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Introduction

Certaines tendances récentes en inquiètent plus d’un en ce qui concerne l`impact de l’activité humaine sur l’environnement. Du côté de la demande, la population ne cesse de s’accroître. L’ONU prévoit que le nombre d’individus sur Terre passera de 7,3 milliards aujourd’hui à 9,3 milliards en 2050, une hausse de 27 %. En plus, cette population s’enrichit; des analystes prévoient que la taille de la classe moyenne doublera d’ici 2030 (MacArthur, 2014). Il est certain que cela mettra une forte pression sur les ressources naturelles disponibles à travers le monde.

Du côté de l’offre, d’après certains chercheurs, plusieurs ressources seraient en pénurie dans un avenir relativement proche. Par exemple, Hunt (2013) prévoit qu’au moins une vingtaine des éléments du tableau périodique se seront taris d’ici 50 ans, ce qui inclut l’or, l’argent, l’indium, l’iridium et le tungstène qui sont vitaux pour l’économie. De plus, les gisements pour ces ressources seront toujours plus difficiles d’accès et les coûts d’exploitation continueront d’augmenter (MacArthur, 2014). D’autres chercheurs sont toutefois moins pessimistes évoquant la substitution possible par d’autres matériaux ou la dynamique particulière de l’exploration; par exemple, Dobra et Dobra (2014) montrent que, dans l’état actuel des réserves, plusieurs entreprises choisissent de ralentir leurs activités d’exploration afin de se concentrer sur la production; lorsque les réserves seront plus faibles, les entreprises pourraient alors réorienter à nouveau leurs ressources vers l’exploration, faisant à nouveau augmenter les niveaux de réserves connues[1].

Devant ces constats, certains pensent à un changement de paradigme. Ils suggèrent de passer de l’économie linéaire, où les ressources naturelles sont essentiellement extraites → transformées → consommées → jetées, à l’économie circulaire qui optimise l’utilisation des ressources. Selon l’ADEME (2013), l’économie circulaire est un « système économique d’échange et de production qui, à tous les stades du cycle de vie des produits (biens et services), vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement tout en permettant le bien-être des individus. » (p.1)

Bien que l’économie circulaire ne présente pas toujours la solution optimale[2], plusieurs pistes d’implantation de cette circularité méritent l’intérêt. Par exemple, on peut travailler en amont par le biais de l’écoconception; cette approche qui vise à concevoir de nouveaux produits ou services en cherchant à minimiser, dès le départ, leurs impacts environnementaux sur l’ensemble du cycle de vie, de l’extraction de la matière première jusqu’à la fin de vie. Au niveau de la production, l’écologie industrielle propose le partage de ressources et d’énergie entre entreprises sur un territoire donné; par exemple, lorsque les déchets d’un établissement peuvent devenir un intrant pour un autre. Au stade de la distribution, il est possible d’adopter le modèle de l’économie de service, ou l’économie de fonctionnalité, qui consiste à vendre un service associé à un produit plutôt que le produit lui-même (par exemple, l’autopartage). Ce faisant, plusieurs personnes peuvent partager un même produit et l’entreprise peut en optimiser l’entretien, menant à une réduction des impacts environnementaux. Dans le cas de l’autopartage, il faut noter que les gains environnementaux ont été contestés par certains chercheurs qui soulèvent, entre autres, la possibilité que l’autopartage remplace l’utilisation d’autres modes de transport moins polluants comme le transport en commun, ou le transport actif (vélo, marche, etc.), voir Demailly et Novel (2014).

Les approches pour une économie circulaire seront d’autant plus faciles à promouvoir que l’on sera capable de montrer leur rentabilité pour les acteurs économiques qui s’y impliquent. La littérature à cet égard est encore relativement mince[3]. Parmi les rares études pertinentes, on note Haned et al. (2015) qui analysent la rentabilité de l’écoconception à partir d’une enquête originale auprès de 119 entreprises ayant adopté cette façon de faire. Ils en concluent que, pour 45 % des entreprises, l’écoconception a eu un impact positif sur les profits (en termes absolus), alors que pour 51 %, l’impact sur les profits a été neutre. Un résultat somme toute encourageant en matière de rentabilité.

L’objectif de cet article sera donc de participer à cette réflexion en faisant le point sur l’économie de service en couvrant principalement trois aspects : 1) la rentabilité de l’économie de service pour les entreprises impliquées; 2) sa rentabilité pour les clients et 3) les impacts environnementaux de l’économie de service. À notre connaissance, aucune étude ne s’est penchée de façon systématique sur ces questions. Certaines études ont abordé le premier des trois volets, comme Baines et al. (2007) ou Baines et al. (2013), mais aucune n’a couvert les trois. De plus, pour rendre le texte plus concret, les arguments soulevés dans chaque section seront illustrés par plusieurs exemples, dont ceux de l’autopartage, Xerox et Michelin, ce dernier ayant lancé un programme unique afin de louer des pneus aux entreprises de transport au lieu de leur vendre. Enfin, en conclusion, nous essaierons de dégager les caractéristiques des entreprises et secteurs d’activité les plus susceptibles de gagner par une transition vers l’économie de service, exercice qui ne semble pas avoir été fait précédemment.

Le reste du texte sera organisé comme suit. La section 1 définira de façon plus précise ce qu’on entend par économie de service et les différents modèles d’économie de service existants, en particulier les systèmes produit-service (SPS). La section 2 discutera des avantages économiques pour les entreprises qui se lancent dans le modèle d’affaires préconisé par l’économie de service. La section 3 sera consacrée aux avantages économiques pour les clients (grand public ou clients corporatifs), alors que la section 4 se penchera sur les impacts environnementaux de ce modèle. Enfin, la section 5 présentera une réflexion sur le futur de cette pratique et sur les secteurs d’activité les plus susceptibles d’y trouver leur compte.

1. Quelques distinctions

Le terme économie de service (servitization of business) a été introduit par Vandermerwe et Rada (1989); il s’agit d’un modèle d’affaires qu’ils définissent simplement comme une création de valeur par l’ajout de services complémentaires aux produits. Plus spécifiquement, les entreprises transforment leur activité en partant de la production et de la vente de biens matériels vers une offre de produit-service (PS), soit une combinaison de produits tangibles et de services intangibles conçus et combinés afin qu’ils répondent conjointement aux besoins des consommateurs (Yachnin et al., 2010; Neely, 2013). Dans le cas d’un système-produit-service (SPS), le produit-service inclut un réseau, une infrastructure numérique et une structure de gouvernance nécessaire pour gérer ce produit-service (Yachnin et al., 2010). À cet égard, un des cas les plus couramment cités est celui de l’autopartage offert par des compagnies telles que Communauto et Car2Go dans la ville de Montréal, où les clients ont accès à un service d’infrastructure numérique leur permettant de localiser une voiture près de leur domicile pour ensuite louer l’usage de l’automobile. L’exemple du vélopartage Bixi s’inscrit exactement dans la même lignée.

Puisque les types de SPS sont nombreux et que leurs caractéristiques varient considérablement, la littérature sur le sujet les rassemble généralement dans trois catégories (Tukker et Tischner, 2006a; Baines et al., 2007) :

  1. Les SPS axés sur le produitLes entreprises gardent la structure traditionnelle de production et de vente d’un produit tangible, dont le consommateur demeure propriétaire, mais elles y ajoutent une composante additionnelle de service après-vente d’entretien, de réparation et de consultation. Ce service personnalisé assure une meilleure relation vendeur-acheteur et une meilleure conception de produits en matière de cycle de vie puisque le producteur est responsable de son entretien. Par exemple, Rolls-Royce offre à ses clients des services d’entretien complets de ses moteurs d’avion (Total Care Package).

  2. Les SPS axés sur l’utilisation–Les entreprises vendent l’utilisation d’un produit dont le consommateur n’est pas propriétaire. Il s’agit d’une location et d’un partage de biens par de nombreux usagers. Dans ces SPS, les entreprises maximisent l’utilisation d’un produit et ont également l’intérêt de prolonger sa durée de vie puisqu’elles restent propriétaires de ce bien. Par exemple, l’autopartage où l’entreprise met à la disposition de ses clients l’utilisation d’une voiture.

  3. Les SPS axés sur le résultat–Les entreprises vendent un résultat ou une « capacité » à leurs clients qui paient pour l’offre d’un résultat préalablement déterminé. Les consommateurs gagnent une tranquillité d’esprit en externalisant aux producteurs la responsabilité de leur livrer un SPS complet. Par exemple, des compagnies offrent un service intégré proposant de ramasser le linge sale, le laver et le livrer à domicile à leurs clients.

Le tableau 1 décrit les différentes variantes associées à chacune de ces trois catégories, nous y reviendrons plus loin.

Tableau 1

Typologie

Typologie
Source : Tukker et Tischner (2006)

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2. Bilan économique des SPS

2.1 Impact économique pour les entreprises

Selon plusieurs études, les bénéfices économiques associés à une transition vers une économie de service sont nombreux et se retrouvent tant du côté des producteurs que des clients. Du point de vue des entreprises, on peut regrouper les principales raisons incitant les firmes à passer vers une offre de produit-service en deux catégories : 1) le facteur financier et 2) la composante stratégie-marketing (Baines et al., 2009). Cela n’est pas sans rappeler le fameux modèle stratégique de Porter (1982), l’économie de service permet à la fois la domination par les coûts et la différenciation[4].

  1. Tout d’abord, les avantages financiers font référence à la stabilisation ou à l’augmentation des revenus générés par ce modèle d’affaires. En effet, puisque l’entreprise vend maintenant un produit-service, ses revenus sont mieux répartis à travers l’année comparativement à une entreprise qui vend un simple produit manufacturier (Gebauer, Fleisch et Friedli, 2005). Cette stabilisation des revenus entraîne également une meilleure résilience de l’entreprise face aux cycles économiques (Oliva et Kallenberg, 2003).

    À cet effet, la compagnie Xerox est un cas exemplaire puisqu’elle oeuvre dans le secteur en déclin de l’impression. Ses revenus étaient historiquement générés par la vente d’imprimantes et de photocopieurs, donc tributaires des ralentissements et des mutations économiques, notamment celle de la révolution numérique qui toucha spécifiquement son secteur. Toutefois, la compagnie a transformé son modèle d’affaires de vente d’imprimantes vers une offre de PS où les clients louent l’utilisation des imprimantes et paient par page imprimée. Cette transformation a effectivement stabilisé les revenus de l’entreprise puisqu’en 2012, 84 % des 22.4 G $ en revenus chez Xerox étaient générés par ces locations de produits-services et facturés aux clients en fonction des pages imprimées (Baines et al., 2013). Entre autres, les gains de profitabilité chez Xerox se sont faits suite à la réduction des coûts de matières premières par le biais d’une plus longue durée de vie des machines, ce qui a permis à Xerox d’économiser plus de 150 M $ en trois ans lors de la transition vers l’offre de PS (Ayres, Ferrer et Van Leynseele, 1997). De plus, il y a l’avantage associé à la fidélisation des clients, sur lequel nous reviendrons plus loin, qui joue en faveur de Xerox. En offrant des tarifs à l’utilisation fixes et garantis, les clients de Xerox sont plus loyaux puisqu’ils n’ont plus à se soucier de l’achat, de la maintenance et de la réparation des produits de sorte que leurs coûts sont prévisibles année après année.

    De façon plus agrégée, Baines et al. (2013) analysent 28 organisations britanniques ayant transformé leur modèle d’affaires vers une offre de PS et estiment que cette transition entraînerait, en moyenne, une croissance annuelle soutenue du chiffre d’affaires de 5 à 10 %.

    Les motivations financières incluent également l’augmentation de la marge de profit possible lors d’une transition de la vente d’un produit vers un PS. De façon générale, le secteur des services génère plus facilement une meilleure satisfaction des consommateurs, qui sont alors moins sensibles aux prix payés, ce qui permet aux entreprises de dériver de plus grandes marges de profit que pour la vente de produits manufacturiers (Mallaret, 2006). Ainsi, de nombreuses industries saturées, comme la vente d’automobiles, peuvent générer de nouvelles sources de revenus et de profits à l’aide d’une offre de PS complémentaire à leurs produits principaux. Par exemple, des chercheurs affirment que, dans certains secteurs (aérospatial, train et automobile), les revenus générés en service peuvent être deux fois plus élevés que la simple vente de nouveaux produits et permettent ainsi de dériver une marge de profit nettement supérieure (Wise et Baumgartner, 1999). En effet, dans ces secteurs où les produits sont hautement techniques, les compagnies gagnent à offrir des services complémentaires à leurs produits permettant ainsi de générer des revenus stables tout en augmentant le cycle de vie des produits (Ward et Graves, 2005).

  2. Par ailleurs, la composante stratégie-marketing fait d’abord référence à l’avantage comparatif des entreprises offrant des PS innovateurs, à plus grande valeur ajoutée pour leurs consommateurs, et donc plus difficiles à imiter pour les compétiteurs (Oliva et Kallenberg, 2003). De nos jours, un produit manufacturé peut être imité ou copié par la compétition une fois les brevets échus (parfois même avant), c’est pourquoi l’ajout d’un service complémentaire au produit est un atout stratégique indéniable pour une entreprise. En effet, le service complémentaire au produit est plus personnalisé, requiert généralement de la main-d’oeuvre qualifiée et de l’expérience, il peut alors devenir une source d’avantage comparatif durable pour une entreprise (Heskett, Sasser et Schlesinger, 1997). De plus, le PS peut d’abord être offert à une clientèle déjà existante d’une entreprise manufacturière, puis il renforce le réseau de clients en obtenant des informations plus précises sur leurs besoins et, finalement, il augmente les coûts de transfert des clients vers un compétiteur ou les barrières à l’entrée de nouveaux joueurs (Mathieu, 2001). Par exemple, la multinationale française Alstom, spécialisée dans le secteur du transport sur rail, a bâti sa réputation à partir de son expertise de manufacturier de trains pour ensuite offrir une gamme de services complémentaires à ses produits, tels que la maintenance, la réparation, la modernisation d’anciens produits, la gestion de systèmes de transport en commun et la gestion de signalisation routière (Baines et al., 2009). En proposant une panoplie de services supplémentaires à valeur ajoutée, qui complète l’offre de produits manufacturiers, les entreprises de PS se positionnent donc stratégiquement dans un créneau difficile à imiter et à revenus plus stables.

    Dans le même ordre d’idée, l’aspect marketing implique une plus grande fidélisation de la clientèle découlant d’une offre de service qui influence à la fois l’achat, l’expérience et la satisfaction du consommateur de façon beaucoup plus significative qu’une simple vente de produits (Gebauer et Fleisch, 2007). En effet, les SPS ont souvent une plus grande valeur ajoutée justement puisqu’ils incluent un service complémentaire personnalisé à leur offre de produit, de sorte que la satisfaction et la fidélité du consommateur envers l’entreprise sont généralement plus élevées (Anderson et al., 1997).

    L’exemple de Michelin Solutions illustre bien que les deux aspects de la rentabilité (avantages financiers et stratégie-marketing) peuvent jouer de concert. La composition du SPS de Michelin a évolué au fil du temps; au départ, on offrait aux organismes et aux entreprises opérant des flottes de véhicules la possibilité de louer des pneus plutôt que de les acheter et ainsi payer l’usage par kilomètre parcouru. En ajoutant la composante Effifuel en 2013, le programme est devenu véritablement un SPS axé sur le résultat en s’engageant auprès des consommateurs à réduire leur consommation d’essence ou à les rembourser[5]. En 2014, la composante Effitire s’ajoute à la gamme de service de Michelin Solutions; elle fonctionne selon les mêmes principes que Effifuel en misant sur l’optimisation de l’utilisation des pneus[6].

    En termes financiers, en 2014, Michelin Solutions avait plus de 500 contrats signés regroupant plus de 500 000 véhicules en Europe représentant plus de 400 millions € de chiffre d’affaires (Aimon et Panier, 2014). Ces contrats signés assurent donc une stabilisation des revenus pour Michelin puisque, contrairement aux revenus saisonniers de la vente de pneus, les locations de pneumatiques permettent à l’entreprise d’engranger des entrées d’argent récurrentes et prévisibles, ce qui est un bienfait non négligeable pour une société cotée en bourse. Par ailleurs, ces contrats assurent également à Michelin une fidélisation de sa clientèle qui reçoit un service personnalisé à plus grande valeur ajoutée; ainsi les clients satisfaits devraient devenir loyaux à la marque. Enfin, vraisemblablement, Michelin profite également d’une réduction du coût de ses matières premières en restant propriétaire des flottes de pneus louées à ses clients, ce qui l’incite à maximiser la durée de vie de ses produits. En effet, l’entreprise utilise son expertise en faisant des surveillances régulières de la pression et de l’usure de ceux-ci afin de les retirer de la circulation au moment optimal pour la réduction des coûts de maintenance.

2.2 Paradoxe de l’économie du service

Le paradoxe de l’économie du service fait référence au faible taux d’adoption ou de transformation par les entreprises vers une offre de SPS malgré toutes les recherches scientifiques qui montrent les nombreux bénéfices y étant associés (Gebauer, Fleisch et Friedli, 2005).

Dans cette lignée, Neely (2007) utilise une vaste base de données, incluant 10 827 entreprises manufacturières cotées en bourse, pour estimer à 29,52 % la proportion de compagnies offrant à la fois des produits et des services dans leur modèle d’affaires. Les types de services sont très variés et incluent des activités de consultation, de design, de services financiers, d’installation, de réparation, d’entretien, d’opération, de location, etc. Dans un suivi de l’étude en 2011, Neely Benedettini et Visnjic utilisent la même méthodologie pour former un nouvel échantillon de plus de 10 000 entreprises cotées en bourses afin d’estimer l’évolution de cette tendance. Ils arrivent au constat que la proportion d’entreprises offrant une combinaison de produits-services n’avait même pas augmenté d’un point de pourcentage en 4 ans et s’établissait à 30,1 %. Il semble donc exister une stagnation dans l’offre de PS qui pourrait potentiellement s’expliquer par une réticence au changement, tant du côté des producteurs que des clients. Pour un exemple spécifique, on peut penser à Michelin qui entrevoyait qu’en 2010, Michelin Solutions desservirait 1 million de véhicules (Frontere, 2013), alors qu’aujourd’hui seulement la moitié de ce chiffre a été atteint avec seulement deux clients au Canada.

Parmi les principales raisons expliquant ce phénomène, « l’endogénéité » vient tout de suite à l’esprit. Seules les histoires à succès sont racontées et connues du public alors que, sur le terrain, les dirigeants du milieu des affaires ont pu observer des tentatives de transition moins fructueuses et sont donc plus craintifs face au risque d’entreprendre un tel changement (Visnjic et Van Looy, 2013). Par exemple, la compagnie manufacturière de microprocesseurs Intel a dépensé 150 millions de dollars pour l’élaboration de centres de données pour héberger les sites Internet de ses clients et a complètement abandonné l’aventure trois ans après pour se recentrer sur ses activités manufacturières de microprocesseurs (Sawhney, Balasubramanian et Krishnan, 2003). En d’autres mots, peut-être n’observe-t-on pas de progression significative de la proportion de firmes vers la servitization, car elle n’est profitable que pour les firmes l’ayant déjà adoptée. Les études existantes présentées ci-haut n’ont pas abordé cette question. En lien avec cette réflexion, les chercheurs Tukker et Tischner (2006b) dénoncent le fait que la littérature sur les SPS soit trop qualitative, conceptuelle et potentiellement biaisée positivement envers les SPS afin d’en faire la promotion.

Par ailleurs, ce développement potentiellement sous-optimal de l’économie de service n’est pas sans rappeler d’autres phénomènes où les acteurs économiques ne semblent pas agir de façon à maximiser leur satisfaction ou leurs profits. Par exemple, en matière de gestion de l’énergie, plusieurs auteurs ont étudié l’écart d’efficacité énergétique (energy efficiency gap), c’est-à-dire l’écart entre l’efficacité énergétique observée et celle qui, théoriquement, serait atteignable si les acteurs étaient parfaitement rationnels (Gillingham, Newell et Palmer, 2009). Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce genre de sous-performance comme les comportements déficients (behavioral failures) liés à la rationalité limitée (bounded rationality), ou la théorie des perspectives (prospect theory). La rationalité limitée est associée à l’incapacité des individus d’analyser correctement toute l’information disponible, alors que la théorie des perspectives réfère au fait, qu’en vertu de l’aversion au risque, les individus ont tendance à accorder plus de poids aux pertes potentielles qu’aux gains potentiels (Shogren et Taylor, 2008).

De plus, pour mieux comprendre le paradoxe que nous semblons observer, certaines recherches empiriques mettent en évidence que la transition des entreprises vers la servitization se fait plus naturellement surtout chez les grandes entreprises, ainsi que chez celles dont le produit est complexe et donc plus propice à l’offre d’un service complémentaire (Dachs et al., 2013). Par ailleurs, les défis entourant l’économie de services incluent aussi la réticence au changement de culture en entreprise, et ce, dans tous les départements en partant de la conception en passant par la production, puis par la mise en marché et la vente (Gebauer, Fleisch et Friedli, 2005). En effet, certaines entreprises doivent changer leur philosophie de maximisation des ventes de produits pour se diriger vers un objectif de maximisation et de stabilisation des profits par la fidélisation de la clientèle et la réduction des coûts de production et de pollution.

Enfin, des recherches montrent que les bénéfices d’un passage vers un SPS se manifestent uniquement lorsque la part des revenus en services atteint un seuil critique, qui serait variable selon l’industrie (Baines et al., 2013). Ainsi, Fang, Palmatier et Steenkamp (2008) montrent que la valeur d’une entreprise et sa rentabilité, lors d’un passage à une offre de PS, augmentent significativement et uniquement lorsque la part des services dépasse la masse critique de 20 à 30 % du total des ventes. En deçà de ce seuil, l’entreprise ne réussirait tout simplement pas à couvrir les frais fixes encourus pour livrer les nouveaux services.

Par ailleurs, un autre obstacle se dressant devant cette transition vers une économie de service se cache vraisemblablement du côté de la demande. À la première phrase de son célèbre Capital, Karl Marx évoquait déjà le caractère fétiche de la marchandise dans une société capitaliste où : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises » (Marx, 1867). Selon lui, la production et l’échange de marchandises servent de support aux relations entre les individus de la société capitaliste. Dans le même ordre d’idée, Veblen (1899) décortiquait quelques années plus tard le concept de consommation ostentatoire, soit la (sur)consommation utilisée par la nouvelle bourgeoisie pour démontrer un statut social. Ainsi, la possession d’un bien, et non son utilisation, serait devenue une fin en soi quand on analyse le rapport entre les consommateurs et les produits qu’ils consomment dans une société poussée vers la propriété privée (Belk, 1988). En effet, il est question d’un changement de mentalité, voire de paradigme, à opérer dans la société pour convaincre les entreprises et les individus de ne plus acheter et posséder leurs biens, mais plutôt de les louer ou les partager afin de réduire le coût économique et environnemental de cette consommation.

Pour donner des exemples concrets, on parle ici d’une barrière psychologique à franchir par un individu qui ne possède plus SA voiture, mais plutôt un accès à un service d’autopartage, ou bien la réticence d’une entreprise de choisir un contrat de location de mobilier de bureau plutôt que de payer un prix fixe d’achat des meubles, ou encore la réticence à utiliser un pneu reconditionné ou rechapé plutôt qu’un pneu neuf (Geyer et Van Wassehove, 2003). Enfin, ici, on ne tient même pas compte du comportement d’attachement et d’admiration des consommateurs envers une marque, qui les pousse à s’identifier socialement à une communauté d’amoureux de la marque (Muniz et O’Guinn, 2001). Toutefois, un changement de culture est peut-être en train de s’opérer puisque de nombreuses offres de SPS comme l’autopartage et le vélopartage gagnent en popularité dans plusieurs métropoles à travers le monde (Shaheen, Guzman et Zhang, 2010).

3. Impact économique pour les clients

3.1 Le grand public

Du côté des activités de consommation touchant le grand public, Demailly et Novel (2014) estiment qu’en France, 25 % des dépenses des ménages concernent des biens catégorisés partageables pouvant être revendus, donnés, échangés, loués ou empruntés. De ce lot, les chercheurs ont retiré les articles moins susceptibles d’être partagés tels que les électroménagers pour arriver à une estimation conservatrice que 7 % des dépenses concernent des biens facilement partageables tels que la voiture et des outils techniques.

Un mode de consommation partageable a l’avantage d’offrir des produits et services à des consommateurs qui, autrement, n’y auraient peut-être pas eu accès faute de liquidités nécessaires à l’achat initial. On remarque un certain engouement envers ce mode de consommation de la part de jeunes entreprises et de jeunes individus puisque le SPS leur donne la possibilité, par exemple, de louer de l’équipement de bureau et informatique pour démarrer leur entreprise, ou de louer une voiture (Durgee et Colarelli O’Connor, 1995). Dans la même veine, les clients des SPS n’ont pas à immobiliser une mise de fonds dans l’achat du produit, ce qui leur permet ainsi d’utiliser ce montant d’argent à d’autres fins. Ainsi, l’entreprise québécoise Lou-Tec offre la possibilité à ses clients de louer de la machinerie et des outils dans les domaines de la construction et de la rénovation résidentielle, commerciale et industrielle. Ceci permet, par exemple, à un travailleur autonome de louer une pelle mécanique sans avoir à débourser ou immobiliser le prix d’achat initial.

Il faut toutefois reconnaître qu’il plane toujours une certaine incertitude autour des bénéfices retirés par les consommateurs de ce type d’offre puisque, comme dans tout scénario économique d’achat versus location, il existe théoriquement un point de rupture où il est plus rentable pour un consommateur d’acheter un bien plutôt que de le louer[7]. Par exemple, il est plus avantageux pour un consommateur de souscrire à un programme d’autopartage et de payer des frais à l’utilisation de l’automobile jusqu’à un certain nombre de kilomètres parcourus passés lequel il est plus rentable pour le consommateur de s’acheter sa propre voiture. Cependant, il n’est pas facile de faire intervenir dans ce calcul les gains intangibles chez les consommateurs comme la tranquillité d’esprit de louer l’usage d’un produit à un coût déterminé sans se soucier de toutes les considérations d’achat, d’entretien et de réparation.

3.2 Les clients corporatifs

Ces avantages se manifestent non pas seulement du côté des consommateurs privés, mais également chez les entreprises et les organismes qui souhaitent se concentrer sur leur coeur de métier et sous-traiter tous les coûts associés à des activités qui ne constituent leur compétences-clés (core business)[8]. Par exemple, dans l’étude de Baines et al. (2013), une firme de télécom britannique et l’université de Nothingham affirment qu’ils ont significativement réduit leurs coûts d’imprimerie, simplement en souscrivant à la nouvelle offre de tarification à l’utilisation de Xerox.

Un autre avantage des SPS, surtout perçu par les clients corporatifs, est le niveau de personnalisation que le service complémentaire intègre aux produits. Que ce soit Alstom, qui propose des solutions adaptées aux villes qui sous-traitent l’élaboration et la gestion de leur système de transport sur rail, ou bien Rolls-Royce, qui garantit un service d’entretien personnalisé pour les flottes de moteurs d’avions achetées par des compagnies aériennes, les différents offreurs de SPS ont l’avantage de mieux connaître leurs clients, ce qui leur permet conséquemment de mieux les servir.

Il en va de même chez Michelin où les clients profitent d’abord d’un diagnostic personnalisé de leur flotte (conditions d’utilisation, types de véhicules, comportements de conduite, équipements, marchandises à transporter, etc.) par des experts en matière d’efficacité de transport routier de la compagnie Michelin. À l’aide des données recueillies, Michelin Solutions trace un diagnostic des gains potentiels pour l’entreprise et offre la possibilité à ses clients d’appliquer ce plan d’action sur un échantillon de véhicules de sa flotte, ce qui peut réduire leurs réticences potentielles face à des changements drastiques. Enfin, si les résultats satisfont les clients, Michelin Solutions applique son SPS à toute la flotte de véhicules de l’entreprise. Selon une moyenne établie par les clients de Michelin Solutions, depuis 2013 ceux-ci économisent environ 1,5 litre / 100km par véhicule. Pour un véhicule poids lourd moyen effectuant 120 000 km par année, ce SPS promet des économies d’environ 3000 $ annuellement. Ce SPS a également l’avantage d’offrir une tranquillité d’esprit à ses clients qui peuvent se concentrer sur leurs activités principales.

Par ailleurs, il faut souligner que, dans la conjoncture économique occidentale actuelle, où les différents paliers gouvernementaux fonctionnent avec des moyens financiers limités, la transition vers les SPS offre aussi au secteur public, en tant qu’acheteur, des avantages de réduction de coût considérables en matière de main-d’oeuvre et d’entretien. En effet, un récent rapport du Programme des Nations Unies pour l’environnement souligne qu’en transitant vers des offres de SPS, les administrations publiques font d’une pierre deux coups en réduisant leurs coûts et leur empreinte environnementale (UNEP, 2015). Grâce à la sous-traitance en SPS de différents contrats publics, tels que la gestion de la flotte automobile, le chauffage d’édifices par la biomasse et l’approvisionnement responsable en fournitures de bureau, certains gouvernements occidentaux ont déjà réussi à réduire considérablement leurs dépenses tout en affichant un bilan environnemental positif (UNEP, 2015).

Somme toute, Baines et al., 2013 estiment qu’en moyenne, les clients des SPS des 28 organisations britanniques qu’ils ont étudiées réduisent leurs coûts de 25 à 30 %, notamment grâce à des gains dérivés à l’achat initial, à l’entretien et aux réparations. Autrement dit, il semble que les gains économiques réalisés par les producteurs, par le biais de l’optimisation de l’utilisation des ressources, sont partagés avec les clients qui enregistrent des baisses de coût et même une meilleure satisfaction de leurs besoins.

4. Bilan environnemental

4.1 Bénéfices

Il faut d’abord dire un mot sur les bénéfices qui ne vont ni aux consommateurs ni aux producteurs de SPS, mais aux victimes de la pollution que les SPS peuvent contribuer à diminuer, ce que les économistes appellent les externalités. Rappelons que le libre marché ne gère pas bien ces ressources que sont l’air, l’eau, la biodiversité, etc. car il est difficile de bien établir des droits de propriété (dont le marché a besoin pour bien fonctionner) sur ces ressources. Ce faisant, on a l’impression qu’elles n’appartiennent à personne ou à tout le monde, on s’en sert comme si elles étaient gratuites, alors que l’utilisation des ressources environnementales implique un réel coût pour la société (un coût externe). Bref, le libre marché laissé à lui-même génère trop de pollution par rapport à ce qui serait optimal; le gouvernement a donc un rôle légitime à jouer pour ramener la pollution à un niveau qui augmente le bien-être (Tietenberg et Lewis, 2013). Il est toutefois difficile d’imaginer une politique environnementale qui favoriserait le passage à une économie de service. Une réglementation de type « responsabilité élargie du producteur » pourrait probablement inciter plus d’entreprises à vouloir garder le contrôle total sur les biens qu’ils mettent en marché et le passage d’un produit à un service pourrait aider en ce sens. En fait, il est intéressant de constater que le passage à une économie de service offre le potentiel de réduire les impacts environnementaux de plusieurs produits, sans qu’il y ait nécessairement intervention gouvernementale.

Ces précisions étant données, qu’en est-il des impacts environnementaux des PS? Du côté des consommateurs, Demailly et Novel (2014) estiment que les ménages français pourraient réduire de 20 % leurs déchets en utilisant des modèles de réemploi puisqu’une importante quantité de biens jetés le sont bien avant la fin de leur durée de vie utile. Par exemple, Hirschl, Konrad et Scholl (2003) montrent que la location d’équipements de ski consomme moins de la moitié des ressources comparativement à détenir son propre équipement, même si celui-ci est usagé. En utilisant des laveuses-sécheuses industrielles à meilleur rendement écoénergétique, les buanderies consomment 73 % moins d’eau, 85 % moins de détergent, 52 % moins d’énergie et produisent 33 % moins de CO2 que le lavage à la maison de la même quantité de vêtements avec des laveuses-sécheuses domestiques (ETSA, 2001). Le constat général qui se dégage est qu’une utilisation d’un PS par plusieurs consommateurs est, une fois certaines conditions respectées, presque systématiquement associée à des gains environnementaux résultant d’économies d’échelle et du partage des ressources (Heiskanen et Jalas, 2003).

Du côté des entreprises, les bénéfices environnementaux découlant de cette avenue font référence à la prolongation de la durée de vie des produits qui entraîne une réduction des matières premières utilisées et des déchets générés, une tendance qui va à l’opposé de la désolante obsolescence programmée, si souvent décriée. En fait, l’économie de service permettrait potentiellement de renverser cette tendance dans l’optique où les entreprises restent propriétaires des biens et qu’elles s’occupent de l’entretien et de la réparation des produits mis en service. Dans ce contexte, les firmes ont tout intérêt à augmenter l’efficience du cycle de vie de leurs produits (Bulow, 1986).

Certaines compagnies prennent la balle au bond et transforment leur modèle d’affaires pour récupérer directement ces déchets qui redeviennent des intrants dans leur chaîne de production, comme Vodafone. Cette entreprise a lancé le programme New Every Year qui permet à ses clients d’obtenir un nouveau téléphone chaque année à condition de rapporter leur ancien téléphone en bon état pour que celui-ci soit reconditionné, revendu ou recyclé en réduisant ainsi drastiquement la consommation de matières premières et la création de déchets (MacArthur, 2013). À l’envers de la médaille, ce modèle peut toutefois perpétuer le cycle de surconsommation en offrant la possibilité aux clients d’obtenir un nouveau téléphone chaque année, même si cela n’est probablement pas nécessaire.

Il y a aussi la notion de spécialisation qui entre en ligne de compte pour la réduction des coûts environnementaux. Tout comme une firme spécialisée permet des gains économiques importants en matière de livraison de PS, elle peut aussi générer des gains environnementaux. Par exemple, General Motors affirme qu’elle a réduit de 30 % l’utilisation de produits chimiques dans sa chaîne de production en sous-traitant à des firmes spécialisées offrant des PS combinant l’approvisionnement et la gestion de produits chimiques (Yachnin et al., 2010; UNEP, 2015).

Nous avons présenté jusqu’à maintenant plusieurs exemples de transition vers une offre de PS et les opportunités de réduction de pollution y semblent prometteuses, mais force est de constater que chaque cas est profondément différent et qu’il n’existe pas de cadre d’analyse unique permettant d’affirmer que toute migration vers ce modèle générera des gains environnementaux réels et certains.

C’est dans cette optique que Tukker (2004) développe un cadre conceptuel de huit types d’offres de produits-services en fonction du type de produit, de la forme de location, du niveau d’intégration de service, de l’utilisation de la technologie et du niveau de réduction potentiel de l’empreinte environnementale :

Tableau 2

Cadre d’analyse de Tukker

Effets potentiels sur l’environnement des différents types de systèmes produit-service

Cadre d’analyse de Tukker

Note : – Location et partage : radicalement mieux si l’impact du produit est relié à la production.

Mutualisation : plus de diminution d’impact par rapport à la location et au partage si l’impact est relié à l’usage.

Location, partage et mutualisation : l’impact peut être beaucoup moindre si le système proposé conduit à une diminution de l’usage.

Source : Tukker (2004)

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Pour ce qui est des services-conseils reliés aux produits (1. Service lié au produit, 2. Service conseil), les gains environnementaux restent marginaux puisqu’ils n’impliquent pas de changement dans la conception ou dans le mode de consommation du produit. Ces gains proviennent uniquement d’un meilleur entretien et d’une prolongation du cycle de vie des produits. On peut penser ici à Rolls-Royce qui offre à ses clients des PS personnalisés d’entretien de ses moteurs d’avion.

Dans les cas de location de produits (3. Location de produit), Tukker rapporte que l’impact peut être négatif puisque l’entreprise qui loue le produit n’est pas nécessairement celle qui conçoit le produit, de sorte que cette conception ne se fait pas nécessairement dans l’optique d’une utilisation accrue et d’une prolongation du cycle de vie. Cette offre de location peut aussi entraîner un effet pervers chez les consommateurs qui ont moins d’incitatifs à faire attention aux produits et, au contraire, peuvent avoir tendance à l’utiliser plus intensément et d’une manière moins durable. Dans la même veine, Agrawal et al. (2012), par le biais d’une approche théorique misant sur l’analyse du cycle de vie, montrent que la location de biens peut, dans certains cas, avoir un impact environnemental plutôt négatif. En effet, certains producteurs, demeurant propriétaires des produits qu’ils louent, peuvent décider de retirer ceux-ci du marché prématurément dans l’optique d’éviter la cannibalisation de la demande pour leurs nouveaux produits.

Pour ce qui est du partage et de la mise en commun de biens (4. Location et partage, 5. Mutualisation), les gains environnementaux peuvent devenir considérables puisque l’utilisation d’un même produit est maintenant intensifiée et optimisée. Il en découle des gains écologiques à la source par la réduction des ressources utilisées pour fabriquer les produits maintenant partagés. De plus, ces modes de consommation ont souvent comme effet d’augmenter les coûts marginaux d’utilisation aux consommateurs, ce qui peut entraîner une diminution du temps d’usage du bien.

Les gains réalisés par l’impartition (6. Impartition), ou la sous-traitance d’activités, sont liés à l’amélioration de l’efficacité de production, mais ces gains demeurent limités puisqu’ils sont souvent générés par une réduction des coûts de main-d’oeuvre et non d’utilisation de ressources.

Les SPS en paiement par utilisation (7. Paiement par utilisation) offre des opportunités considérables en termes environnementaux puisque le producteur reste propriétaire du produit manufacturier et a tout intérêt à prolonger la durée de vie de celui-ci. Cette option fournit également un incitatif aux consommateurs de réduire leur consommation puisqu’ils paient uniquement selon l’usage qu’ils font du bien. Par exemple, dans l’analyse du cycle de vie de l’industrie des pneus, de nombreuses recherches montrent que la remise à neuf (« recreusage ») est l’alternative de récupération la plus écologique (Ayres, Ferrer et Van Leynseele, 1997). Pourtant, il n’y a que 15 % des pneus en fin de vie qui seront remis à neuf, alors que les autres seront majoritairement incinérés et réutilisés dans la fabrication de ciment (Lebreton et Tuma, 2006)[9]. En restant propriétaire de ses pneumatiques et en tarifant à l’utilisation, Michelin utilise son expertise pour allonger la durée de vie de ses pneus à l’aide d’une écoconception favorisant le recreusage et le rechapage.

Selon Tukker, le type de SPS promettant les gains environnementaux les plus substantiels est celui axé sur le résultat (8. Basé sur les résultats). Les firmes s’engagent ainsi à livrer un résultat, elles ont donc l’incitatif de trouver la manière la plus efficace d’y arriver, ce qui peut entraîner des innovations radicales dans le mode de conception, de production, de livraison et de consommation des produits.

Par exemple, les clients du volet Effifuel de Michelin Solutions réduisent la consommation en carburant de leurs camions grâce à : i) l’utilisation de pneus de meilleure qualité et à basse résistance au roulement; ii) la surveillance constante par Michelin pour que la pression des pneus soit optimale et iii) la formation des chauffeurs à la conduite écoefficiente favorisant les comportements routiers réduisant la consommation d’essence. En extrapolant les gains de 1,5l/100km par véhicule, évoqués plus haut, à l’ensemble du parc de camions lourds en Europe, le programme a le potentiel d’économiser annuellement la consommation de plus de 3 milliards de litres de carburant (Aimon et Panier, 2014).

Somme toute, en ce qui concerne les effets sur l’environnement, le modèle de Tukker, quoiqu’intéressant, reste spéculatif; il n’a pas été testé formellement avec des données empiriques. Malgré le potentiel élevé des SPS au niveau environnemental (Yachnin et al., 2010; UNEP, 2009; UNEP, 2015), il est important de souligner que le passage à une offre de service ne garantit pas d’effets bénéfiques. Selon Vezzoli, Kohtala et Srinivasan (2014), les SPS peuvent avoir des effets positifs sur l’environnement à condition d’avoir été conçus spécifiquement pour atteindre ce but. La conception de SPS est en fait une stratégie qui fait partie du design du cycle de vie (Vezzoli, Kohtala et Srinivasan, 2014; UNEP, 2009) et c’est dans ce cadre de processus « d’écoconception » que son potentiel environnemental peut être déployé adéquatement.

4.2 Effet rebond

L’effet rebond se définit comme : « [...] l’augmentation de consommation liée à la réduction des limites à l’utilisation d’une technologie, ces limites pouvant être monétaires, temporelles, sociales, physiques, liées à l’effort, au danger, à l’organisation... » (Schneider, 2003). Ce concept a été surtout étudié dans le domaine de l’énergie et des transports où il a été démontré théoriquement que des gains d’efficacité énergétique peuvent entraîner une réduction du coût relatif de l’énergie et, par un effet de substitution, une augmentation nette de la consommation énergétique (Greening, Greene et Difiglio, 2000). On parle d’effet rebond direct si, par exemple, acheter une voiture plus efficace en termes de consommation d’essence amène un individu à rouler davantage. Empiriquement, cet effet semble présent, mais relativement faible (moins de 30 % du gain énergétique), autant dans les domaines où la demande atteint rapidement un point de saturation, comme le chauffage domestique (Sorrell, 2007), que pour le transport domestique (moins de 12 % du gain énergétique, Small et Van Dender, 2005). Dans d’autres domaines, il serait envisageable, par exemple, que le programme Michelin Solutions entraîne un effet rebond direct s’il détourne du transport de marchandises par train (moins polluant) vers le transport routier maintenant plus économique.

Un effet rebond direct pourrait aussi être observé par le biais de l’effet de substitution des SPS qui mettent en commun des biens dispendieux. Par exemple, les systèmes d’autopartage réduisent les contraintes d’accès à une voiture et permettent à certains individus n’ayant préalablement pas accès à une automobile, de pouvoir maintenant en faire l’usage. Toutefois, une étude de Tecsult, s’attardant au bilan environnemental de la compagnie Communauto opérant un système d’autopartage à Montréal, en arrive à un constat opposé. En moyenne, les individus ayant adhéré au système d’autopartage montréalais ont réduit leur nombre de kilomètres parcourus annuellement en voiture de 30 à 40 % (par rapport à un propriétaire d’automobile) puisqu’ils sont plus portés vers l’écomobilité (marche, vélo, transport en commun). De plus, Tecsult estime que chaque véhicule en autopartage se substitue environ à huit véhicules privés si on prend en considération que 77 % des usagers se sont départis d’un véhicule, ou ont renoncé à l’achat d’une voiture, grâce à leur adhésion au système d’autopartage[10].

Une récente étude de Klincevicius, Morency et Trépanier (2014) innove en n’utilisant pas un sondage auprès de membres d’un système d’autopartage, mais plutôt des données empiriques du recensement canadien pour développer différents modèles en régression linéaire qui montrent que, ceteris paribus, le nombre de voitures en libre-service dans un rayon de 500 mètres à Montréal est négativement corrélé avec le taux de possession de voiture dans cette zone.

Par ailleurs, une étude sur l’autopartage datant de 1969 avait déjà analysé le comportement d’un propriétaire automobile qui réfléchit généralement en termes de coût marginal pour choisir entre son auto et un mode de transport alternatif afin d’effectuer un déplacement urbain (Fishman et Wabe, 1969). Ainsi, pour faire une course intra-urbaine, l’automobiliste calcule uniquement le faible coût d’essence utilisé, qui sera très souvent inférieur au coût du transport en commun. Or, le coût réel de choisir sa voiture inclut également tous les coûts fixes d’achat, d’assurance, d’immatriculation et d’entretien général. En réalité, le propriétaire d’une automobile calcule inconsciemment ces frais indirects, c’est pourquoi il privilégie l’usage de sa voiture puisqu’il a l’impression d’amortir ses coûts fixes à chaque fois qu’il l’utilise. Par conséquent, le fait de posséder une voiture augmente la propension à l’utiliser pour tous types de déplacements, comparativement à l’adhésion à un système d’autopartage qui favorise la diversification des moyens de transport et la réduction de l’utilisation de la voiture.

Demailly et Novel (2014) sont aussi préoccupés par l’effet rebond direct en faisant remarquer que le bilan environnemental de l’économie de service est positif seulement si certaines conditions sont respectées; entre autres, la conception (voire écoconception) du produit partagé doit être plus durable et prendre en considération que celui-ci sera utilisé de façon plus intensive puisqu’il est partagé par plusieurs usagers. Ces auteurs donnent l’exemple de la mise en commun d’une banque d’outils ménagers (perceuse, scie ronde, tondeuse, etc.) qui seront utilisés de façon plus intensive par de nombreux usagers et qui doivent donc être conçus pour être plus durables et/ou recyclables, autrement la consommation collaborative aura pour simple effet de générer des déchets plus rapidement.

Par ailleurs, les SPS peuvent parfois entraîner un effet rebond indirect lié à l’effet-revenu. Prenons l’exemple d’un usager moyen qui adhère à un système d’autopartage, ce qui lui permet de vendre (ou de ne pas acheter) sa voiture, de sorte qu’il se retrouve avec une augmentation de son pouvoir d’achat. Un effet rebond indirect dans ce cas précis se manifesterait si l’usager en question décidait, par exemple, d’utiliser cet argent économisé pour se payer un voyage dans le Sud, chose qu’il n’aurait pas faite autrement (effet-revenu). Comme les émissions de CO2 pour un aller-retour Montréal-Acapulco se chiffrent à 1,31 tonne par passager et qu’un rapport d’évaluation du bilan environnemental d’un système d’autopartage à Montréal évalue à 1,2 tonnes de CO2 la diminution annuelle moyenne des émissions par usager, l’effet rebond entraînerait ici une détérioration du bilan environnemental du SPS, à tout le moins en termes de CO2 (Tecsult Inc, 2006).

Or, cet effet rebond est souvent très difficile à évaluer puisque l’on ne possède pas l’information précise sur les achats excédentaires faits par un client qui adhère à une offre de PS et cet aspect a été, à notre connaissance, très peu étudié dans la littérature scientifique. Toutefois, la théorie économique classique prédit qu’une augmentation nette du pouvoir d’achat d’un consommateur moyen amènera celui-ci à consommer plus de biens dits de luxe. Ainsi, il serait intéressant d’étudier si, de façon agrégée, les biens de luxe ont une empreinte environnementale plus néfaste que les autres. Statistique Canada évalue que l’utilisation de combustibles fossiles pour le chauffage, ou pour le transport motorisé, représente, en moyenne, le tiers des émissions des ménages canadiens, alors que le reste concerne les émissions indirectes découlant de la consommation de biens et services. Parmi ces émissions indirectes des ménages, les biens de nécessité comme l’électricité et la nourriture représentent ensemble près de 40 % du total, alors que les biens de luxe, comme les restaurants et l’hôtellerie, comptent pour 8 % des émissions totales (voir le graphique 1)[11].

Graphique 1

Contributions aux émissions totales des ménages

Contributions aux émissions totales des ménages

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Toutefois, il est intéressant de noter que, toujours selon les données de Statistique Canada, près de 55 % des dépenses de consommation des ménages canadiens sont caractérisées comme des services, alors que les dépenses en services représentent à peine un peu plus du tiers des émissions indirectes de gaz à effet de serre (GES)[12]. Inversement, les biens comptent pour 45 % du budget des ménages canadiens, mais pour le deux-tiers de leurs émissions polluantes indirectes. Il semblerait donc que, de manière globale, les services produisent moins d’émissions polluantes que les biens consommés par les citoyens canadiens, ce qui laisserait présager des gains environnementaux significatifs lors d’un passage vers une économie de service, en autant que ces gains ne produisent pas d’effet rebond de surconsommation d’autres biens polluants. Bref, il serait intéressant d’étudier empiriquement les types de dépenses « rebonds » qui sont associées aux gains en pouvoir d’achat obtenus lors d’une adhésion à un SPS.

Enfin, on peut parler d’un effet rebond de compensation de conscience lorsqu’un individu se permet un comportement polluant à la suite d’une autre action réduisant son empreinte environnementale, comme l’installation d’un démarreur à distance sur une voiture hybride.

Conclusion

L’objectif de cet article était de faire le point sur l’économie de service en couvrant principalement trois dimensions : 1) la rentabilité de l’économie de service pour les entreprises impliquées; 2) sa rentabilité pour les clients et 3) ses impacts environnementaux. En guise de résumé, le tableau 3 présente les principaux résultats reliés à ces trois dimensions pour les trois exemples que nous avons le plus utilisés dans le texte, soit Xerox, Michelin Solutions et l’auto-partage

Pour les entreprises, les bénéfices économiques potentiels associés à une transition vers une économie de service sont nombreux. Le premier avantage financier est la stabilisation des revenus générés par ce modèle d’affaires. Les revenus de l’entreprise qui offre un produit-service sont mieux répartis à travers l’année, comparativement à une entreprise qui vend un simple produit manufacturier. Ces revenus peuvent également être supérieurs, comme le montrait l’étude de Baines et al. (2013) portant sur 28 organisations britanniques ayant transformé leur modèle d’affaires vers une offre de PS.

Deuxièmement, les entreprises opérant des SPS restent propriétaires des produits loués ce qui leur permet généralement de réduire leurs coûts de production par le biais de l’écoconception favorisant le recyclage, la réutilisation et la revalorisation des produits en fin de vie.

Troisièmement, le secteur des services génère généralement plus facilement une meilleure satisfaction des consommateurs, qui sont alors moins sensibles aux prix payés, ce qui permet aux entreprises de dériver de plus grandes marges de profit. Enfin, les entreprises offrant des produits-services innovateurs, à plus forte valeur ajoutée pour leurs consommateurs (donc plus difficiles à imiter pour les compétiteurs), se donnent un avantage comparatif qui crée une plus grande fidélisation de la clientèle.

Par ailleurs, les arguments soulevés dans le texte nous portent à croire que les catégories suivantes d’entreprises auront plus de chance de succès en passant vers une offre de SPS :

  • les entreprises qui offrent un bien plutôt technique dont l’entretien et les réparations peuvent être complexes (par exemple. Alstom); en effet, dans ce cas, les clients risquent de ne pas avoir l’expertise en leurs murs pour faire l’entretien et d’être plus ouverts à un contrat de service;

  • les entreprises qui ont un lien privilégié et rapproché avec leurs clients pour répondre sur mesure à leurs besoins très spécifiques (par exemple les moteurs d’avion Rolls-Royce); dans un tel cas, il devient plus facile de concevoir un service particulier susceptible d’engendrer l’adhésion du client;

  • en lien avec les deux points précédents, les entreprises qui auraient suffisamment de services à offrir pour que cela représente une partie significative de leur chiffre d’affaires; c’est alors que les entreprises peuvent franchir le seuil critique permettant à la servitization de devenir rentable (Fang, Palmatier et Steenkamp, 2008);

  • les entreprises mettant en marché un bien durable, qui peut être utilisé par plusieurs personnes (par exemple, Communauto); un SPS a l’avantage d’offrir des produits et services à des consommateurs qui, autrement, n’y auraient peut-être pas eu accès faute de liquidités nécessaires à l’achat initial;

  • les entreprises qui offrent des produits utilisés occasionnellement (par exemple, Lou-Tec); les SPS ne fonctionnent pas pour les produits dont l’accès facile et rapide est essentiel (par exemple, une cuisinière électrique), voir Tukker et Tischner (2006a);

  • les produits dont l’utilisation se mesure facilement en kilomètres parcourus, en nombres de pages, etc.; ainsi la conversion du produit en service pourra donner lieu à une tarification aisée;

  • les grandes entreprises qui peuvent plus facilement assumer le coût fixe d’un changement de modèle d’affaires (par exemple, Michelin); il est possible que, faute d’expertise en changements organisationnels, produire un bien différentié de très bonne qualité soit la stratégie préférable pour une PME;

  • les entreprises qui n’offrent pas un bien de luxe ou une marque que les gens veulent posséder (par exemple, Interface, un producteur de tapis).

Bref, ce ne sont pas toutes les entreprises qui peuvent profiter de la transition d’un produit vers un SPS, ce qui contribue à expliquer le « paradoxe » de l’économie de service tel que discuté plus haut. Toutefois, des recherches additionnelles seraient nécessaires pour valider cette catégorisation.

Tableau 3

Principaux résultats pour les sps : Michelin Solutions, les systèmes d’autopartage et Xerox

Principaux résultats pour les sps : Michelin Solutions, les systèmes d’autopartage et Xerox

Tableau 3 (continuation)

Principaux résultats pour les sps : Michelin Solutions, les systèmes d’autopartage et Xerox

Tableau 3 (continuation)

Principaux résultats pour les sps : Michelin Solutions, les systèmes d’autopartage et Xerox

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En ce qui concerne les consommateurs, il semble qu’en général, ils profitent d’une réduction des coûts, de tranquillité d’esprit et d’accessibilité à des produits-services personnalisés auxquels ils n’auraient autrement pas eu accès. Selon Baines et al. (2013), les clients des SPS britanniques étudiés réduisent en moyenne leurs coûts de 25 à 30 %, notamment grâce à des gains dérivés à l’achat initial, à l’entretien et aux réparations.

De plus, un des avantages des SPS pour les entreprises cités plus haut est également un bénéfice pour les consommateurs : le niveau de personnalisation que le service complémentaire intègre aux produits. Chez les entreprises, cet avantage devenait stratégique dans le but de fidéliser sa clientèle, alors que, chez les consommateurs, il s’agit de l’obtention d’un PS à plus grande valeur ajoutée puisqu’il est personnalisé.

En ce qui concerne les impacts environnementaux, le bilan est moins clair. Selon Tukker (2004), le potentiel de réduction des impacts environnementaux de certains types de SPS est beaucoup plus important que pour d’autres. Les études recensées ne permettent toutefois pas de conclure sur les bienfaits environnementaux des SPS. Il semble que chaque cas soit unique et que même certains types de SPS aient un bilan environnemental négatif lorsque l’on considère l’effet « rebond ». Enfin, comme le dénotent Tukker et Tischner (2006b), les avenues de recherches futures sur les SPS devront se concentrer sur des analyses quantitatives et empiriques puisque la littérature scientifique existante est majoritairement composée d’analyses qualitatives et conceptuelles. Il serait donc utile d’entreprendre une étude systématique, notamment par plusieurs études de cas, sur les effets environnementaux des offres SPS.