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Dans cet article, je me pencherai sur la poésie de Gérard Étienne, en l’occurrence sur son recueil intitulé Dialogue avec mon ombre (1972). Rappelons que Gérard Étienne est un écrivain d’origine haïtienne de renom, décédé en 2008. Il était linguiste, poète, romancier, dramaturge, essayiste et journaliste. Il s’était opposé au duvaliérisme et à d’autres mouvements tyranniques, ce qui avait donné lieu plus d’une fois à son arrestation et à des séances de torture. Le Canada était sa terre de refuge et de création intellectuelle et littéraire.

Dialogue avec mon ombre est un recueil de poèmes en prose sans titre, qui contient 18 volets illustrant une démarche inlassable pour arriver à se défaire des décombres cognitifs, émotionnels et physiques qui entravent la libération du je poétique et le fonctionnement de sa conscience. Dans ce recueil, le personnage poétique se colle au réel. Un traumatisme effrayant marque le début de son parcours. Il semble confus et étonné d’être « revenu d’un voyage étrange, couvert de lèpre, [sa] coquille seconde » (1972 : 7). Il communique son sentiment de revenir d’une longue absence, « d’un long coma » (Ibid.). Dès le départ, le lecteur est projeté dans l’instabilité d’un univers périlleux où le je poétique avance en se débattant continuellement avec cette ombre qui le tourmente en le ramenant vers un passé obscur, plein de violence et de sanglots. Sa marche se fait en compagnie de l’ombre. Cette forme abstraite le hante et l’empêche d’entrer aisément dans sa propre peau. Ce recueil, qui se fait corps, est une lourde avancée du je poétique vers l’apprivoisement de l’ombre, vers la maîtrise de la terreur qui se répand dans l’être qui la porte. Les poèmes du recueil, par un processus ardu, rempli d’émotions et de réflexion, expriment l’avancée vers la réconciliation du je poétique avec son ombre.

Je postulerai ici l’hypothèse que le je poétique du recueil étudié donne à lire des cadres d’espace-temps superposés (multiples lieux et états), animés par des attracteurs révélateurs d’images perçues et transmises par l’« autopoème[1] ». Mon étude reposera sur un agencement d’idées qui entre dans une théorie que je nommerai « théorie du flash » (ou « théorie de la survenance[2] »). Il s’agit d’un mécanisme de tissage articulé par des images existentielles prises sur le vif et reliées les unes aux autres non seulement dans l’espace-temps où elles se produisent, mais aussi reliées entre elles dans des espaces-temps vécus dans une forme décalée. Ces liens s’établissent en l’occurrence entre les images véhiculées par le vécu, mais aussi par le chemin que ces dernières se fraient dans le système linguistique et son appareil de figures de style (la métaphore). Je soutiendrai l’idée, vérifiée par les chercheurs associés au programme de l’Université Rennes 2 (CELAM et LIDILE), selon laquelle les formes poétiques « sont créatrices de leurs propres normes, qui évoluent et se réactualisent en diachronie » (Bougault et Wulf, 2011 : 5). Les poèmes illustrant cette étude montreront que cette prémisse est aussi vérifiée par l’écriture du poète haïtien Gérard Étienne, dont la poésie suit l’évolution de la vague qui, « depuis la seconde moitié du xixe siècle », a abandonné les règles de la versification classique exposant « la vitalité et la diversité des formes poétiques modernes et contemporaines » (2011 : 5). Notons qu’Étienne explore la volonté de mettre toutes les formes à sa disposition grâce à l’évolution diachronique de l’expression poétique. Par exemple, dans son recueil intitulé Natania (2008), l’auteur emploie le vers libre à sa guise en utilisant savamment les sonorités de la langue pour faire de son oeuvre un chant poétique. À l’instar de Joëlle Gardes-Tamine, il faudrait éviter de parler de norme en poésie et parler plutôt de canon ou de convention poétique. Celle-ci note que « […] le recours à la notion de norme entraîne presque inévitablement l’introduction de l’écart. Or, […] [la langue admet dans sa plasticité] des usages que l’on ressent par exemple comme poétiques parce qu’ils sont rares (critère de fréquence) ou aux marges (critère de formation de l’énoncé), sans que pour cela ils constituent des écarts par rapport à une norme. » (Bougault et Wulf, 2011 : 5) C’est effectivement ce qu’illustre le recueil d’Étienne, Dialogue avec mon ombre, en offrant une prose poétique qui explore la langue sous de nouveaux angles, mais à travers des univers singuliers, lesquels se démarquent de l’arrière-plan des expériences offertes par la vie.

La théorie du flash ou de la survenance

Notons que le tableau de fond ou l’arrière-plan de l’univers poétique du recueil d’Étienne mentionné ci-dessus est un espace-temps traversé, qui détient des réalités multiples les unes superposées aux autres et dont chacune requiert un langage spécial que la faculté linguistique permet de modeler pour communiquer l’inhabituel dont est témoin le je poétique, en d’autres termes, toutes les variantes qui forment la mosaïque d’un univers particulier. Joëlle Gardes-Tamine précise qu’« [i]l faut de toute façon admettre pour toutes les formes la dimension de variation, l’irruption de ce que Judith Schlanger nomme “l’événement” » (2011 : 24-25). La poésie étant une langue singulière, on se poserait légitimement la question à savoir comment marquer la convention poétique aujourd’hui après sa rupture avec les règles (mètre, vers, rimes, etc.) de l’époque classique, le vers ayant perdu sa valeur d’unité minimale du poème et le vers libre n’étant devenu à la longue qu’une variable parmi d’autres dans la construction du poème. Dans Dialogue avec mon ombre, Étienne offre un florilège de poèmes en prose, marqués par un rythme intérieur, qui est véhiculé par un bagage lexical original, ponctué par la sonorité de vocables libérés de la versification et habité par une puissance métaphorique notable génératrice d’une grande force de suggestion où domine la fonction poétique transformatrice. C’est ce qui donne sa valeur et son originalité au recueil. La poésie d’Étienne prend ici l’expression linguistique de front et sans ambages. La langue dans sa rectitude devient sa force courante, et la métaphore règne sans équivoque sur la création poétique contribuant à son rythme et à la génération textuelle du sens. Nul arrêt, en général, n’intervient pour briser la structure linguistique de la phrase. Si cela arrive, c’est dans la ponctuation ou la répétition sur le mode oral que cela se passe. Parfois, le dialogue avec l’ombre (volet 15) se transforme en dialogue avec une interlocutrice imaginée, comme dans la citation suivante :

C’est ainsi que vont les petits voiliers sous les ponts en feuilles d’acacia pareils aux canards indolents. Je n’aimais pas tes dévotions au paradis ou plutôt quelque chose me dérangeait : l’aspect bourgeois de ta mise aux lignes parallèles.

Sans doute tu rêvais d’être une vierge en idéalisant chaque faiblesse d’un amour compliqué. Autant de choses vois-tu dans des contes à l’eau de rose que nos grands chefs racontaient au soir à la chandelle. Tu rêvais d’être un grand coquillage et d’avoir pour toi seule la mer repliée.

Et je sanglotais devant toi un dimanche premier janvier

1972 : 83

Nous sommes saisis ici par les images frappantes qui superposent des espaces-temps à des réalités se rapportant à certains thèmes (la bourgeoisie, le zèle religieux, la sexualité, les contes, les grands chefs, les sanglots). Notons que les images ne livrent pas facilement leurs secrets et qu’elles retiennent notre curiosité comme, par exemple, le parallèle créé par la répétition de l’épithète « grand » dans « grands chefs » et « grand coquillage ». La seconde occurrence est une métaphore in absentia, difficile à interpréter, car le comparé est à déduire.

Nous assistons tout au long des poèmes au développement de deux axes principaux : 1) l’un étant une suite d’espaces-temps qui articulent des cadres de réalités multiples en les superposant ; 2) le second présentant des attracteurs (images perçues) qui établissent des liens associatifs à l’intérieur de chaque espace-temps et entre les divers espaces-temps qui tissent le recueil. La théorie du flash ou de la survenance articule ainsi ces deux axes pour les mener à établir des liens associatifs générateurs de sens entre les divers cadres d’espace-temps que présente la toile poétique.

Les multiples réalités de l’ombre

Étienne utilise le bagage historique et culturel ainsi que son vécu pour sonder formes et contenus et créer le corps poétique de son expression, le mouvement déchiffreur du silence de l’ombre dont le but ultime de la quête est la découverte de soi et la dénonciation des abus politiques que son peuple et lui ont subis en Haïti. Cette « ombre » à laquelle le je poétique s’adresse dans le recueil est la couche qui recouvre les réalités multiples superposées les unes aux autres dans les divers cadres d’espace-temps traversés avec peine et misère par le je poétique, ce je poétique qui parcourt ces poèmes porteurs de tableaux habités par des images frappantes de laideur ou de beauté :

Voici mon cadavre exposé à la morsure des mille-pattes. Les vents en furie éclipsent l’angélus de ceux qui croient et qui s’affaissent. Voici que la terre devient femme et qu’à tes pieds, Ô Dieu, brillant encensoir du matin, je dépose un siècle de misères et de craintes

1972 : 38

Comme on peut le voir dans le passage précédent et dans tant d’autres, il y a l’espace-temps premier (E-T1) qui nous ramène aux tortures subies dans les prisons haïtiennes par le je poétique, entité représentative d’un dédoublement, le je poétique se manifestant à la fois mort et vivant (le mot « cadavre » est maintes fois répété dans le recueil). Cet E-T1 est marqué par les attracteurs que représentent le corps perçu comme mort et la morsure des mille-pattes, métaphore représentant les blessures et les traumatismes infligés par les bourreaux. Un second espace-temps (E-T2) est rendu par l’angélus, attracteur représentant la prière chrétienne quotidienne de l’Église catholique occidentale. Les liens associatifs qui découlent de ce cadre se superposent à d’autres cadres spatiotemporels exprimant le développement d’un soi spirituel et l’avancée d’une conscience foulée sous les décombres d’un passé entravé. L’angélus est impuissant à protéger, il est éclipsé ici par l’image des vents en furie qui s’abattent sur les croyants victimes de lâcheté (« ceux qui croient et qui s’affaissent »). Puis, à la dernière ligne de ce même paragraphe poétique, nous entrons dans un autre espace-temps, un E-T3, qui transporte le lectorat dans un ailleurs métaphorique où la femme et Dieu sont transformés et dotés de puissance, « la terre devient femme » et Dieu, un « brillant encensoir du matin ». Cette image emplit le je poétique d’un espoir transmis par le dépôt d’« un siècle de misères et de craintes » aux pieds de Dieu. L’expansion de l’espace-temps dont il est question renvoie aux conséquences historiques des dictatures haïtiennes, de Paul Magloire et de Duvalier, créant une toile associative avec l’E-T1. Les attracteurs présents dans les trois E-T du passage cité créent une toile sur laquelle se superposent les divers liens associatifs exerçant une force d’attraction entre les états qui sous-tendent les thèmes du recueil pour en faire une thématique de l’ombre (les thèmes de la résistance, de la prison, de la torture, de la dictature politique, de la religion, du racisme, du traumatisme, de la résilience, de l’amour, etc.). Ce schéma d’espace-temps exprimé par la théorie du flash est reproduit dans le recueil avec les variations liées à l’évolution de la quête du je poétique : l’obtention d’une trêve avec son ombre pour un éventuel cheminement vers la paix. Dans ce recueil, le poème sera le sédiment qui refait les rivages, déposant le lointain dans le proche, et vice versa. Il arrivera à transformer l’étrange en familier, à établir la communication des cinq sens dans les franges d’énoncés qui (s’) interpellent pour suggérer et amener la rupture ainsi que l’avènement. À l’ouverture du cinquième volet, on peut lire :

Oui, il faudra que je parie ; je parierai contre le mal, la sécheresse de l’esprit et les contradictions qui me déchirent ; je parierai contre le viol des consciences…

Maintenant, je vis un roman avec des milliers de personnages dont chaque parole est un homme tué

1972 : 37

Cette citation révèle la direction que veut prendre le je poétique dans ses rapports avec son ombre : « Je parie contre le mal… le viol des consciences… ». C’est un futur envisagé à partir d’un présent cauchemardesque imaginé où la liberté d’expression réprimée donne lieu à un carnage. Toutefois, nous voyons ici se dessiner l’affrontement du je poétique avec son ombre, source des tourmentes de la conscience.

Plus loin, toujours en dénonçant l’injustice, représentée par un « Ils » signifiant « Les bâtisseurs du silence » (1972 : 53), le je poétique fait appel à une force mythique haïtienne légendaire associée au Dieu biblique de David. Des espaces-temps culturels éloignés sont ramenés ainsi dans l’espace-temps de l’énonciation avec un mandat commun, se défaire du mal oppresseur de la vie qui cherche à museler la libre expression par toutes sortes de sévices. Le rapprochement des extrêmes crée une dynamique nouvelle plongée dans l’expérience tragique de l’humanité, symbolisée par la poursuite obsessive des Juifs et des Noirs, boucs émissaires politiques du pouvoir, de la cupidité et du racisme. Le début du poème qui suit illustre cet effort de prévention qui anime le je poétique. On peut y lire :

Ils veulent limiter notre force légendaire à la mécanique des usines, transformer l’océan Atlantique en un volcan. Nos supplications les auront décoiffés, mais on nous poursuit jusqu’à cette pourriture de cadavres aux confins des montagnes, jusqu’à la destruction de la raison pour réduire l’espace aux camps de concentration.

Plutôt les cantiques de David que les travaux forcés

1972 : 54

Le poème, plongé dans la lucidité et les craintes, se présente tel un avertissement pour tenter d’éviter le pire.

Le rythme poétique

Les poèmes en prose du recueil d’Étienne sont portés par un rythme fondamental sous-jacent à la vague lexicale et morphosyntaxique qui les porte. Ils sont marqués, comme nous le verrons plus loin, par la répétition de lexèmes, mais aussi par celle de phrases qui peuvent être exactes ou approximatives. L’originalité du rythme linguistique d’Étienne est souvent caractérisée par des images frappantes. Cette créativité époustouflante renouvelle la langue et la façon de percevoir le monde en remettant en question nos valeurs, tout en extirpant les lecteurs et lectrices de leur confort physique, émotif et cognitif.

Sa poésie peut être aussi rythmée par des incantations et par le retour des sonorités, comme le montre l’exemple ci-dessous extrait du volet 15, qui présente un échange entre Elle et Moi (dédoublement du je poétique) :

Elle – Supplications ! Je crie l’angoisse le coeur battu. En déambulant tout à l’heure dans mon quartier, les soldats ont brisé mes fenêtres. Ô fluctuations du désir ! Donnez-moi le Christ en chaumières et mes troupes en déroute

1972 : 105

Nous voyons ici, l’interjection littéraire « ô » servant à invoquer et le retour de certaines sonorités syllabiques qui construisent le rythme poétique : retour du [u] (troupes, déroute), du [a] (supplications, battu, quartier, etc.), des nasales [forme: 2375383.jpg], [forme: 2375384.jpg] (angoisse, déambulant, mon, ont, etc.), qui font écho au [forme: 2375385.jpg] du lexème « ombre », qui se répercute dans tout le recueil et qui souligne les efforts d’émergence de la conscience muselée pendant les années de lutte, de terreur politique et de racisme.

La poésie d’Étienne, sous le prisme de la théorie du flash, nous permet de saisir des cadres d’espace-temps porteurs de réalités multiples superposées et dont chacune comporterait des attracteurs d’images perçues reliant, sur les plans physique, sociocognitif et émotif (ou « bio-psycho-social »), les divers cadres entre eux. À des fins illustratives, prenons l’exemple qui suit et qui termine le premier poème sans titre du recueil :

Le bramement des cerfs n’a rien modifié à l’immobilité des forêts canadiennes ; les rayons de soleil sont toujours les mêmes. C’est l’histoire à rebours, les balles dans la peau ; c’est le désir de faire quelques sauts pour combler un vide millénaire

1972 : 7

Nous percevons ici trois espaces-temps (superposant leurs réalités à celle de l’espace-temps du poème), d’une part celui du cadre canadien (première phrase) et d’autre part celui de « l’histoire à rebours », avec sa suite d’images frappantes qui donne accès à celui du cadre immémorial qui cherche à combler un vide millénaire. Notons le contraste induit sur le plan sémantique par les images. Le rythme des poèmes qui figurent dans Dialogue avec mon ombre n’est pas lié à la métrique du vers, au nombre de syllabes, il est incorporé aux sonorités et au rythme linguistique de la langue dont les groupes ne sont pas déterminés avec certitude et dépendent de l’interprétant. Sur ce socle linguistique, les poèmes présentent des jeux de sonorité et un tissage par l’image d’une grande richesse d’autant plus pertinente qu’elle est ancrée dans le vécu.

La particularité du langage

L’insécurité et le malaise marquent ce recueil dans lequel le poète cherche à faire une mise au point sur lui-même pour éviter le suicide et émerger des coups de revers du destin et de la cruauté déshumanisante qu’il a rencontrée. L’exil est double, interne et externe, ce dernier ronge l’existence du je poétique et le mot « baraque » et ses synonymes « demeure », « coquille », etc. ne lui offrent pas de protection et parsèment le recueil de désolation :

Irraisonnables bêtes en la grande ourse recréée par mon esprit, je suis à qui me veut à sa demeure en flammes

1972 : 107

Toi qui fuis ma présence parce que je suis lépreux, qui offres à mes baraques de gigantesques mille-pattes : toi qui hurles d’impuissance devant ma force d’esprit et me fais tant de fois sortir de ma coquille ; toi qu’à mon nid d’insectes, j’ai faite avec patience et qui as su m’apprendre des poèmes familiers, je te remets mes enfants affamés, mes déboires et mes contradictions

1972 : 121

On peut voir que le tourment marque cette écriture, qui n’entend se soumettre à aucun ordre imposé et qui proclame par son cri poétique que la poésie est révolutionnaire, proclamation confirmée à nouveau dans le recueil Natania publié en 2008 (Young, 2022 : 259-261). Les références au Nouveau Testament et au génocide de la Seconde Guerre mondiale montrent la ténacité du je poétique à s’avancer à tout prix vers « l’authenticité du mystère », sans peur de s’offrir en holocauste. Nous retrouvons ici, entre les lignes, son adhésion au judaïsme qu’il avait qualifié de « religion révolutionnaire » dans un article écrit par Ghila Sroka, intitulé « Gérard Étienne, le juif nègre » (Sroka, 2003).

Lorsque je commanderai à la terre de refermer ses poings par le pouvoir des ombres à moi conféré, ils auront pillé les nuits de Jethsémani.

Quand je me serai offert en holocauste, ils auront déjà réduit l’Amérique à une goutte d’eau sur la nappe.

Mon ombre d’azur ma solitude. […]

Songes ininterrompus, vous comblez ma baraque en prouvant l’authenticité du mystère. Dans ma coquille, je sens la rage des ailes blottis contre l’espace en feu

1972 : 116

La tristesse et l’abus politique poursuivent le je poétique en exil, la « baraque » et l’« ombre » le font tanguer comme un navire qui résiste aux vents, qui se le disputent. Le dernier poème qui clôt le volet 16 de ce recueil est marqué par une voix qui sanglote. Le Canada avec ses neiges semble finalement compter dans la balance des jours :

Encore une voix pleine de sanglots. Puis-je me folâtrer dans les campagnes enneigées du grand nord ?

L’hiver est tout joyeux aux pieds des collines.

Une phrase de toi pour me donner l’espoir. Dis seulement l’amour et ma baraque se couvrira d’hirondelles. Donne-moi le ciel ô ombre. Les récoltes sont toujours belles à la mi-carême

1972 : 117

L’ombre semble enfin sur le point de répondre aux implorations du je poétique, qui se sent plus apte à accueillir les bienfaits spontanés de la vie. Toutefois, le sanglot comme un nuage n’est pas loin, et la métaphore vient vite à la rescousse. En l’occurrence, nous pouvons lire la forte image pleine d’espoir de « l’aube interdite » qui se dresse devant l’évidence qu’elle présente et qu’il est impossible de subtiliser, dans le passage : « Il y aura des multitudes pour récupérer l’aube interdite. Cent mille enfants danseront sur les dunes. » (1972 : 117) Cependant, le retour sur soi ramène un espace-temps premier qui alimente les bagages suggestifs de l’ombre que le je poétique essaie de synthétiser. La survenance des images n’est pas apprivoisée et la révolution continue :

J’ai confondu les péchés mortels avec les désirs non satisfaits. De mes pommiers maudits jaillit une sève abondante comparée aux rayons ultra-violets. Ci-gît ma révolution

1972 : 117

Le je poétique devient justicier et réconciliateur :

Le temps est venu où tu devras payer en misères le mal fait aux autres. Rendons grâce à la mort et laissons le soleil à ceux qui se trompent afin que dans les ténèbres nous retrouvions une lumière commune

1972 : 117

Il s’adresse à un « tu » déictique difficilement identifiable, le discours semblant faire référence à un temps différé sous-entendu dans le sémantisme du verbe « venir ». Simultanément, le je poétique se distancie du « tu » et de lui-même pour s’apprêter à accueillir un espace-temps qui pardonne afin de donner une chance de réalisation à l’apaisement, représenté par une « lumière commune » qui se démarque de l’ombre. Le je poétique ressent ici la possibilité de maîtriser l’ombre afin de se permettre de vivre sans honte.

Le poème d’Étienne révèle une bonne part de son mystère en contexte et s’appuie non pas sur un invariant, mais sur des cadres d’espace-temps, des univers en superposition qui contiennent des attracteurs permettant de créer des liens entre ces différents mondes. Contrairement à la visée structuraliste, le texte poétique d’Étienne (forme et contenu) est conçu comme un système fonctionnel ouvert, engageant constamment dans son dialogue des éléments qu’il repère dans le flot qu’il parcourt. Dialogue avec mon ombre se démarque par « l’absence de centre textuel », car chaque poème participe à la formation d’une vague dont les éléments sont activés pour former le recueil. La langue poétique d’Étienne constitue une sorte de seconde langue, caractérisée par sa spécificité rythmique, ses métaphores, mais aussi ses thèmes orchestrés dans une articulation proportionnelle à leur poids dans l’espace-temps. Une « langue spéciale » motivée par « des circonstances spéciales » (Gardes-Tamine, 2011 : 25).

Le poème d’Étienne n’a pas qu’un seul référent de base, une structure textuelle invariante qui constitue sa signifiance – son noyau sémantique –, je dirai plutôt qu’il se saisit comme un système ouvert animé par de multiples référents qui habitent les divers contextes générateurs où il s’inscrit et qui participent à sa formation, à son essence migratoire, ce qui le mène à sa propre transformation. Le poème, dans le recueil d’Étienne, n’a pas de structure facilement cernable, car il appartient à un flot qui s’écoule, entraîné par les poèmes qui le précèdent et ceux qui le suivent projetant la vague vers son devenir. C’est un organisme résultant d’un jeu de modulations et de variations figuratives, car il est par définition mouvement systémique ouvert à des liens sémantiques associatifs issus de divers espaces-temps donnant lieu à de multiples interprétations. Tout comme la langue peut générer un nombre infini de phrases[3], le texte poétique d’Étienne utilise tous les moyens linguistiques mis à sa portée pour justement briser l’invariance du langage utilitaire qui limite le champ référentiel au besoin de la communication pragmatique. Le noyau sémantique du texte poétique, que Riffaterre nomme hypogramme, n’est pas selon moi chez Étienne un invariant, mais plutôt une création inductrice d’une réalité plurielle à noyaux multiples, d’où la puissance suggestive, génératrice de sens, dont est muni le texte poétique étudié. Je citerai ici les propos d’Étienne en prélude à La charte des crépuscules (oeuvres poétiques) 1960-1980 (1993). Il renseigne alors sur l’objectif de son écriture poétique, qui est de « montrer la pertinence de l’énonciation poétique dans une démarche d’écriture constamment branchée sur un imaginaire qui explore les mille et une facettes du réel haïtien » (1993 : 7).

Des espaces-temps générateurs d’effets

Le recueil d’Étienne, Dialogue avec mon ombre, surgit d’un espace-temps précis (Haïti), qui brise ses propres frontières originelles en émergeant d’une multitude d’espaces formateurs où il s’enchâsse et se dissémine. Le texte poétique ne prendra donc forme que dans ses divers E-T et dans les diverses interprétations qu’il suscitera chez les lecteurs. Le lieu originel générateur d’effets diffusera sa réalité, de nouvelles associations forme/sens se créeront avec d’autres lieux et d’autres époques additionnant de ce fait leurs charges de signification. On ne peut alors parler de noyau sémantique invariant dans la structure du poème d’Étienne, puisque l’ADN textuel se sera transformé au cours de ses multiples transhumances et enracinements. La dimension métaphorique, dans Dialogue avec mon ombre, est selon moi la matrice génératrice des variations formelles et sémantiques qui alimentent l’évolution textuelle de l’oeuvre. Il ne s’agit donc pas de noyau sémantique (cf. « hypogramme ») (Prud’homme et Guilbert, 2006) à la base de la structure et des fonctions du texte poétique, mais de noyau métaphorique ou « métagram ». Le poème d’Étienne se sert de la langue comme système linguistique fonctionnel utile à la communication, mais il se sert aussi du système métagrammique, actionné par la métaphore et générateur d’interprétations fonctionnelles bio-psycho-sociales.

Conclusion

L’identité haïtienne prime toutes les autres dans Dialogue avec mon ombre. Le recueil d’Étienne est un système dynamique séismique où les espaces-temps s’entrechoquent continuellement. Ces espaces-temps comportent non seulement celui du moment de l’énonciation, mais aussi tous ceux qui ont marqué le parcours du je poétique. Notre analyse a vérifié notre hypothèse centrale dans sa complexité au moyen de la théorie du flash, qui permet au poème de survenir. Le premier espace-temps qui répand ses réalités multiples sur les autres est sans aucun doute celui qui se rapporte à Haïti. Pour saisir le pont qui relie le début du recueil et son dénouement, nous porterons notre attention sur des extraits du poème qui inaugure Dialogue avec mon ombre et un second qui le termine :

Me voilà revenu d’un voyage étrange, couvert de lèpres, ma coquille seconde. Je me débats dans le noir. Devant ma porte, une bande de vieillards dessinent leurs sosies comme des archanges l’image de Dieu sur les plaines d’Abraham. Je reviens d’un long coma. Des jours ont passé ; mes pieds saignent encore à force d’avoir marché sur des tessons de bouteille. Chaque réflexe me semblait un sanglot ininterrompu. Je me rappelle seulement l’effort que j’ai fait pour rentrer dans ma peau et trouver dans mes confusions quelque raison qui eût justifié mon état de suicidé. Je me rappelle seulement les hommes en furie brandissant devant moi des torches enflammées, les cloches carillonnant mon kaddish, tout un peuple de chiens cherchant un cadavre à dépecer, une puce à manger. À l’heure qu’il est, je me demande si l’on peut vivre éternellement dans la mort, présente au regard, dans le cri qu’on prononce, pour dire au monde que chaque goutte d’eau est un feu à la gorge, chaque pas en avant un retour en arrière.

Je reviens d’un étrange voyage

1972 : 7

Le recueil est un long exutoire à la souffrance endurée. Ce long poème qui commence par la répétition partielle d’un segment de phrase suivi d’une virgule – « Me voilà revenu d’un voyage étrange, […] » – en dit long sur le développement qui suit. L’adjectif « étrange », se produisant avant la virgule, porte le poids de l’arrêt du souffle après avoir exprimé un voyage inusité. Ce long passage nous communique l’état lamentable auquel est réduit le je poétique. Les termes associés à cette description (la lèpre, le coma, les tessons de bouteille, le sanglot ininterrompu, les confusions, l’état de suicidé, les torches enflammées, le kaddish, etc.) décrivent un horizon inhabituel, effrayant, cauchemardesque. Le je poétique finit en se demandant « si l’on peut vivre éternellement dans la mort » en faisant pratiquement du surplace. Après ce premier paragraphe, le je poétique reprend le verbe « revenir », mais cette fois au temps présent avec l’épithète « étrange » précédant le nom « voyage ». Ce qui donne la phrase indépendante : « Je reviens d’un étrange voyage », suivie d’un point final. Le souffle rythmique tombe alors sur le terme « voyage », dont le son vocalique [a] porte l’accent tonique de la phrase et s’ouvre sur la dénonciation de l’atroce jusqu’à la porter, à la fin de son expédition, loin de l’ombre. Dialogue avec mon ombre s’achève sur le volet 18, nombre symbole de la vie dans la tradition hébraïque. Il n’est plus question ici de kaddish (la prière des morts dans la tradition juive), mais de vie. Le je poétique parle alors à sa collectivité pour envisager le futur :

Un jour, je vous attendrai dans mon nouvel éden, vous que j’ai aimés plus que moi-même plus que mon âme, par-dessus les grimaces intellectuelles, les morales de corruption et la misère.

Je vous attendrai dans ce pays aux moissons abondantes où les enfants joueront avec les poèmes du matin

[…]

Ainsi, nous bâtirons des villes lunaires pour la terre à recréer selon les prédictions du poète et le réveil des plèbes assoiffées de lumières

1972 : 135

C’est par cette vision exploratrice bienfaitrice d’un futur interplanétaire et accompagnée d’une conscience affirmée que se termine ce long poème : un recueil de libération altruiste et d’affirmation courageuse de soi. Tout y est assumé dans la confrontation et l’apprivoisement de l’ombre par le voyage douloureux de la mémoire dans les labyrinthes de la prison, de la torture, de l’avilissement de soi, de la dénonciation et de tant d’autres obstacles pour arriver au bout de la nuit et accepter en toute conscience son droit à la renaissance de soi par l’amour de l’autre.