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Introduction

La pandémie de COVID-19 a accentué tout comme mis en lumière l’isolement des familles réfugiées au sein des sociétés hôtes (Lin, 2023; Zivot et al. 2022). On parle ici à la fois d’isolement au sens sanitaire, social et d’accès aux services généraux spécifiques (Im et George, 2022). Sur le plan de la santé physique, les recherches montrent que le contexte de pandémie a accentué les inégalités de santé (Ghadi et al. 2024). Les personnes réfugiées présentaient des taux plus élevés d’infection à la COVID-19 ou risquaient davantage d’être en contact avec la COVID-19 (El Arab, Somerville, Abuadas, Rubinat-Arnaldo et Sagbakken, 2023; Guttman et al., 2020). Ces constats sanitaires sont en partie expliqués par des déterminants sociaux tels que les conditions de vie favorisant l’exposition et la propagation de la COVID-19 (ex. : surpeuplement dans les logements et quartiers de résidence, occupation d’emploi essentiel) (Barker, 2021; Cleveland, Hanley, Jaimes et Wolofsky, 2020; El Arab et al., 2023; Guttmann et al., 2020).

Au niveau psychosocial, plusieurs études ont souligné le risque important pour les personnes réfugiées de voir leur santé mentale se détériorer ou de vivre de la détresse en contexte pandémique et de confinement (Benjamen et al., 2021; Rees et Fisher, 2020). Ce contexte de stress, d’incertitude et d’isolement social a pu exacerber plusieurs manifestations psychosociales au niveau individuel (diminution de la qualité du sommeil, augmentation des rappels d’événements potentiellement traumatiques, niveau d’anxiété, consommation de substances) et familial (conflits interpersonnels, violence intrafamiliale) chez les personnes nouvellement réinstallées (Barker, 2021). Les mesures sanitaires mises en place pour freiner la propagation du virus de la COVID-19, en particulier les confinements ou l’interdiction de certaines activités collectives, ont réduit les opportunités de connexions avec la société d’accueil pour les familles nouvellement réinstallées, favorisant l’isolement social, qui constitue alors un facteur de risque au niveau de la santé mentale (Im et George, 2022).

Alors que les familles réfugiées couraient un risque plus important au niveau de la santé physique et mentale, les études soulignent, en matière de services, à la fois un moindre accès pour les familles réfugiées et un moindre recours aux services dédiés. À titre d’exemple, les délais dans l’accès à la vaccination étaient plus importants pour ces familles comparativement à la population générale (Burns, Campos-Matos, Harron et Aldridge, 2022). De plus, la pandémie a entraîné la suspension provisoire de certains services dédiés aux personnes tout juste réinstallées (comme les services d’évaluation santé à l’arrivée) (Clarke et al., 2020). Les études de Guttman et al. (2020) et celle de El Arab et al. (2023) soulignent aussi que les personnes réfugiées ont eu moins recours aux services de dépistage (El Arab et al., 2023; Im et George, 2022). En contexte pandémique, les recherches indiquent que la barrière linguistique, la numérisation des services ainsi que la nature de certaines règles sanitaires associées à la lutte contre la COVID-19 ont pu constituer une barrière dans l’accès aux services pour les personnes réfugiées (Barker, 2021; El Arab et al., 2023). De plus, il est aussi question, en contexte d’urgence, du manque de familiarité, voire de la défiance, des personnes et familles réfugiées à l’égard des autorités et du système de santé, le tout favorisant leur isolement au sein de la société (Clarke et al., 2020; Edmonds et Flahault, 2021).

Au Québec, lors de la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, 4 685 personnes réfugiées étaient arrivées dans la province depuis moins d’un an (Gouvernement du Canada, 2021), dont presque la moitié ne parlant aucune des deux langues officielles (Ministère de l'Immigration, de la Francisation et de l'Intégration [MIFI], 2021). Habituellement, les personnes réfugiées bénéficient d’une évaluation du bien-être et de l’état de santé physique dès leur arrivée. Cette évaluation est offerte dans les 14 villes d’accueil à travers le Québec, par l’une des 14 équipes de santé des réfugié·e·s dont le mandat est de dépister les problèmes de santé et d’orienter les personnes vers les services appropriés du réseau de la santé et des services sociaux (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2018). À l’instar d’autres services, certaines équipes de santé des réfugié·e·s ont été mobilisées dans la lutte contre la COVID-19 dans d’autres départements du réseau de la santé, suspendant du même coup leurs services aux personnes réfugiées. D’autres équipes ont pu poursuivre leurs activités en les adaptant. Cela dit, cette offre de services a demandé un certain nombre d’ajustements pour respecter les mesures sanitaires imposées, au Québec comme ailleurs (Im et George, 2022).

La recherche Les équipes de santé dans le contexte de la COVID-19 : pratiques, enjeux et résilience, menée par le Centre d’expertise sur le bien-être et l’état de santé physique des réfugiés et des demandeurs d’asile (CERDA) en 2021, visait à documenter l’adaptation des pratiques des équipes de santé des réfugié·e·s dans le contexte de la COVID-19. Les professionnel·le·s interrogés ont identifié l’isolement social des familles réfugiées comme l'une des principales considérations au coeur de l’adaptation de leurs services. Cet article vise deux objectifs : 1) documenter les perceptions des professionnel·le·s des équipes de santé des réfugié·e·s relatives à l’isolement des familles réfugiées dans le contexte de la COVID-19 et 2) documenter les pratiques émergentes en contexte d’urgence sanitaire.

Méthodologie

Cette étude menée par le CERDA est de type qualitatif. 21 entrevues semi-dirigées ont été menées auprès de gestionnaires et de professionnel·le·s de 9 des 14 équipes santé des réfugié·e·s du Québec et ont couvert la période de mars 2020 (déclaration de l’état d’urgence sanitaire) à juin-octobre 2021 (période des entretiens). Le recrutement s’est fait selon une base volontaire par contact direct des participant·e·s par le CERDA. Les entretiens ont été structurés selon quatre dimensions : 1) la perception des besoins et des défis des personnes réfugiées en contexte pandémique, 2) la nature des décisions prises relatives aux activités de chaque équipe de santé des réfugié·e·s en contexte de crise sanitaire et leur évolution dans le temps, 3) la nature de l’offre de service en contexte de crise sanitaire et les défis associés à l’intervention et 4) la collaboration entre les équipes et les différents acteurs et actrices oeuvrant auprès des personnes réfugiées dans leur localité. Les entrevues ont été enregistrées au format audio avec le consentement des participant·e·s puis retranscrites. Deux membres de l’équipe ont réalisé les analyses thématiques (Braun et Clarke, 2022; Smith, Flowers et Larkin, 2009) avec le logiciel NVivo (version 12). L’identification des thèmes s’est faite de manière inductive. Pour les besoins de cet article, une analyse complémentaire a été faite afin d’isoler les codes spécifiques associés au thème de l’isolement. Une analyse verticale a permis l’édification de codes puis de pré-thèmes pour les entrevues, par participant·e et par équipe. L’analyse transversale a permis un regroupement des thèmes identifiés.

Le processus de validation s’est fait par comparaisons d’encodage et accord interjuge entre les deux premiers auteur·e·s (MA et NT). Il est à noter qu’aux niveaux méthodologique et éthique, l’expérience des personnes concernées est comprise et analysée uniquement à partir de la perception et du discours des professionnel·le·s des équipes de santé des réfugié·e·s («  les participant·e·s » dans la suite du texte).

Résultats

Les participant·e·s sont répartis comme suit : 7 du volet santé physique (médecin, infirmier ou infirmière et infirmier ou infirmière praticien·ne spécialisé·e), 8 du volet psychosocial (travailleuse ou travailleur social) et 6 du volet gestion (agent·e administratif, assistant·e au supérieur ou à la supérieure immédiat·e et gestionnaire). Les participant·e·s cumulaient entre 3 et 26 ans d’expérience professionnelle dans le réseau de la santé et des services sociaux, dont en moyenne 4 années dans une équipe de santé des réfugié·e·s. Trois participant·e·s occupaient un double mandat dans un autre service de santé (par exemple dans des services jeunesse). Une personne n’était plus en fonction au moment de l’entrevue. Les participant·e·s étaient rattachés aux CISSS de la Montérégie-Centre, Montérégie-Est, Laval ou Outaouais ou aux CIUSSS du Centre-Ouest-de-l'Île-de-Montréal, Estrie-CHUS, Capitale-Nationale ou Mauricie-Centre-du-Québec.

Les résultats sont organisés autour de trois thèmes relevant de l’isolement : l’isolement sanitaire des familles réfugiées, l’isolement psychosocial des familles réfugiées et l’isolement professionnel des participant·e·s. Chacun de ces thèmes est composé de sous-thèmes décrivant à la fois les défis rencontrés par les familles réfugiées selon les participant·e·s et les pratiques mises en place par ces derniers.

Isolement sanitaire

L’isolement sanitaire fait référence aux défis rencontrés par les familles réfugiées dans l’accès aux soins de santé et à l’information sanitaire en contexte pandémique.

Rupture de services et obstacles à l’accès aux soins en mars 2020

En mars 2020, dans un contexte où tout le système de santé s’est retrouvé mobilisé pour la lutte contre la COVID-19, certaines équipes de santé des réfugié·e·s ont cessé leurs activités : puisque les frontières étaient fermées aux nouvelles arrivées, elles n’avaient plus de clientèle cible. Pourtant, certaines familles réfugiées nouvellement arrivées n’avaient pas encore bénéficié d’une évaluation et plusieurs participant·e·s estiment que ces familles ont vécu un « trou » de services. D'autres équipes de santé des réfugié·e·s encore en activité ont tenté de rejoindre ces familles et des participant·e·s rapportent des obstacles à la prise de contact engendrés par les restrictions sanitaires et le recours imposé aux télécommunications (outils désuets, manque de familiarité, enjeux de confidentialité). Les participant·e·s mentionnent avoir été aussi contactés par des familles réinstallées depuis plusieurs mois voire années qui éprouvaient des défis analogues aux familles nouvellement arrivées, notamment en termes d’accès au système de santé (informations générales sur la pandémie, dépistage, renouvellement de prescriptions, suivis de maladies chroniques ou autre). Si les participant·e·s ont mentionné avoir été parfois l’unique référence pour plusieurs familles réfugiées, ils et elles rappellent leur incapacité à pouvoir intervenir directement dans certaines situations urgentes du fait de leur mandat et de la structure de l’équipe. Les participant·e·s mentionnent aussi avoir été sollicités durant la pandémie par des personnes en demande d’asile, des personnes parrainées privées ou encore leurs parrains. Si les services spécifiques à la COVID-19 étaient accessibles sans distinction de statut, plusieurs personnes en demande d’asile ont rapporté aux participant·e·s davantage de difficultés qu’en temps normal à avoir accès aux services généraux (que ce soit par exemple pour un renouvellement de prescription, une évaluation par un médecin ou une limitation d’accès aux services d’urgence).

Pour expliquer ces difficultés à l’accès aux services généraux, les participant·e·s rapportent des obstacles tels que les barrières linguistiques et culturelles, le manque de familiarité avec le réseau de la santé, la peur de la stigmatisation, les obstacles administratifs (absence de démarches d’inscriptions à la Régie de l’assurance maladie du Québec, absence de médecin de famille) et, de manière spécifique aux personnes en demande d’asile, la méconnaissance du Programme fédéral de santé intérimaire (PFSI) au sein du réseau de la santé et des services sociaux. Selon une travailleuse sociale, le contexte pandémique a mis en évidence certains enjeux préexistants à la COVID-19 concernant l’inclusion des familles réfugiées dans le système de santé :

Notre clientèle migrante, ce n’est pas toujours le coup de coeur dans le réseau donc souvent ces personnes sont mises de côté.

professionnelle volet psychosocial

Pourtant, la lutte contre la COVID-19 passait par l’inclusion de tous les pans de la population. Or les témoignages des participant·e·s montrent que les familles ont pu être isolées aussi sur le plan des mesures sanitaires.

Des consignes sanitaires et une reprise des activités sources d’isolement sanitaire

L’isolement sanitaire résulte aussi, selon les participant·e·s, des règles et des directives sanitaires en lien avec la reprise des activités, le dépistage, la distanciation sociale ou encore la vaccination qui, par nature, semblaient peu adaptées aux conditions de vie des personnes réfugiées. Par exemple, les conditions de logement ne permettaient pas toujours de respecter la distanciation sociale ou encore la précarité de certains emplois limitait le recours au dépistage (par exemple, l’absence de temps de pause). En matière de transport, une participante souligne comment les consignes sanitaires ont constitué un obstacle pour certaines familles dans l’accès aux services d’évaluation :

Moi, ce ne sont pas des familles de 2 que j’ai comme au Québec, 2 enfants, 2 adultes, puis ils peuvent venir juste le père puis la mère, c’est une famille de 12, ça ne rentrait même pas dans l’autobus à cause des places limitées pour la distanciation et tout ça.

professionnelle volet santé physique

Le manque voire l’absence d’informations sanitaires dans la langue d’origine (portant sur le consentement à la vaccination, ou correspondant à une absence d’interprètes dans les grands centres de dépistage et de vaccination) pouvait être un obstacle au respect des consignes et à l’accès à la vaccination. De plus, plusieurs participant·e·s ont constaté que les informations sanitaires transmises par le pays d’origine étaient parfois les principales sources d’accès à l’information, pouvant aller à l’encontre des informations transmises à l’échelle de la province. Après la deuxième vague, des professionnel·le·s nuancent leurs propos par l'impression que les familles ont été généralement plus au fait des mesures sanitaires, en raison du développement de la transmission d’information en phase péri-migratoire et à l’arrivée. Plusieurs professionnel·le·s rapportent également des bris de service ayant pu entraîner une augmentation des facteurs de risque à la santé, qu’ils soient associés spécifiquement à la COVID-19 (exacerbation des symptômes chez des patient·e·s identifiés à risque et difficultés dans l’accès à une prise en charge, difficultés d’accès à l’information sanitaire et moindre recours aux gestes barrières) ou à des conditions médicales préexistantes (retard dans l’accès au renouvellement de traitement et au suivi en contexte de maladie chronique).

Pratiques des équipes de santé en réponse à l’isolement sanitaire des familles réfugiées

Face aux situations d’isolement et de rupture de services, les participant·e·s rapportent différentes initiatives pour soutenir l’accès aux services des familles réfugiées en contexte pandémique. Durant les mois qui ont suivi le décret d’urgence sanitaire, leurs premières interventions ont visé à rejoindre les personnes et les familles venant d’arriver ou ayant fréquenté les services durant la dernière année. Ces appels, parfois réalisés en collaboration avec des interprètes, ont permis de transmettre l’information sanitaire dans la langue d’origine et de faire un suivi des différents besoins (en particulier le renouvellement de prescriptions). Des équipes ont eu recours à l’envoi postal aux domiciles des familles réfugiées de matériels informatifs traduits sur la COVID-19. Certaines équipes ont réalisé la vaccination en partenariat avec des interprètes, favorisant l’obtention d’un consentement libre et éclairé. Pour certaines équipes restées en fonction, le maintien des services et l’arrêt des arrivées de personnes réfugiées ont permis l’instauration de nouveaux services en santé physique et l’élargissement de l’offre de service (clinique sans rendez-vous, accès aux services pour les personnes en demande d’asile, suivi post-évaluation). À mesure de l’évolution de la situation sanitaire et de la reprise graduelle des services de plusieurs équipes, un rattrapage des évaluations non réalisées avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire a été effectué. Durant la deuxième vague, des interventions pré-triage ont été mises en place pendant la période de quarantaine des familles réfugiées à leur arrivée afin de leur transmettre l’information sanitaire et d’évaluer les besoins de manière précoce.

Isolement psychosocial

À travers les appels décrits plus hauts, les participant·e·s rapportent avoir eu accès au vécu des familles réfugiées relativement aux mesures de quarantaine et de distanciation sociale, et notamment à leur impact sur l’isolement psychosocial. Les participant·e·s décrivent des effets au niveau de la santé mentale individuelle, des relations entre les membres de la famille et de manière élargie dans la relation à la société d’accueil.

Confinement et santé mentale

Face au contexte pandémique et au manque d’informations sur la COVID-19, plusieurs participant·e·s rapportent la peur chez certaines familles de sortir de la maison :

Il y a des gens qui n'osaient même pas sortir de chez eux, qui n’allaient pas à l’épicerie, ils n’avaient plus rien à manger et avaient mis des plastiques partout sur les fenêtres parce qu’ils avaient peur que ça rentre par là.

professionnel·le volet psychosocial

Ceci a pu entraîner des situations où les familles rencontraient des difficultés à répondre à des besoins de base tels que se nourrir, situations accentuées par la fermeture de certaines banques alimentaires. Également, les participant·e·s ont observé des impacts sur la santé mentale en termes d’anxiété, de symptômes associés au rappel de certains événements et contextes traumatiques vécus ou encore certains symptômes dépressifs. Plusieurs participant·e·s ont souligné la détérioration de l’état de santé mentale de personnes réfugiées ayant fréquenté les services des équipes de santé des réfugié·e·s, notamment celles vivant seules et plus isolées :

[…] on recevait des demandes surtout des personnes qui arrivaient seules, mais j’ai eu aussi des hommes ici avec leurs femmes et enfants qui tombaient en crise d’anxiété, d’angoisse à cause de l’inconnu et de tout ce qu’ils entendaient dans les médias.

professionnel·le volet psychosocial

Notons ici la tension entre la sur-connexion virtuelle et la déconnexion physique avec la société d’accueil, qui peut engendrer des conflits au sein de la famille ainsi qu’une certaine forme d’exclusion sociale.

Conflits familiaux et rupture avec la société d’accueil

L’isolement a pu entraîner des situations de conflits au niveau de la famille et une détérioration des relations entre les membres. Au niveau parent-enfant, les participant·e·s soulignent l’impact de l’école à la maison et de la fermeture des établissements scolaires. Pour plusieurs parents, l’aide aux devoirs et la rencontre avec un système éducatif différent a pu être source de détresse et de tension dans la relation avec leurs enfants. Plusieurs participant·e·s ont fait état de contextes occasionnant des changements de rôle, les parents se retrouvant dans des postures d’apprenant, de perte sentie de légitimité parentale et d’autorité, non pas sans conflit intergénérationnel au sein du système familial.

De manière analogue à ce qui a été observé dans la population générale, les participant·e·s ont évoqué quelques situations de conflits conjugaux et actes violents associés, concomitants ou préalables au contexte pandémique et dont le manque de ressources (fermeture ou limitation des places dans les maisons d’hébergement) a augmenté les situations d’urgence.

Cet enfermement au sein de la cellule familiale et cette impossibilité de créer des liens avec la société d’accueil sont décrits par des participant·e·s comme un obstacle au sentiment d’appartenance et d’intégration dans les premiers temps de réinstallation. Une travailleuse sociale évoque la rupture dans le processus de familiarisation et de représentations du nouveau lieu de vie médiée par l’impossibilité de pouvoir faire et découvrir :

[…] d’arriver à Montréal, tu le projettes, tu l’imagines, tu fantasmes et en fait tu arrives ici et on te dit bah… tu ne peux rien faire, quoi.

professionnelle volet psychosocial

Le contexte pandémique a également entraîné l’arrêt provisoire de plusieurs services d’aide communautaires et provinciaux. Une professionnelle décrit cette période de pause imposée à l’arrivée :

Ils ont vécu la COVID-19 dans leur pays de provenance et arrivent à Montréal et vivent la COVID à Montréal aussi. Quand le sens de venir à Montréal est là et qu’ils voient une projection d’espoir, soulagement d’arriver, soulagement repoussé, car tout est limité : accès à la socialisation, cours de francisation en ligne, les gens ont été en stand by pendant 1 an.

professionnelle volet psychosocial

Les mesures préventives et de distanciation sociale ont entraîné la mise en suspens des événements sociaux et communautaires. Pour une participante, l’impossibilité de se voir et de se retrouver ensemble a pu avoir des impacts psychosociaux d’autant plus conséquents du fait de différences culturelles dans le rapport à la collectivité et au chez-soi :

[…] c’est l’hiver, c’est mon premier hiver, je ne connais rien, je ne peux pas socialiser. La plupart des Québécois, on vit quand même bien l’individualité. Mais nos personnes immigrantes ce n’est pas ça. Ils vivent en collectivité. Ils ont besoin de voir des gens. Donc pour eux ça a été extrêmement souffrant, il y a des liens qui avaient commencé à se créer, ils ont perdus ces liens-là. Il y en a qui ne sont pas revenus de ces liens-là.

professionnelle volet psychosocial

Adaptation et résilience des familles réfugiées

Dans ce contexte, les participant·e·s nomment aussi l’adaptation et la résilience dont ont fait preuve ces familles. Par la nature des conditions de vie dans le pays d’origine et durant le parcours migratoire, certaines familles relativisaient leur expérience actuelle de confinement :

Il y a des gens qui étaient capables de dire, ben… j’aime mieux vivre ça ici que de vivre chez nous.

professionnel·le volet santé physique

Les participant·e·s ont aussi fait mention d’autres dimensions dans lesquelles les familles montraient leur adaptation et leur connaissance, comme l’usage des technologies de communication à distance :

Ils ont l’habitude de faire les choses à distance, même ils nous ont appris certains trucs, ils étaient plus à l’aise que nous.

professionnel·le volet psychosocial

À la réouverture de la frontière, les mesures sanitaires en lien avec la quarantaine à l’arrivée ont aussi été vécues de manière positive pour certaines familles, leur offrant un temps de pause à l’arrivée :

C’est sûr que y’en a quelques-uns… de rester en quarantaine ils trouvent ça difficile, mais en même temps la plupart m’ont dit, ça leur a fait du bien de se reposer. Ils sont obligés en quelque sorte, hein, ils arrivent, il y a le décalage horaire… et… en même temps, bon, ils n'ont pas besoin d’aller au magasin, ils n'ont pas besoin de faire quoi que ce soit, on s’occupe d’eux. De se remettre, de se reprendre un peu.

professionnel·le volet psychosocial

De manière générale, plusieurs participant·e·s ont mentionné la difficulté de faire un lien direct entre le contexte pandémique et les impacts négatifs sur la santé mentale des personnes réfugiées, rappelant la nature singulière du vécu de chacun.

Pratiques des équipes de santé en réponse à l’isolement psychosocial des familles réfugiées

Tout comme les participant·e·s du volet santé physique, les professionnel·le·s en travail social ont mentionné l’importance d’assurer une présence à distance, notamment par appel téléphonique, et ainsi rompre quelque peu l’isolement social. Pour pallier l’arrêt provisoire de services, plusieurs participant·e·s ont décrit la mise en lien des familles avec d’autres organismes en activité. Certain·e·s se sont même déplacés pour distribuer de la nourriture à des familles en quarantaine ou refusant de sortir de leur domicile. Plusieurs participant·e·s ont mentionné avoir effectué un travail d’accompagnement et de références dans des contextes de soutien à la parentalité ou de violence conjugale et avoir assuré un suivi temporaire en attendant l’accès des familles aux services. À mesure de la reprise des activités, les participant·e·s rapportent avoir adapté leurs évaluations à la communication à distance et à la nature des besoins émergents durant le confinement (nourriture, école, logement, inquiétudes).

Isolement professionnel

À travers les entrevues, l’isolement des personnes réfugiées et en demande d’asile a eu un effet miroir sur l’isolement vécu par les professionnel·le·s des équipes de santé des réfugié·e·s durant la pandémie. Les participant·e·s décrivent les défis et les impacts psychosociaux du contexte pandémique de réorganisation des offres de services et des nouvelles mesures sanitaires sur leurs conditions de travail et leur bien-être.

Défis professionnels et personnels

Selon les participant·e·s, le délestage dans d’autres services a entraîné une diminution des effectifs ainsi qu’une augmentation des tâches assignées aux personnes restées en fonction. De plus, les mesures sanitaires relatives au travail à distance ont pu contribuer à une diminution des occasions de collaboration interdisciplinaire entre les membres de l’équipe. Plusieurs participant·e·s y ont associé un sentiment d’isolement professionnel. La fermeture de services connexes et d’organismes communautaires a entraîné également une perte des liens et de la collaboration avec les partenaires :

[…] il ne faut pas prendre les choses pour acquises, parce que nos processus en place, l’accès aux services, on travaille fort et je le dis pour les réfugiés, mais je le dirais aussi pour les demandeurs d’asile, depuis 2017 on a travaillé fort pour rendre les services accessibles, on avait des partenariats intéressants, et du jour au lendemain tout ça tombe.

professionnel·le volet gestion/administration

Certain·e·s participant·e·s ont également fait des liens entre leur expérience professionnelle et personnelle en contexte pandémique. Le travail à distance et la fermeture des services ont été aussi source d’inquiétudes pour leur santé et celles des proches ainsi qu’une période d’adaptation pour concilier vie personnelle et professionnelle (comme la garde d’enfant) :

[...] la lourdeur de la dernière année et demie, comme citoyenne, comme fille d'une famille avec des parents plus âgés, est-ce que c'est normal de trouver ça plus difficile de venir, de travailler puis de voir la clinique en plus ? Peut-être.

professionnelle volet santé physique

Dans cette « ouverture qui nous lie à eux », certains ont exprimé le sentiment de partager une expérience commune avec leur clientèle, ces défis et ces inquiétudes quotidiennes les rapprochant et les sensibilisant aux obstacles que les familles réfugiées vivent au quotidien.

Pratique des équipes de santé en réponse à l’isolement professionnel

L’arrêt des activités et le besoin de rompre avec l’isolement professionnel ont favorisé la réactualisation de manière collective de diverses pratiques au sein des équipes. À titre d'exemple, on retrouve des rencontres dédiées à la mise à jour des partenariats et banques de services communautaires, au maintien d’activités par l’implantation de services « hors-mandat » ou encore au maintien d’activités de co-évaluation en ayant recours aux technologies de communication à distance :

Ça a été positif aussi, car ça a ouvert un espace de créativité chez tout le monde, fallait penser out of the box, espace de créativité, d’opportunités, ça a amené des collaborations intéressantes aussi. Quelque chose positif de ça.

professionnel·le volet gestion/administration

Des activités de formation ont également été mentionnées autour de nouvelles pratiques ou champs d’intervention (soutien et interventions auprès des personnes en demande d’asile, technologies de communication). Ceci a permis de développer de nouveaux outils et de nouvelles pratiques en lien avec le mandat d’évaluation des équipes santé des réfugié·e·s. Les services de soutien psychologique et relatifs au bien-être semblent quant à eux avoir été peu investis par les participant·e·s comme stratégie pour prendre soin de soi.

Discussion

À partir de l’expérience des professsionnel·le·s des équipes de santé des réfugié·e·s, cette étude met en lumière l’isolement auquel les familles réfugiées ont pu être confrontées durant la pandémie. L’isolement y est décrit comme multiple, à la fois sanitaire et psychosocial. Pour les participant·e·s, le contexte d’urgence sanitaire révèle des obstacles et des inéquités dans l’accès aux services pour les familles réfugiées, défis préexistants à la COVID-19 (Arya et al., 2021). En intervenant auprès d’une population parfois isolée du réseau de la santé et déconsidérée dans les mesures sanitaires, les participant·e·s nous parlent aussi de leur propre isolement professionnel. Mais cette étude souligne également que malgré les difficultés, la période pandémique a été investie par les équipes comme un moment pour repenser leurs pratiques (Arya et al., 2021). À partir des défis mentionnés plus haut et des pratiques émergentes, nous proposons plusieurs avenues potentielles au niveau de la recherche et de la santé publique, transposables à la fois en contexte d’urgence sanitaire et en contexte régulier.

Durant la pandémie, plusieurs familles réfugiées ont pu rencontrer d’importantes difficultés tant au niveau de l’accès aux services de soins qu’à l’information sanitaire (Beaujoin et al., 2023; Benjamen et al., 2021). Notamment, l’absence d’accès à des informations dans la langue d’origine (Cleveland et al., 2020) entre en contradiction avec les mesures sanitaires dédiées à la prévention individuelle et collective (pédagogie autour des gestes barrières, démarches pour l’accès à la vaccination). D’après nos résultats, pour pallier ce déficit, une grande partie des pratiques des professionnel·le·s des équipes de santé·des réfugié·e·s ont été dédiées à la traduction de l’information sanitaire. Afin d’améliorer l’accessibilité de l’information, les lignes directrices sanitaires publiques devraient inclure la traduction systématique des contenus informatifs ainsi que des efforts de diffusion (code QR avec choix de langue, traduction virtuelle simultanée en consultation, relais de diffusion au niveau des leaders communautaires et des médias privilégiés par les communautés ethnoculturelles) (Arya et al., 2021; Cleveland et al., 2020). Notons également que les familles ont parfois rencontré des difficultés à respecter les mesures sanitaires à cause de leurs conditions de logement ou de leurs conditions de travail.

Outre ces obstacles d’accès à l’information, les familles réfugiées ont également rencontré des obstacles d’accès aux services de santé. La réorganisation des services a pu entraîner l’arrêt temporaire des évaluations offertes par les équipes de santé des réfugié·e·s. Or cette offre de services est indispensable pour aider les familles réfugiées à naviguer dans un système de santé complexe et inconnu. De plus, les mesures sanitaires ont pu être un obstacle d’accès aux espaces de soin pour les familles réfugiées (Cleveland et al., 2020). Si plusieurs participant·e·s ont assuré une offre de services à distance, il apparaît essentiel de penser l’aménagement et l’accès des espaces de soins à ces familles : espace aménagé pour accueillir des familles nombreuses, transport spécifique dédié à l’accompagnement des familles réfugiées (Arya et al., 2021). Toujours en matière d’obstacles, la raréfaction des plages horaires de service et la systématisation du recours aux plateformes de rendez-vous ont pu constituer un obstacle supplémentaire pour les familles réfugiées dans l’accès aux services. De nombreux participant·e·s ont assuré le suivi administratif de la prise de rendez-vous et l’arrimage des familles réfugiées au système de santé régulier, et ce, le plus souvent en dehors de leur mandat. En ce sens, plusieurs participant·e·s ont mentionné l’importance d’inclure au niveau des lignes directrices l’ensemble de ces tâches complémentaires, ou encore de bénéficier d’un mandat élargi considéré et reconnu en contexte d’urgence sanitaire. Il semble également important de mieux former les services réguliers aux besoins spécifiques des familles réfugiées au niveau de l’arrimage des services ou encore d’inclure des professionnel·le·s pivots permettant l’accompagnement des familles réfugiées dans le système de santé pour prendre la suite du mandat des équipes de santé des réfugié·e·s (Arya et al., 2021).

Au niveau psychosocial, on constate que plusieurs mesures sanitaires, telles que l’arrêt temporaire d’offre de services communautaires ou l’interdiction des rassemblements communautaires, ont pu favoriser l’isolement des familles réfugiées (Arya et al., 2021). Pour autant, les constats des participant·e·s demeurent nuancés. Dans certaines familles, la pandémie a pu entraîner des niveaux importants de stress, de détérioration de la santé mentale de certains membres ou des tensions familiales émergentes, mais elle a aussi mis en lumière beaucoup de résilience, à travers la capacité à relativiser la gravité du contexte pandémique au regard de vécus passés ou encore l’investissement du contexte d’urgence sanitaire à titre de pause et de ralentissement dans des parcours de réinstallation effrénés. Face à cette complexité au niveau de l’évaluation du bien-être dans le temps, notre étude met en lumière l’importance de maintenir un contact universel avec l’ensemble des familles rencontrées par les équipes de santé des réfugié·e·s. Souvent décrites comme des appels succincts et informels, ces interventions ont permis de briser l’isolement, de maintenir un lien avec la société d’accueil ou encore de déceler une urgence au sein de certaines familles plus à risque. Cela dit, comme nos résultats ne tiennent compte que de la perspective des professionnel·le·s, il serait important d’explorer davantage l’efficacité des modalités utilisées pour ce type de soutien psychosocial auprès des familles réfugiées. Il semble également important de poursuivre la recherche sur le recours aux technologies à distance dans le champ de la santé auprès des personnes réfugiées, entre autres pratiques prévenant l’isolement sanitaire et tout en ayant des limites pour l’intervention interculturelle (Disney, Mowbray et Evans, 2021). À titre de thème récurrent de tensions et de conflits au niveau des familles, les participant·e·s ont beaucoup fait référence à la sphère de l’éducation. Notre étude souligne également que la fermeture des écoles a pu contribuer à augmenter les tensions et conflits familiaux. Ceci s’explique par certains obstacles rencontrés par les parents dans l’aide aux devoirs en fonction du niveau de maîtrise de la langue ou de littératie (Cleveland et al., 2020). Comme cela a été mentionné par plusieurs participant·e·s, il semble important d’offrir un soutien complémentaire aux familles dans cette transition d'école à la maison en contexte d’urgence sanitaire. Il pourrait être important ici de penser un arrimage de services complémentaires de santé psychosociaux et scolaires afin d’accompagner les enfants et leurs parents.

Notre étude souligne également que l’isolement a pu toucher les professionnel·le·s des équipes de santé des réfugié·e·s. Thème moins retrouvé dans la littérature, cet isolement nous parle également de la manière dont certaines mesures sanitaires ont pu fragiliser les conditions de travail et le bien-être des participant·e·s. Les mesures associées à la réorganisation des services et au délestage des professionnel·le·s ont pu limiter le travail collaboratif et renforcer l’isolement professionnel. De plus, les participant·e·s ont mentionné le sentiment d’offrir un service d’utilité publique (Martins-Borges et al., 2023), pourtant peu reconnu au sein des directives et du système de la santé. À l'avenir, le maintien des services des équipes de santé des réfugiées en contexte d’urgence sanitaire semble une priorité. Au sein des équipes et à l’échelle des professionnel·le·s, plusieurs aménagements au niveau structurel prévenant l’épuisement professionnel peuvent être soutenus par les directives : promotion et accès au soutien psychologique, temps dédié à la formation, facilitation de la collaboration entre les professionnel·le·s et acteurs et actrice·s du terrain et création de communautés de pratiques interrégionales (Trosseille, Azri, Coulibaly et Gagnon, 2022). On peut penser également à la nécessité de poursuivre le développement de stratégies de sensibilisation et d’information au sein du réseau de la santé afin de promouvoir le rôle et le mandat de ces équipes parfois peu connues et reconnues au sein du réseau.

Conclusion

La COVID-19 et les réponses sanitaires, souvent peu adaptées aux besoins et aux déterminants de vie des familles réfugiées, semblent avoir contribué à leur isolement sur le plan sanitaire et social. Ceci laisse entrevoir à la fois des inégalités face à la santé, notamment dans l’accès à l’information et à la prévention, et à terme un isolement sanitaire aux impacts potentiels sur la santé physique et le bien-être des personnes concernées. Face à ces défis, la suspension des activités de certaines équipes de santé des réfugié·e·s et le délestage ont pu accentuer les obstacles rencontrés par ces familles et entraîner des bris de services. De plus, les mesures sanitaires ont pu avoir des impacts psychosociaux sur les professionnel·le·s en renforçant le sentiment d’isolement et la perte de reconnaissance dans l’exercice de leurs fonctions. Ce contexte sanitaire extraordinaire met en lumière à la fois les défis rencontrés par les familles réfugiées, les limites de leur inclusion et de leur considération dans les directives provinciales ainsi que le rôle central des équipes de santé des réfugié·e·s pour pallier certains de ces déficits. Dans un contexte actuel de projets de loi (14) autour de la Charte de la langue française, cette étude laisse présager l’augmentation des obstacles et des barrières de la langue pour les familles immigrantes et réfugiées dans l’accès aux services de santé. Dès lors, il semble primordial de soutenir la promotion de directives réduisant les inégalités sociales de santé pour les personnes concernées et le maintien de l’action des acteurs et actrices du réseau y contribuant.