauvois et de Monchoachi montre comment les dramaturges s’emparent des modèles occidentaux afin de les soumettre au regard, aux valeurs ainsi qu’à la richesse de la culture antillaise et de la langue créole. Cette subversion littéraire et linguistique s’accompagne, par conséquent, et dans le contexte postcolonial caribéen, d’une tentative de renversement idéologique, contenue dans la pratique même de la réécriture :

Derrière l’apparent respect de la tradition littéraire européenne que laissent supposer la traduction et l’adaptation se dissimule donc un mouvement de contestation, de révolte, une tentative d’émancipation d’un pouvoir dominant et d’affirmation d’une culture et d’une identité caribéenne.

p. 43

Le troisième chapitre nous convie à la rencontre d’une oralité, héritée de l’Afrique et de l’Europe, et qui, au coeur des théâtres antillais, concourt à favoriser l’expression d’une spécificité théâtrale antillaise. Cette oralité, « matrice à partir de laquelle sont nées de nombreuses structures formelles » (p. 103), nourrit l’ensemble de la dramaturgie et y apporte la caution de la tradition populaire, qui y trouve un cadre propice à son redéploiement. Le théâtre, par sa vocation spectaculaire et ses propriétés scéniques, permettrait ainsi de réactualiser une tradition populaire mise à mal par l’accès à la modernité des sociétés antillaises : « L’exploitation de l’oralité créole au théâtre participe donc à la revalorisation d’une culture ancestrale oubliée, méprisée voire reniée et sur le point de s’étendre » (p. 152). L’exemple du conteur et du conte créoles est ici signifiant. Pilier de l’imaginaire créole, le conte et le conteur figurent au rang des substrats privilégiés par les créateurs qui peuvent à dessein jouer des multiples possibilités dramaturgiques qu’offrent ceux-ci à travers la spécificité de leur art. Les modalités de jeux de l’oralité diffèrent en fonction des affinités et des appétences que les dramaturges ont pour cette tradition populaire qu’ils ont à coeur de faire revivre dans leurs dramaturgies respectives. Constatant la très grande variété des méthodes d’exploitation de cette matière tirée de la pratique du conte, Bérard affirme que

[l]es modalités d’exploitation de la tradition orale dans les dramaturgies antillaises contemporaines sont nombreuses et variées relativement à l’intérêt montré par les auteurs soit pour la narration soit pour la diégèse : certains vont tenter de recréer sur la scène théâtrale les conditions d’énonciation de la parole du conteur, […] tandis que d’autres adapteront dramatiquement un des contes, prenant alors pour matériau le contenu même du récit oral, son histoire.

p. 105

Dans la même perspective, les devinettes, les proverbes et les chansons populaires s’inscrivent en force dans le maillage des éléments dramaturgiques. Le recours à cette oralité serait une des réponses apportées par les écrivains au défi du renouvellement de l’esthétique théâtrale antillaise, comme à celui de la réactualisation d’une tradition populaire en voie d’extinction :

L’exploitation dramaturgique de la théâtralité inhérente à l’oralité créole prouve enfin la volonté des dramaturges antillais de se soustraire aux lois de l’écriture pour s’émanciper du texte, pour affirmer leur esprit d’indépendance en s’orientant vers des voies esthétiques nouvelles. […] L’oralité créole évolue donc à travers l’art dramatique qui se nourrit réciproquement de la théâtralité inhérente à la tradition orale et se renouvelle dans la création de formes dramatiques innovantes.

p. 152

Dans son quatrième et dernier chapitre, l’auteure se propose de remonter jusqu’aux arcanes des rituels de la culture populaire antillaise qui nourrissent et inspirent la création contemporaine. Qu’ils s’agissent du carnaval – « rituel calendaire issu des fêtes païennes antiques » (p. 154) – du vaudou – « religion syncrétique associant les cultes païens fons et yorubas du Dahomey et les croyances religieuses chrétiennes » (p. 154) –, ou du gwoka – « tradition populaire musicale et chorégraphique guadeloupéenne née des danses et des musiques de tambour pratiquées par les esclaves lors des calendas aux xviie et xviiie siècles » (p. 155) –, ces pratiques culturelles s’inscrivent de manière permanente et régulière au sein des dramaturgies qui n’hésitent pas y puiser les embryons de théâtralité qu’offrent ces rituels. Ils convoquent et mettent en jeu une pluralité de supports d’expressions et de signes ou de langages verbaux ou paraverbaux : la voix, la danse, le chant, les costumes ou le tambour figurent parmi les éléments que les dramaturges ne manquent pas d’exploiter. Ce détour par la tradition populaire s’affirme clairement comme un choix esthétique de premier ordre : favorisant la dimension spectaculaire du théâtre, le jeu du comédien ainsi que la combinaison des arts, l’exploitation de ces rituels issus de la culture populaire correspond à cette gageure esthétique d’élaboration d’un nouveau langage théâtral. Il contribue par ailleurs à la réactivation d’un héritage commun et au renforcement du lien social :

Les dramaturgies caribéennes inspirées du rituel calendaire carnavalesque, des cérémonies vaudou et du gwoka tirent profit du langage pluridimensionnel et polysémique offert par ces pratiques culturelles populaires pour exploiter de nouveaux modes de représentation. Elles valorisent l’hybridité et s’affranchissent du mimétisme au profit de l’exubérance, du non-réalisme et d’une théâtralité exacerbée.

p. 189

Avec finesse, Stéphanie Bérard renouvelle l’approche critique des écritures dramaturgiques et scéniques ayant fait de la créolisation et du dialogue interculturel un dogme créateur.

À travers une étude qui conjugue analyse littéraire et approche historique, l’auteure dessine les multiples contours et facettes d’un univers théâtral dont la richesse se mesure à l’aune des audaces scéniques et scripturaires. Nous sommes néanmoins amenés, en tant que lecteurs, à regretter que la dimension dramaturgique de l’analyse n’ait pas davantage été mise en avant dans cette étude. Une meilleure prise en compte des éléments relevant des études dramaturgique et scénographique aurait pu – à n’en pas douter – contribuer à un élargissement de l’analyse. Toutefois, l’essai présente une vraie rigueur d’analyse et une indéniable connaissance des scènes présentées. Théâtres des Antilles : traditions et scènes contemporaines est voué sans nul doute à devenir un ouvrage de référence concernant les théâtres antillais.