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Problématique de l’emploi en Wallonie en guise d’introduction

La Région wallonne (au sud de la Belgique) se caractérise par un taux d’emploi (64 %, Bureau du Plan, 2020) en deçà de la moyenne de l’Union européenne (UE) (73 %, OCDE, 2019). Dans ce contexte, le taux d’emploi des personnes issues d’un pays hors UE est inférieur à 50 % (Monitoring socio-économique, 2019). Cette situation pourrait être appréhendée comme la conséquence des évolutions qui ont touché la Wallonie (Statbel, 2022) depuis la récession des années 1970, ayant éludé les industries lourdes et vieillies – particulièrement présentes dans cette région et qui employaient la majorité des personnes étrangères. Les délocalisations et la désindustrialisation qui s’en sont suivies ont provoqué une perte d’emplois, notamment pour les personnes les moins qualifiées. Dès 2008, les impacts de la crise financière se sont superposés à ceux de la mondialisation et le déclin de l’industrie s’est encore accéléré face au gain de productivité lié à la numérisation, dévalorisant la main-d’oeuvre faiblement qualifiée et peu francisée, provoquant une augmentation rapide du taux de chômage (de 6 % en 2007 à 9 % en 2013). Cette moyenne cache des disparités importantes, car le taux de chômage dépasse les 25 % au sein des populations originaires de la Turquie, du Maghreb et des Balkans.

Le marché du travail wallon se caractérise également par un taux de surqualification élevé chez les personnes originaires de pays extra UE (38 %) par rapport aux natives (18 %). Cette différence est due, entre autres, à la non-reconnaissance des qualifications obtenues à l’étranger. De plus, l’écart salarial lié à l’origine reste l’un des plus élevés d’Europe : les personnes étrangères gagnant en moyenne 43 % de moins que les natifs. Ce constat s’explique par le fait que les personnes nées en dehors de l’UE sont concentrées dans des postes faiblement qualifiés des secteurs peu rémunérateurs, tels que les services hôteliers ou l’entretien. À l’inverse, on enregistre une sous-représentation de personnes d’origine étrangère au sein des services publics : on n’y recense que 5 % de personnes originaires d’un pays hors UE, là où cette population représente une personne sur 10 parmi les résidents. Enfin, la pandémie due au Covid-19 a occasionné un ralentissement de l’économie, mettant en évidence les menaces que constitue la crise pour l’égalité sociale et la valorisation de la diversité, notamment dans le champ de l’emploi (Scheurette et Manço, 2021a).

L’objectif de cet article est de relater la conception, la mise en oeuvre et l’évaluation d’un dispositif de mise en emploi rapide dans le secteur hospitalier à Liège, à destination d’un public issu de l’immigration extra-européenne, faiblement scolarisé et maîtrisant, en général, peu la langue française. Le dispositif se base sur l’étude des manques de l’offre d’insertion en Wallonie à destination des travailleurs issus des migrations et s’inspire d’exemples étrangers efficients. La mise en application du projet et l’évaluation des résultats conduisent, en conclusion, à des recommandations généralisables, y compris dans d’autres pays.

Pourquoi le marché de l’emploi wallon n’insère-t-il pas les personnes originaires de pays extra Union européenne?

Pour Lens, Marx et Vujić (2018), les difficultés d’accès à l’emploi des personnes originaires de pays extra UE pourraient être expliquées, en Belgique et singulièrement en Wallonie, par divers facteurs, dont le faible niveau de formation. Leur étude rappelle que, toutes origines confondues, la probabilité d’être en emploi est corrélée au niveau du diplôme. Toutefois, il faut reconnaître que cette observation n’explique qu’une part de l’écart du taux d’emploi entre personnes d’origine étrangères et natives, dans la mesure où le recrutement des premières n’est pas fondamentalement différent entre la Belgique et la plupart des pays européens, où ce taux est plus élevé, et les personnes originaires de pays extra UE installées dans le royaume ont une plus faible probabilité de travailler que les natives ayant le même diplôme. Le faible niveau de connaissance de la langue de la région d’installation est un autre frein à l’emploi. Pourtant, les auteurs nuancent : la maîtrise linguistique ne constitue qu’une des clés de l’accès à l’emploi. En effet, même les personnes originaires de pays extra UE qui maîtrisent le français rencontrent des difficultés d’accès à l’emploi. Un autre facteur serait la faible proportion de personnes migrant pour raisons professionnelles. De fait, pour des raisons familiales ou humanitaires, certaines ont des statuts de séjour précaires et rencontrent plus de difficultés que d’autres catégories à s’insérer sur le marché du travail. Le capital social des personnes originaires de pays extra UE doit également être pris en considération. L’absence de réseaux utiles pour accéder à l’emploi dans le pays d’accueil – ou, à l’inverse, la présence de « groupes ethniques » enfermant la personne dans un contexte social peu diversifié – est un fait renforçant l’ethnostratification du marché de l’emploi (Barras et Manço, 2013).

Les discriminations aussi font partie des obstacles. Selon Marfouk (2013), les discriminations à l’emploi ne sont pas uniquement le fait des entreprises. La sous-représentation des personnes étrangères dans certaines catégories professionnelles résulte également de l’agir d’autres acteurs comme les collègues. Toutefois, aucun de ces freins à l’emploi n’est spécifique à la Belgique. Si leur combinaison donne lieu à un résultat peu favorable à l’insertion au travail, d’autres filtres sont cachés au sein des réglementations (la non-reconnaissance des diplômes), voire dans le fonctionnement des structures pourtant dédiées à l’insertion (Graversen et Jensen, 2010; Lechner et Smith, 2007).

Parmi les raisons qui expliquent la non-adéquation entre les attentes du marché du travail et l’état de préparation des personnes demandeuses d’emploi, on note les réglementations régionales concernant l’accès à certaines qualifications. Elles prévoient des tests en langue française, dont le niveau de complexité est peu utile à l’exercice des professions visées. Dans la région francophone de la Belgique, les mesures en matière d’intégration professionnelle misent en particulier sur les personnes primo-arrivantes (présentes en Belgique depuis moins de trois ans). Cette stratégie est adoptée en réaction à l’arrivée d’un nombre croissant de personnes en demande de protection internationale, et issues principalement du Proche-Orient et de l’Afrique subsaharienne. Un parcours d’intégration est obligatoire pour elles depuis 2016 (Gossiaux, Mescoli et Rivière, 2019). Il est composé, entre autres, d’un diagnostic social (bilan des besoins, difficultés et obstacles à l’intégration en Belgique), d’une formation à la citoyenneté (contenus liés au fonctionnement de l’État et des institutions belges, droits et devoirs des citoyens…) et à la langue française (400 heures) et, enfin, d’un volet d’orientation socioprofessionnelle de quatre heures seulement (bilan des compétences, positionnement sur le marché et orientation).

Ces 20 dernières années, divers travaux ont eu pour objectif d’évaluer différents pans des politiques d’insertion en Région wallonne. Dispositifs, employabilité et insertion en Région wallonne : le cas des personnes primo-arrivantes constitue le rapport d’évaluation d’un projet cofinancé par le Fonds Social Européen (FSE) (Hamzaoui et Krzeslo, 2007). Il concerne diverses initiatives d’insertion socioprofessionnelle portées, entre 2002 et 2006, par des centres de formation en français langue étrangère et des structures accompagnant l’insertion en emploi. L’analyse de 680 dossiers de personnes en recherche d’emploi montre qu’après six mois d’accompagnement, la part des personnes disposant d’un emploi passe de 8 à 29 %, et ceux suivant une formation de 0 à 11 %. En outre, la situation administrative de 27 % des personnes au sein de ce groupe est régularisée, grâce à l’accès à une aide sociale. La majorité des emplois obtenus sont cependant à durée déterminée. Les rencontres réalisées à la fin du projet avec les centres de formation montrent, entre autres, que les perspectives des partenaires sont peu articulées (cours de langue, accompagnement administratif, stages en entreprise) : le besoin de mieux définir les objectifs communs, le public et d’ajuster mutuellement les pratiques est affirmé. Par ailleurs, le projet permet aux intervenants de développer un autre regard sur les personnes primo-arrivantes : ces dernières maîtrisent plusieurs langues, malgré des faiblesses en français. Cet atout peut être utilisé sur le marché de l’emploi. Nombreux sont scolarisés dans leur pays d’origine et y ont une expérience professionnelle. Le prestataire en langue doit faire évoluer ses méthodes en fonction de ces caractéristiques. Les profils sont très diversifiés et ne permettent pas de parler des personnes primo-arrivantes comme d’un groupe homogène. L’inactivité professionnelle à laquelle elles sont contraintes en Belgique détériore leurs qualifications et a pour effet d’accroître leurs difficultés d’accès au travail. La reconnaissance de leurs atouts en Belgique et la mise en place de formations complémentaires visant leur adaptation rapide au marché de l’emploi sont définies comme des enjeux majeurs. Les procédures autour de l’insertion (cours de langue, orientation, accompagnement, préformations, qualifications, etc.) ayant tendance à différer l’entrée sur le marché du travail des personnes originaires de pays extra UE, il est utile de proposer ces divers services en parallèle plutôt qu’en série.

L’enquête de suivi des personnes demandeuses d’emploi ayant bénéficié d’un stage en Wallonie, dans le cadre de projets financés par le FSE porte, quant à elle, sur un échantillon de 840 stagiaires (De Wilde, Fusulier, Moreau, Zune, Albarello, De Meulemeester et Hesse, 2009). Il s’agit de l’une de rares recherches quantitatives qui permet d’examiner le parcours des personnes participantes avant et après formation, durant la période 2002-2009. Couvrant la population générale, seulement 8 % des personnes sondées sont originaires de pays hors UE, ce qui correspond à leur poids démographique. Ce groupe « éloigné de l’emploi » s’oriente vers la formation professionnelle de base, essentiellement dans des domaines comme l’aide familiale, le nettoyage, les soins de santé, la restauration, l’alimentation – ce qui n’est pas le cas des stagiaires d’origine belge. Le taux de personnes originaires d’un pays hors UE qui parviennent à achever le dispositif (d’une durée de six mois) est de 78 %, soit la moyenne de l’échantillon global. Près de la moitié de ce groupe affirme avoir trouvé un travail dans les deux années qui suivent la formation, alors que ce taux est de 61 % dans l’échantillon général. En particulier, les femmes d’origine étrangère bénéficiaires de revenus d’intégration ne voient aucun changement de statut professionnel à la suite de la formation. La recherche documente les pratiques d’orientation au sein des structures d’insertion qui conseillent, notamment aux femmes immigrées, de privilégier telle formation à la place de telle autre. Ils amorcent ainsi une réflexion sur la promotion de la diversité dans les domaines de la formation et, au-delà, dans les segments d’emploi, généralement qualifiés de secteurs en pénurie. Ce travail montre également que le suivi d’un stage en entreprise (ce qui est seulement le cas dans 40 % des formations) est corrélé avec l’accès à l’emploi. Si, six mois après la formation, la probabilité de trouver un emploi diminue, les personnes originaires de pays hors UE décrochent des contrats moins stables que les autres catégories. Ces résultats attirent l’attention sur la nécessité d’une implication forte et coordonnée du soutien à apporter aux chercheurs d’emploi dans les premiers mois suivant la formation.

Le rapport d’évaluation et d’accompagnement du projet-pilote de « jobcoaching » en Province de Liège (Cornet et Delhaye, 2008) décrit le test auprès des publics primo-arrivants d’un accompagnement vers et dans l’emploi de personnes en difficulté d’insertion professionnelle, couplé avec l’aide aux employeurs potentiels, en vue de la mise en place et du maintien d’une collaboration satisfaisante entre les deux parties. Cette aide est limitée dans le temps et, si nécessaire, peut porter sur des questions personnelles ou familiales afin de rendre l’activité professionnelle possible. Le document concerne 23 personnes originaires de pays extra UE (hétérogènes quant aux origines, qualifications et maîtrise du français) suivis durant un an. En matière de résultat, 13 personnes sur 23 ont trouvé un emploi dans un délai court (une moyenne de trois à quatre mois). Dans trois cas seulement, il s’agit de contrats à durée indéterminée. Le projet illustre l’intérêt d’un accompagnement personnalisé. Il apprécie également l’apport d’une approche « médiatrice » auprès des entreprises. En effet, les spécificités des besoins et des apports d’un public migrant sont souvent ignorées par les structures d’insertion autant que par les entreprises. L’expérience montre la plus-value d’un « prisme migrant » au sein du secteur de l’insertion professionnelle, par exemple à travers l’offre de formation en « français ciblé métiers ». Une maîtrise académique du français n’est, en effet, pas toujours utile pour accéder à l’emploi. L’étude constate la nécessité de décloisonner les secteurs marchand et non marchand : les entreprises doivent devenir les partenaires des structures d’insertion, les renseigner sur leurs besoins en matière de compétences et jouer un rôle actif dans l’accueil des demandeurs d’emploi. Il s’agit de définir l’employabilité comme un concept réciproque qui ne vise pas uniquement la personne candidate à l’emploi, mais qui interpelle aussi les employeurs et les structures d’insertion sur leur propre capacité de s’adapter à des publics spécifiques (Cornet et Warland, 2015).

Ces constats contribuent à affirmer que la personne primo-arrivante n’est pas suffisamment prise en compte dans les dispositifs d’intégration, caractérisés par leur « linéarité ». Les personnes suivent des modules de formation, sans que leurs ordre, méthode et contenu correspondent forcément aux besoins, ce qui semble contradictoire avec l’objectif d’insertion prôné (Gossiaux et al., 2019). Bourgeois, Denghien et Lemaire (2016) ainsi qu’Ugeux (2018) attirent, en outre, le regard sur les impensés, en contexte d’immigration, de l’insertion des personnes peu scolarisées : alors que le processus d’alphabétisation présente de nombreux bénéfices pour elles, la grande majorité n’enregistre aucun progrès en ce qui concerne l’accès à l’emploi. Pourtant, ce point est la principale motivation qui les attire vers ces formations.

Enfin, près de 300 rapports d’évaluation de projets d’insertion de personnes immigrées, dans divers pays de l’OCDE, ont été synthétisés par Manço (2018), qui a pointé les pièges que représentent les processus d’insertion à longue durée et qui ne parviennent pas à concrétiser l’ancrage des personnes migrantes à l’emploi. Les coûts sociaux et financiers générés par des populations non orientées efficacement vers l’emploi peuvent être importants, tant pour les familles concernées que pour les services sociaux et, par conséquent, l’État et les contribuables.

Comment repenser l’insertion en Wallonie?

Les rapports (Banque Nationale de Belgique, 2020; Conseil supérieur de l’emploi, 2018; Cour des comptes, 2017; OCDE, 2020) qui ont porté sur les pratiques d’insertion à l’emploi en Wallonie décrivent un système de dispositifs nombreux et coûteux dont, d’une part, la cohérence interne et, d’autre part, la pertinence par rapport aux besoins du marché et des chercheurs d’emploi sont faibles. Il s’agit, en effet, de dépasser la vision du chômage due uniquement à des défaillances individuelles (Castra, 2003). L’auteur constate la prégnance de cette vision réductrice au sein des structures dédiées à l’insertion et montre comment de nombreux dispositifs contribuent à consolider un système qui exclut au lieu d’inclure. Pour lui, plutôt que de miser uniquement sur la formation professionnelle et la transformation sociopsychologique de l’individu en difficulté d’insertion (actions menées souvent sans lien avec le monde de l’emploi), il serait avisé de le placer directement dans des conditions de travail réelles. Il est plus motivant et sensé de proposer aux adultes (souvent ayant famille à charge) une formation par le travail. Les compléments d’apprentissage nécessaires (langue, compétences transversales) peuvent intervenir en association avec les entreprises qui les emploient, durant le temps de travail. Il s’agit d’aider la main-d’oeuvre à s’adapter aux exigences du milieu de travail autant que de rendre plus inclusif ce dernier : cette interactivité peut être le moteur d’une plus grande inclusion au sein du marché de l’emploi (Scheurette et Manço, 2021a).

Au-delà du besoin d’informer et de mobiliser les entreprises en cette matière, il s’agit de réduire l’écart qui se creuse entre l’offre et la demande de compétences, par le biais d’un « acteur intermédiaire » qui pourrait, notamment 1) sonder les besoins en matière de savoir-être et de savoir-faire technique et linguistique des entreprises, 2) identifier la main-d’oeuvre immigrée dont le profil s’en approche, 3) mobiliser des structures locales de formation et d’accompagnement afin de préparer et de soutenir le placement de ces personnes dans les entreprises en manque de main-d’oeuvre  et 4) superviser cette triangulation, à des fins d’évaluation, de prévention des difficultés, d’amélioration de la satisfaction de l’ensemble des parties et, enfin, de dissémination (Manço, 2018).

Une recherche-action dans le secteur hospitalier : méthodologie

C’est à ces finalités que tente de répondre la recherche-action « Hospi’Jobs » mise en oeuvre dès janvier 2020, à Liège, par l’Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations (IRFAM, s. d.) et le centre de formation Le Monde des Possibles (Le Monde des Possibles, s. d). Elle s’adresse aux demandeurs de travail originaires de pays hors UE et s’implante au sein du secteur hospitalier, en pénurie de main-d’oeuvre et soumis à la pandémie due au coronavirus. Elle propose une formation et un stage qui se déroulent en 12 semaines, en collaboration avec les trois grands hôpitaux du lieu. Ses objectifs spécifiques sont 1) insérer les stagiaires par l’obtention d’un contrat, 2) créer de nouvelles compétences en insertion auprès des partenaires du projet et 3) inciter les structures hospitalières à plus d’inclusivité.

Les stagiaires débutent la formation par un diagnostic social (obstacles en termes de mobilité, de garde d’enfant, appréhensions diverses; diplômes; expérience professionnelle; projets d’emploi, positionnement en langue, etc.) et s’engagent dans une série d’apprentissages :

  • français langue étrangère orienté métier (100 h.) basé sur un sondage effectué à propos des besoins en langue du contexte hospitalier et ses documents authentiques (fiches de produits, mode d’emploi d’outils, plans, règlements, procédures, matériaux visuels, etc.);

  • communication interculturelle (50 h.), soit échanges autour des réalités du travail hospitalier et des expériences professionnelles des participants, prévention des « tensions culturelles » en contexte professionnel, gestion du stress, du travail en équipe, confiance en soi, etc.;

  • visites et rencontres en hôpitaux (100 h.), qui permettent de découvrir les métiers au sein desquels existe une possibilité de stage : cuisinage, nettoyage et logistique. Cela offre la possibilité de sonder l’ambiance et les interlocuteurs du travail, de découvrir les lieux et les outils, d’échanger avec le personnel, notamment, issu de l’immigration.

L’immersion en emploi (Billett, 2011) s’étale, ensuite, sur une période d’un mois (150 h.) sous l’égide d’une personne tutrice en entreprise et la facilitation d’un médiateur, membre de l’équipe de formation. Les stagiaires participent à un entretien d’évaluation au début et à la fin du programme et un questionnaire d’une vingtaine d’éléments est également rempli aux deux occasions. La comparaison des entretiens du début et de la fin permet d’identifier l’évolution des satisfactions et difficultés ressenties par chaque stagiaire, mise en perspective avec l’appréciation exprimée par les référents en entreprise pour chacun (également recueillie par un questionnaire d’une vingtaine d’éléments : implication, autonomie, sens de l’initiative, intégration dans l’équipe, compréhension des consignes, etc.). L’ensemble de ces informations alimente la délibération des formateurs qui établissent, de concert avec les stagiaires, les perspectives d’après-stage : rédaction du CV et lettre de candidature, préparation d’un entretien d’embauche, aide à la négociation d’un contrat de travail, outils de recherche d’emploi, réorientation vers une formation qualifiante, etc.

Personnes participantes

En juin 2023, 76 stagiaires (six cohortes) ont participé au projet Hospi’Jobs. Il s’agit majoritairement de femmes (51). Six stagiaires sur 10 ont un ou des enfants (cinq mamans monoparentales et 11 familles avec des difficultés de garde d’enfant). Ces personnes, ayant entre 20 et 55 ans, sont originaires de 35 pays, en particulier du continent africain. Elles sont en Belgique en moyenne depuis sept ans. Leur niveau de formation est variable : un tiers sont sans diplôme ou détentrices au mieux d’un certificat d’études primaires; 4 sur 10 diplômés d’études secondaires et le reste diplômés d’études supérieures (uniquement la moitié de ces diplômes sont reconnus par la Belgique). Le niveau de maîtrise du français en début de formation est hétéroclite, bien que 42 stagiaires proviennent de pays partiellement de langue française. Les compétences en français sont mesurées lors de l’entrevue initiale (orale et écrite) par les formateurs, qui s’inspirent du Cadre européen commun de référence pour les langues (Conseil de l’Europe, s. d.) :

  • 15 stagiaires ont un niveau débutant (1) : ils peuvent difficilement comprendre à l’oral – et lire avec de l’aide – des mots familiers et des expressions courantes au sujet de leur environnement; ils peuvent, au mieux, questionner et communiquer de façon simple à condition que l’interlocuteur soit disposé à reformuler ses phrases. Le niveau de l’écrit permet à peine de remplir un questionnaire à choix multiples.

  • Le niveau basique (3) correspond au cas de 29 personnes : elles peuvent entendre et lire des expressions et un vocabulaire fréquents relatifs à ce qui les concerne personnellement. Elles peuvent communiquer lors de tâches répétitives ne demandant qu’un échange simple et direct; elles peuvent écrire des notes pour expliquer les situations qui les impliquent directement.

  • 16 personnes ont un niveau estimé « pré-basique » (2), situé entre les niveaux 1 et 3.

  • Enfin, 16 personnes ont un niveau de maîtrise moyen (4) ou supérieur. Elles peuvent au moins comprendre (à l’audition et à la lecture) les points essentiels d’un propos (description de tâches, par exemple); elles peuvent prendre part sans préparation à une conversation sur des sujets familiers ou concernant le travail et elles peuvent écrire un texte sur leurs expériences et impressions.

Le groupe a globalement une faible expérience professionnelle en Europe : seulement 24 personnes y ont exercé un emploi, dont un tiers des contrats de courte durée dans le secteur du nettoyage. Les travailleurs qui ont exercé un emploi dans leur pays d’origine (56) ont majoritairement été ouvriers, agriculteurs ou vendeurs (près d’un tiers). Les stagiaires habitant le centre-ville de Liège et les hôpitaux partenaires étant situés en périphérie, la plupart sont tributaires des transports en commun : 12 seulement ont un permis de conduire.

Résultats

Impacts de l’initiative sur le savoir-être des personnes participantes

Neuf stagiaires sur dix font part, en fin de session, de leur satisfaction vis-à-vis de ce projet. Hospi’Jobs leur a permis de se mettre à l’épreuve dans un contexte professionnel complexe qui leur est étranger et a priori difficile à saisir. Les formations sont appréciées pour leur articulation avec le travail. En fin de cycle, les participants affirment avoir confiance en leur capacité d’acquisition de compétences en contexte d’emploi. Le travail en groupe, le personnel de formation pluriethnique, le suivi individualisé et permanent, la diversité des collègues lors du stage tendent à leur montrer qu’eux aussi peuvent surmonter les obstacles et obtenir un emploi. La technicité du contexte hospitalier, les contraintes en raison de la pandémie, la grande taille des entreprises, le constat de la demande de main-d’oeuvre leur indiquent que s’ils ont réussi à l’hôpital, ils le pourront dans des contextes moins complexes. Nombreux sont les stagiaires qui ont conseillé cette offre de formation à leurs proches. La motivation et l’assiduité des stagiaires sont à noter, même en contexte de pandémie, alors que le lieu de travail représentait un risque sanitaire. La présence de huit stagiaires sur dix est estimée « bonne » à « très bonne » par les référents hospitaliers. Pour la ponctualité ce chiffre est de neuf sur dix.

L’initiative a permis aux stagiaires d’augmenter leur capital social. Les stagiaires ont tissé des liens avec des membres du personnel hospitalier dans de nombreux cas. La bonne ambiance au sein des groupes a été relevée lors des entretiens d’évaluation. En pleine pandémie, le projet s’est révélé l’occasion de garder un contact avec le monde extérieur pour beaucoup. Les questionnaires complétés par les personnes tutrices mentionnent que la plupart des stagiaires ont socialisé avec leurs collègues  : le sens de la collaboration des stagiaires est estimé « bon » à « très bon » par les responsables, comme pour le sens du contact avec les collègues. La majorité des stagiaires font part d’un bon accueil et d’un soutien marqué en hôpital. Lors des premiers jours, les responsables d’équipe ont identifié un nombre restreint de collègues à qui le stagiaire pouvait demander conseil. Ce cercle semble s’être progressivement élargi, montrant une certaine adaptation au milieu de travail. Suivant les conseils des responsables, les stagiaires ont en effet entrepris des contacts avec leurs collègues en annonçant d’emblée des difficultés en français et demandant de l’aide. Des améliorations sont donc notées en matière de conversation avec les collègues : pour l’élément « J’arrive à parler facilement avec les collègues », la réponse affirmative est donnée par neuf stagiaires sur dix après le stage, contre sept sur dix avant.

Impacts sur les savoir-faire et l’insertion à l’emploi

Les entretiens d’évaluation montrent que les compétences techniques sont considérées comme l’aspect ayant le plus évolué durant le programme. Si les premiers jours semblent avoir été compliqués pour la majorité, la plupart des stagiaires se sont adaptés rapidement et ont acquis les gestes basiques du métier. À l’élément « Je suis capable de comprendre et d’exécuter les tâches que l’on me demande », neuf dixièmes des stagiaires répondent par l’affirmative en fin de stage. Ce score était de 6/10es au début du processus. La majorité des stagiaires considèrent que le vocabulaire technique en français, en lien avec le travail, est intégré.

Des mises à l’emploi sont observées juste après les stages : un quart des participants reçoivent des contrats temporaires. Pour d’autres, le stage aura permis de clarifier un projet professionnel, de se confronter à la réalité de l’emploi et à expérimenter de possibles ajustements pour concilier responsabilités familiales et professionnelles. Pour certains, c’est un ensemble de questionnements qui émerge et se manifeste, parfois, par la définition d’une nouvelle trajectoire professionnelle.

Bien entendu, les engagements sont fonction des besoins en personnel et d’un ensemble de projections au sein des institutions partenaires. Les mesures réalisées 18 mois après la fin du stage montrent que le taux d’embauche par les hôpitaux partenaires (ou leurs succursales) monte à 53 %. Nous constatons que le secteur du nettoyage est le métier qui propose le plus grand nombre de possibilités (un contrat signé sur deux). Par ailleurs, rares au départ, nous observons que 6/10es des contrats signés sont des contrats définitifs. Il arrive que les responsables hospitaliers sollicitent l’équipe des formateurs quand une place est vacante  : ils apprécient d’être tenus au courant du devenir professionnel des stagiaires. Ils parlent du « rôle sociétal » de leur entreprise, là où, en début d’expérience, ils avaient tendance à considérer nombreux stagiaires comme « inemployables », notamment pour des questions linguistiques.

Impacts sur le milieu hospitalier : une discussion au sein des institutions

Bien que la majorité des stages se soit déroulée sans difficulté, 21 expériences se sont révélées plus ou moins problématiques pour certains aspects  : leur analyse pointe les failles dans la transmission de l’information concernant le stage au sein du ou vers le personnel hospitalier et des biais de perception vis-à-vis des stagiaires parmi ce groupe.

Selon la convention de stage, les stagiaires ne doivent pas être considérés comme des personnes salariées, mais bien comme des personnes que l’on initie à la culture de l’entreprise et à des compétences qui y sont nécessaires. Pourtant, à chaque difficulté, les « faiblesses en français » sont brandies comme « la cause du problème » par l’hôpital, alors que la raison d’être du projet est justement de chercher les voies de la valorisation professionnelle malgré les difficultés linguistiques. La mauvaise compréhension des consignes ne représente que 5/21e situations problématiques.

Les incidents les plus nombreux concernent des conflits entre collègues (huit situations) : harcèlement raciste, altercation, etc. Une autre source de blocages est constituée par les limites factuelles des initiatives d’insertion (Duvoux, 2010), comme les freins en lien avec des questions personnelles, de mobilité, de garde d’enfants, relevant du statut de séjour ou du permis de travail, de la non-reconnaissance des expériences et titres obtenus à l’étranger, de la pénibilité des emplois proposés en regard de leur faible reconnaissance pécuniaire, etc. Les obstacles spécifiques aux personnes issues d’un parcours migratoire (5/21 cas) ne sont pas suffisamment compris par les institutions d’insertion ou les employeurs (problèmes de titre de séjour, etc.).

Ces exemples soulignent la nécessité de travailler la gestion des diversités et des accommodements afin de produire des solutions créatives et négociées face à ce type d’antagonismes, dans l’intérêt mutuel. Aussi, dès janvier 2022, il a semblé utile de proposer au personnel des hôpitaux, ainsi qu’aux stagiaires, des groupes de réflexion (d’une quinzaine de participants) sur les situations problématiques identifiées (trois heures par semestre par hôpital), afin de les sensibiliser aux sources de l’incommunication et à leur prévention, par la décentration et la gestion des conflits (Scheurette et Manço, 2021b).

Désormais, les hôpitaux acceptent de reconduire l’expérience et y intègrent la recherche de solutions par l’instauration de séances réflexives destinées à leur personnel. Les responsables souhaitent du reste que le temps de stage soit revu à la hausse, ce qui correspond également au voeu des stagiaires. Ils demandent également que l’initiative s’élargisse vers d’autres métiers hospitaliers et vers d’autres structures de la région, ce qui pourrait aussi faciliter la mobilité vers le lieu de travail. De plus, au vu des résultats jugés positifs, l’expérience pilote est reconduite dans son financement par la ministre de tutelle qui visite l’action en janvier 2023 et l’inscrit comme « bonne pratique » dans le premier plan régional wallon de lutte contre le racisme (CRIPEL, 2023, mesure 21).

Conclusion

Hospi’Jobs est un projet qui promeut l’apprentissage en contexte du français langue d’insertion, en concomitance avec la mise à l’emploi, une stratégie de formation encore peu usitée en Wallonie. Il propose également un accompagnement spécifique tant des stagiaires que des équipes qui les accueillent en entreprise. L’initiative contribue à poser un regard nouveau sur les travailleurs migrants et leur inclusion professionnelle, notamment dans un secteur essentiel, en pénurie de main-d’oeuvre, à un moment marqué par la récente crise sanitaire.

L’initiative est menée en réseau. Au-delà de leurs diversités, les qualités et les compétences des partenaires de formation ou en hôpital se complètent, et leurs intérêts sont convergents. Cette conjonction signe une plus-value indéniable dans la mise en oeuvre du dispositif.

Le public migrant rencontre divers obstacles spécifiques durant son parcours d’accès à l’emploi. Ceux-ci impactent lourdement l’implication dans le processus de stage, voire au-delà, dans la recherche de travail. L’accompagnement individualisé de ces problématiques apparaît comme primordial. Ainsi, le dispositif Hospi’Jobs ne souffre pas de manque de participants, ce qui ne semble pas être le cas de nombreuses autres offres en insertion socioprofessionnelle développées en Région wallonne. Le dispositif propose une forme de médiation en continu entre les institutions et les stagiaires, ce qui facilite l’inclusion. Cette expérience doit contribuer à la sensibilisation de l’ensemble du partenariat aux apports de l’approche médiatrice. Elle contribue aussi à construire un nouveau paradigme en matière d’insertion socioprofessionnelle, face à un public disponible et un secteur en demande de talents, mais dont l’articulation s’avère complexe.

La reconduction du projet Hospi’jobs à long terme donne l’opportunité aux partenaires d’approfondir la mise au point du dispositif et de l’élargir vers des secteurs d’emploi connexes, également en tension (maisons d’accueil pour personnes aînées, secteur de la logistique). La formation est constituée de modules et d’interventions en entreprise dont les contenus sont évalués collégialement chaque semestre et réajustés. La coopération sur le long terme est importante, afin de mieux se connaître entre partenaires au niveau des besoins, des manières de travailler, des priorités de chaque équipe, et créer ainsi un contexte de collaboration riche en apports, évolutif et durable, de même que pour consolider la confiance mutuelle.

La dimension tutorat en entreprise apparaît comme l’une des facettes du projet dont le développement doit être poursuivi avec urgence : préparer davantage le personnel hospitalier à l’accueil, à la communication en contexte de diversité et à l’accompagnement des stagiaires aux compétences parfois en décalage par rapport aux habitudes locales.