Abstracts
Résumé
Cet article aborde les oeuvres de Julie Delporte et de Mirion Malle, deux bédéistes franco-québécoises. Les portraits dressés dans cette étude portent attention à leurs parcours et à leurs oeuvres afin d’en examiner le rapport revendiqué ou perçu à l’identité québécoise. Pour ce faire, en sus de l’analyse des oeuvres et de divers articles et entretiens évoquant les artistes, deux entretiens longs ont été réalisés avec les autrices pour mettre l’accent sur la réception de leurs oeuvres et leur propre ressenti devant celle-ci.
Abstract
This article discusses the works of Julie Delporte and Mirion Malle, two Franco-Quebec comic artists. The portraits drawn up as part of this study pay attention to their journeys and their works in order to question their claimed or perceived relationship to Quebecois identity. To do this, in addition to the analysis of the works and various articles and interviews discussing the artists, two long interviews were carried out for this research with the authors to put the emphasis on external receptions of their work and their affective perception of these receptions.
Article body
La bande dessinée québécoise a la particularité d’évoluer entre deux sphères d’influence, aussi bien nourrie de la culture de presse et de la bande dessinée états-unienne que de celle dite franco-belge, une influence qui a pu être étouffante (Viau, 2021; Rannou, 2021). Dans ce schéma, comme dans toute la culture canadienne, il n’est guère surprenant de voir des auteurs québécois nés ailleurs et, notamment, en France. Chose intéressante toutefois, ce modèle est régulièrement celui de la circulation et non de l’installation définitive. Cette tension traverse l’histoire de la bande dessinée québécoise et continue de se faire sentir à une époque où la mondialisation favorise le transport et les échanges transnationaux. Cette tension amène en parallèle son lot de questions identitaires et réinterroge leur pertinence : si le fait de considérer une personne ayant toujours publié au Québec comme une autrice québécoise n’engendre guère de débat, et ce, même si elle est née dans un autre territoire, la question se pose autrement si elle a commencé sa carrière ailleurs.
Cette distinction se ressent de manière assez évidente chez deux autrices contemporaines qui ont toutes deux migré et publié au Québec, et dont le travail résonne sur de multiples points : Julie Delporte et Mirion Malle. Cet article propose de dresser leurs portraits et d’envisager leurs parcours et leurs oeuvres afin d’en examiner le rapport revendiqué ou perçu à l’identité québécoise. Il ne s’agit pas tant de donner un brevet de québécité aux autrices, ce que nous n’avons pas à faire, que de comparer des trajectoires proches, de clarifier leurs visions de cette question et de souligner sa place dans leurs oeuvres. Pour ce faire, en sus de l’analyse des oeuvres et de divers articles et entretiens évoquant les artistes, deux entretiens longs ont été réalisés avec les autrices, afin d’ajouter leur propre ressenti à la réception de leurs oeuvres et de pouvoir leur proposer des analyses déjà réalisées[1].
Afin de brosser ces portraits, nous allons d’abord revenir sur différents exemples d’autrices et d’auteurs de bande dessinée français ayant circulé au Québec, puis nous reviendrons séparément sur les deux parcours des autrices, avant de comparer et d’analyser cette question identitaire, revendiquée comme contenue plus inconsciemment dans leurs travaux.
Des autrices qui vont et viennent
Dès les débuts de la bande dessinée québécoise, les liens avec la France sont présents. Un auteur comme Théophile Busnel (1882-1908), émigré breton qui ne passe que quelques années au Québec avant son retour et son décès prématuré dans ses terres natales, en est la première incarnation notable (Danaux, 2018). Repreneur d’une des premières séries québécoises de bandes dessinées, Les aventures de Timothée, créée par Albéric Bourgeois, il est ainsi un des auteurs de bande dessinée locale les plus lus de la première ère de la bande dessinée québécoise (BDQ), tout en venant d’ailleurs. Si les cas de francophones lus au Québec ne sont pas rares, dans son cas sa carrière se fait uniquement au Québec, et ce, même dans les deux derniers mois de sa vie où il réside en Bretagne, depuis laquelle il expédie ses planches pour la presse québécoise. Dans le cas de Busnel, l’espoir est de revenir vivre au Québec, où il a laissé sa femme et un enfant, mais la tuberculose l’emporte alors qu’il est en convalescence.
Après ce premier cas, la bande dessinée québécoise vit une grande crise face aux apports états-uniens et européens et peu de séries locales réussissent à émerger, même si la presse quotidienne ou des congrégations religieuses publient quelques auteurs vivant au Québec. C’est d’ailleurs dans la presse catholique qu’émergera la seule figure de Française émigrée au Québec qui fera carrière dans la bande dessinée avant les années 1990. Formée à l’Académie Julian, Odette Fumet-Vincent (1911-1995) commence sa carrière en France, où elle illustre notamment à partir de 1934 La miche de pain, le catéchisme le plus diffusé à l’époque (Lepage, 2000 : 612). Après son mariage à Paris avec le Québécois Rodolphe Vincent (1905-1989) en 1937, le couple fuit la France après l’invasion de Paris en 1940 et s’installe au Québec. Ils produisent ensemble des centaines d’illustrations et d’ouvrages, pour les éditions Vincent, qu’ils ont créées, ou pour Fides, éditeur catholique majeur au Québec. Contrairement à Busnel, Odette Fumet-Vincent ne se réinstalle jamais en France, même après le décès de son mari (Rannou, 2024a : 58-59), et après son émigration, ses publications sont d’ailleurs quasi uniquement québécoises. C’est aussi chez Fides qu’émerge un des plus importants créateurs de BDQ d’après-guerre : alors que la bande dessinée locale semble moribonde, la maison d’édition lance le mensuel (puis bimensuel) Hérauts à partir de 1944. Corporation d’obédience conservatrice et catholique visant à publier et à diffuser la bonne parole dans des journaux et des ouvrages, Fides veut toucher la jeunesse et gagner la bataille culturelle face à la bande dessinée états-unienne (Michon, 1998). Le premier numéro est tiré à un million d’exemplaires et est quasi uniquement composé de traductions de Timeless Topix, magazine publié par la Catechetical Guild Educational Society, ancrée dans la bande dessinée édifiante et de propagande, à grand renfort d’hagiographies et d’histoires morales. En 1957, le magazine, qui dépasse les soixante-dix mille exemplaires, s’ouvre à la création en bande dessinée (Viau, 2021). Les récits y sont toujours moraux, mais moins directement religieux, et une version pour les plus petits est même créée de 1958 à 1961. Un auteur incarne particulièrement ce moment, en publiant des centaines de pages en moins de dix ans : Maurice Petitdidier (1918-2008). Auteur quasi exclusif des éditions Fides, il est désigné par le site spécialisé Lambiek comme « one of the most prolific French-Canadian comic artists of the 1950s » (« un des dessinateurs de bande dessinée canadienne-française les plus prolifiques des années 1950 » [Lambiek, 2023]). Né en Épinal (France), il étudie l’art et devient décorateur avant d’émigrer au Québec en 1951. Rapidement recruté par Fides, il alterne des séries réalistes et des séries humoristiques, dans la tradition franco-belge d’un Jijé ou d’un Uderzo, et crée les personnages de Fanchon et de Jean-Lou, qui incarnent Le Petit Héraut. En parallèle, il travaille pour d’autres journaux catholiques, comme François. Il repart en France au début des années 1960, ce qui met fin à sa collaboration avec le magazine, qui se tourne d’ailleurs vers la traduction de séries importées. Une fois en France, Petitdidier ne publie plus de bandes dessinées, une rupture étonnante qui fait de lui un auteur spécifiquement québécois, bien que français. Contrairement à Busnel, il mène une longue vie puisqu’il meurt en 2008, après avoir développé une petite carrière de peintre et être revenu au Québec en touriste, notamment au festival de la bande dessinée de Québec, qui salue sa contribution en nommant le prix du meilleur album francophone étranger en son honneur en 2003.
D’autres cas d’auteurs qui circulent entre la France et le Québec peuvent être évoqués. Ainsi du Français Robert Lavaill (1928-1983), qui va dessiner en 1971 les deux premiers tomes de L’histoire du Québec, scénarisés par Léandre Bergeron (Éditions québécoises). Adaptation d’un essai du même nom, cette vision critique du récit national est prévue en quatre ou cinq volumes et connaît un vrai succès de librairie, se classant en première place du palmarès des ventes de la province pendant trois semaines (Lemay, 2016). L’auteur travaille aussi pour des syndicats québécois, illustre des affiches politiques, mais il quitte le Québec pour la France en 1972 et n’y apparaît qu’épisodiquement, notamment dans le magazine communiste pour enfants Pif Gadget (Rannou et Lemay, 2022). Encore une fois un auteur important de la BD québécoise venu de France abandonne sa terre d’accueil et ne fait pas une carrière particulièrement remarquée une fois de retour dans son pays natal.
La mondialisation n’a évidemment pas rendu ces circulations moins fréquentes, mais dans les cas suivants, contrairement aux exemples précédemment cités, il y a une pérennité plus grande. Plusieurs ouvrages récents montrent la force des collaborations transnationales. Ainsi de la série Wild West du Français Thierry Gloris et du Québécois Jacques Lamontagne publiée par le Belge Dupuis depuis 2020, du travail du Franco-Canadien Mikaël publié chez le Français Dargaud, ou de l’album multiprimé La bombe, publié en 2020 par Glénat, dessiné par le Québécois Yves Rodier et coscénarisé par le Belge Alcante et le Français Laurent-Frédéric Bollée. Il est notable que bien qu’il existe une antenne Glénat au Québec, c’est par la maison mère française que le titre a été publié, ce qui ne l’a pas empêché de recevoir le Prix de la critique de l’Association des critiques et des journalistes de bande dessinée (ACBD) au Québec. Une incarnation, et peut-être des précurseurs, de cette circulation est le duo formé de Jean-Louis Tripp (1958 -…) et de Régis Loisel (1951 -…), qui a créé la série Magasin général, publiée chez Casterman à partir de 2006. Tripp s’installe au Québec en 2003, comme professeur invité à l’Université du Québec en Outaouais, et partage l’atelier montréalais de Loisel, Grand Prix de la ville d’Angoulême 2003[2], qui réside au Québec depuis plusieurs années et ne retournera en France qu’en 2019. Ensemble, les deux Français publient une série à succès présentant le Québec rural du début du xxe siècle en utilisant un langage se voulant typique du joual québécois, avec l’aide linguistique de Jimmy Beaulieu. Le fait que la première grande série de bande dessinée québécoise à succès soit l’oeuvre de Français jouant avec le folklore a pu être critiqué, Anna Giaufret parlant même de « polémique Magasin général » (2011), mais outre sa bonne facture, elle illustre la complexité de ces circulations. Dans une terre d’immigration, qu’est-ce qu’un Québécois? Sujet d’autant plus complexe qu’il ne se limite pas à une question administrative : il n’y a pas de nationalité québécoise officielle, et les deux auteurs ont obtenu la nationalité canadienne…
Ces derniers exemples sont intéressants et ont pour lien le fait que les auteurs sont à la fois des créateurs de bande dessinée grand public et des hommes, à l’exception de Mme Vincent-Fumet. En me penchant sur ces circulations, j’ai souhaité observer des profils différents, à la fois plus jeunes, féminins et actifs dans une autre sphère de la bande dessinée. Les figures de Julie Delporte et de Mirion Malle, qui ont à la fois des croisements thématiques et de parcours, se sont alors imposées. Les deux autrices illustrent pleinement cette bande dessinée québécoise des années 2010 et, notamment, la force d’une alliance entre une inscription du Québec dans l’oeuvre et un dialogue constant des deux côtés de l’océan.
Julie Delporte : naître comme autrice au Québec
Née en 1983 en France, Julie Delporte arrive au Québec en 2005 pour ses études en journalisme, puis en cinéma. C’est pourtant à la bande dessinée qu’elle s’intéresse le plus : elle anime l’émission Dans ta bulle! à la radio étudiante CHOQ-FM, écrit sur la bande dessinée (Du9, Comix Club, etc.), soutient un mémoire en cinéma dont le sujet est la bande dessinée et s’investit fortement dans le milieu montréalais, en même temps qu’elle se met de plus en plus à dessiner. Proche du groupe des éditions Colosse, qui gravite autour des ateliers de bande dessinée du Cégep du Vieux-Montréal, où elle suit les cours de Jimmy Beaulieu et de David Turgeon, elle y publie son premier fanzine, Encore ça, en 2008. Dans cette oeuvre autobiographique au dessin « naïf » (Delporte, [2014] 2020 : 65), elle évoque un trauma d’enfance et pose déjà un sujet libérateur pour la suite de son travail, qu’il s’agisse du thème ou de la technique graphique au crayon. La même année, elle cofonde la Maison de la bande dessinée de Montréal, un atelier qui existera plusieurs années et qui accueillera des auteurs internationaux aux côtés de Québécois, puis coorganise les 48 h de la bande dessinée de Montréal.
De critique et d’organisatrice de la scène, elle s’affirme de plus en plus au fil du temps comme une autrice à part entière. Son Journal, autobiographie de rupture d’abord publiée en ligne, puis chez l’éditeur canadien anglophone Koyama Press en 2013, paraît en France l’année suivante chez L’Agrume. Il sera épuisé, puis réédité chez l’éditeur québécois Pow Pow en 2020. C’est aussi en 2013 qu’elle sort Je suis un raton laveur, récit jeunesse publié chez La courte échelle. Si elle a alors publié plusieurs fanzines et effectué une résidence d’artiste au Vermont, autre sujet central du Journal, ces deux publications à compte d’éditeurs confèrent une légitimité de dessinatrice à quelqu’un qui ne vient pas du dessin et qui exprime régulièrement dans son oeuvre sa difficulté à se sentir en droit de travailler dans ce domaine. L’affirmation de son statut d’autrice ne concerne pas uniquement le milieu de la bande dessinée, tout le Journal raconte sa difficulté à se percevoir comme une dessinatrice face à un compagnon dont elle admire le talent et qui l’étouffe. La publication régulière du Journal permet un autre tournant salvateur : celui de l’usage du crayon de couleur, une constante de l’oeuvre à venir, a minima celle en bande dessinée[3]. Cette découverte accompagne la résidence d’artiste et la rupture, autant d’événements qui semblent faire naître Delporte comme autrice.
Si l’autrice a toujours dessiné, elle se décrit surtout comme une enfant qui écrivait et explorait des pratiques artistiques : « En fait, tous les arts m’intéressaient. On avait une petite caméra vidéo à la maison par exemple, et très vite je l’ai prise pour faire des choses. J’ai toujours été très interdisciplinaire, mais plutôt douée avec le langage. Je rêvais davantage d’être écrivaine que dessinatrice. » (Entretien avec Julie Delporte, 2022) Elle va pourtant petit à petit être perçue comme une dessinatrice importante de sa génération, autrice complète certes, mais avec un style graphique aisément reconnaissable (Rannou, 2023). Ce dessin s’associe à un goût du récit de soi, même si sa deuxième bande dessinée est une fiction[4], et à une inscription de plus en plus claire dans le champ des sciences sociales. Dans un des rares articles universitaires écrits au sujet de Delporte, Amélie Ducharme pointe d’ailleurs assez bien ce tournant ainsi que l’interdisciplinarité constante de l’oeuvre, même si elle ne s’attarde pas beaucoup sur le dessin :
La narratrice de Delporte appréhende les objets familiers avec curiosité, les élevant même au-dessus des mots et des dessins, qu’elle considère fragiles, éphémères. Ce faisant, elle choisit d’envisager la création littéraire comme une pratique artisanale, imparfaite, qui se doit d’être à la fois réconfortante et utile. Il semble que Delporte ne souhaite plus voir en la littérature une forme d’art hors d’atteinte, mais bien un travail tout aussi beau que bénéfique et ouvert sur le monde. […]
Si l’engouement contemporain pour les études culturelles et interdisciplinaires informe la présence de procédés graphiques et de réflexions sur le genre chez Delporte, c’est aussi que les dessins de l’autrice s’allient à son raisonnement pour créer un art pédagogique, qui « fait savoir »
Ducharme, 2023
Delporte construit en effet une oeuvre de plus en plus féministe, puis ouvertement queer, avec Moi aussi je voulais l’emporter (2017) puis Corps vivante (2022), qui permet de tracer depuis le journal l’évolution de sa pensée intime et politique. Cela va de pair avec une évolution graphique, le dernier titre s’éloignant des codes habituels de la bande dessinée. Elle y présente des suites de dessins, sans texte, puis les textes rebondissent parfois de manière surprenante, sans forcément qu’il y ait de lien net avec les dessins, une pratique qu’elle assume. Elle explique :
Corps vivante, c’est vraiment des dessins que je commence sans savoir où ils vont. Il y a un truc méditatif. […] Pour cet album, j’ai écrit le texte et fait les dessins séparément, mais sur une même période. Souvent, je travaillais le texte le matin, pendant deux-trois heures. Et si j’avais de l’énergie, je dessinais l’après-midi. Mais je ne savais pas forcément quel dessin irait avec quel texte
Loire, 2023
Très libre dans son approche créatrice, Delporte a obtenu plusieurs succès d’estime, mais aussi auprès du public, Moi aussi je voulais l’emporter étant considéré comme une des bonnes ventes de l’éditeur pour ce type d’ouvrages (Rannou, 2023). Bien défendu par son autrice, qui n’hésite pas à participer à des tournées en librairie et à des festivals quand paraissent ses ouvrages, il a obtenu un bel accueil des deux côtés de l’Atlantique et fait de Delporte une des voix importantes de la bande dessinée contemporaine québécoise. Différents signaux peuvent consacrer cette place, tels que la présence assidue de l’autrice au Festival de la bande dessinée de Montréal (attestée au moins dix fois depuis 2012[5]), la sélection à plusieurs prix réservés aux auteurs et autrices du Québec (Bédélys, Bédéis Causa, Grand Prix du livre de Montréal, etc.) ou l’invitation, en janvier 2023, à participer à une table ronde sur « Une certaine bande dessinée québécoise » au Festival international d’Angoulême, en compagnie de figures tutélaires, comme Julie Doucet (alors présidente), Obom, Siris et Marc Tessier. Elle y incarne alors la voix de la jeune génération québécoise post-2000 face à des auteurs et à des autrices ayant amorcé leur carrière dans la seconde moitié des années 1980. Une belle évolution pour celle qui, en 2005, était une Française expatriée ne s’imaginant pas vraiment en droit de se penser dessinatrice.
Mirion Malle : une transformation québécoise
Le parcours de Mirion Malle présente un certain nombre de points communs avec celui de Julie Delporte, mais en diffère à plusieurs égards. Née en 1992, elle se fait elle aussi connaître par son blogue et publie également ses premiers titres vers 2013-2015, mais elle est évidemment nettement plus jeune à la parution. C’est avec son site Commando culotte, qui décrypte la culture populaire sous un angle féministe, qu’elle obtient son premier succès. Drôles et didactiques, les planches sont publiées en album alors qu’elle est encore étudiante, passant de Paris à Bruxelles. Ce transfert géographique s’accompagne d’ailleurs d’un transfert artistique puisqu’elle passe du théâtre, qu’elle étudiait alors, à des études à plein temps sur la bande dessinée. Mirion Malle n’a pas d’attache québécoise, mais affirme avoir été marquée, à l’adolescence, par la découverte de cette francophonie inconnue d’elle lors d’un spectacle de Wajdi Mouawad. Si elle n’est plus une grande admiratrice de ce dramaturge, celui-ci a forgé son premier contact avec le Québec. Mirion Malle visite une première fois le Québec grâce à une bourse artistique accordée par la Belgique francophone, puis y retourne pour réaliser des ateliers lors d’un colloque féministe à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en 2015. Elle profite alors de l’occasion pour rester tout l’été et réfléchir à un plan pour s’y établir : ce sera en s’inscrivant à la maîtrise en études de genre dont la deuxième année peut se faire au Québec. À partir de là, elle cherche à rester sur le territoire, notamment en étudiant le cinéma, un autre point commun avec Delporte, même si, comme elle, elle ne fera jamais carrière dans ce domaine (Entretien avec Mirion Malle, 2023).
Elle s’installe donc au Québec en 2016 et commence à produire sur la scène locale, notamment grâce à des liens tissés lors de ses séjours précédents. On la retrouve au programme du Festival de la bande dessinée de Montréal de 2017 à 2022 et elle donne des entrevues à la presse québécoise. Pendant cette période, son oeuvre se « québécise » nettement, même si ses éditeurs restent tous français jusqu’en 2020, la grande majorité de ses livres étant publiés par le Montreuillois La ville brûle. En 2018, elle autoédite une partie de C’est comme ça que je disparais, un récit sur la dépression qui est pleinement ancré dans un décor montréalais et en épouse le vocabulaire. Le titre est sélectionné au Bédélys indépendant, qui récompense la meilleure bande dessinée en langue française autoéditée ou autodistribuée au Québec. Il n’est pas question de nationalité, mais cette sélection est un important signe d’acceptation comme autrice québécoise.
Lorsque le récit complet paraît en album chez La ville brûle, une édition sort parallèlement chez Pow Pow, uniquement pour le Québec, une stratégie qui a déjà pu être observée dans le cas des coéditions des oeuvres de Guy Delisle ou de celles de Jimmy Beaulieu (Rannou, 2022). Après C’est comme ça que je disparais, Adieu triste amour, deuxième longue fiction solo de Mirion Malle, bénéficie aussi d’une double édition, une manière pour l’autrice, outre de pouvoir conserver ses droits sur un territoire où elle vit et crée, de travailler avec un éditeur québécois et de s’installer dans cet écosystème sans se limiter au public français. Dans un entretien, elle explique clairement les différentes raisons qui la poussent à adopter cette stratégie pour une partie de ses publications :
Je vis ici et j’ai autour de moi plein d’amies et de connaissances qui sont du milieu de la bande dessinée et qui travaillent pour Pow Pow. Je parlais d’Iris, elle publie là-bas, je suis colocataire de Sophie Bédard, c’est une de leurs autrices phares, j’aime aussi beaucoup ce que font Catherine Ocelot ou Julie Delporte… Quand on aime la bande dessinée québécoise contemporaine, forcément on tombe sur Pow Pow et sur Luc [Bossé], qui est quelqu’un de vraiment très agréable et avec qui travailler est un bonheur. Donc, forcément, quand je voyais tout ça, j’avais envie de publier chez lui.
Il y a aussi des raisons économiques. Je trouvais étrange que mes livres soient importés dans le pays où j’habite et soient donc plus chers pour les gens de mon environnement. Et même pour moi, quand il y a des ventes dans des pays étrangers, il y a moins d’argent souvent, là j’ai gardé par contrat mes droits pour le Québec, ça me permet et d’avoir des livres moins chers et de les voir mieux défendus sur le territoire. Après je ne fais pas ça pour tous les livres, il y a eu le premier et Adieu triste amour, ils sont vraiment parus presque en même temps dans les deux pays, mais je ne garde pas forcément les droits pour mes albums jeunesse qui ne seraient pas publiés par Pow Pow, par exemple. Je trouve ça important pour ces raisons, aussi parce que j’ai envie d’être publiée là où sont publiées mes amies, d’être dans cet ensemble, ça me plaît
Entretien avec Mirion Malle, 2023
Les raisons évoquées sont donc autant économiques qu’affectives et symboliques. À la différence de Julie Delporte, qui a publié principalement au Québec et y a, a minima, toujours créé ses bandes dessinées, Malle a dû composer, en raison du succès qu’elle avait connu, avec un public et un écosystème éditorial déjà constitués. Elle a ainsi dû apprivoiser une identité à la fois nouvelle et plus visible, dont la trace se perçoit nettement dans son travail, et qui la mène à la décision de donner deux éditions francophones à ses ouvrages. Ce transfert est d’autant plus fort que les albums de Pow Pow sont malgré tout différents des albums français. La question est marginale, mais quelques textes sont modifiés, alors même que les récits de Malle se passent à Montréal et sont en français québécois, mais un français québécois qui doit être compris par des Français et qui est donc validé avant publication par son éditrice. Au Québec, certains textes sont ainsi modifiés, laissant imaginer de nouvelles corrections, voire le rétablissement d’une volonté originale. Il s’agit en tout cas d’une intéressante négociation avec la québécité, qui mérite d’être étudiée.
Figure 1
Comparatif entre la version française et québécoise de la page 36 d’Adieu triste amour (la différence du bord droit de la deuxième page est uniquement liée à des questions de scan).
En annexe de cet article, j’ai relevé les corrections que j’ai pu repérer dans les deux éditions d’Adieu triste amour. On y voit qu’elles sont assez peu nombreuses et principalement liées aux scènes de colère (« larguer/laisser », « gueule/yeule »). Deux scènes semblent cependant exemplaires de ces échanges parfois contrariés et sont intéressantes à explorer plus avant. Si Adieu triste amour est une fiction, le personnage semble bien inspiré de la vie de Malle – c’est une autrice de BD française émigrée à Montréal –, et il y a une différence linguistique notable entre elle et ses relations françaises, croisées dans un festival ou rencontrées en visioconférence, et ses relations québécoises. Le décalage de l’expatriée qui a « pris » certaines expressions est décrit quand ses amis se moquent d’elle alors qu’elle dit : « “Full nice” haha, oh la la, excuse-nous, madame Québec, regardez-la parler le langage local! » (Malle, 2022 : 36) « Full nice » est donc bien pris comme un exemple d’expressions québécoises. De fait, cela ne se dit pas en France. Pourtant, dans l’édition québécoise, ce qui apparaît comme un anglicisme québécois pour des Français devient « full fine », expression en effet moins compréhensible pour un Français, que l’on imagine plus idiomatique pour un Québécois. Quoi qu’il en soit, il y a comme une ironie dans le fait que ce qui représente un québécisme dans la version française de l’album soit corrigé dans l’édition québécoise.
Dans l’autre sens, mais de manière moins fortement symbolique, on observe une correction culturelle quand le personnage de Farah (une Française) parle du « SAMU », traduit dans la version québécoise par « les urgences » (Ibid. : 101). On comprend facilement qu’il s’agit ici aussi d’une logique idiomatique – on n’utilise pas le terme « SAMU » au Québec –, mais puisqu’il s’agit de personnages évoluant dans des sphères linguistiques différentes, la conservation de « SAMU » aurait pu être justifiée. Par ailleurs, « urgences » s’utilisant aussi largement en France de manière usuelle, il y a fort à parier que l’autrice, française, a spontanément écrit « SAMU » dans son scénarimage (storyboard), chose que l’éditeur français n’aurait évidemment pas corrigé. Dans tous les cas, ce choix a nécessité une retraduction au Québec, alors que le terme « urgences » est une expression plus usitée dans la francophonie occidentale. Ces quelques exemples montrent bien que, si le premier mouvement de corrections est venu des éditeurs français voulant éviter des québécismes jugés trop obscurs pour leur public, les corrections ne se sont pas faites à sens unique puisqu’il a existé une deuxième phase, ce qui a placé le texte de Malle au coeur de cet enjeu biculturel.
Les deux parcours sont donc bien différents de même que les stratégies employées. Il y a cependant différents aspects de la québécité qu’il serait intéressant d’examiner de manière plus approfondie en les comparant.
Des Franco-Québécoises, vraiment?
Il est important de signaler que les autrices, bien qu’elles aient leur style propre, présentent bien des similitudes : elles ont le même éditeur, elles traitent de sujets intimes et leurs récits évoquent, de manières certes très différentes, un éveil au phénomène queer (Rannou, 2024b). Par ailleurs, dans les deux cas, la question de la place des femmes sur la scène de la bande dessinée québécoise semble avoir joué un rôle. Malle l’affirme directement dans un entretien qu’elle a donné à la radio canadienne :
C’est vraiment pas nice d’être une fille dans les festivals de BD par exemple. Il y a beaucoup de micro-agressions ou d’agressions tout court, ou de harcèlement […] ici c’est quand même plus calme, ça ne veut pas dire que le sexisme n’existe pas, mais c’est quand même plus confortable de vivre à Montréal que de vivre en France ou en Belgique
On dira ce qu’on voudra, 2019
De son côté, si Delporte ne l’a pas évoqué aussi directement, il est à noter que les 48 h de la bande dessinée de Montréal étaient quasiment paritaires et que cet aspect a été relevé par Ducharme, qui considère même que l’affirmation québécoise de Delporte peut être rattachée à son genre et à une plus grande place laissée aux femmes au Québec :
Les oeuvres féministes autobiographiques de Delporte sont également distribuées en France, pays qui a vu naître et grandir cette artiste, mais elles appartiennent davantage au champ de la bande dessinée québécoise, où « [l]e pourcentage de femmes […] est apparemment plus élevé que dans le milieu francophone européen, notamment chez les jeunes générations (Giaufret, 2021 : 54) »
Ducharme, 2023
Si le tableau québécois n’est sans doute pas idyllique à propos de la discrimination de genre, les deux autrices témoignent dans leurs entretiens du fait que la situation, au moins à Montréal, leur apparaît meilleure qu’en France. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’affirmation féministe de Delporte se fait au Québec. Par ailleurs, il est à noter que Delporte ne sépare jamais son travail d’autrice de celui de lectrice, – elle anime d’ailleurs un compte Instagram de lectures diverses –, sujet qu’elle a développé au détour d’une rencontre lors du festival d’Angoulême en 2023, en signalant que Malle était une de ses lectrices (Czornyj-Béhal, 2023).
Au-delà de la simple origine nationale et du statut d’expatriées, les deux autrices partagent donc beaucoup de points communs. La québécité qui caractérise leurs oeuvres n’est pas pour autant vraiment équivalente et cela peut s’observer dans le contenu même, du point de vue de la réception et d’un point de vue strictement administratif.
Le contenu des oeuvres est ainsi nettement québécois. Au sujet du vocabulaire respectivement employé, les deux autrices indiquent ne pas chercher particulièrement à utiliser le français québécois, mais simplement à écrire des dialogues dans la langue qu’elles parlent et entendent. L’étude des oeuvres montre, de manière peut-être paradoxale, un vocabulaire québécois beaucoup plus marqué chez Malle que chez Delporte, bien qu’elle ait émigré beaucoup plus tard. Plusieurs raisons l’expliquent, outre une approche tout simplement personnelle de la langue, qui reste une question intime. La raison centrale est sans doute la différence que l’on remarque dans les procédés narratifs : Delporte est quasiment toujours sur le mode du récit continu à la première personne, elle a assez peu recours aux codes classiques de la bulle et opte pour des découpages très libres, alors que Malle utilise une forme plus classique et, pour ses deux titres, propose des fictions dans lesquelles le dialogue est une composante régulière. Or, c’est dans les dialogues, qui simulent l’oralité, que les spécificités langagières sont les plus fortes. Par ailleurs, nous avons vu que dans son deuxième album, Malle joue sur les différences de langue entre Québécois et Européens par l’intermédiaire de ses personnages, tout en ayant une approche plus active et diversifiée selon les figures représentées. Interrogée à ce sujet, elle développe :
Après c’est juste que je parle d’où je suis, de l’endroit où j’habite, je dessine le Québec parce que je suis au Québec, ce serait weird de faire parler les gens comme des Parisiens. Je ne suis pas dans l’excès non plus, mon personnage de Française émigrée à Montréal, elle n’a pas autant d’expressions qu’une Québécoise qui a grandi là, sinon là aussi ce serait bizarre. J’y fais attention comme ça, mais c’est assez naturel, je ne cherche surtout pas à « faire québécois » ou le folklore, c’est juste naturel
Entretien avec Mirion Malle, 2023
Figure 2
La représentation de ce personnage émigré est riche, puisqu’elle constitue une sorte de médiane entre deux postures : inscrire un français québécois très visible ou tenter un pseudo-français universel. Delporte n’a pas ce souci, dans la mesure où elle parle pour elle et donc dans son vocabulaire. À la lecture, il n’a pas semblé que le français québécois prenait de plus en plus de place dans ses livres, mais il est cependant notable qu’il n’a jamais été caché, même dans le premier titre, sorti en France. Ainsi, certaines pages du Journal laissent déjà glisser quelques termes typiques : « souper », qui peut-être techniquement utilisé en France mais reste rare, « blonde » pour « compagne » (Delporte, [2014] 2020 : 47-48), etc. Il n’y a pas d’effet particulièrement performatif, mais le Québec est naturellement présent chez une autrice qui parle de son quotidien sur ce territoire. C’est une des traces les plus notables malgré tout, car les récits de Delporte tiennent finalement très peu compte du décor, bien qu’ils soient profondément ancrés dans le réel. En témoignent les choix graphiques de Delporte, qui sont souvent centralisés sur le zoom plutôt que sur le plan large, et beaucoup de ses récits s’inscrivent dans une géographie très vaste : Journal se passe au Québec et dans le Vermont, voire à Berlin, Moi aussi je voulais l’emporter mêle des souvenirs d’enfance en France, une résidence en Finlande, sa vie à Montréal, un court séjour à New York et en Grèce, alors que Corps vivante abandonne quasiment toute inscription territoriale, même si les plantes représentées lors de promenades sont sans doute caractéristiques d’un territoire, mais cela n’est pas perceptible en général, à moins d’être un botaniste. Des lieux sont évoqués dans son Journal, très ponctuellement une rue, mais le décor est en général très peu présent. C’est aussi le cas de ses autres livres, et il est d’ailleurs frappant de constater combien les bâtiments d’Helsinki sont dessinés quand ceux du Québec sont quasiment absents de Moi aussi je voulais l’emporter : on relève juste un dessin aux pages 63 et 64, un autre à la page 71. Il n’y a sans doute pas d’acte délibéré dans ce choix, mais il est intrigant de voir combien d’autres décors apparaissent, parfois liés à des lectures et non à des visites : Tchernobyl en lisant Alexievitch, les plages de Saint-Malo en lisant Mannix (Delporte, 2017 : 67, 84). Plus qu’une volonté précise, c’est une démarche artistique générale qui s’attache beaucoup à l’évocation, marquée par les voyages, et qui se recentre au fil des albums sur du plus petit. Malle de son côté, plus classique, dessine des rues, des maisons et des décors reconnaissables depuis Montréal et consacre le chapitre 2 d’Adieu triste amour à une ville perdue en Gaspésie, ce qui a une réelle importance dans le récit. Le personnage détaille en effet ses pérégrinations en bus pour traverser le Québec, marquant les étapes et les hésitations de sa fuite (Malle, 2022 : 156). Si les raisons en sont sans doute bien liées aux pratiques artistiques, il ressort de cette analyse que la québécité est bien plus marquée chez Malle que chez Delporte.
La réception est aussi un angle à envisager. Interrogée, Delporte ne perçoit pas vraiment de différence entre les territoires, mais note qu’une autrice populaire du catalogue de Pow Pow, comme Sophie Bédard, ne semble pas avoir le même accueil du public européen[6]. À l’occasion de sa rencontre au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême de 2023, l’autrice est revenue en particulier sur la réception de Corps vivante expliquant que « l’écriture inclusive et épicène avance bien au Québec, à l’inverse de la France, où on sent une résistance, même si [elle] ne perçoit aucune différence marquée entre les réceptions de son oeuvre en Amérique du Nord et en Europe. » (Czornyj-Béhal, 2023) Cette impression d’être des deux côtés de l’océan sans ressentir une grande différence, si ce n’est sur la question de l’écriture inclusive, n’est pas nécessairement corroborée par l’éditeur. Celui-ci nous a confirmé que les livres de Delporte avaient reçu un accueil particulièrement bon en France, mais nous n’avons pas le résultat des ventes pour le confirmer. De par ses liens avec la France, Delporte y effectue sans doute des déplacements plus réguliers que d’autres auteurs et autrices du catalogue de Pow Pow, mais si son dernier ouvrage y a bien obtenu une petite couverture de presse, rien ne montre qu’il a suscité une « passion » particulière.
Pour sa part, Malle est perçue autrement, ses publications ayant connu du succès en France bien avant son émigration. Quoique ses récits soient indubitablement québécois et qu’elle vive à Montréal, elle est généralement vue comme une Française. Interrogée sur son public, elle indique que la majorité de ses ventes se fait en France, et il apparaît que même dans son activité de tatoueuse, la plupart de ses clients sont des Français profitant d’un déplacement à Montréal. Dans l’entretien radiophonique déjà évoqué, la journaliste souligne qu’elle « fait un tabac au Québec comme en France » (On dira ce qu’on voudra, 2019), mais le marché reste indubitablement plus resserré au Québec. Le fait de travailler avec un éditeur québécois pour ce marché accentue la québécité, mais paradoxalement le fait de ne pas être publiée par Pow Pow hors Québec l’empêche d’être reconnue en tant que Québécoise. Les deux autrices semblent donc tiraillées entre la France et le Québec : l’une se sent vraiment reconnue comme une actrice de la bande dessinée québécoise, tout en étant lue et reçue en France, l’autre a un public qui sait qu’elle vit au Québec, tout en étant majoritairement lue et suivie sur les réseaux sociaux en France.
Enfin, en l’absence de nationalité officielle, comment se mesure le fait d’être québécois ou non sur le plan administratif? Ce vaste débat a des conséquences concrètes pour ce qui est de certaines sélections et bourses, car on a vu que les deux autrices ont pu être finalistes à des prix québécois. Delporte considère que la vraie distinction entre sa vie d’autrice québécoise et celle d’une autrice du marché français est liée à un argument finalement très économique et rationnel :
Je suis vraiment une autrice qui a toujours vécu dans la création au Québec, dans un petit marché où même quand on vend assez bien, c’est quasiment impossible de vivre de la BD alternative, du coup on y vit principalement de bourses de création. J’ai l’impression que quelqu’un, avec une production publiée en France et une carrière qui y a débuté, vit bien plus de publications et de droits d’auteurs que de subventions… c’est peut-être là qu’est la différence la plus marquée à vrai dire
Entretien avec Julie Delporte, 2022
Cet axe, pour pragmatique qu’il soit, creuse une ligne intéressante. D’un côté, des auteurs et des autrices vont d’abord vivre de bourses, de l’autre, de ventes. Si, en réalité, certains d’entre eux, en France, n’arrivent pas non plus à vivre de leurs ventes et qu’il existe des bourses du Centre national du livre pour les aider, il est aussi vrai que la taille du marché québécois exige un soutien encore plus fort de la part des pouvoirs publics pour permettre l’émergence d’auteurs et d’autrices, ce qui se double d’une visée identitaire et politique[7]. Cependant, pour avoir accès à ces bourses, on doit posséder la nationalité canadienne, que Delporte a acquise il y a quelques années, ou la résidence permanente, sans distinction quand ce statut est obtenu. Malle n’a reçu ce sésame qu’en 2021, ce qui lui « a permis de faire pour la première fois de la BD à temps plein et de ne pas prendre de contrat alimentaire » (Entretien avec Mirion Malle, 2023). Malgré tout, elle témoigne de la difficulté à obtenir la nationalité canadienne, ce qui l’a beaucoup affectée. Cet aspect administratif pèse, dans le cas d’une autrice vivant au Québec, produisant des bandes dessinées portant sur le Québec, publiée par un éditeur québécois… L’impossibilité d’obtenir cette nationalité a entraîné de réelles conséquences puisque l’autrice, qui parle de « période de désamour » (Ibid.), a annoncé sur les réseaux sociaux sa volonté de se réinstaller en France à l’automne 2023, projet désormais réalisé. Une des incarnations de la bande dessinée québécoise de ces dernières années s’est donc retrouvée à devoir quitter le Québec pour une question de statut. Il reste qu’elle aura pu vivre d’une bourse de la province, un signe d’acceptation. Les injonctions semblent contradictoires.
Conclusion
La rédaction de cet article concorde donc avec le moment où l’une des autrices s’est résolue à faire le deuil de l’identité québécoise qui a tant compté pour elle, et souligne un fait paradoxal. Si la terre d’émigration qu’est le Québec a connu nombre de Français qui n’y ont fait qu’un passage tout en marquant les arts québécois, on peut espérer que cette contribution continue d’être liée au Québec et puisse, à terme, marquer un pont plutôt qu’une rupture douloureuse. Malle aurait donc une identité québécoise contrariée, mais pourtant bien présente dans son oeuvre. Elle rappelle que, comme pour Delporte, son travail s’est bien inscrit dans le récit de la bande dessinée québécoise dès les premières pages publiées sur ce territoire.
Ces deux parcours incarnent ainsi parfaitement toutes les complexités et les tensions inhérentes à l’identité québécoise, qui a la particularité d’être construite d’abord sur une identification et des circulations plus ou moins volontaires, que l’on peut rejoindre sans serment. Si différents points de leurs oeuvres, que nous avons mis en lumière (décors, langue) et une inscription institutionnelle (festival, présence médiatique, éditeurs, bourses), semblent en faire d’incontestables Québécoises, les deux autrices se gardent cependant de s’attribuer ce statut. Cette réserve représente d’ailleurs un dernier point commun, une tension face à laquelle la réponse diffère légèrement. Ainsi, en entretien, elles tracent deux voies particulièrement riches pour poursuivre cette réflexion : Delporte, en effet, se sent avant tout « montréalaise », alors que Malle considère a minima que, à défaut de l’être elle-même pour l’administration, sa bande dessinée est québécoise.
Appendices
Annexe
Différences entre l’édition française et l’édition québécoise d’Adieu triste amour, de Mirion Malle
Note biographique
Maël Rannou est conservateur territorial des bibliothèques, directeur des bibliothèques de Caen et doctorant en sciences de l’information et de la communication au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a codirigé le dossier « La bande dessinée vagabonde : échanges, transferts, circulations », avec Philippe Rioux dans la revue Mémoires du livre / Studies in Book Culture. En 2022, il a coécrit Les bibliothèques de proximité, avec Stéphanie Khoury (Presses universitaires Blaise-Pascal) et publié Pif Gadget et le communisme (PLG). Ses articles sont parus dans les revues Bulletin des bibliothèques de France, Comicalités, Le Temps des médias, Strenae ou Sociétés & Représentations.
Notes
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[1]
L’entretien avec Julie Delporte a eu lieu à Montréal le 30 août 2022 et la version définitive, à la suite de plusieurs échanges de courriels, a été établie en juillet 2023. L’entretien avec Mirion Malle a eu lieu en visioconférence le 8 août 2023 et a été finalisé par courriel en octobre de la même année. Les propos prêtés aux autrices qui ne sont pas directement tirés d’une autre référence le sont de ces entretiens.
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[2]
Il s’agit d’une des plus grandes récompenses internationales pour un auteur de bande dessinée.
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[3]
Un recueil de poésie illustré de gravures, comme Décroissance sexuelle (Delporte, 2020), est en noir et blanc, mais la technique est tout autre.
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[4]
Je vois des antennes partout (2015) est cependant écrit au je et sous la forme d’un journal, ce qui peut brouiller les pistes.
-
[5]
Festival de la bande dessinée de Montréal [site Web] ([s. d.]). [https://www.fbdm-mcaf.ca/univers-bd/repertoire-des-bedeistes/bedeiste/44/julie-delporte/] (consulté le 22 octobre 2024).
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[6]
En tout cas pour ce qui est de ses titres chez Pow Pow, notamment la série Glorieux printemps. Elle a en effet publié depuis l’entretien une bande dessinée jeunesse en France, sélectionnée au festival d’Angoulême et qui a été bien reçue dans la presse (Sophie Bédard, Félixe et la maison qui marchait la nuit, Montreuil, La ville brûle, 2022).
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[7]
Notons cependant que si la majorité des auteurs et des autrices que j’ai pu interroger au cours de mon travail de doctorat soulignent l’importance d’un soutien gouvernemental dans leur carrière et que la défense du français est régulièrement érigée en priorité politique par le gouvernement québécois prônant le nationalisme culturel, le Conseil des arts et des lettres du Québec a vu son enveloppe diminuer en 2024. Le financement de la culture est donc bien frappé par les mêmes coupes que le reste des politiques publiques (Lalonde, 2024).
Bibliographie
- Entretien de l’auteur avec Julie Delporte, Montréal, 30 août 2022 (version définitive de juillet 2023).
- Entretien de l’auteur avec Mirion Malle, Zoom, 8 août 2023 (version définitive d’octobre 2023).
- Delporte, Julie (2008). Encore ça, Montréal, Colosse.
- Delporte, Julie ([2014] 2020). Journal, Montréal, Éditions Pow Pow.
- Delporte, Julie (2015). Je vois des antennes partout, Montréal, Éditions Pow Pow.
- Delporte, Julie (2017). Moi aussi je voulais l’emporter, Montréal, Éditions Pow Pow.
- Delporte, Julie (2020). Décroissance sexuelle, Montréal, L’Oie de Cravan.
- Delporte, Julie (2022). Corps vivante, Montréal, Éditions Pow Pow.
- Malle, Mirion (2020). C’est comme ça que je disparais, Montreuil, La ville brûle; Montréal, Éditions Pow Pow.
- Malle, Mirion (2022). Adieu triste amour, Montreuil, La ville brûle; Montréal, Éditions Pow Pow.
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- Ducharme, Amélie (2023). « Valoriser ce “petit sac de femmes inspirantes” : réécriture intime et illustrée de l’histoire littéraire chez Delporte », Fémur, n° 7, [En ligne], [https://revuefemur.com/index.php/valoriser-ce-petit-sac-de-femmes-inspirantes-reecriture-intime-et-illustree-de-lhistoire-litteraire-chez-delporte] (consulté le 22 octobre 2024).
- Giaufret, Anna (2011). « La BD québécoise : “Magasin général”, la langue entre imaginaire et représentation », Publifarum, n° 14, [En ligne], [http://riviste.unige.it/index.php/publifarum/article/view/1508] (consulté le 22 octobre 2024).
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Sources orales
Corpus
Ouvrages cités
List of figures
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