Abstracts
Résumé
Face aux défis de la recherche en santé mondiale et les différentiels de rapports de pouvoir au sein desquels les chercheuses et chercheurs sont appelés à naviguer dans ce champ, nous proposons de réfléchir à la place des ressentis et des éprouvés. Pour ce faire, dans cet article, une expérience de terrain à Bobo-Dioulasso (Burkina Faso) agit comme base de réflexion critique concernant le rôle et la responsabilité d’une jeune chercheuse canadienne dans un contexte où ses observations ethnographiques ont permis l’identification de violences sur des personnes manifestant des souffrances psychiques importantes. Nous traitons plus spécifiquement des angles morts et des résistances de la chercheuse qui sont apparus dans un second temps de la démarche réflexive. Les non-dits, les silences et les inconforts sont dépliés, explorés et interprétés afin de proposer une posture de recherche permettant d’être à la fois à l’écoute de l’explicite et de ce qui ne peut être mis en mots. Cet article apporte un éclairage interdisciplinaire et s’inscrit dans le panorama des écrits francophones portant sur la décolonisation des savoirs et des approches interculturelles en recherche.
Mots-clés :
- ethnographie critique,
- santé mondiale,
- réflexivité,
- décolonisation,
- silence
Article body
Introduction
Récemment, de nombreuses prises de position au sein du champ de la santé mondiale témoignent d’un malaise quant à la manière dont est menée la recherche en vue de l’atteinte d’une meilleure équité en santé (Khan et al., 2021; Oti et Ncayiyana, 2021; Shiffman et Shawar, 2022). Tirant son origine de la médecine coloniale, la santé mondiale met en scène des dynamiques de pouvoir profondément ancrées dans lesquelles les pays du Sud deviennent des objets d’étude et des lieux d’intervention d’équipes du Nord (Kwete et al., 2022; Mogaka, Stewart et Bukusi, 2021). Bien que ces enjeux soient discutés au sein de la communauté scientifique, ils représentent un défi perpétuel sur le terrain. Faisant face à ces situations sanitaires préoccupantes et urgentes, mettant en dialogue des acteurs porteurs de bagages culturels éloignés et de capacités d’influence déséquilibrées, oeuvrant dans des contextes où les ressources humaines, financières, organisationnelles et structurelles sont limitées, la santé mondiale comporte des spécificités qui doivent être considérées dans la réflexion sur la décolonisation des savoirs et des pratiques.
Les écrits actuels portant sur les processus de décolonisation mettent l’emphase sur l’importance de donner la voix et les moyens aux acteurs des pays du Sud plutôt qu’aux agences internationales et aux acteurs du Nord concernant l’établissement des priorités de recherche (Ollila, 2005; Oti et Ncayiyana, 2021; Shiffman et Shawar, 2022). Faisant face à des défis importants, les acteurs du Sud déplorent une série de barrières systémiques réduisant leurs capacités à développer, porter, mener et diffuser des initiatives de recherche innovantes à large échelle pour résoudre les défis de santé dans leur propre pays (Beran et al., 2017; Khan et al., 2021; Ranson et Bennett, 2009; Thornicroft, Cooper, Bortel, Kakuma et Lund, 2012). Le renforcement des capacités est non seulement une direction de recherche où il est crucial de fournir les moyens suffisants pour la production de connaissances ancrées dans les contextes du Sud, mais il est également fondamental pour les systèmes de santé, qui rencontrent d’importants problèmes d’infrastructures et de manque de personnel qualifié, avec des départs massifs vers les pays du Nord (Finkel et al., 2022; Kwete et al., 2022).
La nature même du champ amène les chercheuses et chercheurs à s’attarder aux facteurs systémiques ainsi qu’aux déterminants sociaux et structurels à la base des inégalités de santé puisqu’ils en sont les vecteurs à l’échelle populationnelle. Ces déterminants doivent assurément être abordés, puisque leur influence est décisive sur les conditions de vie, l’état de santé et l’accès aux services, sur les représentations sociales de certains groupes sociaux ainsi que sur les expériences de discrimination, d’exclusion, d’oppression et de violence pouvant être vécues par certaines sous-populations (Büyüm, Kenney, Koris, Mkumba et Raveendran, 2020; Crear-Perry et al., 2021, McAllister et al., 2018). Bien qu’essentielles et prioritaires, ces réflexions occultent néanmoins les dimensions relationnelles, intersubjectives et affectives inhérentes à la complexité des rapports interculturels en contexte de grandes disparités sociales, économiques et politiques. Ces dimensions se mettent pourtant en place dans les interactions entre les acteurs et actrices du Sud et du Nord et elles modèlent la nature des contacts sociaux, raison pour laquelle il est pertinent de s’y attarder.
L’utilisation des ressentis comme source de données privilégiées
Dans cet article, je vise à intégrer à la réflexion collective l’importance des ressentis et plus particulièrement la question du contre-transfert culturel à la base des approches interculturelles en psychologie. Je réfléchis sur la place des bouleversements, de l’envahissement, des débordements et parfois de la paralysie que nous pouvons éprouver en tant que chercheur ou chercheuse qui acceptons d’entrer en dialogue authentique avec les lieux, les univers symboliques et les personnes qui constituent nos terrains de recherche. Dans cette perspective, les ressentis sont abordés comme le reflet d’une manière d’être au monde et reflètent les éléments signifiants de nos identités sociales, comme des savoirs géo-corpo-politiques (Mignolo et Tlostanova, 2009) qui se mettent en scène de manière proéminente dans la rencontre à l’Autre en contexte (post)colonial.
Le transfert et le contre-transfert culturel – référant aux réactions conscientes et inconscientes à l’endroit des caractéristiques culturelles et collectives portées par l’Autre – sont au coeur de toute relation interculturelle (Devereux, 1980). Agissant en tandem, ces réactions, d’un côté des chercheurs et chercheuses et de l’autre côté des « enquêté·e·s », entrent dans une série de mouvements faisant ressurgir des ressentis de part et d’autre. Constitué de sensations corporelles, de représentations visuelles, d’élans pulsionnels et d’angoisses, le contre-transfert constitue une réaction à ce qui est invisible, à ce qui est ressenti ou pressenti au moment de la rencontre (interculturelle) (Daxhelet, Johnson-Lafleur, Papazian-Zohrabian et Rousseau, 2018; Delanoë et Moro, 2016; Rouchon, Reyre, Taïeb et Moro, 2009). La mise au jour de ces savoirs expérientiels, émotionnels et somatiques peut permettre de révéler certains points d’incompréhension, de divergence, de rupture entre deux univers symboliques et culturels.
Pour parvenir à explorer ces éléments contre-transférentiels dans le contexte actuel de la recherche en santé mondiale, je plongerai dans des questionnements qui sont nés de terrains ethnographiques menés entre 2015 et 2017 au Burkina Faso dans le cadre de ma thèse doctorale. Pour approfondir l’exploration des éléments propres à mon contre-transfert culturel, je m’inspire de l’approche méthodologique que Mazzocchetti et Piccoli (2016) désignent comme étant une ethnographie sensible des émotions. Cette approche repose sur l’utilisation du vécu du chercheur dans l’objectif d’adopter une posture éthique à l’écoute des mots, des gestes et des interactions, mais également des silences, des non-dits et de ce qui est éprouvé sensoriellement. Ces silences et non-dits ont été centraux dans ces terrains ethnographiques et je souhaite m’y intéresser. Je fais le pari qu’en portant une attention aux ressentis associés à ces silences, en les considérant comme des sources de données valides et en acceptant de les dévoiler, il peut être possible de dissoudre, ne serait-ce que légèrement, la distinction figée propre aux rapports (post)coloniaux entre le sujet étudiant et l’objet étudié (Maldonado-Torres, 2007; Quijano, 2007). Dans cet article, je tenterai donc d’exposer qu’une telle approche permet une décentration et un travail réflexif nécessaires dans lequel l’univers de représentations des chercheurs et chercheuses, celui des « enquêté·e·s » et celui de leurs projections respectives participent à une négociation intersubjective centrale à la rencontre ethnographique.
Les inconforts sur le terrain : naviguer entre violences institutionnelles et illégitimité
Dès le début de mes études doctorales, je me suis intéressée aux problématiques d’accès aux soins psychiatriques et psychosociaux dans les pays d’Afrique subsaharienne. Selon la littérature scientifique, ces problématiques s’expliquent principalement par des barrières économiques et par des défis d’organisation des soins. Les écrits scientifiques tendent à conclure que lorsque ces barrières économiques, géographiques et logistiques sont amoindries, les services de santé mentale demeurent sous-utilisés par les communautés par crainte de stigmatisation sociale (Heim, Kohrt, Koschorke, Milenova et Thornicroft, 2020; Kohrt et al., 2018; Saraceno et al., 2007; Weiss et Pollack, 2017). Dans la très grande majorité des études disponibles, la stigmatisation est expliquée par un manque de littératie en santé mentale ainsi que la prédominance de certaines croyances culturelles « erronées », notamment concernant les modèles explicatifs magico-religieux des troubles mentaux (Benedicto, Mndeme, Mwakagile et Mwansisya, 2016; Ganasen et al., 2008; Salifu Yendork, Kpobi et Sarfo, 2016; Shah et al., 2017). Curieusement, ces conclusions évacuent l’influence de facteurs structurels – tels que l’historique colonial et les rapports de pouvoir actuels dans lesquels prend racine l’organisation sociale.
C’est face à ces constats que je me suis trouvée lorsque j’ai débuté cette recherche. J’ai été frappée de constater une tendance dans la littérature scientifique à endosser une conception universalisante de la santé mentale, alors que la psychiatrie transculturelle a largement documenté que la détresse psychologique est perçue, vécue, exprimée et interprétée différemment d’un contexte socioculturel à l’autre (Kendler, 2008; Kirmayer, Dao et Smith, 1998; Lewis-Fernandez et Kirmayer, 2019; Nitcher, 2010; Weiss, 1997). Dans la littérature en santé mondiale, lorsque la « culture » est abordée, elle est souvent condensée, figée, stéréotypée et réduite à des visions essentialistes. Ainsi, les « variables culturelles » sont fréquemment considérées comme des facteurs influençant négativement les trajectoires de soins et donc en partie responsables de l’écart massif observé entre les pays du Nord et du Sud concernant l’utilisation des services de santé mentale.
J’ai trouvé très peu de travaux nuancés tentant de comprendre les dynamiques de stigmatisation en prenant appui sur les savoirs populaires, les normes communautaires, les codes socioculturels et les référents coutumiers ou traditionnels. C’est ce qui m’a initialement motivée à entreprendre une recherche ethnographique au Burkina Faso, où je souhaitais mieux comprendre les interactions entre les différents univers de représentations des troubles mentaux.
Cette démarche a impliqué de nombreux aller-retour théorie/terrain, la création continue de collaborations, beaucoup de flexibilité et surtout l’adoption d’une posture d’humilité culturelle (Foronda, 2020) pour harmoniser les objectifs, les stratégies pour rejoindre les personnes concernées, les méthodes de collecte des données, etc. Je me suis rendue à Bobo-Dioulasso pour une première fois en 2015, où j’ai été accueillie au sein d’un centre de recherche socio-anthropologique et au service à l’unité de soins psychiatriques de la ville. De fil en aiguille, j’ai rencontré différents informateurs et informatrices qui m’ont donné accès à d’autres structures de soins où je pouvais également mener des observations. Lors d’un second terrain, en 2017, je me suis intéressée à la prise en charge des troubles psychiatriques par les communautés. Cela m’a plutôt amené à côtoyer les patiente et patients dans d’autres contextes, à constater leurs conditions de vie, à interroger les itinéraires thérapeutiques au travers des réseaux de soins informels, à observer certaines pratiques de médecines traditionnelles et à documenter la manière dont sont perçues et traitées les personnes errantes dans les rues.
Au fil des mois, grâce à l’assiduité de ma présence et des liens de confiance qui se sont progressivement tissés, mes observations m’ont amenée à constater à la fois l’invisibilité de certaines personnes mises à l’écart, ignorées, cachées, enfermées, attachées et l’hypervisibilité d’autres personnes exposées à diverses formes d’abus et de mauvais traitements à la suite d’un abandon familial et communautaire. Certaines personnes ont accepté de m’ouvrir leur porte pour me montrer les lieux où ils avaient été enchaînés dans le passé par leurs proches, d’autres m’ont montré les cicatrices laissées sur leur corps à la suite de mauvais traitements reçus. Les résultats obtenus dans le cadre de cette enquête (Pigeon-Gagné, Hassan, Yaogo et Saïas, 2024; Pigeon-Gagné, Hassan, Yaogo, Saïas et Ouedraogo, 2023; Pigeon-Gagné, Yaogo, Saïas, Hassan et Bambara, 2022) permettent de mettre un visage sur le phénomène de la stigmatisation, qui n’avait précédemment pas été exploré, contribuant ainsi à le désinvisibiliser. Certes, ces résultats ont une pertinence sociale et scientifique, mais ils passent complètement sous silence les dynamiques relationnelles qui se sont progressivement mises en place et qui continuent de m’habiter plusieurs années après la fin de cette enquête. Ces dynamiques relationnelles m’ont parfois permis d’accéder à des témoignages précieux et à des pratiques cachées, alors que, dans d’autres circonstances, elles m’ont mené à me heurter à des impasses. Ne sachant que faire de mes ressentis et inconforts, je les ai évacués au profit d’une écriture très pragmatique et orientée sur les « résultats empiriques ».
J’ai quitté le terrain à deux reprises avec une sensation de trop-plein, la frustration de ne pas avoir eu accès à ce que je cherchais, un sentiment de révolte, la honte de ne pas avoir toujours su comment me positionner et parfois avec le désir de me dissocier complètement de cette enquête et de l’oublier. Je ressentais la responsabilité de valoriser les témoignages qu’on m’avait livrés, de porter la voix de ces personnes trop souvent mises sous silence et de dénoncer les injustices que certains avaient accepté de me dévoiler. Je sentais tout autant que je n’avais pas la légitimité de prendre la parole, que ce n’était pas mon rôle et je me sentais sans repères quant à la manière de mettre en mots cette expérience. Il m’a fallu un moment avant de pouvoir me plonger dans mes données d’entretiens et encore plus pour m’immerger de mes notes d’observations qui, systématiquement, me plongeaient dans un état de paralysie. J’ai progressivement et péniblement renoué avec mon matériel.
Que ce soit dans mon rapport avec le service psychiatrique, avec les thérapeutes traditionnels et religieux ou avec une organisation caritative, j’ai pu dégager une observation générale. Pour l’ensemble de ces milieux, j’ai initialement été reçue avec intérêt, curiosité voire engouement par les partenaires sur le terrain. Tous et toutes étaient très intéressés par ma recherche et m’ouvraient la porte de leurs organisations, mais semblaient aussi avoir perçu des avantages à ma présence qui surpassaient ceux que je leur avais exposés. Plusieurs m’ont rapidement demandé de faire des consultations avec des patients par manque de psychologues, certains m’ont directement demandé de financer leurs activités ou m’ont demandé d’importantes sommes d’argent pour que je puisse poursuivre mes observations. D’autres ont eu des comportements déplacés témoignant d’une confusion quant à mon rôle en tant que femme dans leur équipe principalement masculine. Bref, j’ai pu remarquer un écart entre l’ouverture et la chaleur de l’accueil initial et les déceptions, les frustrations ou la méfiance (non dites) que je pressentais au moment de me retirer du terrain.
Premier terrain : choc et perte de repères
Lors de mon premier séjour, une situation qui a été particulièrement difficile émotionnellement s’est présentée. Cette situation a marqué un point tournant dans ma manière d’appréhender mon enquête, elle a suscité énormément de doutes et de questionnements. En étant présente quotidiennement dans les lieux de soins, j’étais fréquemment témoin de pratiques stigmatisantes qui éveillaient des sentiments inconfortables, mais que j’arrivais à contenir pour poursuivre mon travail ethnographique. Après trois mois, un évènement s’est produit au service psychiatrique qui m’a cette fois-ci ébranlée et qui a modifié ma perception de mon rôle face à mes milieux d’observations ainsi que de ma posture en tant que chercheuse. Soudainement, je me sentais coincée entre, d’un côté, mes valeurs et mon éthique personnelle, et, de l’autre côté, certains codes, normes et fonctionnements de la culture institutionnelle de l’établissement où j’étais accueillie. Les extraits de mon journal de bord qui suivent dépeignent sommairement cet incident :
Dr X m’a pris à part pour m’informer qu’un membre de l’équipe soignante a eu une relation sexuelle avec une patiente hospitalisée. Je lui ai spontanément demandé : « Qu’est-ce qui s’est passé? », il m’a répondu : « Il va falloir que tu te tiennes tranquille sinon je ne te raconte pas ». Il m’a ensuite expliqué qu’il y a deux ou trois semaines, un infirmier était de garde et qu’une patiente lui aurait demandé d’avoir des rapports sexuels avec elle, ce qu’il a accepté. Ne trouvant pas sa fille, sa mère la cherchait et l’a finalement entendu crier alors qu’elle était dans la chambre de l’infirmier. Ce serait elle qui serait alors intervenue. Dr X considère que la mère de la patiente dramatise la situation en disant qu’il s’agit d’une agression sexuelle et voulant porter plainte. Dr X me confie qu’il a mis de la pression sur la famille pour la convaincre de ne pas porter plainte en invoquant les risques d’être stigmatisée : « Vous ne voudriez surtout pas que votre nom et le nom de votre fille sortent dans les médias et que tout le monde sache qu’elle a une maladie mentale. Vous ne voulez pas être associés à un scandale comme celui-là qui nuirait à l’image de votre famille ». J’ai demandé quelles mesures avaient été prises pour assurer la protection de la patiente. Dr X a ri et m’a répondu : ce n’est pas un viol, il ne faut pas exagérer. Le Monsieur lui aussi, c’est une forme d’abus puisque la patiente l’a quémandé pour avoir des rapports sexuels ». Il a ensuite ajouté : « Tu sais, les gens ont déjà de fausses croyances par rapport à la psychiatrie, si cette information est connue ça donnera une mauvaise image au service et les gens voudront encore moins nous consulter… et pour le Monsieur, s’il y a un procès, il va perdre sa femme et ses enfants, il ne pourra plus se trouver d’emploi. Tu ne peux pas en parler ».
Je reviens sur la situation avec Dr X en lui demandant s’il est possible de mettre en place certaines mesures durant la période d’hospitalisation de la patiente pour éviter les contacts. Il me répond : « Si j’avais su que ça t’affecterait autant, je t’aurais laissée dans ton monde de licornes… Tu sais, on manque de personnel, on ne peut pas se passer de lui, on n’est pas au Canada ici. Ce n’est pas la première fois que ça se produit… ce Monsieur, il a des comportements bizarres, il a déjà agressé une collègue verbalement, il a failli se battre avec un accompagnant et il a déjà eu une relation de couple avec une patiente auprès de qui il faisait des séances de thérapie à domicile. Tu vois bien que c’est quelqu’un qui a des problèmes, mais on a besoin de lui ». Il poursuit en parlant des défis chroniques liés au manque de ressources humaines en psychiatrie et du fait qu’ils dépendent de la présence des proches des patients pour les accompagner durant l’hospitalisation. Il précise : « C’est inacceptable qu’ils [les accompagnants de la patiente] ne l’aient pas surveillée et qu’elle se soit retrouvée dans la chambre du Monsieur, c’était leur responsabilité que ça ne se produise pas. Ce sont eux qui devraient être blâmés pour ce qui s’est produit. »
Le dossier de A ne contient aucune information sur l’agression sexuelle ni concernant une consultation en gynécologie. Il n’est pas non plus mention qu’hier la patiente a été trouvée inconsciente après avoir consommé neuf somnifères et que ce matin elle a affirmé avoir fait cela « pour ne jamais se réveiller ».
(Notes d’observation, juillet 2015. La patiente était une jeune femme de 19 ans hospitalisée pour un état psychotique transitoire. Lorsqu’elle a été examinée en gynécologie, l’équipe du centre hospitalier a recommandé que la famille dépose une plainte officielle pour agression sexuelle.)
Ces extraits de mes notes d’observations sont restés inédits, craignant les potentielles répercussions de les dévoiler. Je vis un grand malaise en me replongeant dans ces souvenirs parce qu’ils me rappellent toute l’impuissance de ne pas savoir su comment me positionner : quel est notre rôle en tant qu’ethnographe lorsque nous sommes témoin de violences et lorsque nos valeurs personnelles sont ébranlées? Étant bouleversée de constater qu’une telle violence ait eu lieu et que la situation ait été minimisée, esquivée et mise sous silence, j’étais figée. Je n’ai ni assumé pleinement mon désaccord en quittant ce lieu d’observation ou en dénonçant la situation ni choisi de m’y intéresser comme un objet d’étude que j’aurais pu ensuite documenter de manière plus fine.
Deuxième terrain : incompréhensions interculturelles
La fin du premier terrain et l’entièreté du second ont été orientées autrement : je me suis plongée dans les systèmes de soins informels, traditionnels et religieux qui m’étaient dorénavant accessibles grâce aux liens progressivement noués avec certains informateurs et certaines informatrices. Sur le coup, j’étais persuadée que ma démarche allait dans le sens de légitimer les savoirs populaires (trop souvent occultés, voire délégitimés dans la littérature scientifique). Avec le recul, je me rends compte que je suis allée ailleurs pour éviter de devoir faire face à mes profonds inconforts et pour éviter de devoir mettre en mots une situation qui m’ébranlait trop. Je craignais me trouver de nouveau à être témoin (et complice) d’autres violences faites envers les patients, ce qui a mené à ce contournement.
En bifurquant vers d’autres univers de soins, je me suis confrontée à d’autres difficultés. Je me suis alors trouvée à baigner dans un ensemble vaste et complexe de signifiants culturels fort éloignés des miens. Un élément central aux représentations populaires des troubles psychiques était le thème de la transgression d’interdits (règles ancestrales, interdits spécifiques à chacun des groupes ethniques, interdits sociaux, etc.) : toutes les discussions finissaient par tourner autour de ce thème. Les personnes que je rencontrais étaient sans équivoque concernant la causalité entre la commission d’actes transgressifs et le développement d’un trouble mental.
Contrairement aux pratiques psychiatriques qui suscitaient en moi des sentiments de révolte et d’impuissance, l’univers des représentations traditionnelles éveillait plutôt de la curiosité, mais aussi une sensation d’étrangeté, voire l’impression d’imposture, ce qui générait d’autres types d’inconforts. Il est arrivé à plusieurs reprises qu’en tentant de mieux comprendre la nature de ces interdits, je me retrouve face à des réponses évasives ou à des silences alors que la personne avec qui je m’entretenais s’était montrée généreuse dans ces propos jusqu’à ce que ce thème soit effleuré. Plusieurs fois, je me suis fait répondre : « Vous les blanches vous posez trop de questions, vous voulez tout savoir », « Vous ne pouvez pas comprendre, vous n’êtes pas africaine », « Vous êtes venus prendre tout, mais il y a des choses que vous ne pouvez pas prendre ». Lors de ces échanges, curieusement, les gens abordaient sans gêne les pratiques discriminatoires et stigmatisantes à l’égard des personnes avec des troubles de santé mentale, mais exprimaient une réticence claire à expliciter leur compréhension des interdits culturels.
Sans comprendre de quoi étaient constitués ces interdits, j’ai toutefois pu constater leur place centrale dans les mécanismes de stigmatisation : les personnes ayant un trouble de santé mentale pour lequel il était suspecté qu’une forme ou une autre de transgression en soit à l’origine était davantage stigmatisées, car jugées responsables de leur condition. Provenant d’un univers socioculturel éloigné, j’étais soucieuse de ne pas insister en questionnant autrement et je sentais que je n’avais aucune légitimité interprétative face à ces propos évasifs qui m’étaient livrés ou face à l’absence de propos. Ce sentiment était d’autant plus marqué du fait que lorsque je tentais de comprendre les logiques des soins « traditionnels », j’observais un retrait des personnes qui étaient auparavant fort intéressées par la recherche et qui finissaient par se désengager. Je pense particulièrement à une guérisseuse chez qui j’ai pu faire plusieurs observations qui m’a un jour dit : « Le problème, c’est que tu ne crois pas, c’est pour ça que tu ne peux pas comprendre ». Par la suite, je n’ai plus reçu d’invitations de sa part pour participer aux soins qu’elle prodiguait aux patiente et patients qui étaient pensionnaires chez elle et elle ne répondait plus à mes appels.
Le silence dans l’analyse : entre la violence épistémique et la performativité de l’interdit
Pour revenir à l’idée initiale de cet article et utiliser cette expérience pour faire des ponts avec la réflexion actuelle sur la décolonisation des savoirs, je tente dorénavant de comprendre en quoi le matériel éprouvé dans le cadre de cette enquête, et plus particulièrement les ressentis inconfortables se dégageant des non-dits et des silences, témoigne de certaines spécificités relationnelles de la recherche en contexte (post)colonial. Plus précisément, j’argumente que ces émotions initialement perçues comme des limitations et des contraintes à ma démarche représentent plutôt des outils pour m’orienter sur le plan éthique (Mazzocchetti et Piccoli, 2016; Vaucher, 2020).
La mise en mots de ces ressentis vise à les resituer dans le contexte social et politique plus large qui balise l’enquête et qui teinte certainement le déroulement d’autres enquêtes en santé mondiale. Dans le cas qui nous intéresse, la constitution d’une trame narrative autour des événements marquants du terrain fait apparaître une association entre, d’un côté, la rencontre avec des silences, des résistances et des interdits et, de l’autre côté, des états de confusion et de paralysie. Les deux situations attirant mon attention renvoient à : 1) la violence sexuelle et institutionnelle faite envers une jeune patiente hospitalisée en psychiatrie (et la mise sous silence de la patiente et de sa famille, mais également de la chercheuse) et 2) les silences associés aux interdits culturels rendant le discours des enquêté·e·s opaque lors des entretiens avec la chercheuse, représentante d’un univers socioculturel étranger. Dans un cas, la révolte et la crainte de porter préjudice m’ont paralysée; dans l’autre, les ressentis d’illégitimité m’ont bloquée dans l’élan rédactionnel qui aurait pu matérialiser ces silences autour de mots qui, eux, sont visibles et qui perdurent dans le temps.
Ces constats généraux renvoient à des considérations éthiques fondamentales à la posture ethnographique dans laquelle chaque chercheur ou chercheuse porte la responsabilité de fournir une description dense, détaillée et représentative du réel et ainsi transposer ses observations en récit (Geertz, 1973; Laplantine, 2010). L’ethnographe s’engage dans un acte interprétatif au moment même où il ou elle organise ses observations autour d’une trame narrative, l’écriture constituant en soi un bris du silence du terrain (Anadon, 2006; Hirschauer, 2006; Vidal, 2005). L’acte interprétatif permet de surpasser la quotidienneté et d’avoir accès aux significations des observations (Atkinson et Hammersley, 1994; Lillis, 2008; Watson et Till, 2010), ce qui implique un « nécessaire risque interprétatif » (Olivier de Sardan, 2008). Ceci étant, il importe donc de se questionner sur le risque encouru au moment de dévoiler les silences et de leur apposer une signification par la mise en écriture.
Les dilemmes éthiques ont d’ailleurs été au coeur de la décision que j’ai prise de rédiger les résultats de façon descriptive et émotionnellement détachée. Plusieurs auteur·e·s ont déjà exposé que les balises établies par les comités d’éthique à la recherche sont souvent insuffisantes et parfois nuisibles puisqu’en inadéquation avec la posture ethnographique (Atkinson, 2009; Fassin, 2008a, 2008b; Gning, 2014; Olivier de Sardan, 2014). Dans cette enquête, un des dilemmes principaux était le suivant : comment dévoiler la situation d’agression sexuelle afin de témoigner des multiples visages de la stigmatisation alors que cet incident a eu lieu dans le seul service psychiatrique de la ville où travaillent seulement une dizaine de professionnels de la santé? Il était évident qu’en divulguant cette information, l’anonymat ne pourrait être préservé, ce qui pouvait potentiellement occasionner des conséquences sur des personnes ayant pourtant accepté de participer à l’étude puisque leur anonymat serait assuré.
Si les balises des comités d’éthique ne sont pas d’une grande aide, vers quoi doit-on se tourner pour répondre aux obligations éthiques qui encadrent toute recherche? Pour répondre à cette question, le récit de l’enquête m’amène à m’interroger sur le rôle des ethnographes et, plus largement, des chercheurs en santé mondiale sur la manière de décoder et d’interpréter les silences.
Les multiples visages du silence et leurs manifestations lors de l’enquête ethnographique
Le silence est foncièrement polysémique. Il peut indiquer une absence de représentations et témoigner de ce qui est indicible, inconscient ou irreprésentable, ce qui est le cas du silence traumatique qui induit un vide psychique : nommer devient alors une forme de violence qui bouscule et qui désorganise (Fassin et Rechtman, 2007; Roussillon, 2015; De Vincenzo, 2022). Le silence peut être révélateur d’un stigma, d’une forme de coercition qui crée une opacité du discours et la mise à distance de certaines actions pour éviter le poids de la condamnation morale (Goffman, 2009; Kleinman et Hall-Clifford, 2009; Ouédraogo, 2016) : il peut alors témoigner d’une grande vulnérabilité et de stratégies pour préserver filiation et affiliation, le rompre pouvant mettre en péril ce fragile équilibre (Drieu et Marty, 2005; Eiger, 2023; Kidron, 2009). Face à la violence structurelle, le silence peut être une stratégie de résistance : ne pas dire peut permettre de s’opposer (Aulagnier, 1976; Hamisultane, 2020; Le Breton, 2015). Le silence peut, à l’inverse, représenter le poids de ces violences structurelles qui empêchent la prise de parole, qui invisibilisent et qui marginalisent : renverser le silence permet alors de « rendre visible l’invisible » (Maldonado-Torres, 2007). Finalement, le silence peut témoigner d’un mode relationnel, d’une manière d’être présent à l’autre, dans une position de réelle écoute (Gagnon, 2006). Devant autant de significations, le silence gêne, démobilise et paralyse.
Dans toute enquête, il revient aux chercheuses et chercheurs de négocier la manière d’entrer en contact avec le terrain, d’entretenir des relations avec les informateurs et informatrices et d’interpréter les données recueillies selon une « éthique du terrain » dans laquelle on se laisse guider par les découvertes faites au fur et à mesure (Olivier de Sardan, 1995, 2008; Fassin 2008b; van Donge, 2006). Ce qui balise le travail n’est donc pas les protocoles et procédures standardisées dont sont porteuses les institutions universitaires ou gouvernementales, mais plutôt un engagement relationnel en constante évolution au sein duquel s’ancrent des principes et des valeurs. Selon Atkinson (2009), cet engagement se met en place envers les participants en tant qu’individus, mais aussi en tant que membres d’une organisation ou d’une communauté envers lesquelles le chercheur a également un engagement. Fassin (2008a) met en lumière la difficulté à identifier envers qui précisément la responsabilité de l’ethnographe est engagée, ce qui peut l’entraîner dans de profonds dilemmes éthiques, ce qui a été le cas dans cette enquête.
Il incombe à l’ethnographe de choisir d’agir ou de ne pas agir face à des situations délicates selon cette éthique de terrain, c’est-à-dire en prenant en considération les risques réels auxquels il ou elle peut exposer les « enquêté·e·s » (Gonzalez, 2003; Kincheloe et McLaren, 2011; Madison, 2012; Murphy et Dingwall, 2007; Noblit, Flores et Murillo, 2004; Olivier de Sardan, 2014). Son travail est guidé par la responsabilité de témoigner fidèlement de ses observations, en les positionnant et en les contextualisant dans le cadre relationnel et intersubjectif entretenu avec son terrain (Beaud et Weber, 2010; Denzin, 1997; Sanjek, 1990). En ce sens, l’ethnographe en contexte interculturel et surtout en contexte (post)colonial se doit, il me semble, de se questionner continuellement pour éviter de faire du tort : que dire et comment? Quoi ne pas dire, et pourquoi? Pour servir quels intérêts et au risque de reproduire quels rapports de domination préexistants? Que faire lorsque les principes de l’éthique de terrain entrent en contradiction les uns avec les autres ou lorsqu’ils s’entrechoquent avec nos principes personnels, nos convictions et nos valeurs?
Pour ce faire, il importe d’être à l’affût des raisons faisant en sorte que les « enquêté·e·s » choisissent de montrer (ou pas) ou de dire (ou pas) certaines choses à l’ethnographe, ce qui est intimement lié aux projections et représentations culturelles mutuellement entretenues. Dans le cas présent, j’ai eu à naviguer entre trois types de projections : celle de la sauveuse, celle de la jeune femme étrangère qui ne sait pas et ne peut pas comprendre et celle de la menace colonisatrice. Malgré toutes les précautions prises, je demeurais associée à ces représentations (post)coloniales. L’expérience de plusieurs décennies souligne d’ailleurs l’importance de s’attarder aux représentations que les « enquêté·e·s » ont des chercheuses et chercheurs puisqu’elles influencent significativement les données recueillies et les résistances observées (Devereux, 1980; Niang, Dupéré et Fletcher, 2017; Wacquant et Bourdieu, 1992).
Bien que foncièrement interprétative, l’ethnographie implique une réflexion sur la portée de l’acte interprétatif et de ses conséquences concrètes et symboliques. Le risque de la violence de l’interprétation doit être considéré et pesé, d’autant plus en contexte interculturel (Olivier de Sardan, 1996, 2008). L’acte interprétatif peut constituer une forme de violence symbolique et épistémique qui contribue à la construction d’une représentation erronée de l’Autre. Dans un contexte (post)colonial, l’acte interprétatif ne peut être dissocié d’une réflexion plus large sur les modes de production du savoir puisque les chercheuses et chercheurs détiennent le pouvoir d’interpréter l’ensemble des observations à travers une grille interprétative mettant de côté les épistémologies populaires – contribuant ainsi à l’hégémonie de la pensée occidentale (De Sousa Santos, 2015; Maldonado-Torres, 2007; Mignolo et Tlostanova, 2009; Quijano, 2007; Said, 2014; Spivak, 1999; Wynter, 2003). En ce sens, ces considérations épistémologiques méritent d’être intégrées à la réflexion sur l’éthique lorsque les terrains impliquent des relations interculturelles marquées d’asymétries de pouvoir, telles que c’est le cas en santé mondiale.
Dans le cadre de la recherche ethnographique à laquelle je me réfère, je me suis retrouvée à escamoter une partie du processus interprétatif pour éviter le piège de la violence épistémique. Le contexte culturel de l’étude est un contexte où les interdits occupent une place centrale dans les représentations de la maladie. Voulant éviter de poser un regard pathologisant et décontextualisé, ma timidité à entrer en dialogue interprétatif avec mes données m’a plutôt mené à être aveugle au caractère performatif de l’interdit. Que ce soit celui de révéler la violence institutionnelle ou celui d’accéder aux modèles explicatifs populaires, ces interdits m’ont paralysée, m’empêchant de prendre la parole, d’où l’importance de les amener à la conscience et d’y porter un regard réflexif.
Selon la perspective foucaldienne, le pouvoir performatif des mots renvoie au pouvoir réel et symbolique détenu par ces mots eux-mêmes mais renvoie également au pouvoir détenu par la personne ou l’institution y ayant recours (Foucault, 1975, 2004, 2008). Intimement lié aux structures de pouvoir, le caractère performatif de certaines paroles maintient donc en place les inégalités, l’oppression et la marginalisation produites par ces structures. Dans le cas qui nous intéresse, en refusant de les nommer et de les interpréter, j’ai endossé la violence réelle produite par l’institution psychiatrique (violence sexuelle envers une femme, mais probablement une culture institutionnelle cautionnant la violence sexuelle) et par un système de sens et de croyances (exclusion, stigmatisation, abus et mauvais traitements envers les personnes souffrant de troubles de santé mentale sévères).
Ainsi, la tension éthique caractérisant ce terrain se construit autour de deux injonctions : 1) celle de ne pas nuire par une violence positive (en prenant la parole sans avoir les informations suffisantes et les référents culturels) avec le risque que la recherche elle-même puisse avoir un caractère stigmatisant et 2) celle de ne pas nuire par une violence négative (en gardant sous silence des formes d’oppression) avec le risque de maintenir, de renforcer et de légitimer des systèmes oppressifs. Dans de telles situations, les chercheuses et chercheurs se trouvent alors face à une double contrainte prenant racine dans la juxtaposition des systèmes coloniaux et patriarcaux et mettant en tension des violences réelles et symboliques. Les penseuses féministes décoloniales nous mettent justement en garde de la complexité de l’enchevêtrement de ces structures oppressives et de leur rôle dans la perpétuation du système colonial, mais aussi dans le maintien des violences faites aux femmes, aux minorités sexuelles et à quelconques personnes ou communautés marginalisées (Lao-Montes, 2022; Lugones, 2010, 2013; Segato et Monque, 2021).
En guise de conclusion : comment rompre le silence par l’écriture?
Grâce à un récit de terrain orienté autour des silences et appuyé sur les ressentis incommodants éprouvé par une jeune chercheuse faisant de la recherche en santé mondiale, j’ai tenté d’exposer la complexité des dilemmes éthiques pouvant être vécus en contexte interculturel (post)colonial. Mon expérience au Burkina Faso en tant que doctorante illustre les inconforts générés lorsqu’en tant que chercheuse ou chercheur on se retrouve en conflit de valeurs et on se retrouve face à des injonctions paradoxales. Cet article vise à ouvrir un dialogue sur l’importance de la décentration, de l’accueil des ressentis et d’une forme de réflexivité authentique au service d’une éthique de terrain. Concrètement, l’expérience dépeinte dans cet article invite les chercheuses et chercheurs à intégrer à leurs réflexions éthiques les répercussions des violences réelles lorsqu’elles sont rencontrées sur leurs terrains, mais également les potentielles répercussions des violences invisibles, symboliques et interprétatives de leurs travaux.
Appendices
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