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Introduction

Les banques ont à de nombreuses reprises été tenues responsables de la récente crise financière. Leurs activités n’ont-elles pas rendu possible la crise des « subprime mortgages » dès l’été 2007? N’est-ce pas l’effondrement de Lehman Brothers en 2008 qui a déclenché un effondrement des bourses, une contraction du crédit, et la récession qui s’en est suivi?

Dans ce contexte, il existe un quasi-consensus dans l’opinion publique pour dire que les banques et leurs employés s’enrichissent indûment. Aux États-Unis, le mouvement « Occupy Wall Street » a incarné cette perspective en 2011. En Europe, de nombreux politiciens ont suggéré qu’il serait approprié de réguler ou imposer davantage la « finance », sans pour autant proposer de mesures convaincantes. Parallèlement, la facture liée aux excès du secteur financier s’allonge : en automne 2011, l’État français s’est porté garant des actifs « pourris » de la banque Dexia à hauteur de 34 milliards d’euros.

Il semble bien que quelque chose ne tourne pas rond dans le monde de la finance. Pourtant, sans compréhension des mécanismes d’incitations et de transmission au coeur du problème, il est peu probable que de nouvelles réglementations, quelles qu’elles soient, atteignent leur but. Au contraire, il est probable qu’elles génèrent de nombreux effets pervers et qu’elles freinent la croissance économique. Essayons donc d’y voir plus clair.

1. Mécanismes

Pour commencer, on peut se demander pourquoi les actionnaires des banques les laisseraient prendre des risques « excessifs ». Les actionnaires ne contrôlent-ils pas ces institutions (du moins en principe)? N’ont-ils pas beaucoup à perdre si l’une d’entre elles fait faillite?

Ce raisonnement est valable dans la plupart des cas, et c’est pourquoi le système de gouvernance qui consiste à donner le contrôle des entreprises aux actionnaires (c’est-à-dire aux apporteurs de capitaux propres) est efficient en général (Jensen et Meckling, 1976; Grossman et Hart, 1986), et a historiquement contribué à la croissance économique et au développement des pays dans lesquels il a été adopté.

Pourtant, dans le cas des banques, ce raisonnement est incomplet, pour deux raisons.

Premièrement, dans tous les secteurs d’activité, les actionnaires sont protégés par la responsabilité limitée (« limited liability »), de telle sorte que leur perte maximale est bornée par leur investissement initial. Autrement dit, ils bénéficient de tous les gains, mais n’encaissent pas toutes les pertes. Dans toutes les entreprises, les actionnaires ont donc naturellement tendance à prendre plus de risques qu’il ne serait socialement optimal. Cela dit, les apporteurs de dette en sont conscients. Puisqu’ils supporteront les pertes non supportées par les actionnaires, ils imposent à l’entreprise un coût plus élevé pour le financement par dette. Anticipant ou réagissant à cela, il est généralement dans l’intérêt des actionnaires de se « lier les mains » d’une façon ou d’une autre pour s’engager à ne pas prendre trop de risque (John et John, 1993). Tout est alors pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Cependant, ce mécanisme modérateur ne fonctionne pas dans le secteur bancaire. Tout simplement parce que les dépôts sont en partie assurés par l’État (afin de protéger les épargnants et d’éviter des paniques bancaires), et parce que les créanciers des banques s’attendent souvent à ce que ces dernières soient secourues par l’État en cas de faillite, afin d’éviter une grave crise financière comme on a pu l’expérimenter suite à l’effondrement de Lehman Brothers. Dans ces conditions, les clients des banques et leurs créanciers ne demandent pas une compensation adéquate dans la mesure où la banque prend des risques excessifs : ils savent qu’ils n’auront de toutes façons pas à supporter toutes les pertes. Par conséquent, les actionnaires des banques peuvent prendre des risques excessifs sans retenue (Kareken et Wallace, 1978; Bebchuk et Spamann, 2010).

Deuxièmement, dans la plupart des secteurs, la faillite d’une entreprise n’a pas d’effets en chaîne catastrophiques. Les consommateurs se réorientent vers ses concurrents, de nouvelles entreprises émergent à moyen terme, etc. Ce n’est pas vrai dans le secteur bancaire, comme on a pu le vérifier une nouvelle fois en 2008. Même si les actionnaires peuvent effectivement perdre leur investissement dans la banque, ils n’internalisent pas l’effet d’une faillite de celle-ci sur le reste du système financier et de l’économie. Encore une fois, ils sont amenés à prendre plus de risque qu’il ne serait socialement optimal. C’est notamment pourquoi ils donnent aux dirigeants des banques de fortes incitations à la prise de risque. Selon Core et Guay (2010), les plans de « stock-options » sont tels que les incitations à la prise de risque des dirigeants de banques sont deux fois plus importantes que celles de dirigeants d’entreprises non financières comparables.

La prise de risque est évidemment désirable dans de nombreux cas, et il est important de laisser les banques prendre des risques pour assurer la liquidité et l’efficience des marchés, et le financement des activités économiques. Pourtant, pour les deux raisons susmentionnées, les banques sont naturellement portées à prendre trop de risque, ce qui est susceptible d’avoir des effets déstabilisateurs dévastateurs. Comment peut-on y remédier?

2. Mesures

L’analyse qui précède suggère deux types de mesures.

Premièrement, il s’agit de contrebalancer la prise de risque imputable aux subventions publiques explicites et implicites accordées au financement des banques par dépôt et par dette. La solution miracle n’existe pas, mais un mécanisme de régulation devrait viser deux objectifs. D’une part, il s’agirait de faire payer aux banques le coût réel de leur financement par dépôts et par dette, par exemple en imposant une taxe sur cette partie du passif. Dans la même veine, Zingales (2009) préconise d’imposer spécifiquement la dette de court terme, qui est encore plus dangereuse du fait que le risque de renouvellement de la dette (« rollover risk ») associé est plus important. D’autre part, cette taxe devrait refléter la distribution des pertes possibles qui ne pourraient être absorbées par les fonds propres. Pour simplifier, plus l’espérance de perte est élevée, plus le taux d’imposition est élevé. L’outil des « stress tests », déjà utilisé par les régulateurs pour évaluer la solidité des banques, pourrait aussi être utilisé à cette fin.

En outre, dans la mesure où les gouvernements se portent au secours des banques nationales, nul besoin de coordonner une telle action au niveau international. Les pays qui ne mettraient pas en place de telles mesures auraient des banques plus instables, et leurs contribuables devraient payer de plus lourdes factures lorsqu’elles font faillite.

Notons que l’idée de taxer les profits des banques, donc leurs fonds propres, aurait exactement l’effet inverse de celui recherché : il encouragerait encore davantage les banques à recourir au financement par dette, lequel les incite à la prise de risque excessive, ce qui les fragilise et augmente le risque systémique. Comme noté par Rajan (2010), cela encouragerait également les banques saines à générer leurs profits dans des véhicules externes, et cela récompenserait les banques mal gérées et peu profitables en leur permettant de survivre et de s’étendre.

Au contraire, il s’agit fondamentalement d’augmenter le coût relatif du financement par dette. Notons que cet objectif pourrait également être atteint en subventionnant le financement par fonds propres, par exemple en n’imposant pas les profits des banques. Cependant, une telle mesure ne semble pas politiquement viable. En outre, il semble normal de faire en sorte que les banques fassent face au coût réel de leur financement par dette en ajustant celui-ci à la hausse, par exemple par le biais d’un impôt.

Deuxièmement, afin de contrebalancer l’effet des activités des banques sur le risque systémique, il faudrait également taxer certaines d’entre elles, précisément en fonction de leur contribution au risque systémique. Par exemple, l’octroi de prêts hypothécaires à des particuliers dont les revenus sont stables et l’apport personnel élevé ne contribue quasiment pas au risque systémique. De même pour les prêts à des entreprises en bonne santé financière ou dont l’activité est peu dépendante des conditions macroéconomiques. Ce type d’activités n’aurait pas besoin d’être taxé, d’autant qu’elles favorisent la croissance économique et devraient au contraire être encouragées.

En revanche, d’autres activités sont potentiellement déstabilisatrices. Par exemple, conduire des transactions avec d’autres institutions financières de gré-à-gré (donc sans chambre de compensation) contribue typiquement fortement au risque systémique, puisque l’effondrement d’une institution financière met alors de nombreuses autres en difficulté. Il n’est pas nécessaire d’interdire ce type de transactions, mais il faudrait les taxer suffisamment pour que les actionnaires des banques fassent face à leur coût réel, une fois intégrées les externalités négatives qu’elles engendrent. Une telle mesure est d’autant plus importante que la recherche récente (Acharya, 2009; Farhi et Tirole, 2012) souligne que les banques ont intérêt à prendre des risques fortement corrélés entre eux, afin qu’elles soient toutes en situation délicate en même temps, de sorte que les autorités publiques n’aient d’autre choix que de les secourir afin d’éviter un effondrement total de l’intermédiation financière aux répercussions terribles sur l’économie.

Dans ce cas, le problème de la coordination internationale des réglementations se pose. Pour éviter les arbitrages réglementaires, il faudrait que les grands centres financiers s’accordent pour coordonner leurs politiques en la matière, et pour imposer des sanctions sur les « free riders ».

Les recettes ainsi récoltées par le biais de ces deux types de taxes (sur les dépôts et dettes des banques d’une part, sur leurs activités qui contribuent au risque systémique d’autre part), pourraient alimenter un fonds de sauvegarde du système bancaire et financier. Ce fonds assurerait que les faillites bancaires occasionnelles, qui ne manqueront tout de même pas de survenir tôt ou tard, puissent être payées sans impact négatif sur les finances publiques. Rappelons cependant que l’intérêt principal de ces taxes réside dans leur effet incitatif, et non pas dans leur effet redistributif. Établies au bon niveau, elles assureraient que la prise de risque des banques ne soit pas excessive.

Dans l’état actuel des choses, les banques bénéficient de subventions publiques et de conditions telles qu’il est dans leur intérêt de prendre trop de risques, avec les conséquences néfastes que l’on connaît pour le reste de l’économie. Nous avons proposé un mécanisme d’imposition qui ferait potentiellement en sorte de réconcilier l’intérêt des actionnaires des banques avec l’intérêt général. Ce mécanisme répondrait également au mouvement légitime de protestation envers la finance, il renforcerait la stabilité du système financier et il pourrait avantageusement se substituer à des mesures alternatives à l’impact potentiellement néfaste.