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Au Québec, la publication de bandes dessinées pour un jeune lectorat est minoritaire par rapport aux autres types de livres qui leur sont dédiés, comme les albums[1] ou les romans. À titre d’exemple, dans la revue Lurelu[2], pour les dix numéros publiés entre le printemps-été 2020 et le printemps-été 2023, 63 bandes dessinées ont été recensées dans la rubrique « M’as-tu vu? M’as-tu lu? », qui répertorie les critiques de livres jeunesse (albums, romans, documentaires, bandes dessinées, etc.). En comparaison, entre les numéros de printemps-été 2022 et de printemps-été 2023, donc quatre numéros, ce sont 151 albums et 153 romans qui ont fait l’objet de critiques. Ces simples chiffres permettent de dégager un portrait sommaire de la production éditoriale de la bande dessinée pour la jeunesse au Québec par rapport aux autres types de livres destinés à ce lectorat. Bien que les bandes dessinées soient peu nombreuses, il demeure pertinent de s’y intéresser, surtout que certaines d’entre elles sont très populaires, que ce soit la série Les Nombrils, qui connaît un succès international (Bornais, 2010), ou les titres de la série L’agent Jean, qui ont fracassé les palmarès de ventes de 2016 (Gladel, 2017). Ces deux séries, comme d’autres d’ailleurs, sont humoristiques. Sans que ce soit évidemment le cas de l’ensemble des bandes dessinées jeunesse québécoises, nous constatons qu’elles sont tout de même nombreuses à adopter ce ton. Parmi les créateurs qui visent un jeune lectorat et qui pratiquent l’humour en bande dessinée, nous avons choisi d’étudier le cas de Jacques Goldstyn. Au sein de son univers foisonnant, nous limitons notre propos à sa série Van l’inventeur. Nous avons choisi cette série parce qu’elle couvre deux décennies et que ses cinq tomes présentent une certaine uniformité. Notre objectif est de dégager les procédés humoristiques les plus fréquents dans la série de bandes dessinées Van l’inventeur de Jacques Goldstyn. Afin d’atteindre cet objectif, nous estimons pertinent de brosser un portrait sommaire de l’auteur-illustrateur pour mieux comprendre son univers humoristique. Ensuite, nous survolons le concept des attraits du livre (Saricks, 2005; 2009), car les procédés humoristiques utiles à notre propos y sont directement liés. Puis, nous présentons notre méthodologie, qui comporte une grille de différents procédés humoristiques (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021) afin de dresser un portrait quantitatif de leur utilisation. Puis nous exposons nos résultats après l’analyse des planches de la série Van l’inventeur. Enfin, nous concluons cet article en évoquant les limites et les adaptations souhaitables de notre approche pour d’éventuelles suites à cette étude.

Qui est Jacques Goldstyn?

Jacques Goldstyn fait partie du paysage de la bande dessinée et de la caricature québécoises depuis une quarantaine d’années. Sa première collaboration aux diverses publications scientifiques « Les débrouillards », créées par Félix Maltais, remonte à 1981 avec le livre d’expériences Le petit débrouillard (LaSalle, 2015). La série Van l’inventeur, au coeur de cet article, est tirée des planches initialement publiées dans un magazine jeunesse consacré aux sciences, Les Débrouillards. Dans les onze numéros publiés annuellement, il y a des reportages, des articles de vulgarisation scientifique, des jeux, des expériences à reproduire à la maison et des bandes dessinées. Parmi ces dernières, deux séries mettent en scène le personnage de Van et sa bande de copains. La première, s’intitulant simplement Les Débrouillards, se présente généralement sur deux planches et traite de sujets technoscientifiques, souvent d’actualité, et la seconde, qui s’intitule Van l’inventeur, se centre plus précisément sur les inventions créées par le personnage éponyme. Dans les deux cas, les publications initiales sont réunies à l’intérieur de recueils publiés chez Bayard. Pour ce qui est de la série qui nous intéresse dans cet article, Van l’inventeur, cela se produit environ tous les quatre ans, car chaque tome réunit une quarantaine d’histoires.

Si Goldstyn est souvent associé à un jeune lectorat, il ne faut pas négliger son passage au magazine Croc, de 1985 à 1995[3]. Ses contributions à ce magazine peuvent être utiles pour comprendre son univers humoristique. Dans un entretien paru dans le livre Les années Croc : l’histoire du magazine qu’on riait, il indique :

Je rêvais de faire du dessin politique à la limite du controversé […] je me suis fait plaisir avec Toto, en abordant mes thèmes de prédilection – guerre, religion, politique […] J’avais pensé faire de ce personnage un petit débrouillard contraint de vivre en zone de guerre […] je correspondais avec des journalistes en poste dans ces pays d’Europe de l’Est. Ils répondaient à mes questions et me racontaient des histoires invraisemblables, dont celle d’un jeune garçon à qui un photographe avait demandé de tenir dans ses mains une kalachnikov pour en tirer un cliché fabriqué de toute pièce. J’ai évidemment repris cette histoire dans Toto le Bosniaque

Leduc et Viau, 2013 : 312-313

Cet extrait d’entrevue permet de constater que dans ce magazine humoristique, notamment avec son personnage de Toto le Bosniaque, il pratique surtout la satire et l’humour noir : « Sans aucun doute la BD à l’humour le plus noir du magazine » (Ibid. : 380). D’ailleurs, outre la prédilection de Goldstyn pour ces types d’humour, nous pourrions avancer que Croc a été un incubateur des thèmes qui sont encore chers à l’auteur-illustrateur dans ses albums jeunesse, pour plusieurs récompensés par différents prix littéraires, où il traite de guerre (Jules et Jim, frères d’armes), de religion (Le petit tabarnak et Les étoiles) et de politique (Le prisonnier sans frontière et Azadah). Enfin, soulignons que Goldstyn est également caricaturiste pour divers médias, dont The Gazette, sous le pseudonyme de Boris, ce qui « lui permet de mettre une distance entre ces dessins-là et sa contribution auprès des jeunes » (LaSalle, 2015 : 23). Sans raviver une controverse récente qui a fait polémique, mentionnons entre autres sa caricature lors du centième anniversaire de naissance de René Lévesque. Le journaliste Nicolas Bourcier en a fait un article :

La caricature, publiée alors que le Québec souligne l’héritage du fondateur du Parti québécois, montre une vieille dame en balade avec son chien vêtu d’un drapeau canadien qui urine sur une affiche célébrant le centième anniversaire de René Lévesque. « En tant que caricaturiste, je me suis dit que, dans tout ce concert d’éloges et de bonheur, il y avait peut-être une personne qui ne serait pas d’accord avec ça. J’ai trouvé cette vieille madame sortie d'un autre âge, avec son espèce de petit roquet qui fait pipi sur l’affiche, et qui est en fait le grain de sable dans les rouages », a expliqué l’artiste. Il ajoute que le choix du personnage de la vieille Anglaise de chez Eaton est important dans le contexte, lui qui n’a pas choisi d’incarner son message à travers un jeune et un berger allemand, par exemple. « J’ai dessiné cette espèce de fossile, de personnage d’un autre âge : la vieille dame un peu perdue avec un âge canonique. C’est tout simplement cela, la caricature, ce n’est pas un manque de respect pour René Lévesque. […] Il faut comprendre le contexte » [explique-t-il]

Bourcier, 2022

Cet extrait montre que le travail de caricaturiste de Goldstyn repose sur l’exploitation humoristique des personnages, ici un stéréotype qui résonne chez les Québécois francophones, « la vieille Anglaise de chez Eaton ». Outre le personnage, le livre présente d’autres attraits, au sens de Saricks (2005; 2009), comme le cadre, le rythme, le style, etc. Nous les décrivons sommairement.

Comment définir les attraits du livre?

Avant de traiter des procédés humoristiques utiles à nos analyses des bandes dessinées, il convient de préciser ce qui est entendu par « attraits du livre », car les procédés humoristiques y sont liés. Issu du domaine de la bibliothéconomie, le concept d’attraits du livre (traduction d’appeal factor) est attribué à Joyce Saricks (Ibid.). Cette dernière les a conceptualisés à la suite de nombreuses entrevues réalisées dans des bibliothèques publiques. En bref, il s’agit des éléments présents dans une oeuvre et qui sont susceptibles de séduire, en fonction des goûts de chacun. Saricks (Ibid.) déploie six attraits du livre : le registre, l’intrigue, le rythme, le personnage, le cadre et le style. Les attraits touchent donc à la fois la forme (p. ex. le style du texte) et le contenu (p. ex. le cadre où l’action se déroule) et laissent supposer que, au-delà du sujet du livre ou du classique genre littéraire, le lectorat est plutôt touché et intéressé par des attraits variés. À titre d’exemple, une personne préfère-t-elle les livres qui contiennent de longues descriptions de lieux? Une autre est-elle attirée par des livres aux personnages archétypaux, ou encore séduite par des textes où les figures de style abondent? En somme, si les attraits du livre tels que proposés par Saricks (Ibid.) avaient pour fonction initiale d’être utilisés pour proposer des romans selon les goûts du lectorat, ils sont maintenant précieux pour l’analyse d’oeuvres et le soutien à l’enseignement de l’appréciation littéraire en contexte scolaire (Montésinos-Gelet, 2021).

Pour élargir le concept à d’autres livres que les romans, des chercheuses (p. ex. DeRoy-Ringuette, 2022; Montésinos-Gelet, 2017; 2018) se sont intéressées aux attraits du livre, mais pour les albums jeunesse, donc en considérant le texte et les illustrations. Voici de brèves définitions de chacun des attraits du livre adaptées aux albums jeunesse :

  • Le registre « […] concerne le ton de l’album, l’émotion dominante » (DeRoy-Ringuette, 2022 : 368), puisque « les registres s’inscrivent dans l’ordre général des affects » (Viala, 2010 : 661).

  • L’intrigue « […] repose sur une séquence de situations mises en scène soit dans le but de poser, puis de résoudre un problème (récit de résolution), soit dans celui de révéler des caractéristiques d’un personnage (récit de révélation) » (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021 : 188). Pour les récits de résolution, avec la tension narrative de l’intrigue qui crée le suspense, le lecteur s’investit (Baroni, 2007). Dans le cas des récits de révélation, la tension narrative est moins présente.

  • Le rythme concerne « deux aspects : la vitesse de lecture souhaitée par le lecteur et le temps du récit » (DeRoy-Ringuette, 2022 : 94). Certains procédés permettent de jouer sur le temps, comme la répétition ou l’abondance de descriptions.

  • Le personnage se rapporte aux caractéristiques physiques, psychologiques et comportementales du personnage, soit la « représentation d’une personne dans la fiction » (Bernier et Saint-Jacques, 2010 : 564).

  • Le cadre « concerne le lieu et le temps » (DeRoy-Ringuette, 2022 : 366).

  • Le style « repose sur l’ensemble des caractéristiques qui définissent l’univers littéraire de l’auteur et l’univers pictural de l’illustrateur » (Ibid. : 369). Le style est caractérisé par celui du texte, celui de l’illustration et l’alliance des deux (texte et illustration).

Ces définitions sont utiles pour avoir une vue d’ensemble de ce qui est compris dans les attraits du livre, peu importe le type de livre (album, roman, bande dessinée, poésie, etc.). Dans cet article, ce sont les attraits adaptés aux albums humoristiques qui servent de cadre d’analyse. De fait, en utilisant un cadre basé sur les attraits du livre, Montésinos-Gelet et ses collaboratrices (2021) proposent une grille d’analyse propre aux albums humoristiques où elles répertorient 47 procédés humoristiques, répartis selon douze variétés de comique touchant aux différents attraits (p. ex. le comique de répétition pour l’attrait du rythme, le comique de caractère et le comique de gestes pour l’attrait des personnages, le comique de mots pour l’attrait du style, etc.) et quatre registres particuliers (absurde, satirique, transgressif et comique). Ces 47 procédés étant denses et nombreux, seulement ceux qui sont utiles au propos de cet article seront définis au fil de l’analyse des résultats. La figure 1 montre le déploiement des procédés en fonction des attraits du livre et des types de comique.

Figure 1

Répartition des procédés humoristiques selon les attraits du livre, adaptés de Montésinos-Gelet et de ses collaboratrices (2021).

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Comment dégager les procédés humoristiques?

Dans cette étude exploratoire qui repose sur une analyse de contenu des bandes dessinées, nous avons utilisé la grille des 47 procédés humoristiques de Montésinos-Gelet et de ses collaboratrices (2021), et ce, même si elle a été originalement créée pour un autre type de livre, l’album jeunesse. Dans notre analyse de contenu, où chaque procédé humoristique correspond à un code, nous avons codé les 218 planches disponibles dans les cinq recueils mettant en vedette le personnage sériel Van : Van l’inventeur (2005), Ça va barder (2008), Il m’en faut un! (2012), C’est l’invention qui compte (2017) et Ça ne s’invente pas! (2023). C’est donc la totalité des planches de ces cinq tomes qui servent à notre analyse, dont l’objectif est de dégager les procédés humoristiques les plus fréquemment utilisés par Jacques Goldstyn dans la série de bandes dessinées Van l’inventeur.

Pour collecter les données, nous avons créé un formulaire sur Google form pour :

  1. Indiquer le titre de la bande dessinée;

  2. Inscrire le titre de la planche;

  3. Cocher les procédés de style (comique de mots) présents dans le titre (choix multiple);

  4. Cocher les procédés utilisés dans la planche pour chacun des attraits (choix multiple).

La figure 2 rend compte d’extraits de ce formulaire.

Aux 47 procédés humoristiques initialement proposés par Montésinos-Gelet et ses collaboratrices (2021) pour les albums jeunesse, seul le procédé « comique de phylactère » a été ajouté dans l’attrait du style, et ce, dans le but de répondre à une caractéristique propre à la bande dessinée. Nous l’abordons plus loin, mais indiquons dès maintenant que d’autres ajustements auraient pu être faits pour mieux seoir à l’analyse de bandes dessinées.

Figure 2

Extraits du formulaire utilisé pour le codage des procédés humoristiques liés aux attraits du livre, avec les définitions de Montésinos-Gelet et de ses collaboratrices (2021).

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Le recours au logiciel en ligne et en libre accès facilite la collecte de données, mais impose aussi certaines limites. Par exemple, même s’il est possible d’énumérer les différents procédés par attrait utilisé dans une planche, le logiciel ne permet pas de noter combien de fois chaque procédé est utilisé. Pour donner un exemple, la planche Compact compost (Goldstyn, 2012 : 32) contient une seule fois le code « calembour », mais on retrouve le procédé deux fois à l’intérieur de la planche. Nous avons cette information car, en plus du formulaire, nous avons eu recours à un codage manuel avec des papillons adhésifs afin de conserver des traces plus fines des procédés, ce qui sert quelques analyses supplémentaires ici, mais qui pourrait surtout faire l’objet d’analyses secondaires dans une autre étude.

Enfin, nous avons analysé tant la planche que les cases, puisqu’elles forment un tout, car comme le rappelle Groensteen (1999), la solidarité iconique, où une relation s’établit entre les images, est à la base du concept de bande dessinée. Dans notre cas, toujours en référence à Groensteen (Ibid.), nous utilisons 1) l’hypercadre (planche) pour l’analyse de deux attraits : registre et intrigue; 2) le cadre (vignette) pour l’analyse de quatre attraits : rythme, personnage, cadre et style. Dans cette étude, nous préférons la notion d’hypercadre à celle de multicadre, car en ce qui a trait au multicadre simple, l’action des aventures de Van ne se divise pas en strip ou en demi-planche, mais uniquement en planche (hypercadre), et par rapport au multicadre feuilleté, les aventures contenues dans les planches ne sont pas reliées entre elles dans l’ensemble du livre, si ce n’est par la récurrence du personnage qui propose des inventions diverses.

Quels sont les résultats?

Nous présentons d’abord les résultats concernant les procédés humoristiques relevés dans les titres des planches de bandes dessinées. Ensuite, nous analysons les 218 planches pour chacun des attraits précédemment définis : registre, intrigue, rythme, personnages, cadre, style. Rappelons que chacun des 47 procédés humoristiques correspond à un code et que les procédés humoristiques s’intègrent dans l’un ou l’autre des attraits du livre (voir la figure 1).

Les procédés dans les titres des planches

En commençant par les 218 titres des planches réunies dans les cinq livres analysés, 242 codes ont été attribués, et ce, pour les neuf procédés relatifs au style de texte[4]. De fait, comme certains titres présentent plus d’un procédé, certains ont deux (n=18) ou trois (n=3) codes. Cependant, la majorité des cas (n=197) contient un seul procédé de style.

Le jeu de sonorité est le procédé le plus présent dans les titres : 63 fois, dont 54 fois seul. Une analyse plus fine des 54 titres composés uniquement de jeux de sonorité permet de constater que le bédéiste utilise l’assonance (n=10), comme Minou a du visou (Goldstyn, 2023 : 7) et l’allitération (n=9), comme Bévues, bourdes et bisous (Ibid. : 47), ou les deux à la fois (n=3), comme Sortie pour souris (Ibid. : 28). De plus, 32 planches présentent l’utilisation de l’homéotéleute, donc la répétition de syllabes complètes, et ce, selon différentes formes, comme voyelle [oe]+ consonne [r] dans Tracteur secoueur (Goldstyn, 2005 : 20) ou consonne [t] + voyelle [i] + consonne [k] dans Tactique moustique (Goldstyn, 2012 : 24)[5] ainsi que d’autres combinaisons.

Le deuxième procédé le plus fréquent dans les titres des planches de la série Van l’inventeur est le double sens, et ce, pour 53 titres, dont sept qui ont un autre procédé accolé. Le double sens « consiste à jouer sur la polysémie d’un mot » (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021 : 192), mais, dans le cas présent, nous avons ajouté que le mot peut se retrouver dans un groupe de mots, comme dans une expression idiomatique. Ce choix a une incidence sur les résultats, car nous avons réservé le code « usage ou transformation d’expression idiomatique[6] » uniquement à la transformation des expressions. Pour clarifier, voici un exemple de titre où un mot présente un double sens et un autre où le double sens se trouve dans une expression. Des précisions quant au contenu permettent de comprendre le double sens des planches.

  • Stade expérimental (Goldstyn, 2005 : 31) : le mot stade est utilisé en cooccurrence avec expérimental pour rendre compte du processus de conception de l’expérience. Il est aussi utilisé parce que l’essai de l’invention a lieu sur la tour du Stade olympique de Montréal. La polysémie du mot stade est au coeur du procédé humoristique, car le mot est utilisé en référence à une étape dans le processus de réalisation de l’expérience et à un lieu physique où des sports sont pratiqués.

  • L’affaire est dans le sac (Ibid. : 16) : l’usage de l’expression non transformée sert à indiquer que la situation est réglée grâce à l’invention de Van, mais comme cette invention est également un sac, il y a un double sens. Se côtoient alors le figuré, par l’expression, et le tangible, par l’objet.

Le calembour est le troisième procédé que l’on rencontre le plus fréquemment avec 42 occurrences, dont huit qui comportent une combinaison de procédés. Le calembour est un « jeu de mots fondé sur des mots se ressemblant par le son, différant par le sens » (Dupriez, 2019 : 104). Voici deux exemples de calembours tirés du cinquième tome :

  • Retour par minou (Goldstyn, 2023 : 17) : retour parmi nous (l’invention permet à un chat de revenir à la maison de manière indépendante).

  • Ambiance défaite (Ibid. : 21) : ambiance des Fêtes (l’invention, qui tourne mal, sert à évoquer la période de Noël).

Pour un exemple de combinaison, toujours dans le cinquième tome, prenons La motarde lui monte au nez (Ibid. : 4), qui est à la fois un calembour et une transformation de l’expression idiomatique « la moutarde lui monte au nez ». Dans ce cas-ci, l’invention sert à aider une petite fille fâchée qui se fait ridiculiser avec son vélo (à qui la moutarde monte donc au nez). Van lui confectionne un vélo qui ressemble à une moto, faisant de la fillette une motarde. Pour poursuivre, dans le cas de la transformation d’expression idiomatique, le code est attribué lorsqu’il est possible de reconnaître une expression, sans qu’elle soit dans sa forme originale. L’abominable bonhomme des neiges (Goldstyn, 2008 : 40) pour « l’abominable homme des neiges », ou Hélico presto (Goldstyn, 2023 : 8) pour illico presto en sont des exemples parmi les quinze occurrences où ce procédé est utilisé.

Les néologismes (n=13) aident quant à eux à saisir l’essence de l’invention, comme le Hisse pantalon (Goldstyn, 2012 : 15), qui est un mécanisme permettant de remonter son pantalon efficacement. Parmi les neuf procédés de style relevant du comique de mots proposés par Montésinos-Gelet et ses collaboratrices (2021), trois sont faiblement présents : le choix d’un registre de langue plus familier (n=7); l’emprunt plurilingue (n=2); la transgression des normes linguistiques (n=2).

Pour conclure cette section sur les titres, indiquons que certains d’entre eux ont été codés par un procédé qui n’appartient pas au comique de mots : le comique de repères culturels. Ce dernier fait référence aux « procédés humoristiques [qui] visent à intégrer dans le texte ou les illustrations des repères culturels d’ordre varié pour créer un effet comique » (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021 : 195)[7]. Dans ses titres, comme repère culturel littéraire, Goldstyn utilise l’intertextualité (n=7) et il recourt à d’autres clins d’oeil culturels variés (n=8), soit un procédé « qui consiste à intégrer dans le texte […] un référent culturel (historique, géographique, sportif, mathématique, musical, scientifique, médiatique ou religieux) » (Ibid.). Par exemple, Désennui pour le rat Spoutine (Goldstyn, 2023 : 36) est une référence à un repère historique, car il s’agit d’un clin d’oeil au mystique Grigori Raspoutine; Allez, chauffe, Marcel! (Goldstyn, 2012 : 3) fait référence à un repère musical, à savoir la chanson Vesoul de Jacques Brel; Pousse mais pousse égal (Goldstyn, 2017 : 28) est un clin d’oeil médiatique, car il fait référence au film du même titre réalisé par Denis Héroux. Ce dernier exemple pourrait aussi être codé comme une utilisation d’un registre populaire et régional.

Enfin, 28 titres ont simplement le code « autres », car ils ne répondent pas aux neuf procédés de comique de mots initialement ciblés ni à un comique de repères culturels. Il serait pertinent de mener une analyse secondaire de ces 28 titres pour faire émerger de nouveaux procédés à ajouter à ceux de Montésinos-Gelet et de ses collaboratrices (2021), comme l’utilisation de l’oxymore, puisque deux planches codées « autres » ont une précision à cet effet.

Les registres humoristiques dominants dans les planches

L’analyse des gags contenus dans les 218 planches permet de constater que la majorité oscille entre le registre comique (n=128) ou le registre de l’absurde (n=56)[8], et ce, en recourant à divers procédés humoristiques liés aux différents attraits. Pour le registre comique, il s’agit simplement de celui « qui vise à faire rire » (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021 : 184), ou « tout ce qui est cause de rire » (Canova-Green, 2010 : 134). Pour le registre de l’absurde, c’est celui qui « repose sur des situations qui ne respectent pas toujours les règles de la logique » (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021 : 182). Il n’est pas surprenant que l’usage du registre absurde soit fréquent, puisque les inventions du personnage de Van se basent sur le fait que les règles de la logique ne sont pas respectées.

Comme cela sera abordé plus loin, il arrive que certaines cases ou certaines paroles des personnages relèvent d’autres registres que celui ciblé dans la planche, mais nous estimons qu’il est plus pertinent d’analyser la planche comme unité, car l’ensemble de l’action s’y déroule, en accord avec le principe de solidarité iconique (Groensteen, 1999). Dans cette section de l’article, plutôt que de traiter des 218 planches, nous limitons notre analyse aux 34 planches qui ne relèvent ni du registre comique ni du registre absurde[9]. Ainsi, de ces 34 planches, 24 appartiennent au registre transgressif « qui joue avec les tabous et les interdits » (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021 : 182) et dix se classent dans le registre satirique qui « vise à se moquer de quelqu’un ou de quelque chose » (Ibid.). Pour le registre transgressif, les types d’humour se détaillent comme suit : humour noir (n=10), humour scatologique (n=10), humour irrévérencieux (n=4). Pour le registre satirique, les types d’humour sont : moqueur (n=8), parodique (n=1) et ironique (n=1). Le tableau 1 reprend un exemple de planche par type d’humour.

Tableau 1

Des exemples représentant les types d’humour pour les planches de registres transgressif et satirique dans la série Van l’inventeur

Des exemples représentant les types d’humour pour les planches de registres transgressif et satirique dans la série Van l’inventeur

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L’attrait de l’intrigue

Au regard de l’intrigue, la chute et le revirement sont les procédés les plus présents. Cela est plutôt logique, car selon Harry Morgan (2003), la spatio-topie fonctionne selon le principe où le gag doit être raconté en une planche. En effet, rappelons qu’avant d’être réunies en recueils, les aventures de Van sont publiées dans un magazine selon la présentation d’une planche, un gag. En bande dessinée, il est fréquent qu’une planche puisse entraîner une chute ou préparer le suspense pour la prochaine page (Peeters, 2003), possibilité non exploitée ici, puisque les histoires sont indépendantes, que les événements ne sont pas liés et que seuls les personnages sont récurrents. Par conséquent, pour conclure une intrigue comique en une planche, recourir à la chute ou au revirement est efficace, et c’est certainement la raison pour laquelle ces procédés sont majoritaires.

Parfois, en lien avec le procédé de la chute « qui consiste à conclure un récit de manière inattendue » (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021 : 189), certaines planches présentent ce qui peut être désigné comme une « case fantôme » (Peeters, 2003 : 38), soit une case qui doit être inférée par la personne qui lit pour saisir la chute. C’est le cas d’Aquarium autonome où, pour éviter que son poisson rouge soit attrapé par son chat dans un aquarium classique, Van en invente un inspiré des boules pour les hamsters. Le poisson essaie l’invention et à la dernière case, Van dit : « Et puis, aucun danger. Tant qu’il reste dans la cour… Jaws peut s’éclater en paix! » (Goldstyn, 2008 : 11). La chute n’est pas illustrée et l’action cesse avant le moment fatidique, c’est-à-dire que l’illustration montre le poisson rouge dans sa sphère de verre, hors de la cour, dans la rue où un véhicule pour paver de l’asphalte se dirige sur lui. Il ne reste qu’à inférer la suite dans la case fantôme pour comprendre que la boule de verre éclatera, le double sens des paroles de Van prenant alors toute sa signification.

Pour ce qui est du revirement, nous avons attribué ce code lorsque l’invention de Van se retourne contre lui, plutôt que contre un autre personnage, comme dans l’exemple précédent. Ce procédé « repose sur un revirement de situation inattendue » (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021 : 189). Halloween pas mal pétée en est un exemple, car au sujet de son invention, Van dit : « Ça va me permettre de ramasser 3 fois plus de bonbons » (Goldstyn, 2008 : 15). Toutefois, lorsque le costume éclate et que les bonbons récoltés par Van se retrouvent sur le sol, ce sont les amis de Van qui disent : « C’est vrai que ça rapporte pas mal plus de bonbons » (Ibid.). L’issue de l’histoire est une situation où l’invention se retourne contre l’inventeur, selon le principe de l’arroseur arrosé.

En somme, nous avons préféré ne pas quantifier les différents procédés ayant trait à l’intrigue, car nous reconnaissons la proximité entre la chute et le revirement, où pour le premier procédé, un personnage quelconque est concerné et pour le second, c’est le personnage de Van qui est touché.

L’attrait du rythme

Grâce à la grille utilisée, nous avons répertorié, de manière assez mineure, deux procédés de rythme avec une intention humoristique : l’accumulation et l’itération. Les deux procédés font partie du comique de répétition qui, en bref, vise à accumuler ou à faire revivre des situations. L’accumulation se manifeste dans huit des 218 planches et, en les observant, il est possible de faire émerger trois visées humoristiques : rendre compte des différentes possibilités qu’offre une seule invention, montrer son utilisation répétée, décliner l’invention selon divers formats pour la reprendre à d’autres fins. Il y a donc là figure de style d’amplification qui contribue à l’humour. Le principal but de l’itération, présente dans quatre des 218 planches, est de réutiliser l’invention dans un contexte similaire. Seule exception : Retour à la case départ (Ibid. : 21) où la situation initiale est reprise parce que l’invention est une machine à retourner dans le temps.

Dans cette analyse, nous n’avons pas considéré le rythme en lien avec la disposition des cases, car cet aspect est absent de notre outil de collecte de données initialement conçu pour les albums jeunesse. Dans une version adaptée de la grille de Montésinos-Gelet et de ses collaboratrices (2021), il serait judicieux d’ajouter les diverses utilisations de la planche, conventionnelle (gaufrier), décorative, rhétorique et productrice (Peeters, 2003), si elles servent à faire rire ou à appuyer le comique. Cela aiderait certainement à mieux définir le rythme en considérant les particularités des bandes dessinées par rapport aux albums jeunesse. Cependant, nous avons remarqué que si Goldstyn fait une utilisation rhétorique de la planche, puisque « la dimension de la case se plie à l’action qui est décrite, l’ensemble de la mise en pages [est] au service d’un récit préalable dont elle a pour fonction d’accentuer les effets » (Ibid. : 61), cette composition ne semble pas être utilisée pour des raisons purement comiques.

L’attrait du personnage

Concernant les personnages, comme il s’agit d’une série, ils sont pour la plupart récurrents. C’est le cas de Van, mais également de ses camarades et de quelques autres personnages limitrophes. En lien avec les quatre procédés humoristiques relatifs au comique de caractère[10], c’est le procédé de la caricature qui est le plus amplement présent. De fait, Goldstyn utilise des stéréotypes littéraires et, plus particulièrement, des stéréotypes d’inventio « qui sont des idées et des représentations “collant” à des personnages, des lieux, des actions ou des objets » (Dufays, 2001 : 19). Ce genre de stéréotype aide le lectorat à avoir directement accès au gag, car la psychologie des personnages, alliée à leurs caractéristiques physiques illustrées, est facile à se représenter. Cependant, malgré leurs traits caricaturaux, les personnages ont un fonds d’authenticité. Perron rapporte que

Jacques Goldstyn a créé pour Les Débrouillards cinq personnages inspirés de son entourage : Caroline la granola devenue végane, Robert le joueur de hockey, Mathieu le patenteux qui aime l’argent, Simon l’artiste et Kim la passionnée de plein air. Quelques années plus tard, Van, l’inventeur d’origine vietnamienne, et Nadia, la sportive et artistique Haïtienne, ont rejoint la bande […], [ainsi que] Catherine, la scientifique engagée dans les causes humanitaires

2022

Par conséquent, avec cette variété de personnages caricaturaux aux accents de vérité, presque tous les lecteurs peuvent s’identifier à eux, un attribut essentiel des êtres de papier (Bernier et Saint-Jacques, 2010). Aux personnages humains s’ajoute la grenouille Beppo, qui est en quelque sorte l’alter ego de Goldstyn, puisqu’il mentionne en entrevue : « Beppo, c’est un peu moi […]. Il ajoute son grain de sel à tout; il est souvent irrévérencieux, mais il dit parfois des vérités » (LaSalle, 2015).

Enfin, outre le noyau de personnages récurrents, quelques archétypes reviennent parfois ponctuer les planches : les intimidateurs, les automobilistes furieux, comme dans « Tasse-toé avec ton bicycle! » (Goldstyn, 2017 : 17), les baby-boomers râleurs et réactionnaires, notamment présents dans « Peuh! Encore une invention pour les fainéants! » (Goldstyn, 2012 : 11), ou encore les bourgeoises qui promènent leur chihuahua. Le comique de geste, soit le « procédé qui consiste à jouer avec les attitudes, les comportements et les mimiques des personnages » (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021 : 188), est aussi exploité à plusieurs reprises par des illustrations de gestes exagérés pour montrer la surprise, la douleur, la peur, etc. Cependant, même si l’exagération du geste participe pleinement au ressort humoristique, nous estimons, à la suite de Scott McCloud (2007), que ce procédé relève surtout du code visuel commun en bande dessinée humoristique. Nous ne le traitons pas plus amplement.

L’attrait du cadre

Concernant le cadre, le procédé le plus utilisé par le créateur de Van l’inventeur est la présence d’un élément incongru dans le décor. Cela se manifeste plus particulièrement dans les noms de commerces ou de lieux publics en arrière-plan (n=21). Parmi ceux-ci, « Korkidu » revient à douze reprises : « “Korkidu”, c’est devenu une manie, je le mets partout », s’amuse l’illustrateur. « Ce que ça signifie! “Merde de chien noir”, un juron breton! » (Allard, 2020). Cela nous amène à préciser que si le registre scatologique n’est dominant que dans dix planches de la série Van l’inventeur, certains procédés parsemés y font allusion dans des cases particulières, dont cet exemple. Outre Korkidu, Goldstyn recourt à différents procédés du comique de mots pour l’affichage en arrière-plan. Par exemple, il transforme des marques de pilules sur les panneaux publicitaires dans la planche Robert avale la pilule Viagra, Prozac et Valium sont détournés en « Biagra, Brozac et Balium » (Goldstyn, 2005 : 42). L’humour irrévérencieux tient ici au choix des médicaments parodiés, tous en lien avec des maux de notre société, qui peuvent être perçus comme tabous (dysfonction érectile, dépression, anxiété). Pour conclure, soulignons simplement que dans tous les tomes, des jeux de mots obéissant à divers procédés parsèment le décor, ce qui non seulement apporte une touche d’incongruité, mais qui nuance aussi parfois le registre principal.

L’attrait du style : le texte

Concernant le style du texte, Montésinos-Gelet et ses collaboratrices (2021) le divisent selon le comique de mots et le comique de système énonciatif (voir la figure 1). Pour le comique de mots, les neuf procédés sont présents dans les 218 planches analysées, dans des proportions variables : calembour (n=39), double sens (n=39), usage d’expression (n=31), sonorité (n=10), transgression des normes linguistiques (n=8), variation ou choix de registre (n=8), prononciation (n=6), néologisme (n=5) et emprunt plurilingue (n=4). Ces résultats représentent le nombre de planches contenant au moins une fois le procédé et non le nombre d’occurrences, et ce, pour les raisons méthodologiques précédemment évoquées.

Si ces résultats donnent un aperçu général, leur principale limite est de ne pas pouvoir montrer efficacement des paroles qui pourraient avoir deux codes, et ce, en raison du formulaire utilisé (voir la partie méthodologique). Prenons, par exemple, la phrase « Il me tanne avec son méthane » (Goldstyn, 2023 : 38), qui est codée comme un calembour dans cette étude, mais qui pourrait aussi être associée à un jeu de sonorité avec une autre manière de colliger les différents procédés.

Toujours en lien avec le style du texte, mais cette fois concernant le comique de système énonciatif[11], le commentaire est présent en abondance, car c’est justement le rôle de la grenouille Beppo. Ce personnage un peu insolent, « derrière lequel le bédéiste aime bien se cacher » (Perron, 2022), commente les actions des autres personnages, de manière métanarrative, comme si Goldstyn donnait son avis. La grenouille est présente dans 216 des 218 planches analysées et, parmi celles-ci, il n’y en a que neuf où elle ne parle pas, mais s’exprime par des gestes apportant une touche humoristique. De manière générale, la grenouille permet à l’auteur-illustrateur de faire passer certains messages ou des jeux de mots pour contribuer au comique de la situation mise en scène dans la planche. En entrevue, Goldstyn mentionne ceci :

Ce que les gens aiment de Beppo dans Les Débrouillards, surtout les parents, c’est qu’elle [la grenouille] peut se permettre de dire n’importe quoi. C’est une espèce d’électron libre, qui fait des commentaires sur la politique, la société, la consommation, l’environnement, et qui se révolte contre les injustices

Roy, 2019

À elle seule, la grenouille Beppo utilise tous les procédés relatifs au comique de mots, mais selon des fréquences variées. Comme nous l’avons précédemment expliqué, notre manière de coder ne permet pas de chiffrer les procédés utilisés par Beppo par rapport à ceux qui se trouvent dans la planche et qui sont utilisés par d’autres personnages. Parfois, Beppo ne fait que commenter l’action, car aucun des personnages ne semble y prêter attention, comme lorsqu’il dit aux personnages qui cherchent à acheter des chocolats de Pâques : « Le chocolat de la Saint-Valentin est en solde » (Goldstyn, 2017 : 7). Ce commentaire participe au comique, même à l’ironie de la situation où, selon la période de l’année et la forme du chocolat recherchée, son prix varie. De fait, la situation est ironique dans la mesure où le lecteur doit comprendre certains ressorts du système capitaliste pour saisir l’effet comique du commentaire, car « [l]a capacité à comprendre l’ironie repose […] sur la connaissance des valeurs auxquelles une communauté donnée se réfère » (Schoentjes, 2010 : 396). Mais dans tous les cas, qu’ils soient ironiques ou non, les commentaires de la grenouille contribuent à l’humour de la planche dans son ensemble. Régulièrement, son seul commentaire est : « Il m’en faut un! ». Comme les lecteurs savent que c’est une phrase récurrente, cette phrase qui est a priori banale devient un procédé humoristique propre à la grenouille. Pour décrire Beppo, Goldstyn dit en entrevue : « Il est curieux, farceur, tout sauf politiquement correct, il est un consommateur impulsif. C’est à lui qu’on doit un leitmotiv que connaissent bien les lecteurs des Débrouillards : “Il m’en faut un!” » (Sauvé, 2020). D’ailleurs, ce simple commentaire pourrait encore une fois être vu comme une manifestation de l’ironie par rapport à notre mode de vie occidental, car il est question de surconsommation et, par extension, encore une fois du système capitaliste.

Pour conclure sur les commentaires de Beppo, signalons qu’ils sont souvent porteurs de repères culturels variés. Par exemple, dans C’est l’invention qui compte, pipe à la bouche, il dit : « L’enfer, c’est les autres » (Goldstyn, 2017 : 17), en référence à Jean-Paul Sartre; ou encore dans une autre aventure, il chante l’extrait suivant : « Quand on partait sur les chemins à bicyclette » (Ibid. : 43) d’Yves Montand. Ces deux exemples montrent bien que les commentaires, qui sont liés aux actions en cours dans l’histoire racontée dans la planche, font référence à des repères qui sont sûrement inconnus des jeunes lecteurs, mais qui contribuent d’une part à leur rehaussement culturel et d’autre part au comique qui se dégage de la planche.

L’attrait du style : le texte et l’illustration

Concernant le comique de repères culturels, à l’instar de Montésinos-Gelet et de ses collaboratrices (2021), nous le classons dans le style qui combine le texte et les illustrations. À l’intérieur des 218 planches, nous avons relevé 16 liens intertextuels (qui font référence à des oeuvres littéraires), trois liens intericoniques (qui font référence à une oeuvre d’art ou à une illustration célèbre), quatre liens autoréférentiels (où le créateur fait référence à ses propres oeuvres) et 54 clins d’oeil culturels, par exemple l’évocation de chansons de répertoires variés, d’Yves Montand aux Black Eyed Peas. Comme « le comique est historiquement daté et socialement diversifié » (Canova-Green, 2010 : 135), le fait que Goldstyn utilise des repères culturels variés peut établir des ponts entre les différentes générations qui lisent ses oeuvres.

Rappelons que notre méthode ne permet ni de constater s’il y a plus d’un repère par planche ni de les classer en fonction de leur type. Une analyse secondaire serait nécessaire pour les départir plus finement. Pour ce qui est des références intertextuelles, nous les avons observées de manière individuelle et nous avons relevé que treize d’entre elles renvoient à des bandes dessinées, en texte ou en image, et que l’univers de Tintin est le plus présent avec neuf des treize clins d’oeil intertextuels. Il est nécessaire de préciser que le nombre de ces clins d’oeil peut être discuté, dans la mesure où il peut y avoir d’autres repères que nous n’avons pas su déceler, la reconnaissance des repères culturels variant en fonction du bagage de connaissances de chacun.

Toujours concernant le style qui allie le texte et l’illustration, le comique de phylactère est un cas particulier, car il représente des mots en idéogrammes. Il s’agit d’un procédé que nous avons ajouté à la grille utilisée et ce n’est pas la forme des phylactères qui a été observée, mais bien son contenu (mots en idéogrammes, donc texte et illustration), soit généralement la représentation d’insultes ou de mécontentement par des symboles « mis au point pour transcrire ce qui ne peut pas se mettre en mots » (McCloud, 2007 : 142), que ce soit des spirales, des explosions ou des têtes de mort. Bref, ces symboles représentent des mots et servent à exprimer la frustration des personnages. Dans ce cas-ci, ces idéogrammes ont probablement été utilisés pour ne pas choquer, puisque les livres s’adressent à un jeune public, à l’instar de ce qu’avançait déjà Toussaint il y a près de 50 ans quant aux « signes cabalistiques [qui] fonctionnent souvent comme une sorte d’autocensure » (1976 : 89). Ainsi, leur présence dans près du tiers des planches (n=64), malgré le public visé, montre encore une fois le côté irrévérencieux de Goldstyn, et ce, même quand le registre de la planche n’est pas de ce type. Notons que le juron « tabarnak » se trouve parfois dissimulé parmi les idéogrammes, avec quelques lettres seulement qui permettent de le reconnaître, sans qu’il soit entièrement écrit, donc aussi dans une forme d’autocensure.

L’attrait du style : l’illustration

Concernant le style d’illustration, parmi les huit procédés du comique d’illustration, retenons l’usage ludique de la typographie (Montésinos-Gelet, DeRoy-Ringuette et Dupin de Saint-André, 2021), qui est considérée selon des aspects micro, comme la taille, ou des aspects macro, comme la spatialisation. Ces particularités de la typographie s’allient au fait que le « lettrage (à la main ou typographié) traité “graphiquement” et au service de l’histoire, fonctionne comme une extension de l’image elle-même » (Eisner, 2019 : 10). Dans le cas qui nous occupe, Goldstyn fait effectivement usage de typographies changeantes, selon la grosseur ou l’épaisseur des lettres (donc selon des aspects micro), mais sans que cela soit fait en fonction de visées humoristiques. Un autre exemple de l’usage de la typographie en fonction d’aspect micro, et dans une perspective ludique, c’est celui où une écriture différente accompagnée de notes de musique, qui sert à montrer que Beppo chante À bicyclette d’Yves Montand (Goldstyn, 2017). Il n’y a pas de propriété humoristique, car c’est simplement pour montrer qu’il chante, contrairement à d’autres bandes dessinées où les notes pourraient être tordues pour indiquer que le personnage fausse contribuant ainsi à l’humour de la scène.

Enfin, pour les huit autres procédés relevant du style d’illustration, une difficulté s’est imposée lors de l’analyse : l’inadéquation de la plupart d’entre eux lorsqu’ils sont appliqués à la bande dessinée. En effet, si les procédés humoristiques proposés par Montésinos-Gelet et ses collaboratrices (2021) fonctionnent pour l’album, ils sont difficilement transférables aux bandes dessinées. Par conséquent, les résultats obtenus ne reflètent pas les possibilités d’une étude dont la grille serait initialement conçue pour les bandes dessinées. Cependant, les illustrations contribuent à l’analyse des autres attraits du livre, comme cela a été traité précédemment.

Comment améliorer la collecte de données?

Au terme de cette analyse, malgré sa pertinence pour dégager certains procédés, nous constatons que notre outil de collecte pourrait être encore amélioré, tant sur le plan concret (logiciel utilisé) que sur le plan conceptuel (grille d’analyse des procédés). Comme nous avons déjà traité des écueils du logiciel, nous nous attardons ici aux procédés qui pourraient avantageusement venir enrichir la grille de Montésinos-Gelet et de ses collaboratrices (2021) pour le neuvième art. En référence à McCloud (2007), il serait pertinent d’intégrer à l’attrait du rythme les six types d’enchaînement entre deux cases et vérifier s’ils peuvent être utiles pour analyser l’humour. Toujours en référence à McCloud (Ibid.), certains aspects relatifs au son et au mouvement seraient aussi pertinents à ajouter, à condition qu’ils contribuent à l’humour de l’oeuvre. D’autres aspects propres aux codes de la bande dessinée (p. ex. la forme des phylactères, les traits, les onomatopées) et qui n’ont pas été considérés ici, en raison de la grille initialement conçue pour un autre type de livre, pourraient peut-être servir afin d’évaluer leur effet sur le plan humoristique. Enfin, une analyse secondaire qualitative permettrait de mieux saisir et de mieux cerner certains résultats présentés de manière quantitative.

Conclusion

Au regard de notre objectif qui est de dégager les principaux procédés humoristiques, malgré les limites déjà exposées, nous pouvons affirmer que dans sa série Van l’inventeur, Goldstyn affectionne particulièrement le comique de mots, que ce soit dans les titres de ses planches, dans les paroles des personnages ou dans l’affichage en arrière-plan; qu’il recourt régulièrement au comique du système énonciatif, par les commentaires de Beppo; qu’il s’autorise quelques incursions en lien avec les registres transgressifs à l’intérieur de planches simplement comiques; qu’il use de la caricature pour ses personnages; qu’il parsème ses planches et ses cases de repères culturels variés. En plus de ces constats quant aux procédés, nous remarquons que l’humour de Goldstyn s’adresse à la fois aux enfants, son public cible, mais aussi aux adultes, lesquels ont généralement la charge de faire la médiation entre le livre et le jeune, que ce soit par un achat, un conseil ou un accompagnement dans la lecture. De fait, certaines blagues de Goldstyn en lien avec des repères culturels seront comprises uniquement par les adultes, parents, bibliothécaires ou enseignants[12], ce qui crée une connivence avec son public indirect. Dès lors, ces adultes peuvent saisir l’occasion de contribuer au rehaussement culturel des jeunes en discutant de ces références. Outre les références culturelles comme celles-ci, certains jeux de mots visent aussi un double lectorat, tout comme certains des commentaires de la grenouille Beppo sur des questions d’actualité, des travers de la société ou d’autres sujets moins ancrés dans les préoccupations des jeunes. Par ces différents procédés humoristiques, Goldstyn peut alors contribuer à stimuler les échanges intergénérationnels.