Article body

En 2014, deux jeunes femmes, Sandra Vilder et Émilie Dagenais, décident de créer une revue sur la bande dessinée (BD) québécoise. Elle s’appellera PLANCHES, terme renvoyant d’une part à la BD et d’autre part au travail manuel et artisanal que sont encore, le plus souvent, le dessin et la revue elle-même[2]. Ce deuxième sens « manuel » est renforcé par le symbole du marteau présent sur la couverture dès le premier numéro et dans leur fascicule « Comment crée-t-on une revue de bande dessinée? » publié au sommet de leur aventure revuistique à l’automne 2015, qui comportait des titres de chapitres, comme « artisans, matière première, et clouage[3] ». Ces titres, sous-titres, symboles et commentaires affirment donc une certaine philosophie du travail, basée davantage sur l’artisanat, la collaboration et la bonne volonté, plutôt que sur une organisation industrielle. Le succès de cette revue est rapide et indéniable, même si dès avant la pandémie de COVID-19 (à la fin de 2019), elle connaît des difficultés. Au moment où j’écris ces lignes, elle vient de faire paraître un nouveau numéro (hors-série) en septembre 2023 et annonce le numéro dix-huit pour janvier 2024. Elle a donc publié en moyenne deux numéros par an et devrait fêter ses dix ans l’année prochaine, ce qui est une très belle longévité pour une revue culturelle québécoise en général et une revue de BD contemporaine en particulier.

Figure 1

Couverture du numéro un de la revue PLANCHES (2014). Image reproduite avec l’aimable permission de l’éditeur, Martin Morin.

-> See the list of figures

Mon but, dans cet article, est de présenter cette revue comme une étude de cas. Dans la première partie, je donnerai quelques repères chronologiques qui ont jalonné l’histoire de cette revue, tout en situant son projet à la fois dans l’histoire de la bande dessinée québécoise (BDQ) et dans le marché francophone mondialisé des revues de bandes dessinées (dominé par celui de l’Europe francophone). Dans la deuxième partie, je ferai une étude systématique des dix-huit numéros de manière quantitative et qualitative pour révéler à la fois les structures, les idées et les tendances esthétiques de la revue, à l’aide de quelques tableaux sur la représentation des genres (gender) et des groupes culturels, linguistiques et ethniques et d’une analyse des catégories de BD (BD de reportage, BD humoristique, etc.). Je pourrai alors conclure mon texte en abordant la ligne éditoriale de PLANCHES et les raisons possibles de son succès et de sa précarité.

L’histoire de la revue PLANCHES

La BD au Québec est un sujet aujourd’hui bien étudié[4]. Comme Jacques Samson l’a montré, la BDQ connaît un mouvement cyclique constant de morts et de renaissances (1997)[5]. Cette situation touche plus encore les revues de BD au Québec, malgré un enthousiasme certain du milieu et du public québécois pour le neuvième art. La raison principale de cette précarité est sans doute leur viabilité. Avec huit millions de francophones, le marché québécois est très petit. Il est donc difficile de survivre financièrement en ne reposant plus que sur les ventes et sur l’aide publique puisque les autres ressources financières possibles, principalement la publicité, ont massivement migré vers d’autres médias. Même si les revues de BD sur le marché franco-européen ont aussi fortement décliné à partir des années 1980, certaines ont résisté (comme Spirou) et d’autres sont apparues dans les années 2010 et semblent bien établies aujourd’hui en 2024[6]. C’est le cas de La Revue dessinée, qui se vend aussi au Québec et qui a certainement inspiré la création de PLANCHES[7].

C’est dans ce contexte québécois et transnational que le numéro zéro (inaugural) de PLANCHES est sorti au printemps 2014, uniquement en ligne. Après une campagne de sociofinancement réussie, le premier numéro paraît en octobre de la même année sur papier, tandis qu’une présence minimale en ligne soit maintenue jusqu’à aujourd’hui[8].

La revue est originale par de nombreux aspects. Premièrement, les deux cofondatrices ne sont ni des spécialistes de l’édition, ni des gestionnaires, ni des artistes, alors que pour de nombreuses autres revues de BD, les fondateurs correspondaient au moins à l’un de ces trois critères. Deuxièmement, passionnées de culture asiatique et de manga, elles ont voulu créer une revue qui promouvait la BD québécoise, séparée de presque toute influence manga (Reyns-Chikuma, 2021). Troisièmement, fait plutôt rare pour une revue de BD, elle n’est pas du tout liée à une maison d’édition et ne cherche pas à publier d’albums[9]. Quatrièmement, la revue est éclectique et ouverte à certaines nouvelles idées, esthétiques ou politiques. Ces deux derniers mots sont entendus au sens large. Par exemple, elle répond par des mesures concrètes à ses engagements sociaux : écologique (elle est imprimée sur du papier recyclable) et « politique » (la parité entre hommes et femmes est respectée et on compte même une proportion de collaboratrices supérieure à la moyenne dans le monde de la BD). Enfin, ancrée dans la sphère de l’économie sociale, PLANCHES est un organisme à but non lucratif qui a pour but de promouvoir la création en BDQ, ce qui n’avait plus été fait par une revue depuis les années 1970, période que Sylvain Lemay (2016) décrit comme le Printemps de la BDQ.

Le financement

La revue est d’abord fondée par deux « inconnues » dans le milieu de la BDQ. Elles-mêmes l’ont avoué dans diverses entrevues : elles ne connaissaient rien ou presque à la BDQ. On pourrait donc parler d’un certain amateurisme, que l’on retrouvera tout au long de l’histoire de la revue[10]. Dans un premier temps, ce manque d’expérience ne les a pas empêchées non seulement d’obtenir du financement, mais aussi de recevoir des prix (concours d’entrepreneuriat[11]) et de publier plusieurs numéros de qualité à un rythme soutenu pendant deux ans. Il faut noter que, comme c’est souvent le cas au Québec pour les entreprises culturelles, la revue pourra compter sur le soutien financier de divers organismes publics, comme le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), le Conseil des arts de Montréal (CAM) et le Conseil des arts du Canada (CAC), mais aussi la Ville de Montréal, dans ce cas après quelques numéros, mais dans des proportions variables chaque année[12]. Cependant, il faut se rappeler que cette aide n’est pas renouvelée automatiquement. Ainsi, ce n’est qu’à partir du numéro sept que la revue reçoit le soutien nécessaire des quatre organismes publics, comme l’indique l’inscription des logos sur la deuxième de couverture de chaque numéro.

De plus, Vilder et Dagenais font preuve d’audace en faisant par exemple des demandes auprès d’organismes privés, ce qui, dans un cercle vertueux, est aussi très bien perçu par les comités des organismes publics. Enfin, ne pouvant recevoir cette aide publique dès le début, elles ont aussi organisé une campagne de sociofinancement très réussie. Du côté de la gestion, c’est donc extrêmement positif, au point que très tôt, toutes deux abandonnent leur travail régulier pour se consacrer entièrement à la revue. En effet, grâce à ces diverses sources de financement, elles peuvent se payer un salaire minimum et dans un sens, cela apporte une plus grande stabilité à l’équipe rédactionnelle et donc aussi à la revue.

Par ailleurs, le fait qu’elles doivent dépenser les subventions dans un certain délai pour ne pas les perdre pousse leur ambition jusqu’à publier quatre numéros par an. Ce rythme de publication est évidemment très exigeant et fait que le bénévolat (du CA aux tâches plus manuelles) est encore nécessaire, en plus des postes précaires et temporaires, comme les stagiaires.

Il faut aussi noter que cette relative stabilité pendant les premières années d’existence de la revue est aussi le résultat de l’institutionnalisation et de la légitimation, lentes mais continues, de la BD en général et de la BDQ en particulier depuis au moins 50 ans, en contraste avec l’instabilité du marché québécois. Celles-ci sont visibles dans plusieurs aspects, qui vont de l’aide publique au succès des festivals de BD et aux émissions de radio et de télé qui sont consacrées au neuvième art, et ont un effet certain sur le maintien d’un public fidèle qui achète des revues, comme PLANCHES.

Cette légitimation est confirmée par le bon accueil que PLANCHES reçoit d’autres médias québécois, comme la radio et la presse, qui eux-mêmes consacrent depuis longtemps déjà des émissions et des articles à la BD (dont la BDQ). Ainsi, Fabien Deglise, dans Le Devoir, écrit :

Une nouvelle revue sur la bande dessinée au Québec? Oui. Et avec une ligne claire. Forcément. En lançant PLANCHES, un duo de jeunes amateurs de bande dessinée souhaite mettre au monde, dans les prochaines semaines, un trimestriel pour stimuler la création d’histoires en case au Québec, mais également pour porter un regard critique et analytique sur un monde de la bulle en pleine effervescence. Plusieurs figures ascendantes de la bédé d’ici vont être de l’aventure, dont Zviane, Luc Bossé, Michel Hellman, Iris et Francis Desharnais. Pour ne citer qu’eux

Deglise, 2014

Cet accueil positif contribue à la légitimité de l’entreprise, qui est encore renforcée par la présence de « figures ascendantes ». Deglise continue en citant les grandes revues qui ont précédé PLANCHES : « Dans la foulée des Titanic, de L’Illustré, L’Écran ou encore Croc, qui ont fait les beaux jours de la bédé [q]uébécoise … » (Deglise, 2014). Elle se vend bien pour une revue de BD puisque le tirage est de 1000 exemplaires (Boyce, 2014) et qu’elle a 220 abonnés la première année (« La fabrique de Planches », 2015). L’intérêt du public ou d’un certain public spécialisé est là, la BDQ étant dans une nouvelle phase d’épanouissement, comme dans la plupart des cultures puisque l’essor de la BD est mondial depuis 20 ans, notamment en raison du succès que connaissent le roman graphique, les bandes dessinées de superhéros et les mangas. Si dans des entretiens, des membres de l’équipe ont reconnu avoir envisagé l’inclusion de publicités, sauf dans quelques très rares cas (par exemple dans le premier numéro, l’annonce de la librairie Planète BD[13]), il semble que cette solution ne se soit pas concrétisée. Les revenus sont donc très limités et la revue dépend essentiellement des ventes dans un marché restreint et de l’aide publique, elle aussi limitée et toujours fragile.

La revue publie quatre numéros la première année : automne 2014, hiver 2015, printemps 2015, été 2015. En 2015, elle s’est vendue à environ 1200 exemplaires. Un exemplaire coûtait 20 dollars et comptait 72 pages. Une rapide estimation permet de calculer les « bénéfices » possibles : 1200 exemplaires x 20 dollars = 24 000 dollars. On sait que la rémunération d’environ 15 auteurs pour chaque numéro et une moyenne de 50 planches par numéro s’élèvent à 3000 dollars puisque chaque planche est payée 60 dollars. Si l’on déduit les frais (environ 10 000 dollars pour un numéro), il reste une marge suffisante pour les salaires réguliers (35 heures/semaine) des deux fondatrices (qui travaillent cependant probablement 70 à 80 heures par semaine)[14]. Confiantes et riches de bonnes subventions et de bonnes ventes, en 2016, les éditrices vont faire passer la revue de 72 à 108 pages, soit 30 % de plus, tout en gardant le même prix de vente (19,95 dollars).

La sociabilité

Si les deux fondatrices sont rémunérées à temps plein et que les artistes le sont à la planche, certains autres collaborateurs de l’équipe sont bénévoles[15]. Conséquemment, dès le début, l’équipe est instable, comme on le constate en jetant un coup d’oeil sur la liste des collaborateurs des premiers numéros, même si un noyau dur d’artistes et de bénévoles réguliers demeure. Par exemple, la maquette de Vincent Giard, responsable de La mauvaise tête (maison d’édition de 2012 à 2019), est dès le début hautement professionnelle[16]. L’un des facteurs essentiels de cette réussite est, comme l’expliquent divers chercheurs, la « sociabilité » et même la solidarité du milieu de la BD (Giaufret, 2016). Le lieu, ici la ville de Montréal, où se concentrent énormément d’activités culturelles et de centres de production culturelle (par exemple, la grande majorité des maisons d’édition), y compris bédéistique, crée une émulation semblable à celle qui existe à Paris et dont bénéficient les bédéistes de l’Association[17]. Si la majorité des vingt artistes les plus actifs de PLANCHES ont une trentaine d’années, alors que la moyenne de la génération de l’Association est de 50 ans et plus, on retrouve des caractéristiques similaires entre les deux groupes : école ou cours d’art pour la majorité, ateliers, fanzines, revues et artistes vivant dans la même ville. Giaufret montre par exemple comment les artistes ont créé une Maison de la BD où ils se retrouvent pour diverses activités bédéistiques (2021 : 21-55). Dans de tels réseaux, un facteur entraîne l’autre. Par exemple, la production de fanzines, individuel ou collectif, implique la fréquentation des festivals où on pourra les vendre. Beaucoup de ces festivals relativement nouveaux distribuent aussi des prix. Les prix sont décernés par des jurés, qui sont eux-mêmes artistes ou libraires ou bibliothécaires, et ainsi de suite dans un cercle vertueux. De même, « [l]es revues et collections d’éditeurs déjà installés forment également des espaces symboliques de constitution d’un collectif » (Caraco, 2017 : par. 30) et « [e]nfin, les locaux successifs de la maison d’édition constituent un espace physique de rencontre entre auteurs (et salariés) » (Ibid. : par. 34). Ainsi, ce que Caraco écrit à propos de l’Association est au moins partiellement applicable au milieu de la BD de Montréal :

La cartographie des lieux de sociabilités d’un groupe d’auteurs comme celui de L’Association révèle l’importance particulière des écoles d’art, des entreprises d’autoédition puis des ateliers qui constituent autant d’espaces où se développent des échanges entre pairs. Ces derniers prennent diverses formes qu’il s’agisse du partage d’un lieu de travail, de l’échange de conseils techniques, d’émulation, voire de collaboration entre des auteurs s’étant presque tous exprimés au moins une fois en tant qu’auteurs complets. À travers les lieux de sociabilité, c’est également la transmission du savoir-faire et les façons de créer qui évoluent : de l’atelier vécu sur le mode de l’apprentissage maître-élève à l’atelier vécu sur le mode de la collaboration entre pairs, en ligne droite de l’enseignement reçu en école. Cette collaboration entre égaux est d’autant plus marquée chez des auteurs qui ont témoigné d’un souci d’autonomisation en fondant leur propre maison d’édition, inspiré[s] en cela par [la] logique du « Do It Yourself » qui caractérise la musique punk dans les années quatre-vingts

Caraco, 2017 : par. 39

Enfin, comme l’ont montré Giaufret (2021) et le numéro spécial de Andy Brown sur la BDQ (2017), la musique semble aussi jouer un rôle important. Brown relève à quel point Montréal (et en particulier, ce quartier qu’est le Mile End) a été au tournant des années 2000 un lieu de rencontre entre artistes du Québec, du Canada anglais et plus largement, d’Amérique du Nord et même de musiciens venant d’Europe, comme l’artiste français multidisciplinaire (musique, dessin, etc.) Jérôme Minière (Carpentier et Moser, 2019), et ce, tant dans le monde de la bande dessinée (notamment autour de Drawn & Quarterly) que dans celui de la musique populaire indépendante. PLANCHES ira dans ce sens lorsque l’équipe proposera des listes de « pièces musicales » (voir PLANCHES, no 12 : 2). La revue essaiera aussi d’établir des ponts avec la poésie (« La poésie de Sophie Bienvenu en BD », PLANCHES, no 14). Tout cela active ou crée aussi d’autres réseaux, et donc plus de visibilité et de ventes.

L’essoufflement

Cependant, à la fin de la deuxième année, un essoufflement se fait sentir. Ainsi, Dagenais quitte la revue en septembre 2016, exténuée[18]. Avec ce départ, la BDQ renoue avec un problème récurrent, celui du court terme (Samson, 2015). Ce problème, qui est sans doute plus large et plus profond, touche aussi la BDQ et les revues en général. Comme il arrive souvent dans ce genre d’organisme culturel de type associatif (association sans but lucratif, basée en plus ou moins grande partie sur le bénévolat), les changements de collaborateurs sont nombreux. De surcroît, à la revue PLANCHES, on a ajouté de nouvelles fonctions, comme directrice, rédacteur en chef, etc., et de nouvelles structures, dont un comité éditorial, un conseil d’administration et un comité consultatif.

D’autre part, certains projets qui auraient pu apporter plus de revenus semblent avoir échoué ou n’ont pas pu se réaliser pleinement faute de temps et de personnel. Ainsi, le site Web, pourtant crucial aujourd’hui, au moins comme soutien, reste inexploité. On y trouve seulement la page de présentation générale et l’offre de vente des numéros en PDF. De même, la publicité est quasi absente et sauf au tout début, on ne mentionne plus d’édition anglaise. Ces trois éléments avaient été cités comme des pistes à suivre dans l’entretien qu’accordait Boyce en 2014.

Après 2016 et le départ d’Émilie Dagenais, Sandra Vilder poursuit son travail avec Martin Morin, qui devient le nouveau pilier de la revue. Ils sont aussi très efficaces puisque la revue fait à nouveau paraître quatre numéros en 2017. Morin a l’avantage d’être membre du comité du Festival de la bande dessinée de Montréal depuis 2015, ce qui fait de lui un acteur important dans le milieu de la BDQ. En effet, même si le festival ne dure que deux ou trois jours, il fonctionne non seulement en collaboration avec les artistes, mais aussi avec les éditeurs, les libraires, les bibliothécaires et les universitaires (Desrochers, 2022). Mais apparemment, ce n’est plus suffisant. Comme c’était le cas pour les deux fondatrices, Morin avoue qu’il ne connaissait rien à la BD (Arseneau, 2020). Il faut donc recommencer à quasiment zéro. Et de plus la compétition continue.

La tentation du sauveur : la France

Avant de connaître ces difficultés, Vilder voulait distribuer la revue en France. Cette volonté n’est pas sans conséquence, car elle exige l’adhésion d’un autre public, franco-européen. Or, contrairement à d’autres membres de la revue, Vilder ne semblait pas consciente de cette nouvelle exigence ni ne semblait vouloir la considérer. Cette volonté de Vilder renvoie à un problème plus général, celui du rapport de dépendance de la culture québécoise à la France. Si dans les années 1960, la culture québécoise est devenue plus autonome, y compris dans le domaine de la BD, l’influence française est restée prégnante. L’indépendance totale est d’ailleurs impossible et non souhaitable, ne serait-ce que parce que le marché québécois est trop petit pour subsister seul[19]. Dès le début de la revue, un parti pris francocentriste existe. Rappelons que Vilder est française, nouvelle au Québec et qu’elle ne connaît presque rien à la culture québécoise (elle habite au Québec depuis quelques années seulement) et, particulièrement, à la BDQ. Cela rend son travail à la revue PLANCHES d’autant plus remarquable, mais aussi plus problématique. Ainsi, la première couverture est confiée à un Français, Sylvain Cabot (qui, il est vrai, habite au Québec depuis 2013)[20]. Celle du mini-numéro spécial de 2015 est aussi l’oeuvre d’un Français, Vincent Longhi (qui, de plus, vit en France; voir p. 14 de ce numéro spécial). Plus tard, la couverture du numéro de décembre 2018 sera de Aude Mermilliod, née à Lyon et vivant en France et qui venait de publier avec succès Les reflets changeants chez Le Lombard en août 2017. Enfin, à la fin de 2016, Vilder engage la Française Coralie Muller comme assistante (celle-ci la remplacera plus tard).

Comme on le verra, sans explorer d’abord de possibles solutions internes, lorsque la revue rencontre des difficultés, Vilder veut aller chercher des appuis du côté français de deux manières : en distribuant la revue là-bas et en acceptant davantage d’auteurs français ou franco-européens (belges, suisses). Rien n’est dit sur les auteurs du Maghreb, de l’Afrique, même si une alliance avec d’autres cultures francophones marginal[isé]es aurait pu être un moyen de contourner partiellement Paris (Reyns-Chikuma, 2016). La revue envoie des représentants en France, entre autres au festival d’Angoulême en 2017, mais sans succès, car entre autres la compétition avec des revues déjà bien installées là-bas, comme La Revue dessinée, est rude. Tout cela provoque inévitablement des tensions à la revue puisque la majorité des collaborateurs veulent qu’elle reste fidèle à la ligne éditoriale qui avait été présentée dans le premier numéro et à son sous-titre : « revue de bande dessinée d’auteurs québécois ». Or ce sous-titre avait disparu dans la nouvelle version de septembre 2016, qui comptait 36 pages supplémentaires, après le départ de Dagenais.

En décembre 2018, après la parution du seul numéro de l’année, Vilder à son tour quitte la revue pour retourner en France. En 2019, Morin est presque seul, aidé au début par Muller engagée comme stagiaire. La revue publie deux numéros en 2019, le second juste avant la pandémie de COVID-19.

La COVID-19 frappe à la fin de 2019

Ce numéro d’automne 2019 précède de peu la pandémie de COVID-19, qui affecte la revue comme elle a affecté toutes les activités humaines à des degrés divers. PLANCHES ne paraîtra pas à l’hiver 2020. Le numéro suivant sortira seulement à l’hiver 2021, soit deux ans après le numéro seize. Cependant, les difficultés qui avaient précédé la pandémie reviennent au point qu’il faut attendre la fin de l’été 2023 pour que soit publié le numéro suivant. Les ventes par abonnement et au kiosque avaient déjà diminué avant la pandémie, mais celle-ci a aussi transformé les habitudes, y compris celles des lecteurs (Simms, 2021). Cette crise a sans doute aussi, au moins partiellement, brisé l’élan et l’enthousiasme des collaborateurs, des bénévoles et des artistes (par exemple, certains artistes débutants ont dû délaisser la création pour trouver d’autres sources de revenus puisque les revues papier ne publiaient plus, ou moins). Les propositions de planches étaient désormais moins nombreuses et l’équipe éditoriale était épuisée.

Un futur incertain

Après un creux de deux ans, en septembre 2023, un numéro hors série paraît enfin. Les BDQ publiées dans ce numéro sont celles qui avaient fait partie d’un numéro spécial consacré à la BDQ de la revue berlinoise Strapazin (qui les avait fait traduire). Pour PLANCHES, il s’agit de se donner plus de temps pour boucler le numéro dix-huit, qui selon Morin sortirait en janvier 2024. Mais republier des BDQ déjà parues révèle évidemment qu’en 2023, il est difficile de trouver des oeuvres québécoises originales pour le numéro promis depuis un an. Le site Web annonce le contenu de ce nouveau numéro :

RUBRIQUES :

  • Relectures par Éric Bouchard : retour sur Bouées, de Catherine Lepage;

  • Les dessous de la création, par Alexandre Fontaine Rousseau : entrevue avec la bédéiste Julie Doucet, lauréate du Grand Prix du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2022;

  • La menuiserie, par Xavier Cadieux et Byanca Bert.

LIBRES :

  • Nous proposons la suite et [la] fin du récit de Chloé Germain-Therrien concernant le blocage de rails dans le [n]ord de l’Ontario par des membres de la communauté Wet’suwet’en;

  • On retrouvera également en nos pages le retour de bédéistes de grand talent, comme ElDiablo (Glandulus), Iris Boudreau (Les rêves), et Jeik Dion et Julien Bernatchez, qui revoient à leur manière très spéciale (et pas très douce) les aventures de certains Gaulois bien connus dans Toutatis;

  • Le duo [de] Jean-Marc Pacelli et [de] Keith Grachow nous plongent [sic] dans un univers riche avec « L’assassin ».

  • Et plus encore!

Si cela se confirme, il y a quelques petits changements prometteurs : quelques minorités un peu plus visibles, une suite au lieu d’une histoire autonome (Germain-Therrien), une critique de la BD franco-belge (Toutatis) et Doucet comme bédéiste internationale en vedette. Mais c’est encore très limité.

Le fonctionnement de PLANCHES

Que deux jeunes femmes sans expérience aient pu créer et maintenir à un bon niveau une revue de BDQ dans un marché si petit (démographiquement et avec un média spécialisé en compétition avec tant d’autres médias[21]), pendant au moins deux ans, est extraordinaire. Cette réussite a été possible grâce à la collaboration et en dépit d’une âpre compétition.

Collaboration, bénévolat et amateurisme

La difficulté de trouver des sources de revenu (davantage de publicité? Un renouvellement constant des demandes de bourses? Une seconde campagne de sociofinancement?) rend le projet encore plus dépendant du bénévolat et de non-professionnels. PLANCHES a commencé comme un passe-temps. C’est seulement après le succès des demandes de financement (entre autres participatif, ici encore bénévole) que les deux créatrices ont abandonné leur travail pour se consacrer entièrement à la revue et sont donc devenues salariées. Cependant, plusieurs autres collaborateurs et collaboratrices n’étaient pas rémunérés. En fait, comme c’est très souvent le cas dans ce genre de revues, de plus ou moins nombreux bénévoles donnent de leur temps. De plus, si Vilder et Dagenais étaient rémunérées, elles travaillaient bien au-delà des heures d’une salariée et sans espoir d’être payées pour les heures supplémentaires ou de voir leur salaire augmenter, comme c’est le cas dans la plupart des entreprises. Vu les salaires limités et la quantité de travail nécessaire, les nouveaux candidats sont peu nombreux, sauf s’ils sont des débutants ou des amateurs (Flichy, 2010). Ce bénévolat est une force puisqu’il apporte de l’enthousiasme qui est bénéfique au groupe et à l’individu (Gagnon et al., 2004)[22]. Comme l’ont montré Élyse Guay et Rachel Nadon dans Relire les revues québécoises, il ressort que la sociabilité (comités, réseaux, collectifs) est le trait le plus distinctif des périodiques. Elles ajoutent : « […] la revue vit d’un projet collectif » (2021 : 48). Cependant, ce bénévolat est aussi une faiblesse, car il n’implique pas d’obligation légale et n’est pas réglementé autrement que par un code moral nécessairement flou. Il produit l’inattendu : de l’enthousiasme jusqu’à l’excès de travail qui risque de faire craquer le personnel (ce qui est arrivé aux deux fondatrices) à l’individualisme jusqu’à l’excès, rendant la collaboration plus aléatoire et engendrant donc une certaine instabilité.

La compétition au Québec

L’une des raisons du succès de PLANCHES est certainement sa nouveauté dans un contexte où il n’existait plus de revues de BD au Québec, alors qu’il y avait toujours des artistes et des passionnés de ce genre. En effet, après la disparition des revues CROC en 1995 (Leduc et Viau, 2013; Livernois, 2021) et du bimestriel Délire en 2009, la revue mensuelle Safarir, « magazine de l’humour illustré » qui avait débuté en 1987 à Québec, rencontre des difficultés et commence à décliner en mars 2013, même si elle est parvenue à survivre épisodiquement jusqu’à aujourd’hui[23].

Cependant, outre la compétition venant de l’extérieur (l’Europe francophone, les comics états-uniens et les mangas, qui ont leurs propres festivals, prix et revues), au printemps 2017, Luc Bossé, de la maison d’édition Pow Pow[24], crée une revue appelée La Ligne éditoriale (voir le tableau 1). Il fera paraître seulement trois numéros (le deuxième à l’automne 2017, le troisième au printemps 2018[25]), mais la chronologie est intéressante. Même si le projet est différent, il est, au moins partiellement, en compétition avec PLANCHES. Dans un marché aussi petit, il est impossible que Bossé n’ait pas été conscient de cette compétition, en particulier au moment où PLANCHES commence à connaître des difficultés. Malgré certaines différences, le format est similaire : les dimensions sont quasiment les mêmes à 0,5 cm près et les revues ont une couverture originale. De plus, les auteurs recrutés par La Ligne éditoriale ont eux-mêmes publié dans PLANCHES (Meags Fitzgerald, Fontaine-Rousseau, Bédard, Zviane, Vigneault, Blonk, Hellman).

La première différence est que cette revue est rattachée à un éditeur clé dans le champ de la BDQ (Rannou, 2022b). De plus, elle est promotionnelle, comme son sous-titre l’annonce : « la revue des éditions Pow Pow ». La deuxième différence est qu’elle est plus mince (36 pages). Elle est donc beaucoup moins chère à produire d’autant que Bossé semble être le seul à y travailler (ou en tout cas, il n’y a pas d’autres associés ou assistants signalés). Sans collaborateurs ni auteurs à payer puisqu’ils sont tous de l’écurie Pow Pow, le coût de production de La Ligne éditoriale est très bas. Elle est donc aussi moins chère à la vente (5 dollars, comparativement à 19,95 dollars pour PLANCHES). Elle contient plus de textes et les « histoires » présentées ne sont pas nouvelles puisque ce sont des extraits de BD déjà publiées par Pow Pow, incluant d’ailleurs des BD non québécoises dès le premier numéro, comme celle de Trondheim, un auteur français de renommée internationale.

Au moins pendant l’année 2017, on aurait pu croire que La Ligne éditoriale constituerait une possible solution de rechange à PLANCHES. Or il n’y avait certainement pas de place pour deux revues de BD au Québec, voire pour trois si on inclut les revues européennes francophones disponibles au Québec souvent distribuées chez des libraires, comme par exemple Monnet et Renaud-Bray, sans compter les revues de mangas. Bossé abandonne la publication de la revue après le printemps 2018 au moment où les collaborateurs de PLANCHES travaillent sur le numéro qui paraîtra à la fin de 2018.

Tableau 1

La Ligne éditoriale

La Ligne éditoriale

Ce tableau présente les 3 numéros de la « revue » La Ligne éditoriale de Luc Bossé.

-> See the list of tables

Autres compétitions, externes

Outre les mangas qui attirent un public immense (et encore très peu étudié) pour l’achat d’« albums » comme de revues (soit françaises, comme AnimeLand, soit québécoises – voir le site otakulounge[26]), les revues franco-européennes, comme XXI, La Revue dessinée et TOPO, se vendent aussi au Québec, alors que PLANCHES ne parvient pas à percer sur le marché de l’Europe francophone.

Étude systématique

Dans cette section, j’aimerais examiner les tendances générales qui définissent PLANCHES. Outre l’instabilité liée au bénévolat et à l’amateurisme, j’en recenserai six : l’insistance sur la BD d’auteur et d’autrice, la quasi absence de BD dite de genre, la brièveté des histoires, la matérialité dont le petit format, la résistance à une politique proactive de recrutement de minorités et la séparation radicale avec le monde des mangas.

L’idéologie de la BD d’auteur et d’autrice

Dès le départ, PLANCHES souhaite publier de la « BD d’auteur », comme l’annonce le sous-titre des premiers numéros : « revue de bande dessinée d’auteurs québécois », et non pas par exemple « revue de bande dessinée québécoise ». Le concept d’auteur est hautement valorisé dans les milieux de la création depuis la Renaissance et plus encore, depuis l’émergence du romantisme en Occident. Cependant, dans les années 1960, Roland Barthes (1967) et Michel Foucault (1969) et, dans une perspective plus empirique, Howard Becker mettent davantage l’accent dans le processus de création sur le côté collaboratif d’un réseau d’« agents » plutôt que sur un seul auteur, ce qui est particulièrement vrai dans le domaine de la BD puisqu’il y a souvent deux auteurs, le dessinateur et le scénariste (Groensteen, 2020), et que de nombreuses BD sont produites par une équipe de collaborateurs incluant les encreurs, les coloristes, etc.. Néanmoins, en voulant légitimer la BD, on a utilisé pendant longtemps le monde littéraire comme modèle et adopté le concept d’« auteur » ainsi que d’autres, comme le genre du roman, dans « graphic novel » (Beaty, 2012 : 77-85). De plus, comme je l’ai montré dans mon article jusqu’ici, ce concept est aussi à l’opposé du fonctionnement de la revue. Si pour les collaborateurs de PLANCHES, 70 % sont des auteurs à part entière[27], revendiquer ce statut sert davantage à perpétuer un mythe (Barthes) qu’à rendre compte d’une réalité. Je soutiens que cette conception pourrait aussi nuire au maintien et à l’expansion nécessaire de PLANCHES, car elle freine le développement de la BD soit en mettant l’accent sur le créateur seul, soit en éloignant les créateurs de la BD de genre. Or cette BD de genre est plus populaire et donc se vend et se lit davantage. L’idéologie de l’auteur renforce aussi l’individualisme au détriment de la collaboration, pourtant si nécessaire pour que fonctionne la revue. Il n’est donc pas étonnant de constater que, sauf pour quelques-uns d’entre eux, de nombreux contributeurs ne participent qu’à un ou deux numéros. Leur défection est en partie due à cette philosophie de la découverte de nouveaux auteurs annoncée dès le début. Si cette vision est généreuse, elle entraîne aussi une instabilité dans la mesure où tous ces créateurs n’étant pas des auteurs complets (ils sont soit uniquement ou davantage dessinateurs, soit scénaristes), ils ne peuvent pas créer sans collaboration. Et comme ils ne peuvent vivre de leur art, ils doivent trouver d’autres sources de revenu.

Si la revue a essayé de présenter un équilibre entre d’un côté des talents reconnus appartenant à plusieurs générations, comme Obom, Bach, Fontaine-Rousseau, Cathon, Doisneau, Boum, Bédard, Hellman, et de l’autre de jeunes auteurs, ces derniers constituent la grande majorité des participants et ne publieront qu’une seule fois dans la revue, puis disparaîtront (on ne les retrouve que très rarement en ligne). Ainsi, sur plus de 130 auteurs qui ont participé aux dix-sept premiers numéros, à peine un cinquième (~25) sont des talents confirmés, entendu ici comme ayant publié plus de trois BD dans ces numéros et au moins un livre (voir le tableau en annexe). Les autres auteurs ont publié une seule BD et pour quelques-uns, deux pages dans l’un de ces numéros et aucune publication de livre (papier ou numérique, sous forme de blogue par exemple)[28].

La BD de genre

Une revue doit-elle promouvoir uniquement ou même principalement de la BD d’auteur? Le débat n’est pas nouveau et a fait rage dans d’autres revues (Dejasse, 2021). Ce n’est pas le cas des revues de reportage, qui marchent bien et ont publié régulièrement jusqu’à aujourd’hui. Mais le problème est plus compliqué dans un petit marché comme celui du Québec où l’intérêt pour la BD d’auteur est par définition limité, ne serait-ce que par le fait qu’elle s’adresse principalement aux adultes et que ceux-ci constituent un public beaucoup plus restreint que le public adolescent qui dispose de plus de temps libre. Benoît Berthou (2016) a étudié la commercialisation de la bande dessinée et bien que ses résultats concernent la France, on peut aisément supposer que les statistiques sont aussi claires pour le Québec.

Il est vrai que la revue essaie de compenser ce désavantage en accueillant des thèmes divers, comme les tables des matières le font bien apparaître : la nourriture, le sexe, l’histoire de l’art et autres chroniques thématiques que l’équipe veut récurrentes, mais qui sont souvent interrompues et reprises plus tard par d’autres auteurs. Ainsi, la chronique « Histoire », d’abord « du Québec » (numéros 2, 3, 4 et 5) disparaît au numéro 6 pour réapparaître au 12, mais en devenant internationale (De Gaulle, révolution russe, Mae West, etc.) et écrite par trois auteurs différents. De même, la chronique « Sexologie » disparaît après le numéro 6. Samson-Dunlop tient la chronique « Sport et société » pendant dix numéros (du sixième au quinzième) et « Sciences », écrite par Saturnome, revient dans 13 numéros sur 18. Elle est interrompue aux numéros 14 et 15 et reprise par Martin pm aux numéros 16 et 17. Il y a aussi des capsules sociopolitiques, par exemple sur les restrictions légales de manifester, et des capsules didactiques pour les enseignants, souvent amateurs de BD. Le ton dominant est l’humour. Mais il reste que les genres qui sont populaires (fantasy, science-fiction, policier, etc.) sont délaissés. La revue refuse aussi dès le début les BD pour enfants et même pour adolescents; elles sont pourtant très populaires, même si dans ce cas, il est vrai qu’il serait difficile de publier des BD pour enfants à côté de BD pour adultes.

La brièveté

La brièveté a l’avantage d’offrir un espace d’expression à un maximum de créateurs et de créatrices. Elle permet aussi aux lecteurs et aux lectrices d’acheter un numéro autonome sans être frustrés de ne pas avoir lu le début d’une histoire à suivre. Mais elle peut aussi être un obstacle à la vente et à la création, car si une histoire à suivre plaît au lecteur, il devra se procurer le numéro précédent ou le numéro suivant pour lire l’histoire au complet. De plus, en limitant les propositions à une BD brève et autonome, la revue s’interdit le feuilleton, type de narration pourtant extrêmement populaire dans les revues de BD (Tintin, Spirou, la collection « Les Romans “à suivre” », etc.). On peut toutefois penser que ce choix de l’autonomie par le comité de rédaction de la revue est lié à l’idéologie de l’auteur et de l’autrice de l’oeuvre unique.

La matérialité et, particulièrement, le petit format

Dans le livre de Guay et de Nadon, Michel Lacroix avance que la recherche devrait cesser de négliger la « matérialité même dans le procès de signification » (2021 : 62) et lutter « contre la conception du texte comme inaltérable unité concrète, dont l’interprétation viendrait déplier la polysémie » (Ibid. : 63). Dans sa recension, Jean-Pierre Couture ajoute qu’il faut se référer à tout ce que « la production et la réception des idées [et j’ajouterais des images] implique concrètement (processus éditoriaux, réseaux, formats, diffusion, prix, périodicité, etc.) » (2021 : 666). Une étude de la matérialité de PLANCHES révèle des contradictions problématiques. Il est impossible de les traiter toutes ici, mais je veux seulement mentionner le choix du format de poche, en contraste avec de nombreuses autres revues de BD ou d’humour avec BD, québécoises ou européennes. Sans doute est-ce pour des raisons essentiellement économiques (coût de revient du papier et surtout de la poste canadienne, qui, bizarrement, ne favorise pas l’imprimé dans ce cas), et pour maintenir un prix raisonnable, même après avoir augmenté le nombre de pages, que le petit format a été choisi. Cependant, cela se fait aussi au risque d’offrir un format qui est peu en demande dans le domaine francophone après les années 1980, spécialement pour la BD qui se veut d’auteur (Lesage, 2011). De même, si les couvertures sont remarquables et conçues par des artistes de renom, ceux-ci sont uniquement caucasiens, à l’exception d’Obom (voir le tableau des couvertures ci-dessous).

La problématique de la diversité

Parité de genre

Si le public visé est limité au marché québécois, spécialement après des tentatives d’expansion vers l’Europe francophone (principalement la France), il faut alors conserver sa place le mieux possible. PLANCHES fait d’abord un excellent travail en intégrant les femmes artistes au projet. Les deux fondatrices, qui ont dirigé la revue de façon remarquable pendant trois ans, ont visiblement exercé une influence féministe forte. Concernant la parité des genres, l’analyse des statistiques sur la participation féminine est claire. Par exemple, les couvertures ont été réalisées systématiquement une fois sur deux par une femme (voir le tableau 2 et le tableau en annexe). Pour les collaborateurs (voir le tableau en annexe), c’est un peu moins vrai, car sur les cent trente participants, une trentaine seulement sont des femmes, même si parmi les artistes qui publient le plus régulièrement, les femmes sont aussi nombreuses. En effet, sur les dix auteurs réguliers, cinq sont des femmes, dont Bach, Bédard, Boum, Cathon et Ainhoa, et bien qu’elles soient moins souvent présentes, on trouve des signatures féminines importantes, comme Obom et Delporte. Cela confirme un parti pris en faveur des femmes dans la BDQ, déjà relevé sur une courte période par Giaufret (2016; 2021). Il faut pourtant insister sur le fait que cette parité est aussi requise dans les demandes de subventions, ce qui montre clairement qu’une politique publique active est efficace.

Tableau 2

Les couvertures de PLANCHES (en bleu, le genre féminin; en orange, le pays d’origine)

Les couvertures de PLANCHES (en bleu, le genre féminin; en orange, le pays d’origine)

-> See the list of tables

Identités minoritaires

Le sujet des minorités au Québec est en général sensible. S’il ne peut évidemment pas du tout être réduit au racisme ou à la xénophobie, il tend à s’ancrer, au moins en partie, à gauche comme au centre dans une idéologie que je qualifierais de « libérale passive ». J’entends par là une attitude qui accepte l’autre, mais qui est réticente à être proactive dans son accueil, par exemple en s’imposant un quota, comme PLANCHES semble le faire pour les femmes. Cette réticence se reflète dans l’attitude des personnes qui collaborent à la revue. En effet, on remarque qu’il n’y a presque aucun représentant de minorité ni dans l’équipe de rédaction de la revue ni dans la liste des artistes qui y publient. Pour ce qui est des lecteurs et des lectrices, même si une étude reste à faire, selon les dires des organisateurs et mon observation du public aux événements où on promeut et vend la revue (par exemple, le Festival de la bande dessinée de Montréal), ils sont très majoritairement d’origine caucasienne.

Cette réticence à se rapprocher des minorités était aussi patente dans les entretiens avec plusieurs collaborateurs. Alors que ces derniers reconnaissent qu’ils ont une politique active en matière de genre, qui est à mettre à leur crédit, en particulier quand des études montrent que cette discrimination existe encore (Larivière et Lacroix, 2021), ils sont réticents à appliquer la même politique dans le cas des minorités. De même, jusqu’à tout récemment, la BD autochtone en français n’existait pratiquement pas au Québec. Inviter des auteurs des Premières Nations à collaborer à la revue profiterait aux deux communautés.

L’absence de mangas

Cette résistance est aussi reflétée dans le fait que ces BD s’inscrivent presque toutes, à de très rares exceptions près, dans les deux traditions franco-belges, celles de Tintin et de Spirou. Les autres traditions, en particulier le manga, sont presque totalement ignorées. Comme l’a montré Reyns-Chikuma et le groupe de recherche « Au-delà des deux solitudes », au Québec se sont créées deux autres solitudes à côté des traditionnelles tendances, anglaise et française. Si la séparation entre ces deux dernières tendances est en train d’être surmontée grâce aux dialogues qui ont été établis dans certains domaines, comme la BD et la musique (Giaufret, 2021), la culture des Premières Nations et la tradition des mangas demeurent isolées. Sur le plan quantitatif, la séparation avec la communauté manga est assez tranchée puisqu’à une ou deux exceptions près (par exemple, Nunumi dans PLANCHES, no 14; une vague influence sur certains, comme Boum et Bédard[29]), aucune BD de type manga n’est incluse dans la revue. Si PLANCHES a réussi à contribuer à relancer et à soutenir la BDQ, elle a probablement aussi joué un rôle au moins involontaire pour renforcer ces solitudes.

Va-t-elle s’ouvrir à ces nouveautés? Les entretiens récents en personne ou en ligne nous font malheureusement en douter. Ainsi, la décision de la revue de publier des bandes dessinées québécoises déjà parues dans la revue Strapazin, qui elle-même n’a cessé de publier des numéros non seulement sur la BD de langue allemande, mais sur diverses traditions linguistiques et culturelles et sur des thèmes variés, est en contradiction avec sa propre ligne éditoriale, un fait qui n’est même pas relevé dans le dernier numéro de PLANCHES.

Dans sa recension du livre de Guay et de Nadon, Couture écrit : « À l’image de leur objet, les études revuistiques constituent un champ faible, c’est-à-dire une discipline au contour flou dont le corpus est souvent négligé et marginalisé » (2021 : 665). Dans cet article, j’ai essayé de redonner de l’importance à la revue (son rôle et son fonctionnement interne et externe) en présentant l’exemple de PLANCHES.

Conclusion

J’ai tenté de montrer d’une part comment fonctionne une revue de BD et comment son fonctionnement est basé sur la collaboration et le réseautage. Des bénévoles, des amateurs et/ou des employés y travaillent bien au-delà de l’horaire hebdomadaire moyen, tout en étant en compétition avec d’autres revues (surtout venant de champs traditionnellement beaucoup plus forts, comme l’Europe francophone et le manga) ainsi que d’autres médias. Dans ces conditions difficiles, on peut considérer la publication de cette revue comme une extraordinaire réussite.

D’autre part, au cours de l’analyse, nous avons pu constater certaines faiblesses qui, si elles ne sont pas au moins discutées, vont rendre son avenir plus difficile encore. La première faiblesse pourrait être le refus de s’associer à un ou mieux à plusieurs éditeurs, même si quand certaines revues parviennent à le faire, c’est dans un marché plus dynamique et pas nécessairement pour une longue période (XXI en France). De même, le refus de la revue de publier des albums pourrait amoindrir l’influence des BD qu’elle fait paraître et plus encore, la présence de la revue sur le marché. L’exemple du livre sur le Montréal cosmopolite (Rues de Montréal, 2019), qui renforce l’image de la ville, belle, intéressante et multiculturelle, devrait être suivi[30]. Enfin, puisque le petit format rencontre peu de succès dans l’univers francophone et que d’autres revues connaissent du succès en choisissant des formats différents (comme La Revue dessinée), le format choisi pour PLANCHES doit être remis en question, d’autant plus qu’elle se présente comme une revue d’auteurs où le style est un élément clé.

Pour ce qui est de la diversité, on constate un manque de volonté de s’engager concrètement (pas seulement verbalement) à ouvrir la revue aux minorités. Accroître cette participation, c’est aussi potentiellement agrandir le public des lecteurs et des lectrices, y compris les amateurs d’autres traditions, en particulier, celle des mangas. On peut voir à quel point le monde de la BDQ, tout en se disant « libéral » (ouvert), tend à s’enfermer dans un provincialisme monoculturel, en refusant de se rapprocher des minorités (ethniques et culturelles), comme il l’a fait depuis le début pour les femmes. De même, la défense de la BDQ ne doit pas nécessairement se faire en niant la nécessité d’établir des ponts avec d’autres BD produites et lues au Québec, comme les comics et les mangas. Non seulement cette ouverture correspond bien à la générosité revendiquée par la majorité des collaborateurs, mais elle bénéficierait à l’enrichissement culturel et financier de la revue, amenant davantage de lecteurs. Contrairement à ce que certains auteurs du livre dirigé par Guay et Nadon affirment, l’hétérogénéité des acteurs de la scène des revues n’est guère visible « tant sur le plan des collaborateurs que du lectorat (universitaires renégats et amateurs éclairés) » (2021 : 28). Dans le cas de PLANCHES, ils sont en majorité blancs caucasiens.

Enfin, après trois ans de périodicité irrégulière, l’idée de publier quatre numéros par an semble peu réaliste. Tout récemment, dans un entretien, Morin m’a confirmé que la revue ferait désormais paraître trois numéros par an au lieu de quatre. Travailler en collaboration avec d’autres revues qui, comme PLANCHES et Strapazin, ont un public limité est une bonne chose pour sortir d’un marché trop petit. Sans doute des associations avec des revues francophones et d’autres non francophones permettraient une plus grande consolidation de la « bande dessinée d’auteurs québécois » (sous-titre des premiers numéros de la revue), dans le sens du nouveau slogan paru sur son site, « Revue québécoise de bande dessinée mondialement connue ».