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Introduction

Je partagerai dans ce texte mes analyses des expériences vécues par le Teatro da Travessia [Théâtre de la Traversée] dans des échanges interculturels. J’essaierai de démontrer que le théâtre, lieu de rencontre où l’on donne à voir, peut être la place parfaite où l’interculturel volontaire peut exister et produire des résultats visibles : les spectacles.

Si dans le passé l’interculturalité « ne recevait pas de reconnaissance sociale et politique en tant que telle » (Verbunt, 2011, p. 54), aujourd’hui on a le choix de l’utiliser dans notre quotidien puisqu’elle nous aide à mieux comprendre les interactions dans une modernité où « ce qui compte avant tout, c’est l’existence d’individus qui ont priorité sur la communauté, entraînant un développement économique et scientifique » (Verbunt, 2011, p. 49-50).

Pour les artistes impliqués dans les créations théâtrales ici analysées, l’interculturalité apparaît comme un choix volontaire, artistique, et grâce à cela, une invitation à voir le monde collectivement.

Mais comment cette interculturalité peut-elle avoir lieu dans des processus de création théâtrale ? Puisque faire du théâtre est se mettre dans un état de mouvement, des créations théâtrales interculturelles pourraient nous faire sortir de la passivité et de l’endroit commun où les échanges entre les gens ont toujours existé pour arriver à un positionnement plus actif et provocateur. Ainsi, une création interculturelle en théâtre, comme celles développées par le Teatro da Travessia, est toujours à la recherche de ce qui lui permettra de comprendre comment les relations se produisent et comment les individus qui y sont engagés interagissent pour créer des spectacles vraiment collectifs. C’est une invitation à une remise en question du système global dans lequel nous vivons, avec ses inégalités et ses jeux de pouvoir qui influencent naturellement cette interculturalité.

Le Teatro da Travessia : vers un théâtre de la rencontre

Le Teatro da Travessia est un collectif de théâtre de São Paulo (Brésil) formé par deux actrices et deux acteurs. Créé en 2006, le groupe a comme répertoire quatre spectacles : Jours rares (2008), Colloque international sur l’amour (2011), Contes sur moi (2014) et Allumettes, nuages et oiseaux (2016). Cependant, seules les créations Colloque international sur l’amour et Contes sur moi seront analysées ici, étant donné qu’elles ont été créées en territoire étranger et sont donc le résultat de relations interculturelles vécues par le groupe.

Depuis sa création, le Teatro da Travessia travaille à partir de ce que l’on appelle le théâtre narratif. Il raconte des histoires en se servant d’expédients narratifs, toujours dans une relation non invasive avec le public. C’est l’un des principaux piliers d’investigation de la compagnie. Cette recherche de relation directe avec le public est pour nous fondamentale dans le contexte de modernité partagée. Les personnes s’éloignent de plus en plus les unes des autres, générant une pauvreté d’expérience.

Pour nous, artistes du Teatro da Travessia, le choix de parler directement avec le public, les yeux dans les yeux, sans nous cacher derrière le quatrième mur ou le rideau rouge – d’un certain type de théâtre qui ne nous enchante plus comme collectif –, en utilisant la narration comme outil d’approche et en invitant à l’intimité, à être ensemble en créant une histoire, est fondamental et correspond à la façon dont nous voyons l’art théâtral.

Il y a donc un lien étroit entre ce type de théâtre et un processus interculturel de création. Je dis cela parce que tant le théâtre narratif que la pensée interculturelle voient la relation avec l’autre comme l’une des forces motrices (Coll, 2002; Matias, 2010; Verbunt, 2011). Il n’y aurait pas de théâtre narratif comme celui qui a été développé dans les spectacles interculturels analysés sans ce désir de rencontre avec l’autre. C’est le pourquoi de l’utilisation du récit sur scène, qui rend impossible dès le début toute tentative de distanciation des artistes avec le public et qui peut aider à nous connecter à nouveau en tant que collectif (Abreu, 2000; Benjamin, 2011). De même, l’interculturalité, fondée sur les relations entre les personnes, les cultures et les groupes divers, tente de proposer justement ce « vivre en communion ». C’est aussi une invitation à l’écriture conjointe de l’histoire.

Méthodologie

Ce texte est le résultat d’une recherche qualitative en arts vivants, plus précisément en théâtre, à partir de l’analyse de deux processus de création du Teatro da Travessia, dont je suis l’un des fondateurs. Je pars donc de mes expériences personnelles vécues depuis 2011, lors d’une résidence artistique de six mois dans la ville française de Montpellier pour la création de Colloque international sur l’amour, ainsi que lors de l’échange interculturel entre São Paulo et Montréal, avec des rencontres au Brésil et au Québec entre 2014 et 2017, pour la création de Contes sur moi

Dans un dialogue avec des théoriciens et théoriciennes qui se sont déjà penchés sur le thème de l’interculturalité (Bharucha, 2017; Coll, 2002; Verbunt, 2011; Walsh, 2012), ainsi que sur d’autres thèmes qui m’ont aidé à construire la structure argumentative, tels que la frontière (Hannerz, 1997), l’écart (Jullien, 2012), la mémoire (Verbunt, 2011), l’espacement et la différance (Derrida, 1972), ce texte porte sur ce que serait une création théâtrale interculturelle, tout en montrant qu’il existe d’autres façons de comprendre l’interculturalité dans un processus artistique. Le metteur en scène indien Rustom Bharucha (2017) dit, par rapport à cette importance de changer le regard que l’on porte à l’interculturalité, cette fois-ci intimement liée à la création théâtrale, que :

Malheureusement, au lieu de s’ouvrir à de nouvelles façons de repenser l’interculturalité, au-delà du paradigme de l’individualisme libéral, la plupart des chercheurs sur le théâtre et la performance interculturelle sont de plus en plus désenchantés par le mot interculturalisme. Le problème est que les exemples de pratique du théâtre interculturel restent encore dominés par les lumières du passé, notamment Brook et Mnouchkine. Il y a peu de tentatives de considérer comment la pratique interculturelle peut être conçue en dehors des modèles euro-américains de libre échange, d’auteur et de propriété. [Infelizmente, em vez de abrir-se a novas formas de repensar a interculturalidade, para além do paradigma do individualismo liberal, a maioria dos pesquisadores do teatro e da performance interculturais estão cada vez mais desencantados com a palavra interculturalismo. O problema é que os exemplos da prática do teatro intercultural ainda continuam a ser dominados pelos luminares do passado, notadamente Brook e Mnouchkine. Há pouca tentativa de considerar como a prática intercultural pode ser visualizada fora dos modelos euro-americanos de livre troca, autoria e propriedade]

Bharucha, 2017, p. 21

Les deux spectacles du Teatro da Travessia déjà cités sont, à mon avis, de bons exemples de ce que peut être une création interculturelle en théâtre différente.

Pour l’écriture de ce texte, outre ma mémoire, j’ai utilisé des carnets de route (personnels et collectifs), les projets et la dramaturgie des deux spectacles, le blogue de la troupe et les textes publiés par la presse au sujet des pièces. Ainsi, dans une approche autoethnographique, puisque c’est un texte à la première personne et qui explicite mon point de vue de chercheur (Gaudet et Robert, 2018) sur mes propres expériences (les créations interculturelles vécues avec ma troupe de théâtre brésilienne), je propose un récit de pratique tout en croyant à la puissance des savoirs d’expérience (Bondia, 2002).

L’interculturalité dans les créations du Teatro da Travessia

Dans les deux expériences interculturelles vécues par le Teatro da Travessia, l’objectif du groupe a toujours été le même : créer une pièce qui soit le résultat des échanges entre les artistes impliqués dans les processus. Ce qui nous intéressait, c’était ce qui se trouvait dans l’entre, dans la traversée des références d’une culture locale à l’autre, enfin, dans les zones frontalières qui voulaient nous séparer ou, également, nous lier. Nous désirions que les spectacles naissent des échanges survenus dans ces frontières, puisque c’est « fréquemment dans les régions frontalières que les choses se passent » [« frequentemente nas regiões fronteiriças que as coisas se passam »] (Hannerz, 1997, p. 08).

Pour Canclini (2010), quand il parle du processus d’hybridation, la zone appelée entrecruzamientos [entrecroisements] est fondamentale, puisque c’est dans cette région qu’il y a aussi la possibilité d’avoir ce qui ne veut pas être hybridé et que l’on doit respecter. Il serait donc nécessaire d’« enregistrer ce qui, dans les entrecroisements, demeure différent » (Canclini, 2010, p. 32). Voir cette zone frontalière comme un lieu où l’on trouve des éléments culturels différents qui ne veulent pas se mélanger peut nous aider à problématiser la discussion et à enrichir la pensée. Parfois, et cela est vraiment riche dans le processus interculturel de création artistique, ce sont les différents (ou les différends), les caractéristiques les plus fortes de chaque groupe, qui constituent le produit final des pièces théâtrales. Produit né dans l’espacement dont nous parle Derrida :

S’agissant des différen(t)(d)s, mot qu’on peut donc écrire, comme on voudra, avec un t ou un d final, qu’il soit question d’altérité de dissemblance ou d’altérité d’allergie et de polémique, il faut bien qu’entre les éléments autres se produise, activement, dynamiquement, et avec une certaine persévérance dans la répétition, intervalle, distance, espacement.

Derrida, 1972, p. 8

Il me semble important de comprendre ce différent non comme un classement à partir du point de vue d’un tout dominant, dans le sens ici de l’identité culturelle. Stuart Hall, sur ce sujet, nous dit que les identités dans le monde moderne ne peuvent plus être considérées comme centrées, mais plutôt « déplacées et fragmentées » [deslocadas ou fragmentadas] (Hall, 2006, p. 8). Verbunt nous en parle aussi :

L’identité personnelle moderne, ouverte, n’est plus seulement le reflet d’une identité collective. Elle se constitue tout autrement. L’individu moderne n’a pas été élevé et ne vit plus dans un milieu culturel homogène et englobant. Ce qu’il est, son identité, n’est plus le résultat d’une socialisation unique. Il est socialisé dans une multiplicité de cultures, et c’est à lui d’en faire la synthèse. Un travail qui est toujours à recommencer, parce que le jeu de ses appartenances modifie en permanence les attitudes qu’il doit prendre, le langage qu’il doit adopter, les valeurs qu’il doit mettre en avant. La personne peut, à partir des conditionnements divers qui ont déterminé son comportement, se projeter dans l’avenir en faisant intervenir sa liberté: son identité actuelle est provisoire et se remet en chantier selon une orientation que la personne a choisi elle-même.

Verbunt, 2011, p. 105

Verbunt propose une différenciation intéressante quand il utilise les mots racine et mémoire pour parler de l’identité culturelle. Si l’identité change, elle ne commence pas d’un point zéro, car nous continuons à avoir une mémoire de nos origines, une mémoire collective et individuelle qui nous accompagne dans la vie.

Ce n’est pourtant pas de racines dont nous avons besoin, mais de mémoire. Quelle différence ? Les racines sont végétales, la mémoire est humaine. Le terme mémoire exprime mieux tout le travail que nous faisons en permanence sur nos origines: la mémoire bouge, s’enrichit, sélectionne, dans nos multiples origines et interroge sur les adaptations à faire; les racines manquent de cette souplesse. La mémoire, collective et individuelle, est indispensable pour comprendre qui je suis. C’est une référence plus ou moins imaginaire qui nourrit nos biographies et nos projets. Mais ce n’est pas la seule source de mon identité: je ne suis pas seulement celui que le passé m’a fait, mais également celui que je veux, que je peux et que je dois être. Parler d’identité, c’est répondre à une question posée au présent « Qui suis-je » en faisant référence à la fois au passé (mémoire) et au futur (projet, perspectives).

Verbunt, 2011, p. 106

En ce sens, quand je dis que l’on voulait créer des spectacles fruits d’un échange réel entre les cultures concernées, cela ne veut pas dire que nous étions les représentants d’une identité culturelle brésilienne, car « il n’y a pas d’identité culturelle possible » (Jullien, 2012, p. 26), et si elle existait, alors ce serait la même chose que de dire que la culture est fixe, pourtant

C’est bien de se transformer et de muter. Une culture qui ne se transformerait plus serait une culture morte. Comme on parle de la langue morte: une langue morte est une langue qui ne change plus parce qu’on ne la parle plus; qui s’est figée, fixée, parce qu’elle ne sert plus.

Jullien, 2012, p. 26

C’est justement le contraire du concept ici proposé, d’une culture qui se transforme en contact, en performance dans le cas d’un échange théâtral. Dans l’entre dont nous parle Jullien. Entre qui ne peut exister que si l’on change le point de vue de la classification que le mot différent nous incite à avoir, en laissant de côté la volonté de dire nous et l’autre, ce qui nous sépare d’emblée.

L’exercice de l’écart proposé par Jullien a comme objectif de penser les relations culturelles autrement. On sort de la logique du classement, du jeu de pouvoir, pour entrer dans le champ même de l’altérité, créer un espace, un entre, où la relation aura lieu dans une vraie horizontalité. Travailler à partir de la perspective de l’écart nous met dans une position d’activité, car ce travail nous réveille d’un état de sommeil et de passivité :

Le propre de l’écart – et c’est là pour moi l’essentiel – est qu’il n’est, par suite, pas proprement aspectuel ou descriptif, comme l’est la différence, mais productif – et ce dans la mesure même où il met en tension ce qu’il a séparé. Mettre en tension: c’est à quoi l’écart doit d’opérer.

Jullien, 2012, p. 34

C’est un mettre en tension semblable à celui de Derrida (1972) dans sa différance (avec un a), puisqu’en changeant une lettre, impossible de voir la différence à l’oral dans la langue française, il nous montre l’importance justement de la présence dans l’espace, dans l’acte d’écrire. Et le théâtre ne serait-il pas le lieu même de l’écriture des choses que l’on ne peut que voir sur scène ?

La différance, c’est ce qui fait que le mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit « présent », apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur, la trace ne se rapportant pas moins à ce qu’on appelle le futur qu’à ce qu’on appelle le passé, et constituant ce qu’on appelle le présent par ce rapport même à ce qui n’est pas lui : absolument pas lui, c’est-à-dire pas même un passé ou un futur comme présents modifiés. Il faut qu’un intervalle le sépare de ce qui n’est pas lui pour qu’il soit lui-même, mais cet intervalle qui le constitue en présent doit aussi du même coup diviser le présent en lui-même, partageant ainsi, avec le présent, tout ce qu’on peut penser à partir de lui, c’est-à-dire tout étant, dans notre langue métaphysique, singulièrement la substance ou le sujet. Cet intervalle se constituant, se divisant dynamiquement, c’est ce qu’on peut appeler espacement, devenir-espace du temps ou devenir-temps de l’espace (temporisation).

Derrida, 1972, p. 13-14

Derrida, avec sa différance, nous appelle à toujours voir le processus de différenciation comme étant d’emblée compliqué. C’est une invitation à une sorte de jeu avec le mot, sa signification, ses possibilités. En créant un nouveau mot, Derrida s’oppose à toute tentative même de définition, et sa pensée nous aide, par exemple, pour les concepts tels qu’identité et culture, qui ne sont pas fixes mais plutôt processus. La différance ne peut donc pas être vue comme figée, comme une classification entre deux choses, mais doit aussi être vue comme un processus qui se construit sur la relation, dans l’entre. Comme dit Derrida, en se montrant, la différance est déjà marquée par les traces du passé (la mémoire) et présente déjà la volonté d’être marquée par les traces de l’avenir (l’être façonné dans la relation, c’est-à-dire dans un processus). C’est pourquoi ce concept est important, car comme l’écart de Jullien, il nous propose un processus dynamique qui peut être vécu dans l’espace et dans le temps, dans l’espacement. Il faut d’abord se présenter, se montrer, puis se distancier de soi-même et se laisser pénétrer dans la relation avec l’autre.

Colloque international sur l’amour et Contes sur moi : la création théâtrale dans l’espace intraculturel

Les créations du Teatro da Travessia ont été produites avec de nombreuses variantes, toujours en alternance entre une interculturalité plus active, ce que j’appellerai ici incisive, et une interculturalité plus passive. Par incisive, je veux dire qu’à de nombreux moments, les artistes du Teatro da Travessia, de la compagnie Singulier Pluriel et Philippe Goudard ont dû « être fermes » dans leurs positionnements, dans certaines discussions pendant le processus de création, afin que les traits culturels qu’ils portaient ne soient pas annulés par ceux des autres. On devait, alors, être très ouverts et attentifs à cela, afin que, de la même façon, ces attitudes incisives ne bloquent pas le processus.

L’autre interculturalité que j’ai pu observer a été plus passive. Dans de nombreux moments, les artistes impliqués voulaient le contraire, c’est-à-dire que les éléments de la culture de l’autre entrent fortement sur scène. Cela était directement lié à notre idée de mélanger, de faire une création qui portait vraiment la force de chacun des systèmes d’appartenances culturelles, des traits caractéristiques de chaque groupe/artiste, des spécificités qui étaient directement liées à leurs pays d’origine. On s’est rendu compte que les deux attitudes interculturelles – active et passive – dialoguaient entre elles. Quand une était plus en évidence, l’autre s’éloignait. Et c’était ainsi dans tous les processus.

Si la culture n’existe que lorsqu’elle est mise en oeuvre (Baumann, 1996), je pourrais alors dire qu’il y a eu aussi, dans ces créations, une relation intraculturelle. Par intraculturelle, je veux dire des échanges qui ont eu lieu dans un espace qui n’était plus ni Brésilien ni Français ou Québécois. À partir de cette interculturalité active et passive expliquée précédemment, nous avons construit un autre espace au milieu : l’entre. C’est pour cela que je l’appelle intraculturalité. Et c’était dans l’espace de ce dialogue interne, de cet échange et maniement d’un matériau nouveau, créé dans la relation interculturelle, que les spectacles sont nés.

Je reviens donc à François Jullien. Il utilise dans son livre L’écart et l’entre un exemple très clair pour comprendre le concept d’écart et la création de l’entre, « un espace de réflexivité » entre les cultures impliquées « où se déploie la pensée » (Jullien, 2012, p. 31), si important pour un changement dans la relation avec l’autre, un choix et une invitation à voir autrement ce qui est vu presque toujours comme le différent. C’est important parce que l’écart est « une figure, non de rangement, mais de dérangement, à vocation exploratoire: l’écart fait paraître les cultures et les pensées comme autant de fécondités » (Jullien, 2012, p. 31).

Tandis que la différence établit une distinction, l’écart procède d’une distance. (…) Constatons-le (illustrons-le) à ras d’expérience et sans craindre de pousser ces termes dans leurs retranchements : si je différencie cette chaise de cette table, je les considère d’emblée comme appartenant à une unité plus générale (le meuble) et le point de vue ne sera toujours que catégoriel. Mais si j’écarte, ne serait-ce qu’en pensée, la chaise de la table, voilà que cette question ne se pose plus, la perspective radicalement est autre, elle devient opératoire et factuelle : celle de l’espace que, par déplacement, je peux ouvrir entre les deux.

Jullien, 2012, p. 32-33

Je partagerai par la suite certains points que je considère comme des exemples de l’interculturalité dans les expériences vécues par le Teatro da Travessia. L’hypothèse est que des espaces ont été créés dans les échanges pendant les processus de création des spectacles Colloque international sur l’amour et Contes sur moi, espaces nommés ici comme intraculturels, puisqu’ils font partie de la relation interne, créée entre les cultures impliquées, en partant, bien sûr, de la relation macro (la relation interculturelle).

Le partage des processus de production théâtrale et des piliers de recherche

Le Teatro da Travessia, en presque seize ans d’existence, a développé sa propre façon de voir le processus de production théâtrale. La troupe n’a que deux actrices et deux acteurs comme membres permanents et on doit toujours inviter un metteur en scène et tous les autres artistes dont on a besoin, qui ne connaissent pas à priori notre regard sur le théâtre et les enjeux rencontrés dans les difficultés de production (les répétitions, l’administration, l’aspect financier, la recherche d’une salle de répétition, la relation horizontale qui doit être établie entre tous les membres de la création, etc.). Le groupe a toujours voulu partager toutes les tâches de son processus de production théâtrale entre les quatre artistes permanents. Cela nous a permis de pouvoir bien connaître ce que l’on fait et aussi de vouloir défendre les enjeux que l’on trouve dans un processus de contact avec d’autres personnes qui ne font pas partie de cette réalité et qui ne sont pas obligées de la soutenir à priori.

Lorsque le groupe invite d’autres artistes pour ses créations, il essaie toujours de clarifier les choses en partageant sa réalité en tant que groupe organisé, ayant des piliers de recherche privilégiés. Quand il s’agit d’une création comme Colloque international sur l’amour, où l’artiste n’était que le metteur en scène, on s’aperçoit que cette réalité particulière de la troupe est d’emblée comprise. Philippe Goudard, metteur en scène français, a compris depuis nos premiers échanges qu’il s’agissait d’un processus de création où l’échange interculturel se donnerait dans le partage de connaissances, mais pas nécessairement dans la production du projet. Pour lui comme pour nous, le projet allait être mené par le Teatro da Travessia, et sa participation serait vraiment liée à la création artistique en tant que metteur en scène.

En ce qui concerne la création interculturelle entre le Teatro da Travessia et la compagnie Singulier Pluriel, c’est-à-dire le spectacle Contes sur moi, ce processus de compréhension du travail de chaque troupe a été un peu plus compliqué. Ce qui semble normal dans la mesure où il s’est agi d’un échange entre deux collectifs, et pas seulement d’un groupe qui invite un autre artiste à créer ensemble.

La rencontre avec le groupe québécois nous a paru, depuis le début, une rencontre parfaite. Ces artistes travaillent eux aussi souvent avec d’autres artistes qu’ils invitent pour chaque création. C’était le premier lien entre nous. Le deuxième, et le plus important pour le travail, c’était une pensée semblable envers l’art et la création théâtrale dans les deux compagnies.

Cependant, nous avions beau avoir la même pensée de recherche, la difficulté de compréhension les uns envers les autres était claire. Une question se posait : comment gérer le processus de création quand il s’agit d’une création interculturelle où deux groupes, deux façons de fonctionner, étaient en contact direct ? Petit à petit, on s’est rendu compte que les mots utilisés par chaque groupe ne voulaient pas nécessairement dire la même chose. On s’est aperçu qu’il fallait construire un vocabulaire commun, comprendre les mots autrement, pour continuer la création.

La création dans les pays francophones et l’adaptation au Brésil

Un autre exemple d’interculturalité spécifique aux créations du Teatro da Travessia et des artistes francophones est l’expérience en territoire étranger. Pour nous, créer les spectacles dans un pays différent du nôtre était important, vu l’objectif initial de chaque projet : la création théâtrale à partir d’un échange entre cultures et entre points de vue pas nécessairement similaires.

En plus, étant donné que c’est du théâtre, la présence physique est nécessaire. Ce qui nous intéressait, c’était de travailler à partir d’un théâtre de la relation, qui part de l’expérience vécue pour aussi en proposer une au public.

Pour les deux projets, le désir était que chaque groupe/artiste impliqué puisse vivre une période dans le pays de l’autre. Pour la création de Colloque international sur l’amour, on avait prévu la venue de Philippe Goudard au Brésil, dans une deuxième étape de la recherche. Cette étape n’a malheureusement jamais eu lieu.

Quant à Contes sur moi, le groupe brésilien est allé à Montréal et y est resté pendant deux mois. Avant ce voyage, les artistes de la compagnie québécoise étaient déjà allés à São Paulo. C’était la première rencontre physique et la possibilité de commencer le travail pratique du spectacle. Pour la première de la pièce, après le séjour de la troupe brésilienne à Montréal, les artistes québécois sont allés une nouvelle fois à São Paulo pour que l’on puisse faire l’adaptation de la création, dont la traduction du texte.

La possibilité de vivre ce va-et-vient entre les pays nous a permis de mieux comprendre comment chaque groupe fonctionnait chez soi. En vivant le quotidien de chaque pays, en voyant les coutumes et les peuples, c’était plus clair pour chacun d’entre nous de constater la puissance créatrice de notre travail. Le théâtre nous montrait encore une fois sa capacité à comprendre l’autre, en ne cachant pas – et c’est peut-être sa plus grande richesse – les conflits et les malentendus qui peuvent apparaître. Comme le dit Ariane Mnouchkine sur l’interculturalité dans son groupe, le Théâtre du Soleil :

Après tout, les échanges, c’est vouloir recevoir. C’est recevoir. Si on a un gros imperméable bien fermé, bien français, il n’y aura pas d’échange, même s’il y a dix ateliers par semaine ! Il y a une façon d’être, d’épouser l’autre… Il y a une façon d’entendre tout d’un coup les Brésiliens ou les Portugais de la compagnie parler ensemble. Il y a, bien sûr, un amour pour cela. Cela vient aussi de l’amour du jeu. Ce n’est pas du travail. […] Ce n’est pas du travail, c’est de la vie.

Féral, 2001, p. 71-72

La langue : l’intraculturel dans le bilinguisme de l’absence

Depuis le début, les artistes du Teatro da Travessia désiraient parler la langue du pays où ils étaient, c’est-à-dire le français dans les deux cas (France et Québec). Ils voulaient aussi utiliser le portugais, puisque l’on travaillait dans des processus de création interculturelle et ce mélange paraissait artistiquement intéressant et approprié. Je peux affirmer que la question de la langue est l’un des points forts des spectacles.

Pour démontrer cette force, je partage un extrait d’une critique parue dans la presse à Montréal :

Dans un décor simple, […] ces cinq acteurs, dont quatre Brésiliens, s’expriment avec un petit accent délicieux dans un français parfait, mais n’oublient pas pour autant le portugais qui fait musicalement écho au français et parfois aussi à l’anglais quand la situation du récit l’exige. […] Dans un désir d’échanges entre les deux cultures brésilienne et montréalaise, deux compagnies théâtrales, Da Travessia et Singulier Pluriel, ont uni leurs talents pour imaginer une forme esthétique à mi-chemin entre le conte et le théâtre, et en y ajoutant toutes les ressources de la vidéo et de la musique, y compris celle de la langue qui résonne souvent en écho dans la tête de ceux qui se déplacent.

Jama, 2017

Cette compréhension de l’utilisation des différentes langues dans les spectacles, et la force que cela ajoute, peut sembler assez évidente étant donné le caractère même des créations et leur processus de construction. Mais j’y ajoute une réflexion : bien que la plupart du temps la langue utilisée ait été le français, à aucun moment on n’oubliait que notre langue maternelle était le portugais, et c’est ce que j’appelle ici bilinguisme de l’absence. Pourquoi bilinguisme de l’absence ? Tout simplement parce que le portugais était toujours présent, jamais oublié par les artistes, même quand il n’était pas la langue parlée. Le portugais était là, donnant force et puissance au spectacle.

Mais pourquoi considérer ce bilinguisme de l’absence comme fondamental aux créations interculturelles ici analysées ? Parce que c’est comme si l’on faisait le même exercice que François Jullien dans l’exemple de la chaise et de la table cité auparavant. D’un côté, on montrait le portugais clairement (on disait des phrases, parfois on se présentait en tant qu’étrangers dans des paroles des personnages, etc.) et, de l’autre côté, on parlait français, la langue de la majorité des textes dramaturgiques et également celle des pays où nous avons développé les projets. Le portugais d’un côté (la chaise), le français de l’autre (la table). Et dans l’espace entre les deux langues, nous avons créé plusieurs scènes à partir de l’absence, d’un portugais qui restait même quand on parlait français, ou d’un français qui était reconnu, même dans les moments où l’on ne parlait que portugais.

Grâce à cet espace entre les langues, entre la chaise et la table, nous avons créé la majorité des scènes. Par exemple, dans le spectacle Colloque international sur l’amour, créé à partir d’improvisation, il y avait dans la version française un personnage entièrement construit dans cet espace de l’absence. Il jouait tout le temps avec cet espace, en faisant rire le public (c’est une comédie) justement parce qu’il se rappelait que le personnage n’était pas de ce pays-là ou, comme il dit dans son texte, « je suis étrange, je suis pas d’ici, je ne parle pas bien votre langue, mais je essaye quand même ». Et si le public riait, c’est parce qu’il comprenait la fine différence entre étrange et étranger, ce qui n’était possible qu’en habitant l’espace de ce bilinguisme de l’absence.

La dramaturgie de Contes sur moi : la création de l’espace de l’intraculturalité à partir de la mise en tension des textes choisis

Quand le Teatro da Travessia s’est mis en contact pour la première fois avec Julie Vincent, représentante de la compagnie Singulier Pluriel, et que nous avons décidé de créer quelque chose collectivement, nous avons découvert que le groupe québécois avait envie de recréer un de ses spectacles, nommé La robe de mariée de Gisele Schimidt, une pièce avec cinq contes théâtraux, la nomenclature utilisée par Vincent dans ses écrits.

À la fin de la lecture de ce texte, je me souviens de l’enchantement du groupe pour les histoires. Elles avaient, comme fil conducteur, une robe de mariée désacralisée. Elle ne mettait pas en valeur le mariage, mais plutôt le problématisait, en donnant d’autres points de vue aux relations amoureuses. Thématique et forme qui nous intéressaient, étant donné que la dramaturgie n’était pas une dramaturgie classique (pour cela même l’utilisation de la nomenclature conte théâtral).

On a aussi invité au projet le partenaire récurrent du groupe, l’auteur João Anzanello Carrascoza, qui a écrit deux nouvelles originales. Nous avons ajouté aux deux histoires de Carrascoza les trois autres de la pièce de Julie Vincent. Nous avions ainsi la dramaturgie finale du spectacle. Mais qu’est-ce que je veux dire par là ? Où se trouvent la chaise et la table de François Jullien ? Qu’est-ce que l’on met en tension quand on utilise cette dramaturgie ?

En créant un espace entre la dramaturgie de Vincent et l’adaptation au langage théâtral des nouvelles de Carrascoza, un des piliers de recherche du Teatro da Travessia, on mettait en évidence un nouvel espace de création, espace où le spectacle Contes sur moi est né. Pour la compagnie Singulier Pluriel, le travail fait par le Teatro da Travessia, c’est-à-dire la transposition presque entière d’un texte non théâtral vers le théâtre, a été d’une certaine façon une nouveauté dans le processus de création théâtrale jusqu’alors développé par le groupe. Inversement, travailler la création à partir d’un texte déjà existant et écrit pour être joué sur scène, ce qui était le cas de la pièce de Vincent, était une nouveauté pour le Teatro da Travessia. La culture propre à chaque groupe, sa façon de faire et penser le théâtre, était en train d’être mise en tension. Et c’était grâce à la confrontation produite par cette tension que le spectacle a été construit. Et là, je cite à nouveau l’extrait de la critique de la presse montréalaise. Lorsque la journaliste écrit que « deux compagnies théâtrales, Da Travessia et Singulier Pluriel, ont uni leurs talents pour imaginer une forme esthétique à mi-chemin entre le conte et le théâtre », il me semble évident que la création se situe dans l’entre, dans l’espace créé (imaginé), dans l’espace à mi-chemin entre une esthétique et une autre.

Conclusion/discussion et une provocation décoloniale

Les expériences de création interculturelle vécues avec le Teatro da Travessia m’ont offert de nombreuses découvertes, personnelles et artistiques. C’est à partir de ces expériences que j’ai commencé à m’intéresser davantage à l’interculturalité, dans mes créations théâtrales et dans ma relation avec le monde.

Lorsqu’on parle d’interculturalité, on parle de « la rencontre des cultures qui a lieu à partir des fondements, matrices, lieux uniques de chacune des cultures en présence et de l’horizon commun qu’aucune culture ne possède en exclusivité » et aussi de « la rencontre, non seulement des catégories logiques (logoi) des systèmes de signes et des représentations de chacune des cultures, mais aussi des pratiques, des croyances, des symboles, des rituels, des mythes, des matrices et en dernier lieu de la totalité de la réalité existentielle que chacune d’elle constitue d’une manière unique » (Coll, 2002, p. 16-17). L’interculturalité met donc l’accent sur la rencontre. C’est ainsi une approche que se centre sur la relation entre les cultures impliquées.

Cela peut sembler évident, mais ce petit mot « entre » contient toute la force et les défis de l’interculturalité. C’est une question de préposition ! Pour ceux et celles qui parlent une langue étrangère, comme c’est mon cas, l’une des plus grandes difficultés est précisément l’utilisation correcte des prépositions. Cette analogie avec la langue peut sembler étrange de prime abord, mais elle est pour moi totalement justifiée dans ce contexte, puisque nous avons affaire à des relations interculturelles entre différents pays, comme c’est le cas des créations du Teatro da Travessia

C’est donc une question de préposition, je le répète, avec tous les défis que cela implique. Les prépositions causent fréquemment plusieurs erreurs et malentendus. Et cette préposition entre, tellement importante pour l’interculturalité, entraîne de nombreux défis, car ce qui importe n’est ni le début ni la fin, mais le processus, le chemin, la traversée dans la relation entre les cultures[1]. Et toutes les erreurs et les malentendus que ce processus peut provoquer. C’est un défi puisque ce n’est pas le chemin le plus simple. Au contraire, c’est celui qui demande plus de travail et une réelle attention à l’autre dans la relation établie. Mais c’est aussi, à mon avis, le chemin le plus beau, parce qu’en fait ce qui est construit dans ce processus est vraiment collectif. C’est l’écart de François Jullien. C’est l’espacement de Jacques Derrida. C’est la relation intraculturelle caractéristique des créations ici analysées. 

Dans une création théâtrale, la scène étant le lieu commun des participants, indépendamment des différences liées à leurs villes ou à leurs pays d’origine, cet entre se transforme et est transformé par la relation établie, devenant alors considéré comme quelque chose appartenant à tous et à toutes, et qui sera également modifié dans la relation entre les artistes et le public. C’est pourquoi j’ai nommé ici l’espace de la salle de répétition, du théâtre, dans les créations interculturelles du Teatro da Travessia, comme un espace intraculturel, le théâtre compris comme la culture propre à ceux et à celles qui participent à la rencontre.

Mais là, une provocation décoloniale me semble nécessaire (c’est l’un des sujets de ma recherche doctorale actuelle) : est-ce que l’interculturalité vraiment horizontale, critique et transformatrice, existe dans un monde où la force des institutions est encore très présente, institutions toujours dominées par le capitalisme néolibéral et tout ce qu’il nous apporte de plus néfaste (Walsh, 2012) ? Je propose cette réflexion car, en observant les exemples des deux créations ici analysées (et malgré la volonté des artistes pour que les créations aient lieu dans une interculturalité vraiment horizontale dans la salle de répétition, dans le domaine du théâtre), il suffirait d’un seul refus d’une demande de visa (si, par exemple, on n’avait pas la somme d’argent demandée) pour empêcher la rencontre. De même, les deux projets ont eu lieu dans des institutions des pays concernés, c’est-à-dire que d’emblée on devrait suivre leurs règles si l’on voulait faire nos créations.

Je suis conscient que cette question requiert un article entier, voire une thèse, pour en tenir compte, vu sa pertinence et urgence de nos jours. C’est ce que je me propose de faire dans la recherche doctorale que je mène actuellement.