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Le strip est une forme courte de bande dessinée qui a longtemps été définie par ses deux contraintes formelles principales : sa linéarité, de quatre à six cases étendues sur une ou deux bandes; et sa périodicité, traditionnellement quotidienne ou hebdomadaire. Ces contraintes ont été imposées par le premier support de diffusion des strips, à savoir le journal d’actualités publié au tournant du xxe siècle. On trouve des strips dès les premières années de la bande dessinée québécoise au début du xxe siècle, comme l’indiquait Jean Véronneau (1976 : 59-75). En nous intéressant à l’histoire de la bande dessinée au Québec, nous pouvons observer que la forme du strip apparaît très tôt et s’installe durablement dans les usages, principalement dans le cas des strips importés des États-Unis. Cependant, différents organes de presse ont eu la volonté de diffuser des strips spécifiquement québécois, comme Le Jour entre 1974 et 1976 ou La Presse entre 2006 et 2008. Pour plus de détails sur l’histoire de ce qui sera nommé la bande dessinée québécoise (BDQ), nous renvoyons le lecteur à Maël Rannou (2021) ou à Michel Viau (2008), car l’espace nous manque ici. Ajoutons simplement que la création de strips au Québec est principalement le fait de bédéistes masculins. Seules deux autrices ressortent particulièrement au courant du xxe siècle : Yvette Lapointe, qui publie Petits espiègles (1933) et Line Arsenault, créatrice de La vie qu’on mène (entre 1985 et 1986, puis entre 2002 et 2004).

Malgré la quantité, la qualité et la variété des bédéistes s’essayant au genre depuis ses débuts (Albéric Bourgeois, Albert Chartier, Réal Godbout, etc.), il n’existe pas à proprement parler de tradition du strip au Québec. En effet, si quelques personnages et strips ont été repris par différents bédéistes au cours de leur diffusion dans les journaux (Les aventures de Timothée ont eu cinq auteurs différents répartis sur quatre périodes entre 1904 et 1937), il n’y a pas eu d’effet de transmission et de jeu d’influence déclaré, les strips sombrant tous ou presque dans l’oubli avec le temps. Les nombreuses renaissances de la BDQ, entre les années 1960 et 2000, ont permis à de nouvelles générations de faire leurs armes, mais jusqu’à très récemment, il était inimaginable d’obtenir plus qu’un succès d’estime avec la pratique du strip.

Il faudra attendre le début du xxie siècle pour que des éditeurs, comme Mécanique générale puis Les 400 coups ou La Pastèque, aient à la fois la volonté et les reins assez solides pour commencer à soutenir la création québécoise de strips. Tout d’abord, ils ont ancré la pratique dans le paysage de la BDQ, par la publication de strips récents, comme Béatrice, de Philippe Girard dès 2006, Boris de Rémy Simard en 2007, Ben de Daniel Shelton, Burquette de Francis Desharnais ou Paresse de Pascal Girard, tous trois à partir de 2008. Mais ils ont aussi remis sur le devant de la scène des strips anciens faisant partie du patrimoine, comme Une piquante petite brunette d’Albert Chartier en 2008 ou La patinoire en folie de Pierre Huet en 2011. À leur échelle et avec leurs moyens, ces maisons d’édition ont permis un début de légitimation de la pratique du strip au Québec.

Situation contemporaine des bédéistes de strip québécois

Nous constations en 2011, à l’occasion d’un mémoire rédigé sur le sujet (Boucher, 2011), que la pratique du strip était alors en pleine évolution. Les bédéistes québécois du début du xxie siècle utilisaient pour la plupart le strip en vue d’une diffusion en albums, la publication dans un journal devenant une considération secondaire, sauf pour Daniel Shelton qui faisait alors figure d’exception. Depuis 1996, Ben a été publié dans de nombreux journaux au Canada et aux États-Unis, à la fois en français et en anglais et comptabilise près de sept mille strips. Plus d’une décennie plus tard, nous souhaitions étudier la transformation des différents usages, principalement par rapport à la multiplication des supports, à la déconstruction des rythmes de diffusion et à la modification de l’interaction avec le public. Ainsi, nous étudierons au cours de cet article comment les différents artistes québécois contemporains abordent la pratique du strip, comment leur production a été adaptée aux nouveaux usages de consommation et de diffusion des médias dans un contexte d’érosion continue des ventes de la presse sur son support historique et de manière plus large, nous nous intéresserons à la place qu’occupent les strips québécois actuels dans l’ensemble de la BDQ.

Pour ce faire, nous proposons de séparer les bédéistes qui pratiquent le strip à l’heure actuelle au Québec en trois groupes distincts, car de nombreuses différences émaillent leurs pratiques.

Le premier groupe correspond aux artistes qui ont abordé le strip dans la plus pure tradition nord-américaine en visant une publication dans les journaux. L’exemple que nous prendrons est celui de Daniel Shelton, avec sa série Ben, qui reste le plus actif en 2023, mais les strips de Rémy Simard (Boris), de Line Arsenault (La vie qu’on mène) ou de Simon Banville (Asymptote, Elorah) fonctionnent sur des structures et avec des objectifs de publication similaires. Nous les appellerons les bédéistes de strip formalistes, en nous basant sur la définition du dictionnaire de l’Académie française : « 1. Qui s’attache scrupuleusement aux formes, aux règles, aux conventions » (« formaliste, adjectif », 2022).

Le second groupe est formé de bédéistes (encore une fois principalement masculins) qui utilisent les codes du strip précisément pour leur efficacité narrative et pour qui la production de strips s’inscrit dans un corpus général s’étendant pour certains à d’autres arts que la bande dessinée. Ils ne visent pas à publier leurs strips dans un journal, puisque ces derniers seront publiés à terme par des éditeurs reconnus. On y trouve des bédéistes et des strips très différents, de Pascal Girard (Paresse, Jeunauteur) à Alex Lévesque (Dessine bandé) en passant par Francis Desharnais (Burquette), ou encore les bédéistes du strip collectif Bernatchez Joe (Julien Bernatchez et Israël Trudel-Denis au scénario, en collaboration avec Étienne Laroche, Arielle Galarneau, Julien Charbonneau et Maxime Gérin au dessin). Nous nous concentrerons sur le travail de Pascal Girard, car sa production de strips s’étend sur deux périodes distinctes (2008 et 2024), ce qui nous permettra d’aborder l’évolution des usages de consommation et de production des médias, mais nous verrons que les éléments que nous ferons ressortir de sa pratique du strip, à l’intérieur d’un corpus plus généraliste, s’appliquent aussi à ses collègues. Ce sont les bédéistes de strip occasionnels.

Le troisième groupe, majoritairement féminin cette fois, pour qui le strip est avant tout une bande dessinée en ligne, diffusée sur des sites spécialisés et les réseaux sociaux, est composé de Boum (Boumeries), que nous mettrons particulièrement en évidence pour sa régularité, sa longévité et la manière dont elle a structuré un modèle économique autour de ses strips, mais aussi de Tania Mignacca (Ponto) et d’April Petchsri (Poisson d’April), toutes trois entrées dans la BDQ entre 2011 et 2013. Dans le cas de ces artistes, l’album est un produit dérivé du strip qu’elles peuvent réaliser et diffuser selon leurs conditions, sans passer par un éditeur. Nous les appellerons les bédéistes de strip 2.0[1].

Les principaux codes du strip, ses axes de production, se trouvent utilisés ou subvertis différemment selon chaque bédéiste. Nous allons maintenant étudier plus en détail les pratiques propres à chaque groupe défini précédemment, en nous servant des exemples de Daniel Shelton, de Pascal Girard et de Boum.

Les bédéistes de strip formalistes

Cette première vague de bédéistes maîtrise les codes des strips, leur production est d’ailleurs pensée principalement en fonction de ces codes. C’est le cas de Daniel Shelton (Ben), de Philippe Girard (Béatrice), de Rémy Simard (Boris) et de Simon Banville (Asymptote, Elorah), mais aussi de Line Arsenault (La vie qu’on mène). Le rythme de parution de ces strips, publiés pour la plupart dans les journaux entre 2000 et 2010, a été quotidien ou hebdomadaire et leur périodicité était directement liée à celle du journal qui les publiait (La Presse, Le Soleil, 24 heures). En conséquence du rythme de création induit par la production régulière de strips et de l’espace réduit occupé dans la page du journal, les strips publiés dans les journaux utilisent une grammaire graphique limitée, comportant des personnages stéréotypés, des décors simples ou inexistants dans un style graphique homogène et facilement identifiable. La couleur est plutôt rare dans les strips publiés dans ces journaux, mais peut être présente lors de la diffusion des strips en ligne ou en album. Les strips de ces bédéistes relèvent surtout du registre de l’humour. Les gags, le plus souvent contenus dans l’espace d’un strip, abordent tous les sujets ou presque (les relations familiales et amoureuses, la jeunesse, le monde du travail, etc.) sur un ton variable et visent un public familial. L’humour est basé sur cinq procédés comiques : le comique de situation, le comique de langage, le comique de répétition, le comique de caractère et le comique de geste. Selon les strips, certains procédés seront particulièrement privilégiés. Si le strip s’installe dans la durée, on peut voir le passage du temps dans l’évolution graphique et narrative des personnages. Ce procédé permet aux bédéistes de créer des strips quotidiens tout en développant une histoire au long court. Parmi les bédéistes cités, Shelton est probablement celui qui a le plus d’expérience dans l’utilisation de ces codes comme axes de définition de sa production.

Pratique des codes du strip chez Daniel Shelton

Daniel Shelton est né en 1965 à Sherbrooke. Il a étudié à la Joe Kubert School of Graphic Art en 1986. Ben est un strip quotidien publié d’abord en anglais à partir de 1996, inspiré par des strips familiaux, comme Shoe de Jeff MacNelly ou For Better or for Worse de Lynn Johnston (Le Bédénaute, 2010). Ben est devenu le plus long strip de l’histoire du Québec, publié en français de 1998 à 2023, à raison de trois cents strips par an, dans Le Soleil, La Tribune ou Le Quotidien.

Shelton raconte ainsi les aventures d’un couple de retraités et de leur famille. Les gags s’étendent le plus souvent sur quatre cases, selon une mécanique parfaitement rodée incluant la présentation de la situation, l’action et la chute. Graphiquement, Shelton travaille en noir et blanc, sans ajouter de nuances de gris et malgré l’évolution de son style en vingt-sept ans, les personnages ont peu changé visuellement. On y trouve peu de comique de langage, probablement pour faciliter la traduction du strip par Shelton lui-même. Il arrive que l’auteur sorte du registre de l’humour et du gag du jour pour traiter de sujets de société, comme l’allaitement en public ou les camps d’internement pour les citoyens canadiens d’origine japonaise qui ont été instaurés au Canada pendant la Seconde Guerre mondiale (Shelton, 2009 : 63-66), mais cela reste marginal. Les strips, habituellement autonomes, forment alors une histoire qui s’étend sur plusieurs semaines. Une dizaine de volumes reprenant les strips en ordre chronologique sont sortis en français entre 1998 et 2017, aux éditions Mille-Îles (en couleurs), Les 400 coups et La Pastèque. Deux volumes en anglais, assortis d’une mise en couleur, ont été autopubliés et financés par des campagnes Kickstarter en 2013 et 2015. Depuis, l’auteur privilégie la diffusion numérique. Ces volumes d’une centaine de pages reprennent les strips à raison de trois par page dans un format carré.

Adaptation de la production aux usages de consommation et de diffusion des médias

Le modèle économique de Shelton a longtemps reposé essentiellement sur la parution de Ben dans les journaux, malgré la concurrence des strips américains. Mais, depuis 2009, Ben est publié en parallèle en ligne sur l’agrégateur de séries GoComics.com. Depuis 2010, Shelton a ouvert une page Facebook consacrée à Ben. Le strip est publié en couleurs sur ces deux plateformes depuis la fin de 2013. En octobre 2022, il annonce que Postmedia Network, un groupe de presse canadien possédant plus de 120 journaux, remplacera Ben par des strips américains pour des raisons budgétaires. Il ouvre alors une page sur Patreon où il diffuse ses strips quotidiens, en anglais et en français, proposant des abonnements allant de un à huit dollars par mois. Selon le montant choisi, les strips s’accompagnent de divers accès aux archives et à des primes (version numérique ou strip original).

Ainsi, Shelton continue à travailler au rythme des journaux sur support papier, mais peut, grâce au soutien de ses lecteurs sur Patreon, proposer ses strips directement à sa communauté d’abonnés, tout en recherchant de nouvelles pistes de diffusion. Après avoir été publié dans les grands quotidiens du Québec, l’auteur voit dans la publication sur Patreon un bon moyen de continuer de générer des revenus en proposant à la fois à son public francophone et à son public anglophone un accès aux aventures de Ben dans leur langue, tout en se préparant au jour où le strip cessera complètement de paraître dans les journaux (Shelton, 2022).

La place de Daniel Shelton dans la BDQ

Il est évident que 2022 a été une année charnière pour Shelton, alors que l’avenir de la série Ben sur papier est plutôt incertain, malgré la reconnaissance dont le strip et l’auteur jouissent. Shelton a obtenu en 2023, lors de la 36e édition des Bédéis Causa, le prix hommage Albert-Chartier, qui honore la contribution du bédéiste à l’ensemble du neuvième art. La publication en albums des strips, entre 1998 et 2017, permet à l’oeuvre de s’inscrire au patrimoine de la BDQ de même que les nombreuses expositions auxquelles l’auteur a pu participer ces dernières années. En outre, Shelton a commencé en janvier 2022 à proposer un cours sur la scénarisation du récit court en images à l’École des arts et cultures (ÉdAC) de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), à Gatineau, au programme de baccalauréat en bande dessinée. Il s’agit à notre connaissance du premier cours de scénarisation consacré à cette forme de récit à l’ÉdAC. Shelton est aussi le premier chargé de cours ayant une pratique de la bande dessinée aussi directement liée au strip. L’ÉdAC, par la mise en place de ce cours, signale que cette forme narrative mérite d’être étudiée et propose en conséquence un enseignement dispensé par un professeur dont l’expérience est indiscutable. Nous y voyons un geste fort qui vient consolider la place du strip dans la BDQ en devenant un objet d’étude universitaire.

Les bédéistes de strip occasionnels

Nous avons classé dans cette catégorie un groupe de bédéistes assez éclectiques, mais qui ont comme point commun de privilégier le strip pour sa structure narrative et son cadre formel sans en faire la pierre angulaire de leur corpus d’artiste. Pour ces artistes, les codes du strip sont des contraintes potentielles qu’ils choisissent d’utiliser dans l’objectif de servir un récit. Ainsi, la principale particularité de ces strips est leur diffusion. Ils ne passent pas par la publication traditionnelle dans les journaux, ce qui a une influence sur le rythme de parution des strips, leur découpage et leur temporalité. Ils sont plutôt publiés en ligne ou sous forme de livre. Ces strips passent alors par un diffuseur reconnu comme une instance de consécration. Avant de nous arrêter sur l’utilisation du strip chez Pascal Girard, nous devons dire un mot sur la pratique de chacun afin de comprendre comment cette forme narrative s’intègre dans leurs corpus artistiques.

Dans Burquette, parue en deux tomes en 2008 et 2009 aux éditions Les 400 coups, Francis Desharnais utilise le strip pour créer un récit long qui narre les relations entre Alberte, une jeune fille superficielle, et son père militant qui la force à revêtir une burqa dans l’espoir qu’elle gagnera en maturité. Le strip en tant que format permet alors à l’auteur de synthétiser ses idées pour rester le plus concis possible (St-Jacques, 2008). Selon le terme de John Harbour qui y a consacré un article (2023), l’oeuvre de Desharnais est intermédiale, et s’il est connu dans le milieu de la bande dessinée depuis la sortie de Burquette, une part importante du corpus de l’auteur est constituée de son travail dans l’animation entre 1998 et 2012. Desharnais a d’ailleurs adapté la série en 2011 sous la forme de vingt épisodes animés d’une minute avec le concours de l’Office national du film (ONF). Par la suite, il a publié en ligne, entre 2011 et 2013, près de soixante-dix strips hebdomadaires reprenant les mêmes personnages pour traiter des thèmes d’actualité, d’abord sur son site, puis sur un site dédié à Burquette créé avec l’ONF. Ces strips restent à ce jour inédits en album et l’auteur n’a plus depuis utilisé la forme du strip, privilégiant l’expérimentation sur la forme et l’économie des dispositifs narratifs utilisables en bandes dessinées. Desharnais a ainsi expérimenté plusieurs genres (la science-fiction, le récit historique et d’anticipation ou encore le récit documentaire) en y mettant des contraintes dignes de l’Ouvroir de bande dessinée potentielle (OuBaPo), comme l’itération iconique dans La guerre des arts (dix cases composent tout l’album, seuls les dialogues changent d’une case à l’autre).

Bernatchez Joe est une oeuvre collective, diffusée à un rythme hebdomadaire sur une page Facebook qui lui est consacrée, entre 2015 et 2022, et scénarisée par Julien Bernatchez et Israël Trudel-Denis. Le premier est humoriste émergent à l’époque de la parution des strips sur le Web. Le second se présente comme musicien punk. Les strips, potaches et caustiques, pastiches de ceux qu’on trouvait dans les gommes Bazooka mettant en scène le personnage de Joe, n’avaient pas vocation à être édités, car il s’agissait au début d’une pantalonnade entre amis. Cependant, les éditions Rémi Paradis les ont réunis dans deux volumes parus en 2020 et en 2022. Depuis, les scénaristes ont tous deux développé des projets les éloignant de la bande dessinée (télévision sur Noovo, balados, Des si et des rais). Les artistes, eux, ont réalisé différentes bandes dessinées de genre (horreur, science-fiction, érotisme), à mille lieux de leur production pour Bernatchez Joe.

Les strips d’Alex Lévesque, intitulés Dessine bandé et publiés sur les réseaux sociaux dès 2016, sont inspirés de bandes dessinées en ligne (webcomics) absurdes, comme Cyanide and Happiness ou Perry Bible Fellowship, mais aussi d’humoristes québécois, comme Les Denis Drolet ou François Pérusse (Paquet, 2017). Jusqu’en juillet 2023, l’auteur proposait en plus ses strips sur Patreon, à l’avance et avec des primes pour les lecteurs qui s’abonnaient à sa page, entre autres des gags sur différents supports (dessins ou vidéos). Depuis, la production a pratiquement cessé. Diplômé en 2020 de l’École nationale de l’humour de Montréal, Lévesque est dorénavant auteur pour la télévision. Il présente aussi son spectacle sur scène et poursuit ses capsules d’humour en ligne. Ses strips sont dans la continuité de son humour noir, à la fois caustique et absurde, mais l’auteur profite du dessin pour se permettre des mises en situation impossibles à représenter sur scène. Dessine bandé : le livre, publié en 2024 par Nouvelle adresse, comprend près de cent cinquante strips, choisis parmi les huit cent cinquante qu’il a réalisés.

Pascal Girard est né en 1981 à Jonquière. Il s’est fait connaître du public québécois en 2006 avec la parution de Dans un cruchon et de Nicolas chez Mécanique générale. Ses ouvrages, au graphisme simple et au découpage aéré (deux cases par page), illustrent des tranches de vie dans le registre de l’autofiction au ton mélancolique, dans le premier cas, et de l’autobiographie, dans le second. L’auteur s’est ensuite prêté trois fois à l’exercice du strip en brouillant systématiquement les frontières entre autobiographie et autofiction. Tout d’abord, « pour faire [ses] classes » (Leduc, 2021), il a créé durant sept mois en 2008 Paresse, sous la forme d’un strip quotidien humoristique autour de sa vie d’auteur. Diffusés sur son site Web, les deux cents strips sont parus la même année dans un album publié à La Pastèque. Puis, sur un scénario de l’auteur Stéphane Dompierre, il a illustré le quotidien fictionnel de l’écrivain dans Jeunauteur, une oeuvre en deux volumes parus en 2008 et 2010 chez Québec Amérique. Dans ce cas particulier, les strips se suivent pour former une histoire complète, celle de l’auteur qui écrit un livre, goûte à son quart d’heure de gloire et retombe dans les affres de la création quand il doit écrire la suite. Recourant régulièrement à l’autofiction (Rapport de stage, L’appartement #3, Conventum), Girard a aussi exploré divers genres au fil du temps (le récit d’enquête avec La collectionneuse ou Rebecca et Lucie mènent l’enquête, le récit adolescent avec Jimmy et le Bigfoot ou le livre jeunesse avec Ours brun, blanc, noir). Après être revenu à Jeunauteur avec Stéphane Dompierre pour la revue Lettres québécoises (trente-six strips à raison de deux par trimestre entre 2017 et 2021), Girard diffuse depuis octobre 2021 sur Instagram de nouveaux strips réunis en 2024 dans un album de 144 pages, intitulé Passe-Temps et publié aux éditions Pow Pow.

Pratique des codes du strip chez Pascal Girard

Que ce soit sur son site Web ou bien sur Instagram, Girard a toujours diffusé ses strips au rythme où il les produisait, sauf dans le cas de Jeunauteur, où les strips ont été réalisés à la suite d’une commande de Stéphane Dompierre et ont été publiés uniquement en livre ou dans la revue Lettres québécoises. On remarque d’emblée que les strips diffusés sur Instagram n’ont pas la régularité quotidienne de Paresse. Une fournée de quelques strips quotidiens peut être mise en ligne pendant une ou deux semaines, suivie d’une absence de plusieurs semaines durant lesquelles l’auteur publie des illustrations en couleurs ou des dessins d’observation. Voués à disparaître, engloutis par l’algorithme et la production de l’auteur, les strips ont alors une diffusion éphémère complètement assumée. Le découpage des strips de Girard est invariablement en quatre cases. Dans Paresse, les cases étaient disposées sur une bande horizontale. Depuis Jeunauteur, l’auteur dispose les quatre cases sur deux bandes, le strip formant une entité se rapprochant de la page verticale classique. Cette mise en pages résulte du support de création des strips utilisé par l’auteur, à savoir des carnets au format A5 (environ 15 cm sur 21 cm). Elle se retrouve dans les strips publiés sur Instagram. Graphiquement, Girard reste dans la simplicité. Tous ses strips sont en noir et blanc et la ligne nette des strips de 2008 a fait place au fil des années à un trait fin et tremblotant. Ne sont abordés dans ces strips que des sujets plutôt ordinaires, entre les turpitudes de l’auteur et la vie de famille. Girard fait généralement la chronique de son quotidien de manière humoristique, en travaillant parfois davantage la scénarisation sans forcément chercher systématiquement le gag. Le personnage de Pascal a évolué au cours des quinze ans qui séparent les premiers strips de Paresse et les derniers disponibles sur Instragram. Il a été rejoint par une compagne, leur fille, des voisins, des collègues de travail et des animaux, signes du temps qui passe. Cependant, Girard ne donne pas l’impression de chercher à créer une oeuvre exhaustive avec ses strips autobiographiques, malgré la longévité de sa pratique. Il s’agit plutôt pour lui d’« une bonne gymnastique » (Boucher, 2011 : xxviii), à laquelle il s’attelle dès qu’il le peut. Le titre de son dernier recueil, Passe-Temps, vient d’ailleurs confirmer cette idée. Les pauses plus ou moins longues entre les livraisons ne sont ni justifiées ni résumées. L’irrégularité du rythme de livraison des strips rend incertaine la fidélisation du public aux « aventures » de Girard, contrairement aux personnages récurrents de Ben, de Burquette, ou encore de Bernatchez Joe.

Adaptation de la production aux usages de consommation et de diffusion des médias

Amateur de Peanuts de Charles Schulz, Girard cite plutôt American Elf de James Kochalka comme source d’inspiration de Paresse (Ibid.). On retrouve effectivement des similitudes entre Paresse et le strip de Kochalka, publié lui aussi quotidiennement sur le site de l’artiste entre 1998 et 2012. Pour Girard, comme pour son homologue américain, les strips n’ont pas à être publiés dans un journal pour exister, le site Web permettant de présenter rapidement et efficacement les strips aux lecteurs. Sur Paresse.ca, les strips de l’auteur étaient diffusés avec une régularité quotidienne et en respectant leur format horizontal permettant une lecture linéaire, comme dans un journal. Seules des flèches indiquant les strips précédents ou suivants étaient affichées. Cependant, les strips ont été retirés du site Internet lorsque La Pastèque en a fait un livre. Girard n’ignore pas que la diffusion de l’oeuvre d’un bédéiste québécois passe à l’époque par la publication d’un livre, parfois au détriment de sa présence en ligne (Ibid.).

Plus de dix ans plus tard, la publication sur Instagram est bien différente. Ainsi, les bédéistes ne peuvent compter sur un rythme de diffusion régulier et de plus, la qualité de la diffusion en ligne laisse parfois à désirer. Certains strips ne sont pas scannés, corrigés ou nettoyés, mais simplement pris en photo avant d’être mis en ligne. Girard les propose gratuitement presque instantanément après leur création. Les strips s’affichent sur le fil d’actualité du lecteur qui, s’il n’est pas trop distrait par les autres publications qui apparaissent sur son fil, a le loisir d’aller voir la page de l’artiste pour savoir s’il y en a d’autres. L’auteur publie ses strips sous la forme d’un carrousel de cinq images, les quatre premières présentant en détail les quatre cases du strip l’une après l’autre, la cinquième reprenant le strip dans son intégralité, ce qui est une pratique courante sur le réseau pour diffuser de la bande dessinée. Sous le carrousel, le lecteur peut laisser un avis et interagir avec Girard, qui répond régulièrement aux messages laissés. Contrairement à Paresse, les strips publiés depuis 2021 n’ont pas disparu du site Internet au moment de la publication de Passe-Temps.

À mi-chemin entre ces deux approches, les bédéistes de Burquette, de Dessine bandé et de Bernatchez Joe ont utilisé les réseaux sociaux comme outil de prépublication, diffusant leurs strips à un rythme régulier (hebdomadaire, le plus souvent), puis comme outil de promotion au moment de l’adaptation en livre.

La place des bédéistes de strip occasionnels dans la BDQ

L’importance de ces bédéistes dans la BDQ ne tient pas uniquement à leur pratique du strip, qui est, comme nous l’avons vu, à la marge de leur corpus d’artiste. Il s’agit souvent d’exercices de style, de travailler une forme narrative définie par des contraintes formelles, ou bien d’une manière de s’astreindre à créer des gags avec régularité. Ces bédéistes mettent en lumière la contribution d’une variété d’éditeurs (Nouvelle adresse, Les 400 coups, La Pastèque, les éditions Pow Pow et Rémi Paradis), ce qui peut indiquer une volonté de poursuivre le processus de légitimation du strip entamé en 2006 en valorisant une création contemporaine reconnue pour la maîtrise de ses codes, sa qualité et son originalité. Au Québec, la publication de strips directement en albums ou après un passage en ligne n’existait pas avant 2008, ou alors elle était marginale sous la forme de petits fanzines à la diffusion restreinte, alors qu’aujourd’hui, il s’agit d’une pratique courante. Le strip n’est plus une forme narrative réservée au journal, principalement en raison de son appropriation par les bédéistes que nous venons d’évoquer.

Cette évolution peut aussi être mise en relation avec la généralisation, à partir de 2005, des blogues de BD et des bandes dessinées en ligne. Les créateurs se sont alors rendu compte qu’Internet en tant que média de diffusion et de promotion pouvait amener à la fois une reconnaissance des pairs, ayant pour résultat une adaptation en livre des bandes dessinées diffusées en ligne, mais aussi un accès direct au public, qui permettait de générer des revenus sans avoir à passer par un éditeur. Il s’agit là d’un élément qui explique sans doute l’émergence des bédéistes de strip 2.0, qui se sont efforcées de réfléchir à un nouveau modèle économique, potentiellement plus avantageux à la fois pour les bédéistes et pour le lectorat, géré par les artistes elles-mêmes, de la création à la diffusion des strips comme des produits dérivés (affiches, autocollants, figurines, l’album lui-même devenant aussi un produit dérivé).

Les bédéistes de strip 2.0

Les bédéistes de strip 2.0 usent des codes du strip dans le contexte de la bande dessinée en ligne. Nous utilisons l’expression « 2.0 » en référence au Web 2.0, qui est celui de la création de contenu et de son partage d’un utilisateur à l’autre en limitant les intermédiaires, via les réseaux sociaux, par exemple (« Web 2.0 », 2024). Ici, nous avons des bédéistes pour qui l’usage du Web permet plusieurs formes d’interaction et d’échange avec leur lectorat (commentaires publics ou messages privés, réponses à des sondages, mise en place de boutiques en ligne gérées par les artistes, etc.). De manière générale, les bédéistes de strip 2.0 dirigent à la fois la création de leurs strips, mais aussi leur diffusion et leur commercialisation. On peut y voir une volonté de ne pas faire entrer les strips dans les circuits classiques de diffusion comportant de nombreux intermédiaires (éditeur ou directeur de publication, distributeur, etc.), à l’opposé des bédéistes de strips formalistes ou occasionnels. Boum, Tania Mignacca et April Petchsri, nées entre 1985 et 1995, ont grandi avec la bande dessinée en ligne. Il s’agit d’une forme qui les inspire et dont elles maîtrisent les codes. Il se trouve que cette catégorie regroupe trois bédéistes féminines, mais elle n’est pas pour autant intrinsèquement genrée. Simplement, l’usage d’Internet et sa démocratisation à partir de 2005 ont donné plus de visibilité à la fois au public féminin et aux créatrices, ce qui a eu pour effet de multiplier le nombre de strips créés par des Québécoises à partir de 2011.

April Petchsri a publié entre 2018 et 2023 tous les jeudis en anglais et en français sur un site personnel [https://poissondapril.com], mais aussi sur Facebook une série d’autofiction intitulée Poisson d’April dont le format vertical en quatre cases est celui du yonkoma, l’équivalent japonais du strip. L’autrice a publié deux volumes en autoédition en 2021 et 2023, reprenant l’intégralité des strips parus jusqu’en février 2023. Depuis, la créatrice a fait une pause en raison de sa grossesse.

Tania Mignacca diffuse chaque semaine le strip Ponto sur son site [https://minyaka.com/ponto], en français et en anglais, depuis 2013. Le strip narre les aventures d’un cône de signalisation routière qui vient s’installer à Montréal. Mêlant humour et aventure, le strip compte six cases réparties sur deux bandes et laisse régulièrement l’histoire en suspens d’un épisode à l’autre. L’autrice a publié un album regroupant les premières années du strip en 2019 grâce à un financement participatif et vend énormément de produits dérivés à sa boutique en ligne. Un deuxième album, lui aussi financé par le lectorat via la plateforme de financement participatif québécoise La Ruche, est prévu en juillet 2024.

Boum est une artiste née en 1985, qui vit et travaille à Montréal. Elle est la créatrice du strip autobiographique Boumeries, publié entre 2011 et 2020 au rythme de trois strips par semaine au minimum. Dans un registre humoristique, l’autrice aborde principalement son quotidien avec ses deux enfants, sa vie de couple et sa vie professionnelle. Elle y décrit des situations vécues, des rêves, ou des scènes auxquelles elle a assisté. On y retrouve plusieurs formes de comique, qu’il soit de situation, de langage, de répétition (le sommeil de ses jeunes filles), de caractère ou de geste. L’humour absurde semble avoir la préférence de l’autrice, qui a même créé une catégorie sur son site Internet pour y classer les strips qui y font référence. Ses strips s’inscrivent dans une pratique plus générale de la bande dessinée, et Boum a d’ailleurs cessé la publication en ligne régulière des Boumeries pour se consacrer à d’autres projets, dont La méduse en 2022. Elle propose cependant tous les ans de nouvelles livraisons de strips créés à l’occasion des Hourly Comic Day (vingt-quatre strips réalisés en vingt-quatre heures). Nous verrons qu’elle a mis en place, comme ses collègues, tout un système économique autour de sa pratique du strip (strip bilingue, boutique en ligne, Patreon, Paypal, Ko-fi). Elle continue encore aujourd’hui à s’occuper des différentes étapes de création, de diffusion et de commercialisation de son strip.

Pratique des codes du strip chez Boum

Les Boumeries intègrent les codes du strip et profitent de la liberté qu’amène la bande dessinée en ligne. Le format est constant, mais change selon le lieu de diffusion : quatre cases disposées à l’horizontale pour la publication sur le site [https://bd.boumerie.com/] ou disposées sur deux bandes pour une présentation au format carré sur Facebook, Instagram et Tumblr. Habituellement en noir et blanc rehaussés d’une seule nuance de gris, les strips sont graphiquement assez simples. Malgré la réduction des formes (des points pour les yeux, un V pour le nez), les personnages sont tout de même identifiables : l’autrice, à sa grande mèche, son compagnon, à sa barbe de trois jours et à ses lunettes. Occasionnellement, Boum utilise à son avantage le support numérique et anime sommairement quelques strips, procède à une mise en couleur, passe à huit cases sur deux bandes afin de mieux servir le gag proposé, ou encore laisse le strip à des bédéistes invités. La régularité des livraisons, entre 2011 et 2020, permet de voir évoluer les personnages, même s’il ne s’agit pas d’un récit au long court qui nécessite une lecture chronologique des strips. Le lecteur tardif a la liberté de circuler sur le site Internet de manière linéaire, selon la date de mise en ligne par l’autrice, ou bien de passer par la trentaine de mots-clés accessibles sous les publications et lire les strips regroupés par thèmes (« absurde », « rêves », « toilettes » reviennent régulièrement ensemble). Les Boumeries ont été autoéditées par l’autrice à partir de 2011 en dix volumes incluant des strips supplémentaires. Glénat Québec a commencé en 2020 la publication d’éditions intégrales reprenant les Boumeries. À ce jour, seuls deux volumes réunissant les cinq premières années du strip sont parus. L’autrice a annoncé la fin de cette collaboration avec Glénat Québec sur Twitter en 2022 (Boum, 2022).

Adaptation de la production aux usages de consommation et de diffusion des médias

Avec les Boumeries, Boum a pris le parti d’être au plus près de son lectorat. Comme ses collègues April Petchsri et Tania Mignacca, elle a créé ses strips, s’est occupée de les traduire en anglais, les a mis en ligne à la fois sur les réseaux sociaux Facebook, Instagram, Tumblr, Twitter et sur un site Internet. Sur toutes ces plateformes, un espace de commentaires est ouvert au public, avec lequel les autrices interagissent fréquemment. En plus de répondre aux commentaires du lectorat, les artistes posent régulièrement des questions et engagent la conversation, ce qui peut mener à certains changements dans un strip, comme le mentionne Tania Mignacca à Martin Bérubé de ProposMontréal en 2013 :

Parfois je demande aussi l’avis des lecteurs. Je l’ai fait lorsque Ponto arrive à Montréal. J’ai fait un sondage sur la page Facebook pour savoir quel pont devrait-il [sic] emprunter. Mon idée au départ, c’était le pont Jacques-Cartier, mais les lecteurs ont choisi le pont Victoria. Ça me permet de me mettre au défi en dessinant un sujet que je n’ai pas choisi

Bérubé, 2013

Cette interaction avec le public, si elle existe aussi dans la sphère générale des bandes dessinées en ligne, est facilitée par la forme même des strips, dont le récit n’est pas structuré en amont et se développe au fur et à mesure des livraisons. Elle est aujourd’hui plus immédiate qu’elle ne l’était à l’époque des strips publiés dans un journal (par exemple, Charlotte Braun a été effacée de la série Peanuts, après plusieurs apparitions, à la suite d’une réaction négative de la part du public (« Charlotte Braun », [s. d.])).

Boum a ouvert en 2011 une boutique en ligne où elle a mis en vente des éditions à compte d’autrice de ses Boumeries en dix volumes. Le lecteur peut acheter les albums en anglais ou en français, en version papier ou PDF, selon ce qui lui convient le mieux. Boum lui propose en plus de la soutenir financièrement par un abonnement sur Patreon ou en lui offrant des pourboires sur Ko-fi. Si l’autrice ne produit plus de nouveaux strips depuis 2020, à l’exception du Hourly Comic Day, elle publie sur les réseaux sociaux ses anciens strips cinq jours par semaine. Dénués de tout lien avec une quelconque actualité, ils peuvent facilement être lus indépendamment les uns des autres et permettent à Boum de rejoindre un nouveau lectorat grâce aux strips existants.

Généralement, les sources d’inspiration de cette génération de bédéistes sont internationales, à la fois européennes, états-uniennes, japonaises, et même québécoises, sans toutefois que les strips québecois ne soient cités parmi elles. La création des strips se fait donc en empruntant les codes de ces influences. Nous avons mentionné le défi états-unien du Hourly Comic Day auquel Boum participe, nous pouvons ajouter l’utilisation du format vertical, dans Poisson d’April, hérité du yonkoma japonais ou l’utilisation d’un style kawaï (ici de grands yeux et de petites bouches) pour dépeindre les personnages de la série Ponto. Pour ces artistes, les strips constituent leur corpus principal. Boum fait exception, car elle a toujours publié d’autres histoires, mais en raison de la longévité des Boumeries, elle est principalement connue pour celles-ci. La parution de leurs strips dans un journal, ou bien dans un album publié chez un éditeur de renom ne semble pas les intéresser et n’est apparemment pas une nécessité dans leur modèle économique. Leurs strips trouvent un écho en ligne, et c’est ce mode de diffusion que ces artistes cherchent à exploiter financièrement de manière indépendante. Elles ont chacune mis en place des boutiques en ligne et commercialisent leurs créations destinées à la fois à un public francophone et à un public anglophone. Pour certaines, cela passe exclusivement par l’autoédition et la vente d’albums, pour d’autres, cela passe aussi par la vente de produits dérivés, comme des peluches ou des autocollants à l’effigie des personnages de Ponto ou de Poisson d’April.

La place des bédéistes de strip 2.0 dans la BDQ

La singularité de la pratique du strip chez ces bédéistes par rapport à leurs homologues masculins, qui restent dans des schémas classiques de diffusion, est une évidence que nous espérons avoir réussi à mettre au jour. Le strip 2.0 permet à ces autrices de ne pas dépendre d’un éditeur pour diffuser leur travail. Certes, leur production n’est pas la seule au sein du Web 2.0, leurs strips évoluant parmi de nombreuses autres bandes dessinées en ligne internationales, qui utilisent des stratégies similaires pour générer des revenus. Mais nous y voyons ici une forme supplémentaire de légitimation du strip au Québec, cette fois de nature économique et portée par les autrices elles-mêmes. Les livres autoédités de ces trois bédéistes sont mentionnés dans les médias numériques, papier ou radiophoniques et sont facilement accessibles, le plus souvent directement sur les sites Internet des artistes, dans les festivals de BD ou en librairie. Nous y voyons l’acceptation, de la part de différentes instances de légitimation, d’une pratique indépendante qui était jusque-là réservée aux fanzines et à la microédition et portée par des artistes qui revendiquaient leur marginalité. Cette acceptation passe ici par le strip, qui a l’avantage, par son format court et sa légèreté, de toucher un large public. Cela a permis à Boum de proposer récemment d’autres bandes dessinées avec des thématiques et des formes narratives différentes. La dernière en date, La méduse, est parue chez Pow Pow en 2022 et a obtenu le Grand Prix Québec BD, lors de la remise des Bédéis Causa en 2023 (Côté, 2023).

Grâce à leur travail indépendant sur leurs strips 2.0, ces autrices ont gagné en visibilité et nous pouvons espérer qu’elles inciteront d’autres créatrices à suivre leurs traces.

Conclusion

La comparaison des différents strips publiés au Québec, entre 2011 et 2023, a permis de relever plusieurs points. Tout d’abord, nous avons pu définir trois manières d’aborder le strip. La première manière, traditionnelle, regroupe des bédéistes qui réalisent des strips et passent par des intermédiaires (journaux, éditeurs) pour les faire connaître au public. La deuxième est un peu plus expérimentale et est le fait de bédéistes qui utilisent les contraintes du strip pour raconter une histoire plus ou moins longue et qui diffusent leurs créations en ligne à leur propre rythme, mais en laissant à un éditeur l’étape de la publication sous forme d’album. La troisième manière concerne des bédéistes qui profitent des possibilités offertes par les nouvelles technologies pour gérer elles-mêmes tous les aspects de la création et de la diffusion des strips, les proposant à leur lectorat en passant par un nombre réduit d’intermédiaires. Ces trois pratiques sont le résultat d’une évolution importante dans le domaine du strip, de sa parution dans un journal au xxe siècle à une diffusion principalement numérique aujourd’hui. Il est encore trop tôt pour savoir si ces trois pratiques finiront par converger vers une pratique unique ou si elles resteront séparées, mais nous avons vu par exemple que Shelton fait évoluer le modèle économique de son strip Ben vers une économie fermée proche de ce que les autrices de strip 2.0 ont mis en place ces dernières années (livres autoédités, diffusion via réseaux sociaux et financement direct via Patreon, Ko-fi ou PayPal).

Ce qui ressort plus clairement aujourd’hui que lors de la rédaction de notre mémoire sur le strip au Québec en 2011, c’est la variété des moyens de légitimation du strip mis en oeuvre par les instances culturelles en place. On peut citer tout d’abord l’appropriation du format lui-même par les bédéistes pour sa simplicité formelle (quelques cases, un dessin épuré), certains allant même jusqu’à l’autoédition. À cela s’ajoute un nombre croissant de strips publiés par des éditeurs établis, de La Pastèque à Glénat Québec, valorisant à la fois la création contemporaine et le patrimoine, comme l’anthologie des strips et des gags de Baptiste le clochard d’André-Philippe Côté parue en 2022 chez Station T. Certains de ces bédéistes font régulièrement partie des finalistes à différents prix québécois ou canadien (Bédélys, Bédéis Causa, Shuster Awards), comme Daniel Shelton, en 2023, qui a reçu le prix hommage Albert-Chartier récompensant sa contribution remarquable au milieu de la BDQ. Quand on ajoute à cela les cours qu’il donne à l’ÉdAC, on sent s’installer une volonté de diffusion et de transmission à la fois du strip et de ses modalités chez les institutions, les diffuseurs et les bédéistes eux-mêmes. Cependant, les sources d’inspiration des bédéistes de strip au Québec sont encore principalement internationales, et nous n’avons pas lu pour le moment de strips québécois qui s’inspirent d’autres strips québécois.