Un des bénéfices appréciables qu’apporte la lecture de l’ouvrage que Michel Herland consacre aux diverses théories de la justice sociale est de faire apercevoir la spécificité de cette problématique au-delà de la diversité des conceptions qu’elle chapeaute. Formaté comme une série de 11 lettres émaillées à point nommé de réflexions toutes personnelles (sur sa vie sentimentale, sur le cinéma) sans grand rapport avec ce thème, l’ouvrage propose une critique de ces conceptions et énonce un certain nombre de souhaits plus ou moins heureux. L’examen des utopies de Thomas More et de Tommaso Campanella (lettre 1) montre qu’il y a peu à tirer de ces approches « communistes et rigoristes » (p. 31) de l’organisation des rapports entre membres d’une même communauté. Michel Herland en tire néanmoins l’idée que c’est « parce que nous avons, en tant qu’êtres sociaux, besoin de nous tenir mutuellement responsables de nos actes que nous décidons de nous considérer “libres” » (p. 39). Si Michel Herland est ensuite amené à rejeter le modèle platonicien de la division de la société en classes (lettre 2), par contre l’idée que les enfants soient enlevés à leur famille pour être éduqués en fonction de leur potentiel propre, chacun devant se retrouver à sa place pour le plus grand bien commun, lui semble attrayante (bien qu’il dira plus loin qu’elle est impraticable). Michel Herland trouve dans le proudhonisme une source de réflexion nettement plus égalitariste (lettre 3). Proudhon soutient péremptoirement que « la propriété, c’est le vol ». Pour lui, ce n’est certes pas un droit naturel, la propriété privée n’étant que la résultante de conventions humaines qu’il faudrait abolir. Si l’on reconnaît comme « principe cardinal » l’égalité des droits, qui découle selon Proudhon de l’égalité des besoins, alors tout doit être partagé également entre tous « de manière à ce que les moyens de travail restent toujours égaux et que chacun soit libre ». Pour autant qu’on abolira les privilèges de la minorité, « qui a le pouvoir de vivre sans travailler aux dépens de la majorité à son service », la source de toutes les injustices sociales se tarira à terme selon lui. Michel Herland analyse ensuite deux conceptions qu’il regroupe en les qualifiant de « libéro-libertaires » (p. 12). Ciblant l’« ultralibéralisme » (lettre 4), c’est de Walras dont il est question, lui qui a pourtant qualifié sa doctrine de « socialisme libéral », un point de vue que Michel Herland, du reste, fait ouvertement sien (p. 88). Une formule entre toutes résume bien la conception walrassienne : « Liberté de l’individu; autorité de l’État. Égalité des conditions; inégalité des positions » (p. 86). Le plus important pour lui est d’éviter que la loi du marché n’entraîne l’anarchie et, comme conséquence, la domination des forts sur les plus faibles. Il importe ainsi que chacun puisse défendre son intérêt sans être favorisé ou défavorisé par sa position particulière, et c’est pourquoi l’État doit assurer « l’égalité des conditions ». Walras ne voit cependant rien d’illégitime à ce que, pour autant que les conditions de départ fassent place à la plus stricte égalité entre les individus, la position sociale que chacun finit par occuper soit différente, certains étant favorisés, d’autres moins bien lotis (p. 88). L’État doit se satisfaire de « rendre les mêmes services à tous ». Suivant la conception walrassienne, « radicalement opposée à celle des égalitaristes » (p. 95), chacun doit être rétribué à proportion de sa contribution à l’économie. Comparée à cette conception très articulée, l’étrange spéculation fouriériste qu’examine ensuite Michel Herland (lettre 5) fait figure de délire fantastique, même si l’on y trouve …
Un panorama des conceptions de la justice socialeMichel Herland, Lettres sur la justice sociale à un ami de l’humanité, Paris, Éditions Le Manuscrit, coll. Essais et documents, 2006, 334 p., Disponible également en version numérique <www.manuscrit.com>.[Record]
…more information
Robert Nadeau
Département de philosophie, Université du Québec à Montréal