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Introduction

Au cours des dernières décennies, sous la poussée d’une économie mondiale de plus en plus néolibérale, les sociétés ont connu de nouveaux phénomènes migratoires de grande envergure (Nail, 2015). Avec ces mouvements de populations, les interrogations concernant les déplacements du Sud vers le Nord se multiplient. Cette nouvelle donne sociodémographique ébranle le fonctionnement des sociétés d’accueil, non seulement au niveau institutionnel et organisationnel, mais aussi dans les relations de tous les jours entre citoyens (White, Emongo et Hsab, 2017). Plusieurs textes proposés dans ce numéro spécial portent sur des situations généralement associées à la notion d’« intervention », surtout dans le contexte des services publics (santé, éducation, services sociaux, etc.). Les contributions démontrent cependant que notre analyse doit aller au-delà des catégories et des idées reçues.

Pour cette raison, nous proposons un cadre théorique qui s’interroge sur l’acte à poser en contexte pluriethnique, et ce, sous toutes ses formes : donner une information ou en obtenir une, donner un soin ou en recevoir un, enseigner ou se faire enseigner. Dans un sens plus large, et surtout en contexte pluriethnique, l’agir s’imagine et se réalise selon le modèle de ses propres traditions ou selon celles de l’autre. Notre cadre invite à concevoir l’acte à poser dans les rencontres interculturelles d’un point de vue épistémologique, en nous forçant à tenir compte de la subtilité des pratiques qui s’inscrivent forcément dans un cadre institutionnel, méthodologique, organisationnel et déontologique.

Cadres d'intervention

Dans un monde où les populations ciblées par l’intervention sont de plus en diversifiées, les institutions sont au prise avec des modèles d’organisations hypermodernes où nous retrouvons un éclatement du pouvoir entre les prescription qui fixe les règles du jeu, le fonctionnement organisationnel et le pouvoir d’agir des intervenants (De Gaulejac et Hanique, 2015). L’analyse des dynamiques interculturelles met en lumière le fait que le travail d’intervention auprès des populations immigrantes échappe facilement aux nouveaux indicateurs de la gestion publique. De la même façon, les populations immigrantes font aussi trop peu partie de la planification des programmes de santé et des services sociaux (Gravel et Battaglini, 2000) où, au Québec par exemple, les statistiques compilées annuellement en santé ne permettent pas de savoir si ces populations auraient des besoins différents et demanderaient des interventions plus adaptées. Les professionnels de l’intervention en sont particulièrement conscients, puisqu’ils doivent « naviguer entre des écueils générés par les phénomènes interculturels qui demandent plus de temps d’intervention et de nouvelles conditions qui les confrontent à de cruelles décisions éthiques » (Gratton, 2013, p. 353). Selon Gratton, l’analyse des interactions à partir des actes à poser permet de mieux comprendre à la fois l’évolution des configurations institutionnelles des relations sociales en contexte pluriethnique et les nouveaux besoins de toutes les personnes en interaction interculturelle, qu'elles soient issues de la société d’accueil ou de l’immigration.

Les contributions à cette collection démontrent que les intervenants, d’ici ou venus d’ailleurs, sont nécessairement impliqués dans les dynamiques interculturelles, parce que nous sommes tous porteurs de traditions (Gadamer, 1996). Ce faisant, au quotidien, ils sont confrontés au fait que, selon les cas, leurs façons habituelles de faire fonctionnent plus ou moins, difficilement ou pas du tout (Gratton, 2013). Ainsi, ils doivent développer de nouvelles stratégies qui dépassent les notions de reconnaissance et de médiation (Cohen-Émérique, 2011). Comme les immigrants dont ils s’occupent, ils doivent aussi naviguer entre les normes des sociétés d’accueil et une diversité de visions par rapport à la « vie bonne » et au vivre-ensemble dans leurs organisations et institutions et dans les espaces de la nouvelle Cité. D’un point de vue interculturel, la réduction des écarts entre les différents codes sociaux et culturels en contexte d’intervention exige le développement de nouvelles compétences interculturelles (Gratton, 2009), à la fois des compétences individuelles et des compétences organisationnelles, les dernières devant encadrer et soutenir les premières.

Actes à poser

Pour Bakhtine (2003), il est illusoire de penser que le soi puisse se mettre à la place de l’autre. Alors l’acte à poser, un acte qui se fait généralement pour l’autre ou au nom de l’autre, peut être empreint de tensions, puisque le fait d’agir pour le bien-être de l’autre présume que l’autre n’a pas tous les moyens ou les conditions nécessaires pour agir seul. Il s’agit d’une situation paradoxale si on prend en considération la spécificité du modèle de l’autonomie dans les sociétés occidentales (Gratton, 2013). De ce point de vue, le premier acte à poser serait l’acte de parole, cette parole qui essaie de mettre des mots sur son expérience propre ou sur celle de l’autre. Bakhtine fait d’ailleurs une distinction entre l’expérience du monde dans les actions et l’expérience du monde dans les discours. En contexte pluriethnique, ceci est important car nous ne sommes pas toujours conscients de l’enracinement de nos actions, comme de nos façons de penser et de dire les choses. Cette réalité inconsciente – que certains vont nommer « culture » et d’autres « idéologie » – échappe encore le plus souvent aux institutions occidentales, qui exigent les mêmes performances et résultats en contexte pluriethnique, autant des intervenants que des clients.

La parole comme les actes peut renforcer les rapports de forces existants par l’imposition de positions normatives (souvent inconscientes) de la majorité et par des institutions forcément monoculturelles (Barth, 2002), même quand les frontières ethniques sont fluides (Barth, 1995). Nous sommes conscients de l'existence de discrimination à l’égard des groupes immigrants et minoritaires, mais la discrimination n’explique pas tout. Il faut alors concevoir les problèmes d’accessibilité aux services comme une nouvelle forme de discrimination (Vissandjee, Bates, Vialla et Kuntz, 2013). Selon Das (voir Gratton, 2009) il est également nécessaire de poser la question de l’adéquation des services, ce qui d’un point de vue interculturel exige la prise en compte du point de vue des différentes catégories d’usagers, tous porteurs de traditions différentes (Autochtones, personnes issues des communautés culturelles, immigrants et réfugiés). Dans un monde idéal, il s'agit de comparer nos moyens avec les leurs et d’évaluer le meilleur moyen possible pour résoudre les problèmes rencontrés dans un nouvel environnement physique, social et humain. À cette fin, nous avons besoin d’un modèle interculturel systémique qui permette de s’intéresser non seulement à chaque acte à poser, mais aussi aux contextes de production des différents modèles d’agir. En ce sens, l’analyse détaillée des interactions qui entourent l’acte à poser n’est pas une fin en soi, mais plutôt une stratégie pour mieux comprendre les conditions d’inclusion en contexte interculturel (White, Gratton et Rocher 2015).

D’un point de vue herméneutique, l’incompréhension n’est pas un obstacle à la communication, mais l'une des conditions de la compréhension elle-même (Gadamer, 1996). Le défi de la communication en contexte interculturel touche tout le monde, pas uniquement les immigrants. Les différents actes à poser peuvent également se retrouver dans la sphère privée, que ce soit au sein de la famille, des couples ou des relations amoureuses et amicales. L’acte relève alors moins d’une instance bien identifiée que du rôle de chacun des acteurs et de sa possibilité à réaliser ou vivre « l’interculturel dans la Cité » (voir White, Emongo et Hsab, 2017). Qu’il s’agisse de l’intervenant social, du travailleur précaire, du parent en position d'autorité ou de l’adolescente tourmentée, l’acte à poser peut offrir différentes déclinaisons. Comme en intervention, l’acte à poser prend également du sens dans les actions qui ne sont pas réalisées. Du fait de la responsabilité inhérente au coeur des institutions publiques, des organismes communautaires et des milieux d’enseignement, nous nous intéressons surtout aux personnes qui sont derrière les actes posés dans ces contextes. Dans ce numéro spécial, nous nous intéressons tout particulièrement à leurs questionnements en contexte pluriethnique, à leurs difficultés et à leurs façons d’évaluer comment leur façons habituelles de faire répondent ou non aux besoins de leur clientèle en contexte interculturel.

L’interculturel dans la Cité

C’est en réponse à ces interrogations que ce projet de publication a vu le jour, avec à sa base quatre chercheurs du Laboratoire de recherche en relations interculturelles (LABRRI) de l’Université de Montréal et du Groupe d’études et de recherches axées sur la communication internationale et interculturelle (GERACII) de l’Université du Québec à Montréal. Ce projet comprend le développement de deux collectifs sur le thème général « L’interculturel dans la Cité », destinés à deux revues différentes, et tous les deux prévus pour 2017, l’année où justement Montréal souligne le 375e anniversaire de sa « fondation ». Le premier collectif, destiné à la revue Anthropologie et sociétés, a pour thème les fondements théoriques de l’interculturel dans la Cité avec une attention particulière portée à ses espaces publics en contexte urbain. Y sera débattu entre autres la pertinence de l’association que nous faisons de l’interculturel comme discours et de la Cité comme lieu vivant de ce discours. Le second collectif (constitué de ce numéro de la revue Alterstice) a pour thème les manifestations empiriques de l’interculturel, avec une attention particulière accordée aux dynamiques d’interaction dans différents contextes d’intervention. On y analyse notamment les conditions de reproduction de la discrimination qui mène à l’exclusion des minorités ethniques et visibles en contexte d’immigration.

Ce numéro fait ainsi appel à des articles qui permettent de rendre compte des subtilités, des nuances et des défis qui entourent les actes à poser en contexte pluriethnique. Il reste à se demander quelles sont les nouvelles compétences nécessaires pour poser des gestes en contexte pluriethnique et quelles avancées ont été faites en la matière, autant pour les intervenants que pour toutes les personnes concernées par la rencontre en contexte interculturel. Notre regard se tourne finalement vers les organisations et institutions qui doivent développer de nouvelles compétences interculturelles organisationnelles afin de soutenir les compétences interculturelles individuelles développées par chacun : une expertise qui, lorsqu’elle est absente, engendre une perte de savoirs institutionnels interculturels, un manque d’encadrement adapté aux réalités pluriethniques et une détresse possible chez les intervenants (Legendre et Tavlian, 2005) et chez les usagers.

Présentation des articles

Pour terminer, nous aimerions donner un bref aperçu du contenu du numéro.

Adoptant la position de l’ethnographe, Claude Grin revient sur son implication dans des situations thérapeutiques particulières, vingt ans après les faits. Sur la base d’une recherche interdisciplinaire visant à favoriser une meilleure intégration des personnes d’origine étrangère dans le système de santé suisse, l’auteure évoque un équilibre conceptuel sur une approche interculturelle qui connaîtra une rupture épistémologique avec l’arrivée de demandeurs d’asile fuyant la guerre du Kosovo. Claude Grin pose le problème de la neutralité du chercheur, de l’ethnologue.

Sylvie Gravel, Jessica Dubé, Daniel Côté, Bob White et Danielle Gratton traitent des embûches de la rencontre interculturelle et de la précarité du lien d’emploi dans le cadre du retour au travail d’immigrants ayant subi une lésion professionnelle. Cette étude, basée sur des entretiens semi-dirigés avec 65 répondants issus de quatre groupes (les cliniciens, les agents d’indemnisation et conseillers en réadaptation, les employeurs, les travailleurs), a permis de faire ressortir trois grandes tendances : les trajectoires de retour, les difficultés de réadaptation et les stratégies pour contourner ou surmonter les obstacles à la réadaptation. Comme actes à poser, les auteurs proposent une série de mesures concernant la réintégration au marché du travail.

Dans son article, Isabelle Rigoni analyse les rapports entre divers acteurs de l’éducation publique en France (enseignants, intervenants sociaux et éducatifs) et traite des expériences vécues par les enfants et les jeunes migrants. La méthodologie qualitative repose sur des entretiens menés auprès d’acteurs institutionnels relevant de l’Éducation nationale et des municipalités et auprès d’élèves et de parents, ainsi que sur des observations. Les résultats soulignent la nécessité d’une négociation interculturelle en raison des contraintes et des attentes diversifiées dans le cadre de l’accompagnement éducatif.

Le théâtre-forum comme outil de recherche et d’intervention auprès des jeunes issus de l’immigration fait l’objet de l’analyse de Caterine Bourassa-Dansereau. À la suite de cette recherche-action menée sur les perceptions de l’égalité entre les hommes et les femmes de jeunes adultes montréalais de 16 à 22 ans issus de l’immigration, l’auteure souligne les défis des actes à poser par les jeunes eux-mêmes.

Bob White et Danielle Gratton présentent les résultats préliminaires d’un atelier de recherche-action, développé dans le cadre d’un projet de recherche en partenariat, qui permet de répertorier les « situations interculturelles » auxquelles font face les intervenants dans plusieurs contextes d’aide et de soutien aux personnes issues de l’immigration récente. L’atelier permet de voir des récurrences dans certains milieux de travail, et il contribue également au développement des compétences interculturelles, puisque décrire une situation interculturelle de manière neutre est loin d'être facile.

Sur la base d’entretiens avec des intervenants au sein de Centres locaux de services communautaires (CLSC) du Québec, Jacques Rhéaume examine les rapports entre la pratique professionnelle de ces intervenants et le contexte pluriethnique actuel, et il propose une grille d’analyse heuristique. Ce faisant, Rhéaume milite pour un savoir pratiqué qui permet de mettre en lumière la complexité des rapports. Ce dernier texte permet de boucler plusieurs boucles, non seulement historiques mais aussi épistémologiques. Nous espérons que cette série de textes, en même temps qu'elle fournira certaines réponses, permettra l'émergence de nouvelles questions – nous sommes conscients que chaque acte posé mène à une nouvelle série de questions...