Article body

Décrire Shenzhen : vers une esthétique de l’obscurité et de l’incompréhension

« Shenzhen est la ville qui connaît le plus fort taux de croissance au monde ». Il y a « des grues à perte de vue… », « des ouvriers qui travaillent jour et nuit ». « Certains immeubles en construction progressent d’un étage par jour » (Delisle, [2000] 2019 : 66/3). On construit un étage le dimanche, un autre le lundi, puis un autre le mardi, et ainsi de suite. Une fois l’immeuble terminé, on recommence à construire de l’autre côté de la rue, puis de l’autre et encore de l’autre. Lorsqu’il n’y a plus de rue, on en construit une nouvelle et on recommence le même processus, obsédé par l’idée qu’il faut toujours développer et aller vers l’avant, bâtir pour ériger une mégapole au rayonnement planétaire. Sur les trois cases qui se trouvent au bas de la page 66 de la bande dessinée Shenzhen, Guy Delisle esquisse une tour qui se détache d’un fond grisâtre. Cet édifice, qui pointe vers le ciel, semble se construire par lui-même, grandissant de case en case, justement d’un étage par jour, comme s’il était mu par une sorte d’envoûtement que dicte la frénésie à la base du gigantisme de la ville de Shenzhen. Cette ville est beaucoup plus qu’une ville; elle possède dans l’imaginaire mondial le statut d’un symbole. Elle représente la promesse d’un avenir fabuleux faite à la population chinoise; elle incarne un projet civilisationnel pour ne pas dire un idéal socioéconomique qui joue un rôle essentiel dans l’histoire récente de l’empire du Milieu. Située dans le delta de la rivière des Perles, Shenzhen est pensée, à la fin des années 1970, comme une réponse à l’impérialisme économique anglo-saxon qu’incarne la ville de Hong Kong, sa rivale et sa soeur voisine. Première agglomération à obtenir le statut de Special Economic Zone (SEZ) décrété par le gouvernement après la mort de Mao Zedong, joyau économique de la Chine post-maoïste, version asiatique de la Silicon Valley, Shenzhen connaît un développement fulgurant depuis une quarantaine d’années et compte aujourd’hui plus de quinze millions d’habitants.

À l’origine, le développement de Shenzhen incarne le rêve de Deng Xiaoping qui, une fois devenu maître de la République populaire en 1978, souhaite sortir la Chine de la pauvreté endémique et du système des communes pour créer une nouvelle forme de capitalisme, un capitalisme proprement chinois qui permettrait un jour de dépasser l’Occident. « Devenir riche est glorieux », aime à répéter Deng Xiaoping (Bach, 2017b : 158). Développer la nation meurtrie par l’ère maoïste, moderniser son économie et enrichir sa population deviennent les nouveaux mots d’ordre du Parti communiste après la mort du Grand Timonier. Deng Xiaoping souhaite donner à la population de nouveaux rêves et une autre vision de l’avenir. L’idéal du « bol de riz en fer (tiefanwan) » issu de la vision économique de Mao Zedong disparaît définitivement, remplacé par celui d’un renouveau économique porté par le développement, la productivité et la richesse (Guiheux, 2018 : 241). Il ne s’agit plus ici de lutter, comme depuis 1949, pour enterrer à jamais les séquelles des « cent ans d’humiliation nationale », du Bǎinián Guóchǐ, de l’avilissement de la Chine à la fin de l’ère des Qing, mais de redonner à l’empire du Milieu sa place originelle dans un ordre international tianxia où le gouvernement chinois régnera à nouveau sur tous ceux « qui lèvent les yeux vers le ciel », maintenant que se termine l’éclipse malheureuse de la courte domination occidentale de l’époque westphalienne (Brook, 2019 : 474-476). La construction de Shenzhen repose sur une vision du futur et sur un projet politique compris comme un retour inévitable à la Pax Sinica dans laquelle l’empire du Milieu redevient le centre et, dès lors, le maître de l’économie et de la géopolitique mondiales (Ibid. : 473-474).

La bande dessinée Shenzhen est la première publication de ce qu’on pourrait désigner comme un carnet de voyage à la manière de Guy Delisle, genre qu’il fait sien par la suite et qui lui assure aujourd’hui une certaine renommée internationale. Shenzhen raconte les aventures de son personnage éponyme lors d’un séjour dans le delta de la rivière des Perles en décembre 1997. On comprend dès les premières pages qu’il doit se rendre à Shenzhen pour remplacer le directeur d’un grand studio d’animation devenu incapable de travailler dans cette ville, en proie à d’interminables crises de nerfs et « bien content de se barrer » (Delisle, [2000] 2019 : 12/4). D’abord paru par tranches de courts épisodes entre 1998 et 1999 dans la revue avant-gardiste Lapin, spécialisée dans la publication de bédéistes qui évoluent en marge de la bande dessinée commerciale francophone (Caraco, 2016 : 2), ce journal de bord delislien devient finalement un album qui est publié chez l’Association en 2000[1]. La trame narrative qui relate les aléas de son séjour de trois mois à Shenzhen mélange à la fois des dessins qui mettent en scène sa vie comme directeur du studio d’animation et d’autres qui rendent compte des singularités de la ville et des moeurs particulières de la population du delta de la rivière des Perles. À travers une série de cases dont la focalisation s’arrête parfois sur la vie au quotidien, sur le développement de la ville, sur les habitudes de vie des habitants de Shenzhen, sur leur logement, sur leur nourriture, sur les modes de transport, sur l’organisation spatiale des agglomérations, sur l’architecture, sur les loisirs, etc., le lecteur plonge en compagnie du personnage à l’intérieur d’un univers troublant dans lequel il n’arrive pas à trouver un sens.

Un vif sentiment d’étrangeté et de dépaysement se dégage de la lecture de la bande dessinée. Dans Shenzhen, Delisle use d’une esthétique qui cherche à représenter l’autre sans le soumettre automatiquement à un processus de phagocytage ethnocentrique. Saisir au vif la culture chinoise exige de reconnaître les différences. Case après case, l’auteur multiplie les dessins qui signalent ce qui apparaît à ses yeux comme des bizarreries culturelles, de manière à souligner sa propre incompréhension de l’univers qui l’entoure. Une ambiance souvent lugubre, cafardeuse par moments, à la limite kafkaïenne, naît de l’ensemble de la bande dessinée. Le dessin, qui occupe souvent l’entièreté de la case, laisse peu de place à des dialogues. Des didascalies et parfois des encadrés, dans lesquels se développent une narration qui traduit, au moyen de très brèves remarques, la conscience troublée du personnage, se plaquent sur des paysages urbains monochromes qui tendent invariablement vers le gris et le noir. Dans le Shenzhen de Delisle, le dessin domine, non les phylactères, ce qui met en relief la profonde solitude du protagoniste. Comme, de plus, il ne parle ni cantonais ni mandarin, un véritable contact avec l’autre apparaît impossible. La noirceur du trait, qui donne forme aux différents décors, semble s’imposer d’elle-même.

La culture de Shenzhen échappe au personnage, et ses habitants demeurent pour lui une énigme. Il ne comprend pas ses hôtes et peine à saisir leur mentalité. « D’une manière générale », lit-on dans un encadré placé à droite de la tête du protagoniste qui est dessiné couché sur un lit, seul dans une chambre d’hôtel dénudée et sombre, « je me demande bien ce qu’ils pensent la majeure partie du temps » (Delisle, [2000] 2019 : 99/7). Qui sont ces êtres, pourquoi agissent-ils ainsi, comment réfléchissent-ils? Le choc culturel qui résulte de l’incompréhension de ses collègues de travail, de la traductrice, du groom, de la femme de ménage, des cuisiniers, des serveurs, des passants, pour ne pas dire de la population entière de Shenzhen, prend forme à travers des cases foncées hachurées de noir. Accroître la distance en soulignant l’isolement du personnage, chaque jour de plus en plus perdu, est au coeur de l’esthétique delislienne. Le personnage évolue à l’écart, séparé psychologiquement des milieux qu’il fréquente, incapable non pas tant de fusionner ou de communier avec l’autre, mais de communiquer le moindrement avec lui. Il est à part, à distance de là où il se trouve, de là où il travaille, de là où il habite, comme s’il évoluait dans une autre dimension spatiale, incapable de donner un sens à ce qui gravite autour de lui, condamné à une forme aiguë d’atomisation. Devant une foule agitée qui déambule, un objet insolite dans une vitrine, un groupe de citadins à vélo ou, encore, devant l’un de ces êtres anonymes aux délimitations incertaines qui traversent au loin une ruelle de la ville, l’alter ego de Delisle est systématiquement représenté en retrait, comme si une frontière insurmontable le condamnait à se retrancher dans un exil intérieur. Son séjour à Shenzhen se déroule en zone parallèle que circonscrit son incapacité à comprendre et à communiquer, espace que délimite ce vide infranchissable qui le sépare de la population chinoise :

While working for three months in Shenzhen, China, Delisle experienced extreme loneliness because of the huge cultural divide, the language barrier and his work setting, which combined to cut him off from almost all human contact. This experience is reflected in the aesthetic of Shenzhen, with its essentially monochromatic grey and sepia palette and the stark, compartmentalized depiction of people and scenes

Marcoux, 2015[2]

Chez Delisle, Shenzhen n’apparaît guère comme une ville lumineuse, porteuse d’un projet séduisant, allégorie vivante d’une ère nouvelle qui déborde de promesses grandioses. Sans manifester un seul instant l’impatience et la colère du directeur qu’il remplace « un peu à cran » après son séjour de « 8 mois » dans la ville (« Depuis le début tabarnak que je leur dis de faire bouger la pupille […] »; « C’est d’la criss de marde ce studio! »; « La traductrice est déprimante au bout. A comprend rien à l’anim… »; « R’gard ça, criss! C’est nul! » (Delisle, [2000] 2019 : 12/2-3)), le protagoniste delislien semble, au contraire, silencieux, pétrifié, subissant case après case le choc neurasthénique d’un dépaysement radical, ébahi devant un univers qui échappe à sa logique et à ses propres aptitudes interprétatives. Son choc est brutal et, dès le début de son séjour, les interrogations s’accumulent et le laissent pantois. La traductrice qui lui est attitrée comprend à peine l’anglais (Ibid. : 12/2-3). Sur le chemin qui mène à son travail, des boutiques vendent « des coffres-forts et des soupes déshydratées » (Ibid. : 56/3). Les photos des criminels exécutés par le gouvernement sont placardées sur les murs « du commissariat de police » et « marquées d’une croix rouge » au moment de leur mort (Ibid. : 89/3-4). Passant devant le restaurant Kentucky Fried Chicken au moment de son ouverture, il voit « des jeunes employées avec leurs uniformes, [qui] exécutent une petite chorégraphie promotionnelle, inspiration manoeuvres militaires » (Ibid. : 21/5). Au septième étage de l’immeuble où il travaille, « un couple qui vit dans le placard à balai fait sécher de la viande » (Ibid. : 69/8).

L’esthétique qui se dégage de la bande dessinée réussit à construire un univers anxiogène et pour le moins bizarre, qui conduit à s’interroger parfois sur le développement jusqu’au-boutiste de la ville de Shenzhen et d’autres fois sur les raisons de la présence du personnage dans cette ville. Les bases du style de Delisle prennent forme dans cet album. Même si cette esthétique se peaufine évidemment par la suite, elle prépare la manière dont il dessine les bizarreries d’un gouvernement panoptique dans Pyongyang (2003), les absurdités politiques dans les Chroniques birmanes (2007) ou, encore, l’indomptable chaos dans les Chroniques de Jérusalem (2011). De Shenzhen jusqu’à Jérusalem, l’esthétique de Delisle pose comme axiome paradoxal qu’il est difficile de rendre compte des particularités d’une autre culture et d’une autre organisation sociale sans d’abord en souligner la distance. En définitive, c’est la différence qui importe et qui est génératrice de sens.

Dans cet article, je cherche à rendre compte et à expliquer divers procédés qui définissent cette esthétique bédéistique mise en place par Delisle dans cette première publication d’un carnet de voyage. Figure d’une espèce d’anti-héros, globe-trotteur perdu et mésadapté, son personnage principal, qui joue le rôle de son alter ego, se caractérise essentiellement par une naïveté indémontable qui se trouve exacerbée en raison de sa présence dans des univers culturels qui lui échappent, que ce soit en Chine, en Corée du Nord, en Birmanie ou en Terre sainte. Au moyen de la bande dessinée, Shenzhen explore le choc des cultures par la mise en scène d’un univers qui provoque chez le protagoniste une forme de réclusion extrême et qui, faute d’échanges et d’interactions humaines adéquates, le conduit parfois jusqu’au territoire de la schizophrénie. « Il m’arrive de passer des jours sans prononcer la moindre parole » (Delisle, [2000] 2019 : 84/1), lit-on dans une case où la silhouette du personnage semble disparaître, broyée et aspirée par un mur noir et un décor inexistant. Égaré, seul et absent, le personnage delislien creuse son propre exil intérieur. Il en vient même souvent à faire fi du monde extérieur, à se dédoubler, à se faire la conversation et, pendant des journées entières, à se donner la réplique dans des échanges saugrenus. Kai Mikkonen remarque que l’une des caractéristiques de l’esthétique de Delisle est un va-et-vient continuel entre un corps et un esprit qui semblent évoluer à l’intérieur de deux espaces distincts et surtout étanches à une communication harmonieuse. Le corps déambule et l’esprit se détache au point de se perdre, l’exotisme du décor aidant à creuser encore plus cette séparation. La narration repose sur des « transitions of this sort between the narrative of the mind and the showing of the body, and the act of perception that in itself is split between the perspectives of the experiencing and the narrating self  [3] » (Mikkonen, 2008 : 313). Ce soliloque est parfois poussé à l’extrême dans l’album. Le personnage emmuré dans sa solitude se met alors en scène en imaginant de grandes discussions avec ses compatriotes chinois qui deviennent des amis, construisant dans sa tête des dialogues auxquels lui seul participe, « comme dans ces films où l’on entend en voix off les pensées du personnage principal » (Delisle, [2000] 2019 : 85/5). Ces monologues schizoïdes occasionnent pour une rare fois un débordement de phylactères dans les cases, phylactères toutefois imaginaires qui symbolisent de manière exacerbée l’aboutissement de sa réclusion et de son incapacité à interagir pleinement avec l’autre. À la page 85, dans une case relativement petite, on retrouve le personnage, à nouveau seul, qui déambule sans direction précise, sur une route noire et sans aucun décor qui indiquerait, par un minuscule détail, l’endroit exact où il se trouve. Le monde extérieur s’efface peu à peu autour de lui. « Un certain décalage se produit, indique un encadré blanc, je suis à la fois narrateur et spectateur » (Ibid. : 85/4), comme s’il finissait par se suffire à lui-même dans ce grand voyage à travers l’incompréhensible.

C’est paradoxalement au moment où la ville de Shenzhen en vient à se dissoudre dans un arrière-fond monochrome grisâtre que son étrangeté devient la plus perceptible, comme si la disparition du personnage était un prérequis à l’apparition de la singularité de la ville. Ces moments de réclusion, toutefois, demeurent temporaires dans l’album et n’indiquent jamais une abdication complète. Dans la case qui fait suite à cette courte liquidation du monde, le personnage s’efforce de renouer, pour une énième fois, avec la ville et de l’appréhender quoiqu’il abandonne cette fois-ci toute tentative de l’interpréter pour ce qu’elle est, une ville autre, une ville chinoise, une ville asiatique, et non occidentale. Pour conjurer momentanément l’emprise claustrale de sa schizophrénie, le personnage retourne à de vieux réflexes ethnocentristes et ethnolinguistiques. Il se surprend alors à utiliser, comme si cela allait de soi, des expressions typiquement québécoises pour nommer l’univers qui l’entoure et ainsi parvenir à se l’approprier et à lui donner un sens. « Tchek-moi ça le char » (Ibid. : 85/5), se dit-il à lui-même en apercevant un véhicule gigantesque qui dévale la rue à toute vitesse, véhicule qui n’est évidemment ni une automobile ordinaire ni encore moins un char selon son acception québécoise la plus courante. Décidément, se dit-il, il y a aussi des gros chars à Shenzhen, montrant ainsi l’absurdité de plaquer ses propres référents et son propre univers sémantique sur une autre culture que la sienne pour en saisir, à son niveau, la dynamique et ainsi la définir.

La nature du débat : Shenzhen entre utopie et mirage

Par cette esthétique cafardeuse qui met en scène la déroute du personnage le plus souvent pétrifié au point de disparaître, par instants, dans une sorte de tourbillon schizophrénique, Delisle propose une représentation inusitée de cette ville qui contraste fortement avec celle qui existe dans un certain imaginaire actuel, qui ne se limite pas, il faut le dire, à celui du Parti communiste chinois, même s’il émane de lui à l’origine. Avant d’analyser plus longuement cette bande dessinée, un détour s’impose maintenant pour expliquer les principaux enjeux qui entourent la fortune de cette ville, de manière à mieux saisir la spécificité delislienne et l’originalité de son travail. Le développement de Shenzhen peut d’abord être compris comme la consécration du gouvernement en place à Pékin. Sous cet angle, la réussite de la ville l’a métamorphosée en un modèle exportable qui pourrait être multiplié le long de la « nouvelle Route de la soie » (sīchóuzhīlù jīngjì dài) de manière à créer un axe commercial sillonné d’organisations urbaines similaires. Dans ce sens, Shenzhen devient une pièce maîtresse de la géopolitique chinoise, car elle donne un point d’appui à l’idée de construire une ceinture économique autour de l’empire du Milieu. Cette mégapole chinoise du delta de la rivière des Perles peut ensuite être vue, à l’opposé de ces représentations prometteuses, comme le symbole par excellence de ce qui ne va pas présentement en République populaire de Chine, que ce soit l’exacerbation des inégalités sociales, la corruption endémique, les ratés du Parti communiste chinois, sans parler, évidemment, de ses visées belliqueuses et de son autoritarisme. Il faut savoir que Shenzhen produit autant de représentations et de discours contradictoires, d’espoirs et de frayeurs, que d’usines, d’entrepôts et de gratte-ciel. Manufacture du monde, ville du savoir et de l’innovation, Cité du design comme la désigne l’UNESCO en 2008 (Bach, 2017b : 160), lieu où le système du hukou arrive à se dissoudre, espace économique qui promulgue la mobilité sociale, création indéniable d’une réussite économique proprement chinoise, mais aussi, à l’autre extrémité du spectre, dépotoir industriel, territoire où se matérialisent les nouvelles formes d’esclavage humain, cauchemar urbanistique où vont s’éteindre les dernières illusions des immigrants ruraux et de la « population flottante » (liu-dong renkou). « Voilà d’où je viens, dit le narrateur dans le roman Les gens de Shenzhen. D’une ville très spéciale. De la plus jeune ville de Chine. Simple village de pêcheurs il y a vingt ans, elle compte maintenant plus de 10 millions d’habitants » (Yiwei, 2017 :183).

De manière générale, Shenzhen symbolise une ville ayant atteint un haut niveau de prospérité sans l’assujettissement aux règles occidentales, sans l’obsession pour l’inviolabilité des droits humains, sans la sacralisation de la propriété privée et de la séparation politique des pouvoirs. Son développement éloquent manifeste la possibilité de construire un autre modèle économique. Elle n’est ni un calque néocolonial ni, encore moins, un vestige économique des Straits Settlements britanniques, que sont Singapour, Malacca, Penang ou Port Swettenham, renommé aujourd’hui Pelabuhan Klang, situé à quelques kilomètres de Kuala Lumpur. From Fishing Village to Global Knowledge City est le sous-titre du livre de Richard Hu de même que l’un des slogans les plus célèbres de la ville. « Shenzhen is an instant city. It has grown from a vast rural area, along the border to Hong Kong, into an international metropolis in 40 years » (Hu, 2021 : 1)[4]. Ville champignon, ville instantanée, véritable miracle de l’urbanisme moderne, Shenzhen a dépassé les prévisions les plus hautes du Parti communiste chinois. Son secteur technologique s’est transformé en locomotive des exportations et la ville elle-même occupe le quatrième rang des plus grands ports de conteneurs au monde (Bach, 2017a : 31). Huawei se trouve à Shenzhen, comme Tencent et, encore, Foxconn qui fournit les composantes électroniques à Dell, à Hewlett Packard et à Apple (Ibid.). La réussite de cette mégapole chinoise a aussi une dimension historique, car elle incarne un modèle pour les peuples naguère soumis, rabaissés et déculturés lors de l’époque westphalienne. En moins d’un demi-siècle, la réussite de Shenzhen a permis d’effacer les humiliations du passé en devenant l’une des grandes capitales économiques asiatiques, laissant loin derrière Hong Kong en ce qui a trait à la population et au PIB (Ibid.)[5]. Comme le dit à sa manière Hu Jintao, l’ancien président de la République populaire de Chine, Shenzhen est « un miracle unique dans l’histoire industrielle du monde, un miracle d’urbanisation et de modernisation » (Ibid. : 32).

Si on se fie aux explications de Richard Hu dans The Shenzhen Phenomenon, le but de Deng Xiaoping est, au lendemain de la mort de Mao Zedong, de transformer Shenzhen en une sorte de laboratoire économique. Idéalement, la modification d’une partie des lois en vigueur permettrait le développement de la ville selon a « socialist market economy doctrine » (Hu, 2021 : 1)[6]. C’est le 15 juillet 1979 que le Comité central du Parti communiste chinois publie cinquante directives (Ibid. : 26) qui déboucheront sur la création officielle de zones économiques spéciales (SEZ) à l’intérieur desquelles une certaine ouverture au capitaliste devient acceptable (Ibid. : 27). L’objectif vise la modification graduelle des pratiques commerciales de manière à insuffler une nouvelle dynamique à l’ensemble du système. Zone expérimentale, Shenzhen sert « as a temporal threshold between stages of development – the China that was and the China that will be » (Bach, 2017a : 29)[7]. Richard Hu, qui cite abondamment Deng Xiaoping en traduisant en anglais ses écrits et plusieurs de ses interventions publiques, insiste pour dire que la création des SEZ a pour finalité la réforme de l’économie issue de l’ère maoïste selon des principes propres au capitalisme occidental en vue de tester jusqu’à quel point une mutation de l’organisation des pratiques commerciales est possible à l’intérieur du système communiste chinois. La visée principale de Deng Xiaoping demeure la modernisation de la Chine et son adaptation graduelle à certains usages du monde extérieur sans que soit annihilée, même de la façon la plus superficielle, sa nature profonde. Franchir un point de non-retour dans ce processus d’adaptation enfermerait derechef la Chine dans une forme humiliante de néocolonialisme délétère en la remettant dans la situation où elle se trouvait à la fin de la dynastie Qing. « [S]uivre la manière occidentale » sera toujours une erreur, aime à répéter Deng Xiaoping, encore et encore et, cela, jusqu’à la fin de sa vie (Hu, 2021 : 34).

La question fondamentale devient la suivante : jusqu’à quel point l’adoption de pratiques proprement capitalistes est possible avant qu’une dénaturation gangrène une partie du tissu social chinois? La réponse donnée est évidemment vague et repose sur le principe flou selon lequel des modifications sont possibles tant et aussi longtemps que la Chine demeure identique à elle-même. Dit sans détour, il faut que la Chine se transforme de fond en comble sans qu’elle ne change en même temps! C’est dans ce contexte d’ouverture économique que Shenzhen acquiert une aussi grande importance et que sa représentation devient un enjeu.

Après une période de quatre décennies au cours desquelles Shenzhen a été soumise aux différents diktats du capitalisme mondialisé, le Parti communiste chinois en arrive au constat qu’elle a brillamment passé le test au point de l’ériger en modèle. Dans l’imaginaire des gens en place à Pékin, elle symbolise à la fois une ville qui fait sienne un grand nombre de pratiques occidentales, tout en demeurant un espace urbain stricto sensu proprement communiste et, a fortiori, proprement chinois. Shenzhen incarne une ville moderne, d’un nouveau type qui, sans trahir les idéaux communistes, participe pleinement à l’économie de marché mondiale. Cette caractéristique indique sa nature profonde, la raison de son succès et sa spécificité. Ne pas accepter le phénomène comme tel ou voir dans la nature de cette ville une sorte de contradiction alambiquée relèverait tout simplement d’une incompréhension du but recherché par le Parti communiste chinois, dénotant chez l’observateur mal avisé un préjugé culturel occidental.

Lorsque le 26 août 1980, le Parti communiste chinois présidé par Ye Jianying accorde le statut de Special Economic Zone (SEZ) à quatre villes, soit Shenzhen, Zhuhai, Shantou et Xiamen, aucun doute n’existe chez les acteurs en place qu’ils poursuivent, par d’autres moyens, le projet communiste initial. Shenzhen, plus précisément, doit devenir un laboratoire urbain dans lequel s’exercent des réformes variées dans les domaines de l’emploi, des relations de travail, de la bureaucratie et de la fiscalité, afin de permettre une plus grande autonomie des entreprises et un meilleur usage du territoire de façon à parvenir à la prospérité économique et à une réelle intégration au marché (Ibid. : 34). À l’époque, insiste Hu, le Parti communiste chinois est parfaitement conscient que ces réformes ont été apprises de l’Occident, « were learned from the West » (Ibid.), ce qui ne change point l’idée générale, qui a ici le statut d’un axiome, qu’une fois appliquées dans les SEZ, ces réformes se dilueront d’elles-mêmes et ne dénatureront aucunement le caractère proprement chinois des villes : « […] Western style political path was never on Deng’s agenda » (Ibid.)[8], souligne à nouveau Richard Hu. Le but n’est pas et n’a jamais été l’occidentalisation. L’ouverture au capitalisme est envisagée dans un contexte où les dimensions économiques, sociales, morales et politiques des diverses réformes sont pensées séparément, en silos étanches et isolés, sans aucune connexion ou dépendance quelconque les unes avec les autres. C’est cette absence de fusion qui est recherchée et qui définit en propre la transformation économique qu’ambitionne Deng Xiaoping. La Chine deviendra prospère sans que le chant des sirènes néocolonial clamant la nécessité de l’imposition des normes démocratiques envoûte un seul instant sa population. Ultimement, l’ajout d’éléments étrangers au corps social chinois repose sur le pari périlleux voulant que le pouvoir phagocytaire de la culture millénaire chinoise fasse à nouveau oeuvre utile et que la Chine ressorte grandie de cette expérimentation, encore plus chinoise que jamais.

Soulignons trois derniers points essentiels avant de retourner au Shenzhen de Delisle.

Premièrement, cette vision du Parti communiste chinois sur la mégapole du delta de la rivière des Perles est loin de faire l’unanimité. Le caractère inusité de ce type d’organisation urbaine inédite, à la limite bicéphale, amène aussi son lot de critiques, car exactement là où l’on souhaite voir la manifestation d’un nouveau type de ville qui signe, par sa réussite, la fin du néocolonialisme occidental, là aussi peut être vue la réalisation d’une mégapole gangrenée par tous les maux conduisant au cauchemar ultime incarné par sa possible duplication aux quatre coins du globe, à travers le nouvel ordre tianxia de la géopolitique chinoise. La moitié de la population qui vit à Shenzhen, écrit Juan Du dans son livre qui constitue, sans le moindre doute, la charge la plus sévère contre ce modèle urbanistique, n’habite pas dans les nouveaux quartiers au design futuriste tant acclamés par l’UNESCO, image d’Épinal que le Parti communiste chinois brandit sur tous les forums, mais dans des bidonvilles « lined with dark, damp, and refuse-scattered alleyways » (Du, 2020 : 265)[9], « village de fortune construit dans la cité », nongmin fang, maison de paysan peuplée de sans-papiers et de sans-droit, victimes du système hukou chinois (Ibid. : 5). La densité de certaines de ces enclaves est pharaonique de sorte que la plus célèbre parmi elles, celle de Baishizhou, constitue le bidonville le plus populeux de la Terre, dépassant celui de Rocinha, la célèbre favela de Rio de Janeiro (Ibid. : 268). Crime, trafic de drogues, trafic d’êtres humains, « abductions for ranson, car jacking, random violence, and all manner of petty and grand theft » (Bach, 2017b : 151)[10] sont aussi des caractéristiques de Shenzhen. Selon les décomptes les plus récents, plus de trois cents de ces bidonvilles malfamés sont répertoriés dans la ville (Du, 2020 : 5) créant à l’intérieur de son territoire une espèce de « tumeur maligne » (Ibid.) sur laquelle le Parti communiste chinois demeure muet dans sa campagne mondiale de propagation du modèle.

Deuxièmement, l’identité de Shenzhen ne peut se réduire à son statut de ville, du moins Shenzhen ne peut pas être comprise seulement comme un phénomène urbain. Pour Du, elle est avant tout un outil politique et un outil de propagande grâce auxquels le Parti communiste chinois convoite d’embrigader les régions marginalisées par l’ordre économique occidental actuel, expliquant pourquoi il ne faut pas se méprendre dans l’analyse du phénomène :

The launch of China’s state-backed One Belt One Road (OBOR) initiative in 2017 has paved the way for the expansion of China’s zona development model through large-scale industrial and infrastructure projects. The ambition initiative is set to reach over sixty countries and to impact billions of people around the world

Ibid.[11]

Promesse de prospérité, ordre géopolitique tianxia et duplication du modèle vont de pair. La propagande chinoise, explique Du, fonctionnera tant et aussi longtemps que l’on demeurera captif des mythes entourant Shenzhen, ce qui explique pourquoi représenter cette ville en est venu à avoir une importance cruciale. On comprend peut-être un peu mieux pour quelle raison l’oeuvre de Delisle est devenue importante et pourquoi la nature particulière de Shenzhen, telle qu’elle apparaît dans la bande dessinée, n’est pas sans conséquence dans ce débat. Rêve, mirage, outil politique, utopie, cauchemar, réussite commerciale, réveil asiatique, sortie de l’hégémonie occidentale : Shenzhen se trouve au coeur d’un choc civilisationnel. Les plaques tectoniques de la géopolitique mondiale s’entrechoquent de tous côtés. Même la Corée du Nord a dernièrement emprunté son modèle en fondant en grande pompe la ville de Rason pour développer, à son tour, son potentiel industriel (Ibid. : 10).

Troisième et dernier point : dans son livre, Juan Du insiste continuellement pour dire à quel point la représentation de Shenzhen participe d’une construction mythique. C’est pourquoi elle critique sans ménagement de nombreux discours entourant la ville, ceux, par exemple, sur l’origine de la pauvre bourgade habitée autrefois par des pêcheurs analphabètes et des tisseurs de filet, ceux sur la représentation du village de naguère, isolé, sans aucune culture entrepreneuriale et aucun pouvoir économique ou, encore, les discours politiques voulant que tout commence, comme par magie, en 1979. Toutefois, le mythe le plus éloquent à ses yeux, qui a pour elle le statut de mensonge fondateur et duquel toutes les autres illusions découlent, demeure celui présentant la transformation fulgurante de Shenzhen comme la conséquence directe des seules politiques de Deng Xiaoping. En substance, explique Du, si la formule incantatoire des SEZ fonctionnait à tout coup, il n’y aurait pas seulement Shenzhen, le « poster child » (Ibid. : 310), le symbole par excellence de la géopolitique chinoise, que l’on érigerait comme modèle de réussite. Loin d’être la norme et la preuve indiscutable que des politiques gouvernementales peuvent de haut en bas, selon la volonté de fer qu’exerce un système autoritaire, assurer le développement économique d’une ville, Shenzhen, quoique ville imparfaite, quoique ville inégalitaire, quoique ville chaotique, demeure unique sur le plan de la croissance économique et de l’intégration au grand marché capitaliste mondial. La ville de Kashgar, par exemple, située dans la Région autonome ouïghoure du Xinjiang, a reçu, elle aussi, le statut de SEZ, quelques mois après le début des années 1980, sans devenir, quarante ans plus tard, un pôle de l’économie planétaire (Ibid. : 309). Les trois autres villes qui ont obtenu en même temps que Shenzhen le statut de SEZ n’ont aussi aucunement un destin comparable. Le développement de Zhuhai, la ville située de l’autre côté du delta de la rivière des Perles, est des plus modestes. Shantou et Xiamen, pour leur part, n’ont jamais atteint la stature d’une grande capitale économique d’Asie. « Shenzhen is used as a shorthand for special economic zone when in fact the two are not interchangeable. The Shenzhen experiment, as a singular successful case, has overshadowed the numerous examples of zone-based urbanization and developments which has not flourish in the same way […] » (Ibid. : 310; l’auteur souligne)[12]. Modèle urbanistique de demain, mégapole manufacturière chinoise, ville communiste au pouvoir économique tentaculaire, ville du mensonge, ville des extrêmes, ville Potemkine : Shenzhen est à la fois une ville symbole, une ville mirage, mais aussi une promesse politique dont le potentiel est encore loin d’être épuisé.

L’opacité trouble et la connaissance de l’autre en mode hachuré

On le voit, Guy Delisle n’est pas le seul auteur à s’intéresser aux modifications profondes que connaît la République populaire de Chine depuis les réformes des années 1980. La manière toutefois dont sa bande dessinée appréhende Shenzhen se distingue considérablement des analyses propres à la sinologie universitaire occidentale. L’angle est différent et situe la représentation de Shenzhen dans une autre dimension, moins politique, mais aussi moins conflictuelle. L’auteur, d’abord, focalise la narration essentiellement sur l’expérience inusitée du personnage lors de son séjour dans la ville. La façon de rendre compte du choc culturel est ensuite directement influencée par la nature du médium qui module esthétiquement les formes que revêtent Shenzhen, son architecture et ses habitants. Delisle dessine la ville. Dans son album, elle prend forme à l’intérieur d’une multitude de cases formées de lignes, de clairs-obscurs, de hachures et de teintes grisâtres de sorte qu’elle apparaît sous les yeux du lecteur comme un agencement de petites toiles qui finissent par produire non une théorie ou une réflexion géopolitique, mais une ambiance particulière. L’usage de dessins, qui sont souvent des croquis, demeure une pratique éloignée, il va sans dire, de la production d’un discours savant, comme celui de Bach, par exemple, de Du, de Guiheux ou encore de Hu, qui, eux, analysent, jaugent et conceptualisent les réformes de Deng Xiaoping en vue d’expliquer les mutations de la Chine depuis les dernières décennies. Delisle traite Shenzhen en artiste, en peintre usant d’un genre mineur. Il ne pense la ville ni par rapport à la crise mondiale ni, encore moins, en fonction de l’accroissement de son PIB. Il la contemple davantage qu’il ne l’observe ou ne l’analyse conceptuellement. Son vagabondage aboutit à une suite d’impressions souvent confuses, transmises de façon picturale. Shenzhen émerge comme un paysage urbain distinct de ses propres référents culturels, un paysage singulier dont les particularités se manifestent dans le faciès de son personnage, en raison de l’obscurité du décor, grâce à des variations de gris ou compte tenu de l’envahissement de la couleur noire dans une case où est attablé un groupe anonyme dont on peine à distinguer les visages. C’est un autre aspect de la ville qui rejaillit grâce à cette bande dessinée. Shenzhen baigne dans un univers de symboles.

Pour mieux comprendre la spécificité de son travail, la comparaison avec d’autres artistes est peut-être utile. Les représentations de la transmutation de la Chine moderne demeurent incalculables. On peut néanmoins en commenter ici quelques-unes. On n’a qu’à se remémorer le destin misérable de Ding Shikou dans Le maître a de plus en plus d’humour (1995) de Mo Yan, livre qui raconte la déroute d’un ouvrier maoïste, licencié, trahi et déchu, une fois tombé par terre en raison des réformes de Deng Xiaoping. Se voyant refuser sa pension, le vieux travailleur limogé d’une usine de canettes d’aluminium doit se réinventer en entretenant un petit bordel dans la carcasse d’un vieil autobus abandonné dans un cimetière parsemé de tombes d’anciens révolutionnaires chinois. On peut aussi aller du côté du cinéma et penser à la lente désillusion des acteurs de la troupe de théâtre dans le film Zhantai [Platform] (2000) de Jia Zhang-Ke, jeunes artistes hypnotisés à la fin des années 1970 par les discours claironnant la modernisation de la Chine et qui, dix ans plus tard, à l’époque de Tiananmen, finissent emmurés de nouveau dans la province du Shanxi à Fenyang, leur ville natale, à jamais désenchantés, apathiques et sans espoir qu’un seul changement soit possible.

Le Shenzhen de Delisle, qui paraît à peu près à la même époque que ces deux oeuvres, est différent. L’auteur, il faut le redire, occupe la position de l’observateur extérieur dans cette histoire rocambolesque de transmutation économique chinoise. La mégapole du delta de la rivière des Perles ne symbolise pour lui ni un idéal, ni un mensonge, ni l’origine de sa désillusion, ni le fantasme d’un ordre géopolitique tianxia. L’album met en scène un Québécois qui déambule dans la ville lors d’un séjour de travail et qui, au bas mot, ignore en grande partie la virulence des débats idéologiques concernant le lieu où il se trouve. On présuppose que la mondialisation des échanges et l’ouverture de la SEZ au capitalisme occidental l’ont conduit à travailler dans le studio d’animation situé en plein centre-ville. Pour le reste, que ce soit l’objectif politique recherché lors de la création de la SEZ, la conversion de la ville en modèle exportable, la nature des nouvelles législations en place, etc., l’album ne donne là-dessus à peu près aucune information notable. Encore une fois, le sujet de la bande dessinée est le trouble que vit le personnage dans les aléas de son quotidien, non l’origine, le comment ou le pourquoi de la création de Shenzhen, comme si la forme artistique prescrivait la nature des problèmes auxquels elle pouvait répondre en faisant percevoir une autre dimension du phénomène étudié.

Case après case, le personnage delislien essaie d’interpréter les moeurs de la ville en arrivant chaque fois au constat évident que la distance à franchir entre lui et ce qu’il perçoit demeure abyssale. Le choc est considérable : ce qui se dévoile à ses yeux apparaît comme un univers opaque devant lequel il n’aboutit guère à un discours lumineux ou à la flamboyance d’un dessin clair, compte tenu qu’il peine à comprendre ce qu’il observe puisque la majorité des codes lui échappe. La bande dessinée parvient sans doute mieux que le cinéma ou, encore, la littérature à évoquer le trouble inouï que ressent le personnage; ce qui semble certain est qu’elle atteint mieux cet objectif que le langage conceptuel. La solitude, voire la réclusion, qui sont au centre du récit, finissent par n’être même plus exprimées par des mots, mais par s’incarner dans diverses teintes d’un gris maussade. Shenzhen devient une couleur, et l’opacité des traits hachurés apparaît comme la transposition d’un trouble profond.

À huit reprises dans l’album, Delisle utilise une page entière pour illustrer une partie importante de la ville ([2000] 2019 : 7, 23, 39, 55, 71, 87, 103, 135). Des tours grises, des immeubles en construction, une foule anonyme et compacte, des affiches commerciales, des fils électriques embobinés pêle-mêle sur un long poteau de fer : ces dessins de teintes noirâtres synthétisent en raison de leur dimension imposante l’ambiance générale que cherche à transmettre l’album. Ils acquièrent aussi une signification particulière du fait qu’ils permettent de mieux comprendre la raison du pastiche que Delisle fait, à la page 103, de Tintin déambulant dans une rue en Chine, dessin qui renvoie directement à une case dans Le Lotus bleu (1946). Le lecteur connaissant le moindrement l’oeuvre d’Hergé est derechef frappé par le contraste produit par cet emprunt. Le dessin est un véritable clin d’oeil, car non seulement le décor est quasi identique à celui de la case du Lotus bleu mais, encore, on y voit se promener l’alter ego delislien en compagnie de Milou! Pour contextualiser, à l’intérieur de Shenzhen, la place de ce dessin, il faut souligner qu’il apparaît au seul moment où le personnage, en plein délire, s’imagine pendant un court instant qu’il a trouvé la raison d’être de son séjour, que désormais il ira se remettre à faire de l’activité physique, qu’il fera de la musculation dans un gym, qu’il deviendra prochainement une vedette dans la ville et qu’il pourra « aller faire le beau dans les cafés » (Delisle, [2000] 2019 : 102/4) devant le regard de quelques Chinoises admiratives. Le lecteur attentif comprend néanmoins que jamais il n’en sera ainsi. À l’opposé de Tintin, le personnage de Delisle n’est pas habité par une ligne directrice, guidé par une quête précise, par un projet clair ou encore par le goût de connaître, de savoir et même de triompher. À l’époque de l’occupation japonaise, Tintin démantèle un grand réseau de commerce d’opium, alors que le personnage de Shenzhen, le plus souvent isolé et hagard, ne cesse de se répéter : « Dammed, qu’est-ce que je fais ici [?] » (Ibid. : 31/5). Le pastiche du Lotus bleu acquiert paradoxalement un sens du fait que cette référence crée un décalage dans l’album, compte tenu de la différence fondamentale de mentalité entre les deux personnages. En se référant à la bande dessinée d’Hergé, l’auteur de Shenzhen marque la distance historique pour rendre visible un changement d’époque. Il indique avec force que son personnage n’est plus Tintin, si ce n’est, de manière plus générale, que la représentation de la Chine s’est modifiée, car l’univers dans lequel a pris forme autrefois Tintin appartient à un cycle révolu.

Même si certains critiques, comme Michelle E. Bloom (2015), ont pu percevoir ici et là dans le Shenzhen de Delisle quelques relents d’orientalisme tel que défini autrefois par Edward Saïd, l’un des buts de cet article est, au contraire, de montrer avec force que cette référence n’est plus pertinente dans le cas de cet album et, surtout, qu’elle fausse en tout point l’interprétation générale de la bande dessinée. Le choc culturel mis en scène dans Shenzhen ne vise guère à prouver la supériorité morale, ethnique ou culturelle du personnage delislien ou, encore, à suggérer la nécessité d’un combat quelconque pour occidentaliser la Chine. Le contraste noté dès le début de l’album entre le personnage delislien qui arrive à Shenzhen et l’ancien directeur à bout de nerfs heureux enfin « de se barrer » (Delisle, [2000] 2019 : 12/2-3) témoigne de l’apparition d’une autre manière d’appréhender l’empire du Milieu. Si l’orientalisme tel que l’entend Saïd peut être analysé comme la manifestation, dans l’ordre des discours et des représentations, de la suprématie coloniale européenne, ce qui est entendu ici comme l’ordre westphalien du monde où la domination occidentale fut sans appel, l’esthétique que développe Delisle est celle d’une opacité trouble qui n’ambitionne aucune domination et qui, au mieux, aboutit au constat éloquent, combien simple mais aussi combien lourd de conséquences, que la Chine est la Chine et qu’elle ne deviendra pas l’Occident. L’art de Delisle consiste à faire ressentir au lecteur une étrangeté puissante. Shenzhen prend forme et devient paradoxalement visible lorsqu’elle rejaillit comme elle est : une ville chinoise intégrée à l’économie planétaire, ouverte au capitalisme mondial, mais aussi, profondément, une ville communiste, une ville dans laquelle la prospérité n’implique ni la sacralisation de la propriété privée ni celle des valeurs démocratiques et des droits individuels. Le plein sens d’un monde multipolaire formé d’aires culturelles distinctes irréductibles les unes aux autres se manifeste aussi dans cette forme particulière d’esthétique qui souligne les différences. L’autre ne se réduit plus ici à être un idéal ou un mensonge. Il n’est ni inférieur ni supérieur. Il est tout simplement autre et, dès lors, prend la place qui lui revient dans une organisation du monde, pour ne pas dire dans un nouveau nomos, beaucoup plus trouble et plus compliqué cognitivement. Le refus de phagocyter les différences oblige aussi à faire le deuil de la notion d’universalisme dans son acception de naguère, notion propre au colonialisme religieux, politique, économique ou moral d’autrefois, pour la repenser, si cela est possible, sur des bases plus complexes, plus profondes et, surtout, beaucoup moins conceptuelles et occidentalocentristes. L’alter ego de Delisle n’est certainement plus le centre de rien et, encore moins, l’expression radicale d’un désir de transformer les moeurs et les cultures. Sa compréhension de l’autre s’étiole rapidement pour se dissoudre dans des teintes de gris hachurées. Il comprend dans une terreur trouble et, le plus souvent, silencieuse, qu’il n’est plus le sujet d’une forme universalisable.

Ajoutons un dernier point pour conclure. Dans le livre Les relations Québec-Chine à l’heure de la Révolution tranquille, Yuxi Liu montre avec une érudition admirable que la Chine a souvent constitué, à partir des années 1960, un fantasme sur lequel maints nationalistes québécois, devenus amis de la Chine, ont projeté leur espoir d’indépendance et de libération économique. « La Chine, écrit-elle, attire l’attention de militants indépendantistes québécois, pour qui la révolution d’indépendance nationale chinoise constitue l’élément le plus inspirant » (Liu, 2022 : 13). L’image de la Chine que l’on retrouvait autrefois chez les missionnaires catholiques disparaît dans les années 1960 pour faire place à l’image d’un peuple qui se lève et qui clame haut et fort son désir d’autonomie. Le projet maoïste a de fortes résonances chez certains Québécois au point qu’il donne naissance à de véritables liens infra-étatiques entre la Chine et le Québec sur près de deux décennies. Une connaissance de plus en plus précise des conséquences de la révolution culturelle de même que la mort du Grand Timonier, suivie des réformes économiques de Deng Xiaoping vont considérablement refroidir l’enthousiasme à l’égard de l’empire du Milieu de sorte que la référence à la Chine, dans l’imaginaire québécois, va peu à peu s’effacer et retourner en dormance (Ibid. : 17).

En relatant dans une bande dessinée son séjour de travail à Shenzhen, Delisle participe au façonnement d’une nouvelle image de la Chine, désormais très différente de celle qui avait cours au moment de la Révolution tranquille. La Chine semble être revenue en force dans l’imaginaire québécois au xxie siècle, pour ne pas dire dans l’imaginaire planétaire. On peut penser à titre d’exemple à Sweet, Sweet China (2007) de Felicia Mihali, aux écrits plus intimistes, comme Étincelle (2016) de Michèle Plomer, au livre de Jean-Louis Roy, Shanghai 2040 (2021) et, évidemment, à l’oeuvre de Ying Chen. L’image de la Chine demeure plurielle, et il semble encore trop tôt pour savoir si certains aspects de ce nouveau bloc géopolitique finiront par s’imposer avec le temps. En mettant en place une esthétique qui souligne l’opacité culturelle, Delisle nous invite, à sa manière, à réfléchir à la nature d’une altérité radicale, ce qui implique en dernière instance la construction d’un imaginaire plus fragmenté, moins cohérent, peut-être aussi un peu plus mystérieux, un imaginaire qui trouble en quelque sorte, car il appelle à reconnaître une part d’incompréhensible et à faire le deuil de l’homogénéité.