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Introduction

En Suisse, à partir des années 2000, l’absence de diplôme et le chômage des jeunes émergent comme préoccupation majeure des politiques éducatives (Mottet, 2016). Il s’agit alors de lutter contre le décrochage scolaire et d’éviter que les jeunes ne quittent prématurément l’école sans avoir terminé une formation de type secondaire II et, ainsi, éviter le processus de désaffiliation sociale décrit par Castel (1995), qui correspond à la dissolution du lien social due à l’absence de travail et à l’isolement social.

L’enquête internationale PISA 2000, dont les résultats ont mis en exergue les caractéristiques sociales et ethniques des élèves en difficulté scolaire, a participé à l’avènement de la question des publics « à risque » de désaffiliation scolaire et sociale, ainsi qu’à la question des territoires. Différents rapports d’experts paraissent alors, publiés par le ministère national de l’Éducation (Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique [CDIP], 2001 et 2003)[1]. Ils dressent un état des lieux des pratiques nationales et internationales, puis prescrivent des recommandations aux cantons pour qu’ils développent des mesures visant à encourager spécifiquement les élèves minorisés de quartiers défavorisés (enfants de migrants, territoires « à risque »). L’une d’elles est l’« encouragement des compétences linguistiques chez les enfants et les jeunes connaissant des conditions d'apprentissage défavorables » (CDIP, 2003, p. 11). Nous verrons que les politiques d’encouragement qui sont promues visent à la fois le développement de mesures structurelles et ciblées dans des écoles hétérogènes (nouvelles recommandations, nouveaux dispositifs, évaluations des bonnes pratiques, etc.) et l’autonomisation des publics cibles (enfants, jeunes et familles) tout au long des trajectoires scolaire et professionnelle.

Dans cet article sont mises en exergue les dimensions qui se dégagent des politiques promouvant l’amélioration des performances et de la participation scolaires des publics issus de la migration à partir du début du 21e siècle. Nous allons voir comment ces mots d’ordre politiques et scientifiques, qui se développent à l’échelle cantonale, nationale et supranationale, s’expriment à travers la mobilisation du paradigme de l’encouragement.

En premier lieu, après une description du contexte, nous allons voir comment les politiques éducatives cantonales ont été encouragées à revisiter leurs modèles d’action en les dirigeant explicitement vers des publics et des territoires catégorisés comme étant « à risque ». Parallèlement, l’institution scolaire a été amenée à encadrer au mieux les élèves qui sont scolarisés sur ces dits territoires et à les encourager à persévérer dans leurs apprentissages. En deuxième lieu, nous verrons les modalités d’action des politiques qui se déploient dans ce contexte à partir d’une logique d’encouragement précoce, l’objectif étant d’investir en amont dans le préscolaire et auprès des familles pour prévenir les risques d’une future désaffiliation scolaire et sociale des publics de ces territoires « à risque ». Nous verrons, en troisième lieu, comment les politiques se déploient également en aval de la scolarité obligatoire, par la promotion des carrières exemplaires des publics issus de la migration et provenant de ces territoires. Le paradigme de l’encouragement s’apparente alors à reconnaître la persévérance des « migrants à potentiels » telle qu’elle apparaît dans des « carrières exemplaires » (Doytcheva, 2010). Nous verrons comment, dans un contexte suisse, se mêlent et s’entrecroisent des rapports ambivalents, de problématisation, de prévention et de reconnaissance des publics issus de la migration et nous mettrons en exergue l’enjeu économique de ces dispositifs.

Cadre théorique

Toutes les politiques publiques, quel que soit leur objet (politiques éducatives, sanitaires ou pénales, par exemple), visent une construction sociale de leurs populations cibles (Schneider et Ingram, 1993). Les études sociologiques et socio-historiques qui portent sur les politiques sociales et éducatives ainsi que sur leur transformation mettent en exergue l’imbrication des mots d’ordre et la concomitance de ceux-ci dans les différentes sphères (économiques et sociales) dans les pays occidentaux (Topalov, 1999; Kaluszynski et Payre, 2013; Mottet, 2017). En ce sens, la Stratégie de Lisbonne (2000) est considérée comme un événement marquant, invitant à la transformation des politiques sociales et éducatives des pays européens, dont la Suisse, en ce début de siècle. Selon Derouet (2006), l’objectif de cette stratégie étant d’amener l’Europe à occuper la première place dans une économie de la connaissance, les systèmes éducatifs se sont trouvés devant une obligation de résultats et de performance, autrement dit, ont été amenés à évaluer leurs dispositifs en matière d’efficacité et d’équité. Toujours selon Derouet (2006), cette question de l’effectivité est mesurée par les comparaisons internationales, de plus en plus nombreuses, comme les évaluations PISA (Duru-Bellat, 2019). Selon Vielle, Pochet et Cassiers (2005), la Stratégie de Lisbonne a participé à l’avènement d’un nouveau paradigme, l’« État social actif », dont les objectifs s’organisent autour d’un principe de gestion préventive et individualisée des risques sociaux et de la participation citoyenne. Dans différents champs d’intervention de l’action publique, on assiste alors, selon Orianne, Draelants et Donnay (2008), au développement de « nouvelles » politiques publiques, organisées, pour l’essentiel, autour d’un triple mouvement d’individualisation, de « conditionnalisation » (qui correspond à un système de droits et obligations réciproques entre l’individu et l’État, voir Dufour, Boismenu et Noël, 2003) et de territorialisation des prestations de service public. En Suisse, il s’opère alors un changement de référentiel concernant les enfants de migrants : on passe de la promotion de leur émancipation sociale (des années 1960 à 2000) à celle de leur participation au sein de la société (Mottet, 2017).

Dans ce contexte, et à la suite des premières évaluations internationales de PISA 2000, la notion de risque s’impose dans les discours des politiques éducatives. L’encouragement des publics combinant et cumulant des facteurs de risque (Werner, 1993), tels que les caractéristiques ethniques et sociales défavorisées, relève de ce nouveau paradigme de l’« État social actif ». Comme le soulignent Tessier et Schmidt (2007) dans leur recension des écrits sur le concept de risque, si celui-ci était déjà utilisé couramment dans les champs de la psychologie et des sciences sociales, il a fait une percée dans le milieu de l’éducation. Les auteures relèvent que les facteurs de risque peuvent être recherchés sous différents angles, dont celui des environnements familial et communautaire, celui du milieu socio-économique (Cortes, 1990; Davidson, 1990) ou celui de l’ethnicité (Hixson et Tinzmann, 1990).

L’adoption du concept de risque en sciences humaines a également conduit à la notion d’encouragement précoce des jeunes enfants provenant de groupes « à risque ». Selon Tessier et Schmidt (2007), « [l]es recherches qui ont recours à ce concept insistent sur l’importance d’agir tôt, dans une perspective de prévention, pour briser la dynamique responsable de l’émergence des comportements inadaptés ainsi que leur rigidité et la résistance qu’ils acquièrent avec le temps » (p. 562). Si différentes études montrent que la préscolarisation a un impact positif sur le développement cognitif (Burger, 2010) et sur la réussite scolaire future des enfants issus de milieux défavorisés (Crahay et Dutrévis, 2012; Rouse, Brooks-Gunn et McLanahan, 2005), Heckman (2011) relève que la rentabilité économique est également à l’origine de l’investissement politique en faveur de l’encouragement précoce des publics de milieux défavorisés.

Méthodologie

Cet article porte sur la manière dont des acteurs politiques ou des experts mandatés pour des recherches se sont emparés de la question des territoires et des publics « à risque ». Pour appréhender les mots d’ordre et les dispositifs promus, j’ai effectué une recherche documentaire sur différents supports discursifs portant sur cet objet entre les années 2000 et 2020. Ces matériaux ont été récoltés dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur les transformations des politiques éducatives en direction de la diversité des publics à Genève et en Suisse entre les années 1960 et le milieu des années 2010 (FNS 100013-137834/1), ainsi que sur la poursuite de l’analyse jusqu’en 2020. Concrètement, pour cet article, le propos repose sur l’analyse d’une soixantaine de sources, que ce soit des rapports d’experts de Suisse romande, des débats parlementaires (Mémoriaux du Grand conseil genevois), des communiqués du ministère de l’Éducation ou des articles de presse (la Tribune de Genève et autres quotidiens romands).

J’ai procédé à une analyse de la manière dont les experts du champ scolaire effectuent des rapports, décèlent des « problèmes » et émettent des recommandations. Je me suis également intéressée à la manière dont les politiques éducatives problématisent la question des enfants de migrants selon les périodes et comment ils produisent des réponses institutionnelles telles que de nouveaux dispositifs, de nouvelles directives ou recommandations, de nouveaux moyens pédagogiques, etc.

L’impact de la question nationale sur les politiques éducatives cantonales (Genève) ainsi que l’influence européenne et supranationale sur les mots d’ordre promus à l’échelle de la Confédération (Suisse) sont appréhendés dans leur dimension discursive.

Désignation des territoires « à risque » et promotion des compétences des jeunes connaissant des conditions d’apprentissage défavorables 

En Suisse, les politiques territoriales et l’école inclusive visent à améliorer l’intégration et la participation des publics considérés comme étant « à risque » de désaffiliation scolaire et sociale (Mottet, 2016). Depuis le début du 21e siècle, dans le contexte de la Stratégie de Lisbonne et à la suite de PISA 2000, les élèves issus de la migration et leurs parents relèvent de cette catégorisation cible des politiques éducatives et sont considérés par nombre d’acteurs (politiques, scientifiques, professionnels) comme cumulant de grands risques de décrochage scolaire et social, notamment lorsqu’ils vivent dans des territoires ségrégués. Dans un rapport du ministère de l’Éducation nationale, intitulé « Mesures consécutives à PISA 2000 : plan d’action » (CDIP, 2003), l’origine sociale défavorisée et l’origine ethnique sont associées, de manière choquante, à des « faiblesses génétiques » :

PISA 2000, centré sur les compétences en littéracie, aura surtout mis en exergue deux faiblesses « génétiques », que les comparaisons régionales et cantonales et les études d’approfondissement entreprises sur le plan national permettent aujourd’hui de mieux cerner :
· les élèves de milieux socioculturels plus défavorisés rencontrent souvent plus de difficultés dans leur parcours scolaire et dans l’accès aux degrés subséquents ;
· les élèves issus de cultures et de langues étrangères connaissent majoritairement davantage de difficultés dans l’acquisition des apprentissages de base à l’école.
Bien évidemment, la situation individuelle de l’élève s’aggrave dès lors que celui-ci cumule les deux facteurs.

p. 2

Ces recommandations de la CDIP mobilisent ici le référentiel « faiblesses génétiques » qui tend à biologiser et essentialiser les publics en difficulté dès lors qu’ils sont définis par des caractéristiques « génétiques », niant ainsi le poids du contexte et des difficultés socio-économiques au profit de supposées faiblesses qui seraient inscrites dans les gènes. La notion de « handicap social et ethnique » apparaît également en filigrane dans ce rapport : « Il en découle que les élèves immigrés commencent souvent leur carrière scolaire avec un handicap – celui d’être issus de familles à faible niveau d’instruction » (p. 11).

En réponse à ce diagnostic, le rapport recommande de déployer des « mesures ciblées d’encouragement des enfants et adolescents de langue étrangère » (p. 3) de ce « groupe à risque ». Le rapport fait part de la nécessité d’apporter une « aide plus soutenue là où la proportion d’allophones est grande » (p. 12). Les recommandations visent également l’encouragement et la promotion de la lecture, du plurilinguisme, de l’apprentissage de la langue locale et de la formation des enseignants à la prise en charge des classes hétérogènes et aux compétences interculturelles. La question ethnique est centrale dans le plan d’action, qui se déploie dans ce contexte autour des jeunes connaissant des conditions d’apprentissage défavorables. Il est nécessaire pour la Confédération et d’autres instances de la politique sociale et migratoire de s’engager pour l’intégration des élèves issus de familles immigrées et de leurs parents, notamment par l’encouragement de leurs compétences linguistiques. Aussi l’encouragement de la langue première chez les enfants allophones est-il promu, ainsi que l’évaluation du plurilinguisme et la collaboration entre enseignants LCO [cours de langue et culture d’origine] et les équipes scolaires (p. 15). Du côté des parents, l’encouragement est appelé à se faire par l’organisation de cours de langue pour migrants adultes financés par le Fonds d’intégration de la Confédération (p. 15).

Dans ce contexte de gestion localisée des risques, un réseau d’éducation prioritaire (REP) voit le jour en 2006 à Genève, alors qu’en Suisse aucun dispositif de ce type n’existait préalablement. Par cette institutionnalisation, il s’agit de donner des moyens supplémentaires aux établissements scolaires accueillant un pourcentage élevé d’élèves connaissant des conditions d’apprentissage défavorables. Les territoires qui sont qualifiés de zones « à risque » sont défnis sur la base de la présence de plusieurs critères définissant l’accumulation de risques pouvant engendrer la désaffiliation scolaire et sociale des publics cibles. Il s’opérationnalise alors un ciblage sur les écoles hétérogènes (sur les plans linguistique, social et culturel) et l’on promeut des mesures visant à favoriser les innovations dans les quartiers défavorisés. La mise en place du REP contribue à l’émergence de la catégorie des « quartiers sensibles » qui, comme l’a observé Tissot (2007), s’accompagne d’une « véritable ethnicisation des problèmes urbains ».

La création, en 2009, du Centre d’Analyse Territoriale des Inégalités [CATI-GE] s’inscrit également dans cette préoccupation publique de lutte contre les inégalités territoriales. L’institutionnalisation de ce dispositif en 2009 est considérée comme un préalable au déploiement d’une politique de la ville et vise à « identifier les zones du canton où les risques de précarité sont les plus grands » (Office cantonal de la statistique du canton de Genève [OCSTAT], 2012, p. 2). Les conseillers d'État Beer (Département de l’instruction publique) et Hiler (Département des finances) ont soutenu la création de ce centre d’analyse, qui a pour vocation de jumeler les statistiques afin d’observer le développement des inégalités dans le canton. Il s’agit d’élaborer une carte sociale du canton avec des indicateurs permettant de cerner l’ampleur des inégalités et d’identifier les poches d'exclusion du canton (CATI-GE, 2011). Le déploiement de ce centre dans le canton de Genève a comme objectif le pilotage de la politique de cohésion sociale en milieu urbain. Il constitue alors une démarche récente et novatrice au niveau cantonal, faisant écho à des initiatives internationales plus anciennes et déjà structurées telles que la constitution en France de l’Observatoire des inégalités ou en Belgique d’un observatoire des inégalités territoriales dénommé Institut Wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (CATI-GE, 2011). Selon Kesteloot, De Turck et Vandermotten (2001), les géographes sociaux ont produit depuis plusieurs années en Belgique des outils, en particulier des cartes, visant à identifier les espaces urbains dégradés. Relevons que pour Rea (2007), ces cartes constituent des instruments de connaissance mais également des outils mobilisés pour la définition de nouvelles politiques urbaines, qu’elles soient de sécurisation ou de régularisation.

Comme nous venons de le voir, la gestion localisée des risques s’inscrit dans un processus large dans lequel les politiques cherchent à prévenir les risques en matière de pauvreté et d’aide sociale. Le concept de « handicap », et plus précisément de « cumul de handicaps » s’opérationnalise de manière latente. Selon Weisser (2020), ce concept permet, d’une part, d’imposer des attentes standardisées en matière de performance et de comportement ainsi que de traiter comme problématique le non-respect de ces normes et, d’autre part, de gérer les différences des conditions sociales modernes et il sert de base pour traiter les conséquences individuelles des risques collectifs (p. 257). Dans cette perspective, les recommandations qui émanent des politiques éducatives à la suite de PISA 2000 encouragent les politiques éducatives cantonales et les acteurs professionnels à s’investir dans le développement d’une école hétérogène de qualité. L’encouragement se fait par la mise en évidence des bonnes pratiques à promouvoir dans ces dites écoles et des stratégies déterminant l’efficacité de l’enseignement dans des classes hétérogènes, ainsi que par l’encouragement de la persévérance scolaire du public cible.

Encouragement précoce des élèves « à risque » : prévenir les risques en développant les compétences linguistiques des jeunes enfants et les « bonnes pratiques éducatives » chez les familles

De même que la gestion localisée des risques, la prévention précoce est un axe qui se déploie depuis le début du 21e siècle, à la suite des évaluations internationales PISA et des désignations des publics et des territoires « à risque » qui en ont résulté. Dans ce contexte, dans les années 2000, la question de la scolarisation préscolaire apparaît comme un nouveau « champ » d’action publique. L’éducation et l’accueil des jeunes enfants font dès lors l’objet d’une attention croissante de la part des politiques éducatives et deviennent une orientation centrale dans la promotion de l’équité et de l’inclusion (Commission suisse pour l’UNESCO, 2019; OCDE, 2015; UNESCO, 2017).

Ici encore, le rapport de la CDIP (2003) éclaire les prémices des politiques éducatives suisses visant l’encouragement et le « dépistage précoce » (p. 12) des enfants et des jeunes connaissant des conditions d’apprentissage défavorables et nécessitant un soutien particulier. Il s’agit de promouvoir un « usage plus intensif, plus précoce et plus exigeant de la langue officielle » (p. 5). En outre, les enfants et les jeunes issus de familles d'immigrés sont présentés comme étant les principaux bénéficiaires du soutien précoce et l’encouragement ciblé sur les compétences linguistiques apparaît comme l’un des aspects fondamentaux de l’intégration (p. 12).

L’article de presse de Riva (2008) éclaire également le développement de politiques publiques alliant dépistage précoce, promotion de l’intégration et public cible. Avec l’intitulé À 3 ans, mon enfant parle mal l’allemand. Il devra aller à la crèche, l’auteure de l’article présente la « méthode Kessler », du nom du délégué à l’intégration du canton de Bâle-Ville. Pour Kessler, alors que le système scolaire mobilise des mesures d’encadrement ou de soutien qui coûtent cher à l’État, il s’agirait de réagir de « manière préventive en captant déjà ces enfants à l’âge préscolaire » (p. 67). Le public cible est ici aussi l’enfant de migrant de milieu défavorisé :

Tous les parents du canton recevront, un an avant l’inscription de leur enfant à l’école enfantine, une circulaire dans laquelle on leur demandera d’indiquer leur niveau de formation et de connaissances linguistiques, ainsi que des réponses concernant leur statut socio-économique. Sur cette base, un premier tri sera effectué. Ensuite, les enfants passeront des tests pour un bilan précis. Ceux dont les connaissances en allemand sont faibles iront deux demi-journées par semaine en crèche

Kessler ; cité dans Riva, 2008, p. 67

Dans cet article de presse, le délégué à l’intégration du canton de Bâle-Ville précise qu’il s’agit d’une mesure libérale en tant qu’elle postule de l’État qu’il garantisse au départ l’égalité des chances et qu’ensuite chacun soit responsable de soi-même. Et en ce sens, Kessler souhaite que la migration cesse d’être un problème qui coûte pour devenir un potentiel que l’on exploite. « Nous ne pouvons plus nous permettre d’avoir 20 à 40 % des gens qui restent improductifs. L’amélioration de l’égalité des chances devrait permettre à l’État de maîtriser les budgets du social, de la santé et de l’exécution des peines. Notre pays doit donc miser, et vite, sur l’intégration dès la petite enfance » (p. 67).

La Commission fédérale pour les questions de migration [CFM] et l’Office fédéral des migrations (2012) ont produit un Guide pour un encouragement précoce réussi, visant à mettre en lumière les bonnes pratiques émanant des projets menés en la matière (voir également Schulte-Haller, 2009). Les auteurs mettent en exergue l’intérêt des projets menés en matière d’encouragement à la lecture chez les enfants d’âge préscolaire, à ceux proposant conseils et soutiens professionnels aux parents d’enfants défavorisés ainsi qu’aux projets d’encouragement linguistique, destinés à valoriser la langue première des enfants issus de l’immigration. « Leur dénominateur commun : tous s’adressaient à un seul et même groupe cible, à savoir les enfants de 0 à 6 ans issus de familles socialement défavorisées, et essentiellement de quartiers à forte immigration » (p. 9).

L’encouragement précoce des populations « à risque » devient également le leitmotiv des politiques sociales en Suisse. Selon Kaser (2011), ce sujet occupe effectivement largement le programme politique et le débat public, étant donné notamment qu’au niveau de la Confédération, soixante-six projets ont été soutenus, pour un financement représentant trois millions et demi de francs entre 2009 et 2011. Tinguely, Meier Magistretti, Walter-Laager et Rabhi-Sidler (2016) ont également montré que l’Office fédéral des assurances sociales [OFAS] a beaucoup investi dans son Programme national sur l’encouragement précoce, qui est considéré aujourd’hui comme l’un des principaux instruments de lutte contre la pauvreté et les inégalités.

On le voit, cette thématique rejoint fortement celle de la montée en puissance d’un « public cible », celui de l’« enfant défavorisé migrant » et encore plus de sa famille. Delai (2012) observe combien la problématique de l’intégration des enfants dans le domaine préscolaire est devenue de plus en plus importante au fil des années, avec l’idée de « compenser les désavantages que subissent les enfants issus d’un milieu peu stimulant sur le plan de l’apprentissage » (p. 16). La rhétorique sur ces publics « à risque » se construit autour de la prévention précoce, notamment dans une visée non explicitée de réduction de l’influence de certaines familles, que les politiques publiques considèrent comme néfaste et peu stimulante dans le processus de développement, alors qu’il s’agit de promouvoir des individus autonomes participant à la richesse du pays.

En outre, dans ce contexte, l’encouragement précoce s’institutionnalise en Suisse par la diminution de l’âge d’entrée à l’école, qui passe en 2013 de six à quatre ans, alors qu’en France, cette entrée se fait à deux ans. Warren (2010) fait valoir que l’enjeu central de la scolarisation à deux ans réside « dans une logique d’inscription du petit d’homme issu de milieux populaires dans un contexte d’enseignement de savoirs, dans une dynamique de "l’apprendre", et dans une préparation de "l’adulte de demain à vivre en société, à vivre dans sa société" » (Raveaud, 2006, cité dans Warren, 2010, p. 38). Il relève également comment la scolarisation des tout-petits est pensée en référence à la territorialisation, laquelle est lisible, selon le chercheur, dans la mise en oeuvre de la politique d’éducation prioritaire.

Encouragement des « carrières exemplaires » des élèves : éviter le gaspillage des ressources et promouvoir le potentiel des populations « à risque » 

Parallèlement à l’institutionnalisation de dispositifs promouvant l’encouragement précoce des enfants considérés comme étant « à risque », le propos se développe également à partir du début des années 2000 vers l’encouragement et la valorisation des « carrières exemplaires » (Doytcheva, 2010) des élèves migrants de milieux défavorisés.

En Suisse, dans une étude sur les performances des migrants dans leur apprentissage, Stamm (2012) relève qu’exploiter le potentiel de ceux d’entre eux ayant des performances excellentes relève de l’intérêt économique de la Suisse. Il est temps, selon cette chercheuse, de dépasser le regard unilatéral et négatif porté sur les « migrants en échec » et, si 80 % des migrants restent « à la traîne », il ne faut pas se concentrer uniquement sur les caractéristiques négatives mais plutôt sur les facteurs de réussite, afin de mieux utiliser ces « réserves de talents ».

Dans cette optique, de nombreux projets se développent afin de lutter contre la perte ou la mauvaise gestion des potentiels des personnes issues de la migration. Il s’agit de faire part de bonnes pratiques à promouvoir, notamment en rendant visible la réussite des jeunes d’origine immigrée. La Commission Éducation et Migration de la CDIP a consacré son Convegno d’avril 2012, intitulé Second@s : un véritable potentiel, à la situation des jeunes issus de la migration qui « constituent un potentiel pour la société et l’économie suisses ». Une étude intitulée Les enfants de migrants : un véritable potentiel (Bader et Fibbi, 2012) paraît également cette même année. Auparavant, l’Office fédéral de la statistique avait déjà mandaté une enquête sur les compétences et l’insertion professionnelle des migrants hautement qualifiés dans les années 2000 (Pecoraro, 2005). Celle-ci rendait compte d’un accroissement des flux migratoires des personnels hautement qualifiés durant la décennie 1990. L’étude relevait ainsi que, parmi les migrants arrivés en Suisse après 1995, 62 % étaient hautement qualifiés.

Les « migrants talentueux » deviennent ici une catégorie objective et objectivée d’action publique. Il s’agit de chercher et de promouvoir les talents potentiels en adoptant des mesures ciblant cette population, comme c’est le cas en France. Les préoccupations exprimées en faveur de la diversité sont essentiellement motivées par un discours sur le « gâchis » humain que provoque la « non-utilisation des compétences des personnes issues de l’immigration, socialisées, éduquées et formées en France » (Doytcheva, 2010, p. 429). Les actions se concentrent sur des publics plutôt très diplômés, que l’on se propose d’accompagner vers l’emploi ou dans le placement en entreprise. La chercheuse cite des interventions locales en contexte français, comme la distribution de « bourses au mérite » pour les lycéens d’établissements défavorisés, ou nationales comme l’opération Nos cités ont du talent. Il s’agit selon Doytcheva d’un répertoire d’interventions qui s’inscrivent dans une logique de construction de « carrières exemplaires », dont la mise en visibilité contribue à conforter une vision méritocratique républicaine.

La promotion de la diversité est centrale dans cette dynamique et Doytcheva (2010) parle de rhétoriques managériales de la diversité. En ce sens, le concept de « super-diversité » de Vertovec (2007) est au coeur de l’étude européenne TIES [The integration of the European Second generation] qui porte sur la deuxième génération, la réussite sur le marché du travail ainsi que l’accès des étudiants allochtones à l’enseignement supérieur (Crul, Schneider et Lelie, 2013).

Conclusion

Cette enquête nous permet de mettre en avant des formes de désignations et de reconnaissance des territoires et des publics « à risque » dans le contexte scolaire. Elle permet de faire l’hypothèse que, depuis les années 2000, en Suisse comme dans d’autres pays occidentaux, la focalisation sur les territoires – et surtout sur les risques de chômage et d’assistance des populations qui y vivent – devient une catégorie majeure d’action des politiques. De la sorte, les caractéristiques des publics scolaires, appréhendées à partir de la notion de « cumul du handicap social et ethnique », sont vues comme ayant un impact sur l’efficacité des systèmes éducatifs et le rendement économique. Ce mode de désignation et de reconnaissance s’opérationnalise par le développement de mesures ciblant les territoires, par l’institutionnalisation de dispositifs encourageant la prise en charge précoce des publics « à risque » par les institutions de l’État (préscolarisation, accueil du jeune enfant, suivi des mères dès la grossesse) ainsi que par l’encouragement des carrières exemplaires de migrants à potentiels (Doytcheva, 2010).

Tout se passe comme si ces dispositifs d’encouragement pouvaient permettre aux publics cibles d’échapper aux inégalités systémiques et aux discriminations dans les processus d’orientation dans les différentes filières scolaires et à l’embauche. De fait, ce mode de raisonnement fait un lien net entre les conditions sociales des publics ciblés et la responsabilité individuelle (élèves et familles), qu’il s’agit de promouvoir grâce à la mise en place de dispositifs d’encouragement des populations « à risque ». Ce faisant, le thème de la pauvreté et les problèmes d’inégalités de la société passent en arrière-plan, alors même que la précarité des territoires est présentée comme un problème sociétal. Ce passage vers une grille de lecture en direction de l’amélioration des bonnes pratiques individuelles (apprendre rapidement la langue de scolarisation, jouer le jeu scolaire, développer des carrières exemplaires) risque de faire perdre de vue les inégalités du système et de mettre à l’écart des pistes qui iraient dans le sens de leur réduction. Cette intelligibilité des causalités et des pistes à promouvoir est palpable dans le discours des enseignants sur la démocratisation des études et les carrières des élèves. De fait, si ceux-ci ont réintégré dans leur discours sur les inégalités de résultats les problématiques socio-économiques et la question sociale (Delay, 2011 ; Mottet, 2013), ils le font sur un mode aseptique et technique, comme un « facteur de risque », qui pourrait être dépassé par la volonté des élèves à s’accrocher s’ils en ont envie et s’ils en ont les capacités intellectuelles (Mottet, 2020).

Si les risques de désaffiliation scolaire et sociale peuvent être appréhendés à partir de publics ciblés comme étant « à risque », il s’agit également de mettre en lumière certains risques relatifs à ces nouvelles formes de régulations de la diversité. Au niveau de la détection précoce, nous pouvons relever ceux d’amalgame, d’indifférence et d’enfreinte à la dignité à l’égard des familles cibles de l’action publique,qui sont décrites en termes de manque, de handicap, voire de nocivité. Giraud (2005) met en exergue le développement du doute administratif et judiciaire sur les capacités éducatives d’un nombre croissant de familles au cours des dernières décennies (p. 463), amenant de la sorte une augmentation du nombre d’enfants placés. Des recherches sur le vécu des familles dans le cadre de ces dispositifs d’encouragement aux bonnes pratiques seraient heuristiques et sont encore peu nombreuses.

Le concept de groupe « à risque » peut engendrer d’autres amalgames, par exemple lorsqu’il est rattaché à celui de « besoins éducatifs particuliers » ou de handicap. Selon Frandji (2011), les groupes « à risque » et les élèves à « besoins éducatifs particuliers » sont des métacatégories peu stabilisées. Elles se rapportent parfois à des écoles ou à des territoires « à risque », parfois plus spécifiquement à la population immigrante, et parfois aux personnes handicapées. Frandji met en garde sur le fait qu’« elles procèdent toujours à l’heure actuelle, l’une et l’autre séparément, parfois conjointement, d’un travail expert de codification en permanente révision au niveau international » (p. 170). Aussi, selon Tessier et Schmidt (2007), malgré les diverses définitions, le concept demeure un terme vague autour duquel il n’existe pas de consensus.

Le risque de la comparaison est également à analyser dans la construction et l’utilisation même des catégories, dans les indicateurs choisis dans le cadre des évaluations internationales telles que PISA. Selon Schnapper (2008), la catégorisation ethnique qui s’impose peu à peu au niveau de la politique européenne revêt une grande ambiguïté malgré son apparence de plus grande scientificité. Desrosières (2000), Simon et Stavo-Debauge (2004) et Duru-Bellat (2019) mettent également en garde contre la complexité des comparaisons internationales et le risque d’interprétations erronées des réalités au vu de la difficulté d’avoir des indicateurs comparables en matière de diversité des systèmes éducatifs, de contextes sociaux dans lesquels ils se pensent, de leur histoire, etc. Selon Payet (2008), la question n’est pas l’impossibilité à comparer à partir d’une même catégorie, puisque celle-ci existe en règle générale, mais de pouvoir interpréter les différences à l’aune de cette catégorie alors qu’elle recouvre des significations et des réalités différentes.

Si mon propos met en exergue certains risques en lien avec les mesures de soutien et d’encouragement que les politiques ont mises en place, il ne s’agit pas de remettre en question le fait qu’elles sont sous-tendues par une logique d’équité et d’efficacité de la part des acteurs qui les initient et le fait que les familles elles-mêmes peuvent bénéficier de ces dispositifs. Pour autant, comme j’ai souhaité le faire, il s’agit de mettre en lumière certains effets insidieux qui ont pu être appréhendés dans le cadre de l’enquête et qui ont été relevés également par différents chercheurs attentifs aux effets paradoxaux susceptibles de survenir si la régulation et le contrôle social sont au coeur des dispositifs. Merle (2005) et Zoïa (2015), bien que leurs propos se réfèrent à la laïcité, mettent en garde sur le fait qu’un refus de toutes les différences peut entraîner des dynamiques négatives telles qu’un repli identitaire. Comme le dit Doytcheva (2018), il ne s’agit pas de faire l’éloge d’une « bonne diversité » tout en tenant à l’écart toutes les autres (celles des immigrés clandestins, des sans-papiers) ou de viser les familles de milieux sociaux et ethniques défavorisés tout en considérant les immigrés soit comme des personnes « assimilables » soit comme une « menace » à la nation (Streiff-Fénart, 2013).