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Quoique séculaire, la peur des épidémies a été oubliée. Elle a ressurgi pour nous rappeler notre fragilité. En effet, la pandémie actuelle avec ses conséquences, comme le confinement qui nous a été imposé et les mesures de distanciation sociale, nous dit quelque chose du monde actuel. Si elle a pris tant d’ampleur, c’est bien à cause du fait que l’état du monde est un facteur favorable à son expansion. La mondialisation a en effet rétréci les frontières sans parvenir à une redistribution équitable du progrès. Les plus privilégiés ont acquis la certitude que le vaste monde leur était devenu plus accessible. C’est de cette large accessibilité au monde que vient précisément la diffusion du COVID-19.
Pour les moins défavorisés dans les sociétés occidentales, le monde est moins certain qu’il ne l’était. En faisant face à la réalité d’une pandémie, ces sociétés ont d’abord été incrédules. Elles en ont été ébranlées et ont manifesté une certaine forme de sidération. Tant que les annonces de risques de pandémie n’étaient que des prédictions de rapports d’organismes nationaux ou internationaux, elles ont été reçues avec circonspection dans le monde occidental. On a considéré que ces risques ne pouvaient affecter que les pays les moins bien nantis sur le plan sanitaire. Confiants dans leur supériorité technologique et sanitaire, ces pays n’ont pas pris en compte les alertes sur les risques que le monde entier encourrait. Cette conviction de supériorité structure en effet la pensée occidentale. Pour autant, et malgré la peur, la pensée suprématiste a persisté dans la période de crise. Il suffit de se reporter à cette émission d’avril 2020 sur LCI où l’on a vu un médecin éminent, chef de service, suggérer sur le ton de l’évidence de faire de l’Afrique un terrain d’expérimentation pour la recherche sur le vaccin contre le COVID-19. Les résidus de la pensée coloniale se sont infiltrés jusque dans les pratiques de recherche scientifique.
Quoi qu’il en soit et d’où qu’elles viennent, les peurs s’entremêlent pour accroître les désordres de l’hypermondialisation. Pour autant, le poids de l’incertitude est plus lourd dans ces parties du monde qui peinent à entretenir l’espoir du progrès.
Avec cette pandémie, la peur vient de la résurgence des frontières dans des États qui les avaient assouplies. Elle vient aussi du renforcement des frontières qui jusque-là n’avaient été que sélectives pour contenir les hommes en quête d’un horizon plus clément. Les frontières, déjà infranchissables pour des dizaines de milliers de réfugiés, le deviennent encore plus en période d’épidémie, sauf à prendre plus de risques en mer ou dans le désert.
Il est devenu difficile de concevoir que de telles frontières soient érigées dans un monde aussi diasporisé que celui d’aujourd’hui. Les liens transnationaux se sont démultipliés et les frontières tendent à s’effacer. La migration change notre façon de vivre les rapports familiaux. De fait, un monde qui se diasporise forge des identités diasporiques. C’est pourquoi les migrants sont aussi des transmigrants, si l’on songe au fait que leur(s) vie(s) se déroule(nt) entre le local et le supranational, à la jonction de plusieurs espaces sociaux transnationaux. Leur psyché est alors, par définition, le lieu d’une tension perpétuelle entre une quête d’individuation plus forte que jamais et des possibilités d’ancrages multiples qui débordent le « local » tant le monde devient déterritorialisé. La pandémie a figé les flux internationaux, entravé des rencontres familiales et, de ce fait, insécurisé des individus, des diasporas entières. Le vaste monde que nous croyions largement accessible nous manque déjà.
À l’évidence, ce contexte mondial nuit encore plus aux migrants et aux minorités, où qu’ils soient. L’appareil social et les structures administratives ont été perturbés pendant le confinement sur une longue durée. La situation des plus précaires, dont les migrants, s’est dégradée. Cette crise a révélé des inégalités ; elle en a créé de nouvelles. La pandémie actuelle a ébranlé le cadre de nos certitudes, dérangé nos habitudes individualistes. Elle a quelque peu modifié nos perceptions des rapports entre forces à l’échelle de la planète. Gageons qu’elle nous fera prendre conscience que, face à une pandémie, notre survie dépend du collectif et de l’intérêt porté aux autres, différents. L’essentiel reste à faire si l’on pouvait décider de rebattre les cartes qui règlent les rapports de forces à l’échelle du monde. Sur le plan interculturel, un nouvel ordre, que nous appelons de tous nos voeux depuis longtemps, reste à construire.