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DE NOS JOURS, LA RELATION ENTRE LES DEUX COMMUNAUTÉS linguistiques officielles du Nouveau-Brunswick attire encore beaucoup d’attention. S’il existe maintenant une paix relative, des sources de tension persistent néanmois. Ces dernières sont souvent associées au débat perpétuel quant à la place occupée par la minorité francophone [1] dans la structure décisionnelle provinciale et à son rapport avec la majorité anglophone. Les Acadiens et les Acadiennes revendiquent toujours une meilleure représentation et plus de contrôle sur les décisions guidant leur destinée. De leur côté, les anglophones se préoccupent davantage de leur propre influence dans l’appareil étatique et de l’accès à la fonction publique pour les membres de leur communauté [2] . Le moment charnière de cette dynamique linguistique est surtout associé à l’adoption en 1969 de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick [3] , qui a juridiquement défini les rapports de force entre la majorité et la minorité. Avant cette loi, ces enjeux étaient perçus comme relevant surtout de l’arène politique, où la place des communautés reposait sur leur influence respective sans l’intervention des tribunaux.

Cette perception reflète toutefois mal la réalité. Une recherche historique révèle que les francophones ont longtemps revendiqué une meilleure représentation ou une meilleure place dans les institutions démocratiques du Nouveau-Brunswick. Le droit a certainement officialisé la relation entre les communautés linguistiques tout en invitant la participation des tribunaux, mais l’obtention de reconnaissances juridiques s’effectua au gré de luttes presque constantes qui mirent à l’épreuve le climat social. Nous pouvons recenser quelques-unes de ces démarches dès la fin du 18 e siècle et le début du 19 e . Que ce soit le droit de voter aux élections ou de siéger à l’Assemblée et d’en obtenir les travaux dans sa langue, la minorité acadienne fut active à ces différents niveaux tôt dans la vie de la colonie. Ces observations mènent à deux généralisations. En plus de démontrer que le débat actuel quant à la place des Acadiens et des Acadiennes dans les institutions publiques n’est pas récent, ces différents éléments de preuve servent aussi à remettre en question l’idée de l’enracinement des francophones dans le silence [4] et de leur survivance en marge de l’autorité établie [5] . La notion que la minorité linguistique se soit délibérément établie en petits groupes dispersés afin de cultiver une indifférence des gouvernements à leur égard n’est pas appuyée par l’information rapportée dans le présent texte. Une bonne partie des mesures recensées, dont le droit de vote et celui de siéger à l’Assemblée législative, sont survenues avant la période que les auteurs appellent la renaissance acadienne.

Cependant, l’ampleur de la tâche et l’espace disponible rendent difficile une tentative de décrire en détail toutes les démarches entreprises par la minorité francophone pour se faire reconnaître par les autorités provinciales. Pour cette raison, la discussion se limite aux mesures prises pour lui garantir l’accès à l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick, organe à la tête de l’institution publique provinciale. À ce titre, la législature contrôle généralement l’ordre du jour politique. De plus, elle sert souvent de modèle et elle fixe le ton des grands débats de société. La sensibilité ou l’insensibilité qu’elle démontre reflète ce qui se retrouve ailleurs dans la communauté. Toutefois, le but ici n’est pas de mener une analyse juridique ou sociale des gains ou des protections obtenus au fil des années, mais uniquement d’en décrire l’évolution pour démontrer que la loi de 1969 n’est pas apparue de nulle part. Donc, si cette loi officialisa la relation entre les deux principales communautés linguistiques, elle n’est pas à l’origine du rapport de force et du débat sur la place respective de chaque communauté dans les institutions publiques du Nouveau-Brunswick.

L’accès à l’institution de l’Assemblée législative pour une minorité linguistique, à distinguer de l’accès à la législation dans leur langue, se mesure par l’étude du droit d’en faire partie et de s’y exprimer, de la langue de ses recueils et des conditions de présentation des questions examinées. Un organisme n’est pas accueillant pour un groupe lorsqu’il refuse de recevoir ses membres dans son enceinte. Même lorsque cela est permis, il lui demeure inaccessible s’il traite ses membres comme des étrangers ou décourage leur participation. Dans cette optique, ce texte s’attarde au droit des francophones de participer aux activités législatives, qui s’exprime démocratiquement par le droit de voter aux élections et de s’y porter candidat. L’analyse passe ensuite à la place faite au français dans 1) la production des journaux et 2) les débats de la Chambre. Ces deux éléments révèlent la mesure dans laquelle la législature accueille ouvertement la minorité acadienne et l’importance qu’elle lui accorde. Enfin, un bref survol est effectué de quelques règles applicables aux travaux de la Chambre et des exigences linguistiques s’y rapportant. À la lumière de cet article, le lecteur peut mieux comprendre l’évolution des protections existantes quant aux droits de la communauté francophone par rapport à l’organe législatif du Nouveau-Brunswick.

Il importe de préciser que ce texte relève avant tout de l’histoire du droit au Nouveau-Brunswick. Il ne s’agit pas d’un traité de sociologie ni d’une tentative d’analyser tous les efforts locaux et les pressions politiques à l’origine des diverses démarches recensées. En fait, il est présumé que toutes les mesures prises découlent d’un désir exprimé par la minorité linguistique : dans certains cas, son consentement est exprimé explicitement; dans d’autres, il est supposé. La relation entre les communautés majoritaire et minoritaire n’est pas en cause non plus. Comme il est indiqué ci-dessus, l’évolution du droit dans la province s’effectue dans un climat de tension constante quant à la place respective de chacun des groupes linguistiques. Les lois elles-mêmes sont souvent une manifestation des luttes sociales qui leur ont donné lieu. Sinon elles seraient foncièrement statiques.

Les droits démocratiques

L’importance des droits démocratiques pour une minorité peut difficilement être surestimée. Une communauté non représentée dans un parlement est presque automatiquement ignorée des autorités au moment de formuler les projets de société [6]. Le suffrage accroît l’influence politique, «  helpful in gaining nondiscriminatory treatment in public services for the entire [...] community [7] ». Il donne aussi plus de légitimité aux décisions collectives prises dans l’enceinte de la législature [8] . Évidemment, une collectivité existe indépendamment des droits qu’elle détient, mais le droit peut faciliter sa reconnaissance. Sans le droit, l’influence d’une communauté est limitée à la sphère sociale qui dépend d’une multitude de facteurs comme la religion, la langue, le statut économique, la force démographique, l’organisation interne, etc. Le droit de vote entre en ligne de compte à cet égard, en accordant à un groupe le pouvoir d’influer sur les politiques publiques qui le concernent. Une deuxième protection non négligeable pour une minorité est le fait d’être représentée dans la tribune des débats publics. La présente section traite donc du droit des francophones du Nouveau-Brunswick de voter aux élections et de siéger à l’Assemblée législative. En plus de révéler leur participation dans le processus, elle clarifie leur influence potentielle sur les décisions émanant de la législature, l’organe responsable d’adopter les lois.

Toutefois, il faut d’abord comprendre le contexte dans lequel ont évolué les droits démocratiques au Nouveau-Brunswick [9] . Jusqu’à l’avènement du gouvernement responsable, l’Assemblée législative avait peu de contrôle sur les politiques du gouvernement (représenté par le gouverneur et son conseil, nommés par Londres). De plus, des instructions royales très détaillées dictaient souvent la marche à suivre. Un observateur du début des années 1840 décrit bien cette situation :

Le gouverneur, il est vrai, passe pour y représenter le Souverain, et l’autorité de la Couronne lui est jusqu’à un certain point déléguée. Mais il est de fait un simple fonctionnaire sous-délégué; il reçoit ses ordres du secrétaire d’État, il est responsable à lui de sa conduite et est guidé par les instructions de ce dernier. Au lieu de choisir un gouverneur avec une pleine confiance dans sa capacité d’appliquer ses connaissances aux affaires de la colonie, en tenant compte des lieux et de l’expérience acquise, la politique du ministère des Colonies a été dans les débuts non seulement de lui servir des instructions sur la politique générale à suivre, mais de lui dicter de temps à autre, par des ordres parfois très précis, l’attitude à prendre à l’égard de chaque détail important de son administration [10].

Face à ce contrôle minutieux du gouverneur et aux conditions électorales très sélectives au début, l’utilité du droit de vote était sûrement plus apparente que réelle. La domination de la Chambre élue sur le programme gouvernemental fut seulement consolidée à la suite des différentes luttes remportées par les députés.

Les conflits entre les représentants de la population et l’exécutif (le gouverneur et son conseil) étaient courants au Nouveau-Brunswick jusqu’en 1867. Les questions leur donnant lieu peuvent même paraître triviales aujourd’hui. Par exemple, un débat fut longtemps entretenu par rapport à la rémunération des députés; un problème d’absentéisme compromettait l’efficacité de la Chambre et on cherchait à le résoudre. Ceux opposés à la rémunération la voyaient comme étant contraire « to that spirit of patriotism and magnanimity which hitherto has been, and ought ever to be the characteristic of the House of Assembly [11] ». D’autres préféraient que les députés soient à la solde des comtés qui les élisaient. En 1788, une série de résolutions, de modifications et d’objections furent présentées en rafale [12] . Le climat s’apaisa un peu par la suite pour s’envenimer encore à partir de 1795 [13] . Le sujet fut à l’ordre du jour de chacune des sessions législatives suivantes (1796 [14] , 1797 [15] et 1798 [16] ) jusqu’à sa résolution le 30 janvier 1799 [17] . Il fallut l’intervention de Londres pour régler ce différend [18] . Encore au début des années 1820, toujours par rapport à des questions de taxation et d’attribution des fonds publics, on contesta les méthodes de l’Assemblée. Un comité de la Chambre fut créé et un rapport détaillé sur ses privilèges fut produit [19] . Un survol des conflits antérieurs y est aussi présenté.

La relation entre le gouvernement et les députés fut améliorée par une proclamation royale du 3 décembre 1832 qui sépara le Conseil exécutif du Conseil législatif [20] . Dans la foulée de cette démarche, une brève loi de 1835 clarifia le rôle respectif de chacun :

Be it declared and enacted by the Lieutenant Governor, Council and Assembly, That any Act, matter or thing required by any law, charter, grant or public instrument to be done or performed by, to or with His Majesty’s Council in this Province, or by, to or with any member or members of His Majesty’s Council, without specifying the Legislative Council, shall be deemed to be required to be done and performed by, to or with the Executive Council of the said Province, or any member or members thereof, as the case may be; excepting only such matters and things as belong to the Legislative Council, or the members thereof, as a branch of the Legislature of the said Province [21].

Le climat politique dans la colonie fut grandement assaini par ces simples mesures, selon l’avis exprimé peu après par un témoin de l’époque :

Et si dans ces provinces [maritimes] les mécontentements sont moins formidables, s’il y a moins d’obstruction à la marche régulière de l’État, la raison en est que chez elles on s’est beaucoup départi de la voie ordinaire du système colonial et approché davantage de la saine pratique constitutionnelle.

C’est remarquablement le cas du Nouveau-Brunswick, une province qui, il n’y a pas longtemps, était constamment secouée par des conflits entre les pouvoirs exécutif et législatif. [...] Mais un pas [...] important a été fait vers l’application de la Constitution britannique à la suite d’une modification récente qui eut lieu dans les Conseils législatif et exécutif de la colonie. Comme je l’ai appris des officiels de la délégation du Nouveau-Brunswick, le pouvoir administratif de la province a été enlevé à l’ancien parti officiel et placé entre les mains des membres de l’opposition libérale. La constitutionnalité avait été de ce fait pleinement respectée dans cette province. Le gouvernement avait été arraché des mains de ceux qui ne pouvaient obtenir l’assentiment de la majorité de l’Assemblée et confié à ceux qui possédaient sa confiance. Le résultat, c’est que le gouvernement du Nouveau-Brunswick, qui tout récemment encore était l’un des plus difficiles, est aujourd’hui le plus harmonieux et le plus pacifique de tous [22] .

Cependant, cette réforme ne résolut pas tous les problèmes car les membres du Conseil exécutif n’étaient pas nécessairement choisis parmi les représentants élus [23] . Par exemple, un conflit survint encore quelques années après, lorsque le Conseil exécutif et le lieutenant-gouverneur refusèrent de sanctionner une loi adoptée à forte majorité dans les deux chambres du Parlement [24] . Le pouvoir de nomination de Son Excellence demeura aussi assez étendu [25] . Le plein gouvernement responsable fut revendiqué en 1845 [26] , ce dont convint Londres l’année suivante [27] . En 1850, on demanda même à la métropole un avis quant à la possibilité d’élire les membres du Conseil législatif [28] , et des projets de loi à cet effet furent présentés régulièrement ensuite [29] . Le concept de responsabilité ministérielle pour les questions financières fut seulement réalisé en 1856 par l’adoption d’une résolution en Chambre [30] , principe maintenant enchâssé dans la Constitution aux articles 53, 54 et 90 de la Loi constitutionnelle de 1867 [31] . L’exercice des droits démocratiques dans ces circonstances fut surtout consultatif puisque les pouvoirs reposaient entre les mains d’un groupe restreint d’individus qui occupaient des fonctions exécutives sans avoir à se faire élire [32] .

Cela dit, même après la mise en place du gouvernement responsable, le lieutenant-gouverneur continua d’être nommé par Londres jusqu’en 1867 et d’autres conflits survinrent à l’occasion, l’opposant aux représentants élus [33] . Deux exemples illustrent bien la dynamique. Le premier conflit, survenu au milieu de la décennie 1850, portait sur la mise en œuvre d’une loi sur la prohibition [34] alors que le second, en 1866, concernait le projet d’union des colonies britanniques de l’Amérique du Nord [35] . Dans chaque cas, le Conseil exécutif fut contraint de démissionner pour protéger sa réputation, ce qui donna lieu à une crise constitutionnelle. Il y eut d’autres cas où certaines communications du lieutenant-gouverneur au secrétaire d’État aux colonies critiquèrent des lois adoptées, mais Londres s’opposa à toute interférence dans cette prérogative de son représentant [36] . Encore après la Confédération, dans le cadre de la crise scolaire au Nouveau-Brunswick, il fut déclaré que le pouvoir de désaveu relevait de la seule discrétion du gouverneur général, ses conseillers en étant exclus [37] . Donc, même dans les domaines relevant de la compétence provinciale, des forces externes, régies par des conventions dont la violation n’entraînait aucune sanction judiciaire [38] , jouèrent un rôle important dans l’administration de la province en dépit du gouvernement responsable. La volonté de Londres et de ses représentants y tint ainsi un rôle crucial. Il faut finalement noter que la Grande-Bretagne se réserva longtemps le contrôle de certaines matières, comme par exemple les relations extérieures [39] et l’amirauté [40] . Par conséquent, en étudiant les revendications linguistiques discutées dans les prochaines sections, il faut garder à l’esprit que les résultats obtenus peuvent avoir dépendu d’une multitude de facteurs autres que les droits démocratiques existants.

i) Le droit de vote

En 1784, lorsque le Nouveau-Brunswick fut détaché du territoire formant la Nouvelle-Écosse, les instructions royales au gouverneur exigèrent l’établissement d’une assemblée dont les membres devaient être choisis par suffrage populaire. La province devait être divisée en « Districts and Parts [41] » ou encore « Parishes and Counties [42] » qui serviraient de bases électorales, pour assurer une représentation égalitaire des propriétaires fonciers. Les directives à Son Excellence le mandatèrent de prévoir l’adoption d’une loi à la première session de la première législature afin de mieux définir les qualités requises pour exercer le droit de vote [43] . Dans l’année suivant la formation du nouveau gouvernement, un scrutin général eut lieu pour choisir les députés. Cependant, aucune loi locale n’existait alors pour déterminer qui pouvait ou non voter et, sauf en ce qui a trait aux éléments précités, les instructions royales demeurèrent silencieuses à ce propos. Pour déterminer qui était titulaire du droit de vote au moment de la création du Nouveau-Brunswick et de l’instauration de sa première assemblée, il faut s’en remettre aux théories de réception du droit dans la colonie [44] . Celles-ci cherchent généralement à préserver la continuité et la prévisibilité des règles juridiques en les important de systèmes préexistants.

Dès 1785, les Acadiens du comté de Westmorland participèrent au scrutin [45] . À la première session législative, un comité fut formé pour étudier la validité de leur participation à l’élection. Le rapport découlant des délibérations des 13, 14 et 20 janvier 1786 [46] exprima l’opinion « that the French votes as stated by the Sheriff, were not legal, and therefore that Charles Dixon, Esq., was duly elected [47] ». Il n’expliqua pas pourquoi ces votes étaient illégaux, mais sa position semble simplement disqualifier les francophones sans référer à leur religion. La Chambre procéda à un recomptage en les ignorant plutôt que d’exiger une nouvelle élection. Cela semble indiquer une interdiction plus générale que celle se rapportant aux serments à être prêtés sur une base individuelle. Cet événement révèle quand même l’intérêt de la minorité linguistique envers le fonctionnement des institutions publiques provinciales.

Cependant, tel que prévu dans les instructions royales, après deux tentatives infructueuses [48] , une loi adoptée lors de la première législature coloniale précisa les règles électorales applicables [49] . Selon ses termes, seules les personnes âgées d’au moins 21 ans et possédant un intérêt foncier de plus de 25 £ dans leur comté de résidence pouvaient voter. Ces personnes pouvaient apparemment exercer le droit de vote aussi dans tout autre comté où elles détenaient des propriétés valant au moins 50  £. Cependant, les habitants de la ville de Saint  John furent exemptés de la condition de propriété foncière, mais ils devaient posséder des biens personnels d’une valeur équivalente et avoir résidé dans la municipalité au moins six mois avant les élections [50] . À ce moment, la loi ne limitait pas expressément le suffrage aux hommes, parlant de « persons [51] », mais la prochaine loi posa une telle restriction. En plus de ces conditions, la loi de 1791 établit trois serments que tout électeur devait prêter lorsqu’un candidat l’exigeait [52] . Par le deuxième serment, en vertu d’une loi impériale [53] , le prestataire proclamait sa loyauté à la couronne britannique et le rejet de la prééminence de toute autorité extérieure, dont celle du pape. Il est généralement accepté que ce serment limitait les droits démocratiques de certains catholiques [54] .

À cet égard, le titre d’un projet de loi soumis en 1791 par un député du comté de Northumberland [55] suggère l’intention d’étendre le suffrage aux catholiques. A Bill to enable Persons of a Roman Catholic Persuasion to Vote at Elections for Members to serve in General Assembly for this Province fut alors présenté, sans toutefois être adopté [56] . Cet échec n’empêcha pourtant pas les francophones de réclamer le droit de suffrage. Plus précisément, le 18 février 1796, tout juste après une élection générale, 20 Acadiens [57] du comté de York [58] présentèrent une pétition à la Chambre « complaining that they were prevented from giving their votes at the late election in the County of York by improper representations being made to them respecting the oaths required by law to be taken [59] ». On avait refusé de leur lire et de leur expliquer le serment requis. Après en avoir pris connaissance, ils se dirent disposés à voter [60] . Ils ne furent possiblement pas les seuls à n’y avoir aucune objection de conscience étant donné que les Acadiens de Néguac participèrent aussi au scrutin à la fin du 18 e siècle [61] .

Le serment conditionnel au droit de vote des catholiques fut assoupli en 1810 par An Act in addition to an Act, intituled “An Act for regulating Elections of Representatives in General Assembly, and for limiting the duration of Assemblies, in this Province” [62] . Cette loi fut approuvée à Londres l’année suivante. Elle imposait encore aux électeurs un devoir de loyauté envers la couronne britannique et de divulgation de toute conspiration, de toute trahison ou de tout attentat tramé contre Sa Majesté, mais elle ne leur demandait plus de renier l’autorité du pape. Ce genre d’engagement solennel fut complètement aboli avec la révision de la loi électorale de 1843 [63] . Les seules conditions applicables par la suite visèrent l’âge, le sexe et les intérêts relatifs à la propriété. À partir de 1811 et surtout à partir de 1843, les Acadiens purent donc participer au suffrage plus librement. Toutes ces concessions furent obtenues bien avant la période décrite comme la renaissance acadienne.

Cependant, l’obtention du droit de vote ne signifie pas qu’il s’exerça sans encombre. Des conflits entre les communautés menèrent parfois à des gestes disgracieux, interférant avec le suffrage des uns ou des autres [64] . Un cas en particulier, dans le Nord-Ouest de la province, fit l’objet d’une étude par un comité de l’Assemblée législative en 1854. Un groupe de francophones désirèrent faire renverser le résultat d’une élection locale au motif qu’ils «  n’ont pu voter parce qu’ils étoient frappés, terrassés jusqu’à terre, quand ils voulaient voter contre la municipalité [65] ». Cet événement peut illustrer le genre de tension sociale qui put prévaloir dans certaines régions de la province. Néanmoins, il ne s’agit pas là de restrictions imposées par la loi. Il arriva aussi qu’on demande une meilleure représentation en Chambre. Par exemple, le 21 février 1825, une pétition de 614 habitants des paroisses civiles de Saumarez et de Beresford, dans le comté de Northumberland, réclama une circonscription distincte [66] . Une proportion considérable des signataires avaient des patronymes acadiens. On se plaignit, notamment, de l’isolement de la région, qui ne recevait pas «  any proportionate share of the public appropriations for Roads, Churches and Schools [67] ». L’année suivante, une loi divisa le comté en trois, ajoutant Gloucester au nord et Kent au sud, en accordant à chacun leur propre député [68] .

Comme l’influence politique se mesure par le nombre de députés élus, l’enjeu de la représentation demeura sensible et continua de faire l’objet de réclamations longtemps après l’obtention officielle du droit de vote. Notamment, une résolution à ce sujet soumise à la Chambre en 1892 visait spécifiquement deux régions francophones. Elle se lit ainsi :

  • WHEREAS, The Counties of Kent, Carleton and Gloucester have each a population of over 20,000 and a combined population of nearly 70,000 and only two representatives each; and

  • WHEREAS, A representation from each of these Counties, based upon the proportion which the number of representatives have to the whole population, would give to each of these Counties three representatives; and

  • WHEREAS, Substantial injustice is done the population of each of these Counties in two of which the French Acadians preponderate; and

  • WHEREAS, The last Census shows that in Kent and Gloucester there has been an increase of population relatively larger than in the other Counties of the Province, and that there is every probability of a continued increase in the population of these Counties; and

  • WHEREAS, The dissolution of the present House of Assembly terminates the existence of the Legislative Council, and renders more imperative the duty of this House of placing the representation from the different Counties upon a more equitable basis; therefore

  • RESOLVED, That while not necessarily increasing the total number of representatives in the Assembly from all the Counties of the Province, this House is of the opinion that there should be such a readjustment of the representation from the different Counties to the Assembly as would remove existing injustice and give to the Counties of Kent, Gloucester and Carleton one additional Member each [69].

Avant d’être adoptée, la résolution fut modifiée par la Chambre pour indiquer que la question de la représentation des comtés « may well engage the consideration of the Executive Government [70] ». La résolution originale fut rejetée par 29 voix contre 9. Un seul francophone y fut favorable et quatre y furent opposés. Cela dit, une loi de 1895 ajusta la représentation des comtés de Carleton, de Gloucester, de Kent et de Madawaska en accordant à chacun un député de plus [71] . La population des trois derniers était majoritairement francophone.

Quant aux Acadiennes, elles durent attendre le tournant du siècle pour se voir accorder le droit de voter aux élections provinciales [72] . En ce sens, leur traitement fut identique à celui réservé à la gente féminine au Nouveau-Brunswick. Malgré des revendications formulées par voie de pétitions en 1891 [73] , 1892 [74] , 1894 [75] , 1895 [76] et 1899 [77] , et la présentation de résolutions [78] et de projets de loi [79] cherchant à reconnaître aux femmes le droit de vote, elles demeurèrent exclues des scrutins. Le sujet disparut des débats de l’Assemblée par la suite pendant près de 20 ans. Il revint brièvement en 1918 par une initiative de l’opposition, mais le projet de loi en ce sens fut retiré après la réception d’un avis que la sanction royale allait lui être refusée [80] . Finalement, le droit de vote fut étendu à toutes les femmes l’année suivante [81] .

Un développement intéressant pour la minorité linguistique fut l’inclusion d’une disposition linguistique dans la loi électorale de 1944. L’article 71(1) de celle-ci imposa aux scrutateurs non compétents dans la langue des électeurs d’embaucher, si possible, un interprète pour assurer une communication efficace lors des jours d’élection : « 71(1) Toutes les fois que le scrutateur ne comprend pas la langue d’un électeur, il doit si possible nommer un interprète pour lui servir d’intermédiaire pour communiquer à l’électeur tous les renseignements nécessaires afin qu’il puisse exercer son droit de vote [82] ». Ce libellé ne vise aucune communauté linguistique particulière, mais il est sûrement plus susceptible de servir celle qui ne contrôle pas la nomination des scrutateurs. Il faut aussi noter l’absence de référence à la compétence linguistique de l’électeur, seule celle du fonctionnaire étant mentionnée. Contrairement aux démarches linguistiques antérieures en rapport aux recueils de l’Assemblée [83] , dont la plupart furent ponctuelles, celle-ci reçut un caractère permanent par son inscription dans la loi. En principe, un autre obstacle à l’exercice du droit de vote par les francophones fut éliminé par cette protection, qui permettait un service public dans leur langue. Malgré la reconnaissance du français comme langue officielle en 1969 [84] et la prise de mesures mettant la déclaration en œuvre, y compris en matière électorale, la disposition a été reconduite depuis [85] , mais une modification de 2010 limite dorénavant son application aux seules langues française et anglaise [86] .

Donc, en ce qui concerne le droit de vote, nous pouvons voir que des segments de la minorité francophone se préoccupèrent peu des serments imposés. Dès 1785, des Acadiens du comté de Westmorland participèrent au scrutin, forçant l’Assemblée à étudier leur action pendant la session législative de 1786. Le sujet revint devant la Chambre sous forme de pétition une décennie plus tard, lorsque des francophones catholiques du comté de York revendiquèrent expressément le droit de vote. Même après avoir été avisés des serments applicables, ces francophones se dirent prêts à voter. Cela laisse entendre qu’ils n’avaient pas une conception aussi restrictive des serments qu’on pourrait le croire. Quoi qu’il en soit, ces conditions furent assouplies en 1810 puis levées entièrement en 1843, permettant aux Acadiens de voter librement. Ces développements survinrent tous à une époque précédant ce que les auteurs appellent la renaissance acadienne. Leur représentation devint ensuite la préoccupation des Acadiens. Quant à leur droit d’agir comme députés, il suivit une trajectoire similaire à celle du droit de vote et leur conféra une réelle influence politique.

ii) Le droit de siéger à l’Assemblée

Tout comme pour le droit de vote, aucun critère ne fut fixé dans les instructions royales initiales concernant le droit de siéger à l’Assemblée législative. Il y fut simplement affirmé que le gouverneur devait faire prêter certains serments à toute personne «  that shall be appointed to, and hold any office, Place of Trust or Profit [87] ». Encore une fois, il est généralement accepté que ces serments limitaient le droit des catholiques d’agir comme députés. De plus, dans la mesure où la loi impériale de 1677 [88] fut reçue dans le droit provincial, elle interdit à tout catholique d’occuper une telle fonction. Ces restrictions furent relâchées quelque peu en 1830 par An Act for the relief of His Majesty’s Roman Catholic Subjects [89] , qui incorpora dans le droit provincial une loi anglaise du même titre adoptée l’année précédente [90] . Néanmoins, le serment imposé demeurait assez lourd.

À la demande de l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick, le serment de 1830 fut remplacé, en 1846, par celui d’allégeance encore en vigueur de nos jours [91] . Au début du mois d’avril, un comité de la Chambre fut mandaté pour formuler une requête à Sa Majesté à cet effet. La demande se présente dans les termes suivants :

To the Queen’s Most Excellent Majesty

MAY IT PLEASE YOUR MAJESTY,

We, Your Majesty’s Loyal Subjects, the Assembly of New Brunswick, having been informed that Your Majesty had been graciously pleased to abolish the customary State Oaths in other parts of Your Majesty’s Dominions, beg leave to approach Your Majesty, and humbly to pray for the like abolition in this Province, and that the Oath of Allegiance alone may be substituted.

We need not present for Your Majesty’s gracious consideration, the reasons which induce us to make this our humble and dutiful request, as Your Royal Mind must be well informed as to the controversies which some of the present Oaths are calculated to perpetuate among different classes of Your Majesty’s Subjects in this Province, whose lives and property are only considered valuable from the position of allegiance in which they stand to Your Majesty and the Throne of the Realm [92]

Londres acquiesça à la demande par lettre datée du 2 juin et envoya de nouvelles instructions au lieutenant-gouverneur le 18 août suivant [93] . Par ailleurs, ces réformes s’effectuèrent dans un climat religieux exacerbé par des conflits entre catholiques et protestants de la ville de Saint John [94] .

Le changement paraît avoir été profitable à la communauté acadienne, car Amand Landry fut élu lors d’un scrutin général tenu presque concurremment à ces événements. Il fut assermenté comme député du comté de Westmorland à la session parlementaire de 1847 [95] . Sauf un dénommé Joshua Alexandre, un Jersiais (protestant) élu dans le comté de Gloucester en 1842 [96] , il est le seul francophone à avoir occupé sporadiquement un siège à l’Assemblée législative jusqu’en 1866, étant élu à nouveau lors d’une élection partielle en 1853 puis aux élections générales de 1854, 1856, 1861, 1865 et 1866 [97] .

Depuis cette dernière date, le nombre d’Acadiens en Chambre s’est accru régulièrement. Vital Hébert fut aussi élu lors du scrutin de 1866 dans le comté de Victoria [98] , mais il décéda peu après pour être remplacé par Lévite Thériault lors de l’élection partielle de 1867 [99] . Urbain Johnson, du comté de Kent, s’ajouta aux deux précédents lors d’une élection partielle en 1869 [100] . Un nouveau sommet fut atteint lors du scrutin de 1870 avec l’élection de quatre francophones, un dans chacun des comtés de Gloucester (Théotime Blanchard), de Kent (Antoine Girouard), de Victoria (Lévite Thériault) puis de Westmorland (Pierre-Amand Landry) [101] . La loi précitée de 1895 rajustant la représentation des comtés de Gloucester, de Kent et de Madawaska eut encore un effet bénéfique lors de l’élection tenue cette année-là, car huit députés francophones furent élus [102] . Le tableau en annexe énumère les députés membres de la minorité linguistique élus à l’Assemblée de 1786 à 1900. Depuis ce temps, bien que l’enjeu de la représentation n’ait pas complètement disparu, les Acadiens sont bien présents à l’Assemblée législative [103] , contrairement à la période de 1784 à 1870.

iii) La représentation effective

Les droits de voter et de siéger à l’Assemblée législative sont importants, sans aucun doute. En soi, par contre, ils ne garantissent pas une influence politique réelle. Un système électoral peut facilement être organisé de sorte à diluer considérablement la force numérique des votes en définissant des circonscriptions inégales quant au nombre d’électeurs ou en établissant des frontières pour diviser une communauté. La résolution précitée de 1892 touchant les comtés de Carleton, de Gloucester et de Kent rejoint de près ce genre de préoccupations. Il n’est donc pas suffisant de s’attarder au strict droit de voter et de siéger à l’Assemblée législative pour se faire une idée adéquate du pouvoir politique : il faut aussi considérer la possibilité de représentation réelle de la minorité dans les institutions démocratiques de la province par le jeu du système électoral et du découpage de la carte. Toutefois, jusqu’à récemment, c’est un sujet qui relevait entièrement des choix politiques des partis représentés à l’Assemblée législative.

Depuis 1982, avec l’entrée en vigueur de l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés [104] , qui édicte que « [t]out citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales  », l’enjeu de la représentation est devenu constitutionnel. Sans nécessairement avoir défini précisément ce concept, la jurisprudence a rejeté l’analyse fondée uniquement sur la parité électorale [105] . Il faut plutôt étudier la question dans une perspective élargie en tenant compte de la dynamique politique et des communautés d’intérêts, des critères peut-être aussi fluides que celui de la représentation même. Par exemple, le graphique suivant, établi à partir des résultats aux élections générales provinciales depuis 1990, révèle que des candidats peuvent être élus avec aussi peu que 30 % des voix exprimées au suffrage. Selon les circonstances, il n’est donc pas toujours nécessaire pour un groupe de constituer une majorité d’électeurs dans une circonscription pour y détenir une influence politique. Notamment, malgré leur situation minoritaire, deux des cas où les francophones eurent une influence sur le résultat d’un scrutin furent les élections de 1866 dans le comté de Westmorland puis le référendum fédéral de 1992 sur l’entente de Charlottetown [106] .

Les résultats illustrés à la figure 1 s’inscrivent dans le système uninominal en vigueur depuis 1974 [107] . La dynamique politique qu’il a engendré dépend inévitablement du nombre de candidats en lice et de leur force respective. Elle dépend aussi des enjeux de la campagne, de leur signification pour la région et de la polarisation qu’ils peuvent y susciter. Par exemple, à une autre époque au Nouveau-Brunswick, notamment dans le cadre du débat confédératif de 1866 [108] puis lors de la crise scolaire de 1874 [109] , des partis politiques n’hésitèrent pas à scander des slogans émotifs pour rallier les électeurs à leur cause. Une situation similaire survint plus récemment, lors des événements reliés aux débats constitutionnels de l’entente du lac Meech, à la reconnaissance de la société distincte du Québec et lors de la montée du Confederation of Regions Party au Nouveau-Brunswick [110] . Dans ces cas, le résultat électoral peut se cristalliser autour d’un thème précis qui polarise les votes. Nonobstant ces circonstances, comme l’illustre la figure ci-dessus, il n’est pas rare qu’un député soit élu avec moins de 50 % des votes.

Figure 1

Figure 1 – Nombre de députés élus selon le pourcentage du suffrage obtenu aux élections provinciales de 1991, 1995, 1999, 2003, 2006, 2010 et 2014

Sources : Données compilées à partir des rapports du directeur général des élections produits à la suite des élections provinciales de 1991, 1995, 1999, 2003, 2006, 2010 et 2014.

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Le deuxième facteur concernant la représentation effective est la communauté d’intérêts, notion qui n’est pas nouvelle au Nouveau-Brunswick. Elle se retrouve déjà dans la loi scolaire de 1871 concernant l’établissement des districts et l’organisation du système d’éducation [111] . Une communauté d’intérêts représente aussi un concept fluide [112] qui peut recouper différents éléments sociologiques, économiques, démographiques ou géographiques. Il s’agit des facteurs qui servent à distinguer ou à rassembler les membres de la société. Il faut souvent choisir parmi les intérêts variés ceux qui reflètent le mieux les aspirations locales, en fonction desquels la population tend à fonder ses décisions. L’importance attribuée à chaque élément n’est pas statique non plus. Par exemple, si la religion peut avoir joué un rôle primordial à une époque, elle ne semble plus avoir la même influence aujourd’hui. Il paraît toutefois y avoir un certain consensus voulant que la langue forme un élément rassembleur auquel les gens tendent à s’identifier. En ce sens, elle constitue un critère à considérer dans le découpage des cartes électorales [113] , mais sans en être l’élément déterminant.

La plupart des législatures ont adopté des lois pour guider la délimitation des circonscriptions électorales. Le Nouveau-Brunswick ne fait pas exception. Une commission doit régulièrement être établie pour réviser la carte électorale et maintenir un degré de parité électorale entre les circonscriptions. Il est intéressant de noter que la loi exige que cet exercice soit présidé par deux personnes, «  un représentant de la communauté linguistique française et un représentant de la communauté linguistique anglaise [114] ». De plus, la loi permet des déviations du quotient électoral [115] lorsque c’est justifiable, notamment pour assurer la représentation effective des communautés linguistiques [116] . Cette loi fait suite au rapport de 2004 d’une commission mandatée pour étudier le système électoral et proposer des moyens d’en accroître la représentativité [117] . La coprésidence et les déviations basées sur la communauté d’appartenance faisaient partie de ses recommandations. Ainsi, les intérêts de la minorité francophone devraient en principe être considérés lors de la délimitation des frontières des circonscriptions électorales.

Ainsi, autant sur le plan de l’influence politique, du droit de voter aux élections et du droit de siéger à l’Assemblée législative que sur celui de la représentation électorale, la situation des francophones du Nouveau-Brunswick a progressé considérablement de 1784 à nos jours. Elle est passée d’une exclusion presque complète à une intégration tout aussi complète. Tous les membres de la minorité linguistique peuvent, s’ils le désirent, participer activement à la vie démocratique de la province, sous réserve d’une condition de résidence et d’âge. Par contre, cela ne signifie pas que l’enceinte de la démocratie les a toujours accueillis dans leur langue lorsqu’ils s’y sont impliqués. Les prochaines sections s’attardent plus spécifiquement à la place accordée à leur langue dans l’Assemblée législative.

La langue des recueils de l’Assemblée

La section précédente démontre que les Acadiens s’intéressèrent tôt à la politique provinciale. À peine cinq ans après l’entrée en Chambre d’Amand Landry en 1846, ils commencèrent déjà à réclamer la publication en français des débats et des procèsverbaux de l’Assemblée. Chronologiquement, ces démarches n’étaient pas les premières à caractère linguistique à survenir au Nouveau-Brunswick [118] . Cependant, lorsqu’on les considère dans leur contexte, on constate qu’elles cimentèrent un désir de la communauté francophone d’obtenir une institution publique provinciale qui tiendrait compte de sa situation. Les premières demandes survinrent bien avant l’existence d’un journal de la minorité et elles se poursuivirent même après la création du Moniteur acadien, en 1867. Elles s’inscrivaient davantage dans une philosophie d’accès égal à l’organe gouvernemental [119] plutôt qu’elles se voulaient un simple souhait d’être informé de la teneur des travaux. De plus, l’initiative fut dirigée vers le principal établissement public composé de représentants de partout dans la province. Pour obtenir une telle reconnaissance, il fallait convaincre autant les députés anglophones que ceux élus par la minorité linguistique, sans compter que le tout débuta avant la période dite de la renaissance acadienne.

Un premier effort pour obtenir la publication en français des travaux de la Chambre survint lors de la session parlementaire de 1851, lorsqu’une résolution demanda « [t]hat a Committee be appointed to ascertain the practicability of printing a portion of the Journals in the French Language, and if it can be accomplished, to report the expenses thereof to the House [120] ». Cette résolution visait le journal de l’Assemblée et non les débats, mais elle fut défaite par 24 voix contre 12. À cette époque, bien que la publication des journaux ait été constante, il n’y avait aucune pratique bien établie concernant les débats; la presse se chargeait habituellement de cette tâche jusque-là. Il fallut débattre la question annuellement et il arriva fréquemment qu’aucun compte rendu ne soit produit, sauf par le biais des hebdomadaires.

Une autre discussion sur un thème similaire eut lieu en 1855. Grâce à l’initiative d’un député de Kent, un comité parlementaire fut établi, le 6 février, afin de s’enquérir sur ce qu’il en coûterait pour publier les débats dans la langue française [121] . Dans son rapport déposé le lendemain, le comité recommanda qu’un montant de 100  £ soit accordé «  for the purpose of affording to the French population of this Province, such information of the proceedings of this House as can be procured for that amount [122] ». L’honorable Albert J. Smith, député de Westmorland et membre du Conseil exécutif, exprima le souhait sincère « that the House would do justice to the French portion of the inhabitants of the Province. He was satisfied that a large portion of the population were anxious to have the proceedings of the House printed in their own language, and he was solicitous to have their wishes complied with [123] ». Cependant, le comité plénier de l’Assemblée refusa, à 18 voix contre 14, d’entériner le rapport [124] . Le journal des débats rapporte simplement un «  very long debate [125] » sans fournir plus de détails quant aux arguments de part et d’autre qui menèrent à ce résultat.

À la fin de la session législative de 1857, dans le but de pourvoir à la production d’un compte rendu des débats pour l’année suivante, un montant de 200  £ fut accordé à un comité pour en publier une partie dans la langue française [126] . Au début de la session de 1858, le comité rapporta ne pas avoir été en mesure de réaliser cette partie de son mandat avec le montant alloué [127] . Un autre comité fut créé le lendemain et soumis à la même contrainte budgétaire [128] . Dans son rapport, déposé une semaine plus tard, le comité informa la Chambre que ses membres «  have attended to that duty, and have arranged with Mr. James Hogg to translate, print, and publish the Debates of the present Session, in the French Language, for the sum of £200, to the extent of one third of the whole English Debates, eight hundred copies to be issued each week. By the terms of the agreement with Mr. Hogg, the Committee have power to discontinue the publication of these Debates at any time during the Session, should the same not be done to the full satisfaction of the Committee [129] ». La recommandation fut entérinée et, de toute évidence, les débats furent partiellement traduits et publiés en français [130] . Par contre, selon des observations exprimées ultérieurement, la qualité de la traduction était médiocre. Un député de Gloucester affirma en 1861 : « A very intelligent Frenchman in Gloucester had informed him when they had the French debates some years since, that he was glad he (Mr. E.) had sent him the English debates; for the French he could not read.—(Laughter.) He was glad that the French debates were discontinued; for he spoke the feelings of the French in his country when he said that they wanted no distinction made between the English and themselves [131] ». Cette remarque invita la réplique suivante du solliciteur général :

[...] the French have received the French debates alluded to with much satisfaction, as a proof that the House were prepared to do them justice; and while he admitted the magnanimity of some hon. members not representing French constituencies, in voting for these debates, he could not but express his surprise at the conduct of others, who did represent French constituencies, in opposing them. The person spoken of by the hon. member from Gloucester might be able to read English debates; but how many were there who could not. The translation was not very good; the diction might not have been so classical as that of the hon. Member from Gloucester; but the debates did give a great deal of satisfaction. It was very easy to say that all this about French debates was mere huncombe, but the French were very thankful for them [132] .

En effet, compte tenu des nombreuses requêtes répétées au cours des années, il est difficile d’alléguer que le geste ne fut pas apprécié des francophones. Pour le prouver, considérons qu’encore à la fin de la session de 1859, lorsqu’une résolution pour la publication des débats de la prochaine session fut discutée, un amendement proposa d’y ajouter une obligation de les produire en français et en anglais. Celui-ci fut défait par 16 voix contre 8 (son parrain ne prit pas part au vote) et la motion originale fut aussi battue, par 15 voix contre 11 [133] . Toutefois, un autre comité fut nommé le 13 avril, mais son mandat ne comprenait aucune obligation linguistique précise [134] , contrairement aux efforts précédents.

Au début de la session parlementaire suivante, alors que le comité précité avait déjà accompli son mandat d’assurer la publication des débats dans les deux langues, une nouvelle résolution demanda qu’un «  Committee be appointed to make arrangements for the Reporting and Publishing, in the French Language, the Debates of this House during the present Session, provided that it does not involve an expense exceeding — pounds [135] ». Cependant, une motion pour empêcher la tenue d’un vote fut adoptée par 19 voix contre 10 au cours du débat, ce qui dispensa les députés de se prononcer sur la question. Son auteur expliqua simplement : « as the benches were thin; as hon. members were probably satisfied, having put themselves right before the country; made their speeches, and praised their constituents, the matter might now be allowed to stand over [136] ». Quelques députés s’étaient aussi opposés à la résolution en alléguant qu’elle constituait une dépense inutile et favorisait la dissension entre les communautés linguistiques. Il s’agissait de la quatrième séance d’affilée et de la sixième tentative en 10 ans où cet enjeu était porté à l’attention de l’Assemblée législative dans l’espoir d’obtenir une réponse favorable, dont une fut fructueuse.

Des événements survenus au cours de la session parlementaire de 1862 illustrent le genre d’efforts nécessaires pour assurer la publication en français des débats de l’Assemblée législative. Plus précisément, le 12 février, un comité de trois membres fut créé « to make arrangements for Reporting and Publishing the Debates of this Session [137] ». Le lendemain, sur la motion du député Gilbert, de Westmorland, il fut « also authorized to arrange for the printing and publishing of a portion thereof in the French Language, for the use of the French inhabitants of this Province [138] ». Cependant, le 17 février, le comité rapporta n’avoir pu s’entendre sur une recommandation, ce qui mena à la création d’un nouveau comité. Le député Gilbert revint à la charge avec sa motion le jour suivant. Alors que les démarches du comité en vertu de son premier mandat furent acceptées, celles en vertu du second furent rejetées, le 19 février, par 19 voix contre 15. Le lendemain, le député Young, du comté de Gloucester, proposa d’accepter la soumission de l’entrepreneur offrant de publier les débats en français. Cette initiative fut défaite par le seul vote du président de la Chambre [139] (qui s’était pourtant prononcé en faveur du rapport débattu la veille). Il peut être étonnant de constater la position du député Costigan, du comté de Victoria (comptant une population francophone imposante), qui s’opposa aux deux résolutions.

Deux nouvelles expériences d’un intérêt particulier pour les Acadiens furent tentées l’année suivante, dont l’une sous l’initiative du même député Costigan. D’abord, il faut noter que la Chambre avait déjà refusé, le 13 février 1863, de pourvoir à la publication en français des débats [140] . Trois jours plus tard, le député du comté de Victoria présenta sa motion : « That a Committee be appointed to make arrangements for the printing and publishing of the Debates of this House in the English and French Languages [141] ». Elle fut alors défaite par 22 voix contre 9. Aussitôt, le député Young, de Gloucester, s’intéressa aux journaux de la Chambre pour qu’un comité « be appointed to make arrangements for printing and publishing the Journals of this House in the French Language, for the use of the French inhabitants of this Province [142] ». Cette motion fut aussi défaite, mais par une plus mince majorité de 17 voix contre 12. Cette fois, le député du Nord-Ouest semble s’être ravisé et avoir appuyé les deux résolutions.

Le sujet de la publication des débats en français revint pour une troisième session parlementaire d’affilée en 1864. Lorsqu’une résolution fut présentée pour la formation d’un comité chargé d’étudier le coût de production d’un compte rendu des débats, le même député Young y proposa l’amendement suivant : « RESOLVED, That a Committee be appointed to take into consideration the probable expense of publishing the Debates [in the English and French Languages] during the present Session, and report thereon to the House [143] ». Des 19 députés en Chambre, seuls les 2 représentants de Gloucester et le député Gilbert, du comté de Westmorland, se prononcèrent en faveur de l’amendement. Amand Landry et Albert J. Smith ne prirent pas part au vote. Cela dit, la motion originale fut aussi rejetée et aucun compte rendu des débats ne semble avoir été produit lors de cette session législative. Il est intéressant de noter qu’à l’automne suivant, les délégués à la conférence sur la Confédération acceptèrent d’imposer aux législatures fédérale et du Québec une obligation similaire, mais sans l’étendre au Nouveau-Brunswick. Les résolutions adoptées à Londres en décembre 1866 prévoyaient l’inclusion de la même mesure dans le texte constitutionnel final [144] . À la lumière des diverses tentatives déjà discutées, l’exclusion du Nouveau-Brunswick de cette protection n’est sûrement pas un hasard, car ses politiciens étaient déjà très familiarisés avec l’enjeu. Le sujet avait divisé la Chambre à plusieurs occasions auparavant, dont en 1855 et en 1860.

Ainsi, la publication en français des travaux de la Chambre fut discutée en 1851, 1855, 1857, 1858, 1859, 1860, 1862, 1863 et 1864. Pour confirmer l’importance du sujet pour les francophones, une pétition de 179 d’entre eux, résidant dans le comté de Gloucester, fut déposée à l’Assemblée législative le 11 ou 12 juin 1867 [145] , juste avant l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi constitutionnelle de 1867. Elle invoquait notamment la protection accordée au sein du parlement fédéral et de la législature québécoise pour demander la publication dans leur langue du journal et des débats de l’Assemblée législative. Elle était formulée comme suit :

Aux Honorables membres de la Chambre d’assemblée de la Province du Nouveau-Brunswick en parlement réunis.

L’humble requête des soussignés habitants du comté de Gloucester représente humblement :

  1. Qu’un sixième de la population de cette province appartient à la race française, dont bien peu, sur ce nombre, comprennent la langue anglaise;

  2. Que des milliers d’habitants se trouvent, de cette manière, privés de prendre connaissance des débats du parlement, auxquels ils sont néanmoins intéressés comme tout autre habitant du Nouveau-Brunswick;

  3. Que les soussignés ont vu avec regret, en 1864, le rejet de la motion du membre de ce comté en parlement, demandant que les débats de l’Assemblée législative fussent traduits en français, c’est-à-dire : The Debates of the House of Assembly of the Province of New Brunswick et les Journal of the House of the same;

  4. Que la 133ième clause du projet de la Confédération reconnaît la justice de la mesure que vos pétitionnaires sollicitent actuellement, en déclarant que : « Les actes du parlement du Canada et de la législature de Québec seront imprimés et publiés dans les deux langues »;

  5. Qu’il semble à vos pétitionnaires que le temps est arrivé où la législature locale devrait accorder aux Français de cette province ce que les honorables délégués des provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick n’ont pas cru, dans leur sagesse, devoir refuser aux Français du gouvernement général;

C’est pourquoi vos pétitionnaires, confiant dans votre impartialité et dans la justice de leur requête, vous prient de leur accorder la traduction des débats et du journal de l’Assemblée législative, ainsi que celle des affiches publiques émanant par autorité du gouvernement.

Et ne cesseront de prier [146]

Une résolution suivit immédiatement pour la publication des annonces gouvernementales en français et en anglais [147] , mais sans donner aucun résultat. Il importe de noter la référence à la tentative de 1864 d’obtenir le compte rendu des débats en français. À plusieurs occasions, le libellé des mesures destinait les travaux à la population française de la province et non aux seuls individus incompétents en anglais. Même dans un cas où on dit la traduction incompréhensible, les Acadiens perçurent le geste comme une preuve de justice à leur endroit. Au surplus, des députés anglophones s’opposèrent à la production des débats en français, alléguant l’isolement entre les « races » qui en découlerait [148] . Par ces actions, la communauté francophone tenta de se créer un espace directement dans une sphère publique provinciale. Ailleurs, le refus de lui reconnaître ces droits est invoqué pour expliquer l’opposition acadienne à la Confédération [149] .

Mis à part le projet de résolution pour la production des avis publics en français mentionné ci-dessus, la pétition de 1867 n’eut aucun effet immédiat. Toutefois, avant la fin de la décennie, le sujet de la publication des débats en français fut à nouveau soulevé dans la Chambre. Plus précisément, le 19 avril 1869, un comité parlementaire fut établi avec le mandat de pourvoir à la publication des débats de la prochaine session législative [150] . Il prit aussi des mesures pour obtenir leur traduction dans la langue de la minorité. La démarche fut approuvée par la Chambre le 11 février 1870 [151] . Les principaux arguments la justifiant rejoignent étroitement ceux exprimés dans la pétition précitée. Notamment, le député Joseph L. Moore, du comté de Westmorland, l’un des plus volubiles sur la question, expliqua :

M. MOORE dit qu’il était très bien connu des honorables membres qu’une grande partie de la population de cette province était d’origine acadienne française, et qu’à une grande partie d’eux la langue anglaise était inconnue, et que si le but en imprimant les débats était de donner des informations au peuple, les droits du peuple français devraient être pris en considération par cette Chambre. C’est pourquoi, sans occuper le temps par de longs discours, il proposait qu’un certain nombre de débats fussent traduits et imprimés en français pour l’usage de la population française de cette Province. Dans le comté de Westmorland près d’un tiers de la population est français; dans les comtés de Kent et de Gloucester la population française est beaucoup plus grande. Il ne connaissait pas le nombre dans le comté de Restigouche; mais les membres du comté de Victoria le soutiendraient en disant que la majorité des habitants dans ce comté était française. Quoique l’éducation et l’intelligence fassent de vifs progrès parmi la population française de la Province, on sait très bien qu’une grande partie ne peut pas lire la langue anglaise, de sorte qu’ils sont privés du bénéfice de l’argent employé à répandre cette information. Les droits d’un peuple qui contribue si libéralement au revenu devraient être pris en considération [152] .

Cette fois, contrairement à la session de 1858, le rapport complet des débats fut traduit en français par l’éditeur du Moniteur acadien, à Shediac. Le passage précité en est tiré et il reflète un travail d’une qualité acceptable.

Aucun compte rendu des débats ne fut produit en 1871 et lorsque le sujet revint, en 1872, un effort fut encore déployé pour en obtenir une version en français. Le comité parlementaire désigné en début de session pour assurer la publication des débats proposa la production de 2 000 copies en français [153] , ce qui fut rejeté par un vote de 18 voix contre 12 [154] . Un autre comité fut établi le lendemain pour étudier la possibilité de produire une version abrégée des débats par le biais des journaux [155] , tout en offrant 150 $ au Moniteur acadien pour qu’il les produise en français, mais la proposition fut encore défaite, cette fois par 22 voix contre 7 [156] . Néanmoins, à la fin de la session, le comité des approvisionnements accorda 60  $ à Ferdinand Robidoux pour «  translating and publishing summary of the proceedings of the House in French [157] ». La session suivante fut aussi mouvementée. D’abord, pendant la pause, un autre comité conclut un contrat avec plusieurs fournisseurs, dont le propriétaire du Moniteur acadien, pour la publication des débats de la session de 1873 [158] . Par contre, à l’ouverture de la séance, le rapport fut retourné au comité, qui eut le mandat d’annuler les contrats en offrant un dédommagement. Après plusieurs efforts, les ententes furent finalement annulées et une compensation de 200 $ fut payée au seul hebdomadaire francophone [159] , malgré les efforts du député de Westmorland de lui obtenir 50 $ additionnels [160] . On justifia cette volte-face par la réduction substantielle des fonds publics à la suite de la Confédération [161] .

Aux sessions suivantes, aucune mesure expresse ne fut prise pour produire un compte rendu officiel des débats en français. Une pratique s’établit plutôt de recourir aux services du Moniteur acadien. Un rapporteur fut embauché, dont le contrat exigea la distribution aux divers journaux d’un résumé des débats plus ou moins long. Ce fut le cas notamment en 1874 [162] . L’entente requérait, notamment, la communication de 300 mots par semaine au Moniteur acadien durant la session [163] . À partir de cette information, on lui laissa le soin de produire pour ses lecteurs un synopsis en français des activités de l’Assemblée. Les moyens pris en 1875 furent très similaires, outre une contribution de 50 $ pour la traduction du résumé envoyé au Moniteur acadien [164] . À la session de 1876, le comité de la Chambre inclut dans la soumission une disposition pour couvrir le coût de la traduction en français d’un résumé pour le Moniteur acadien [165] . En 1881, le comité des approvisionnements accorda encore 50  $ au propriétaire du Moniteur acadien pour la traduction des débats [166] . Le scénario se répéta en 1889 lorsque le Moniteur acadien et le Courrier des provinces maritimes reçurent chacun 50  $ pour la traduction des débats [167] . Malgré « the importance of the matter to the French people of the province [168] », ce sujet disparut ensuite de l’ordre du jour législatif jusqu’en 1969, lorsque fut adoptée la LLO 1969 [169] . Cela dit, des segments des débats furent produits en français à l’occasion [170] même si le compte rendu demeura principalement en anglais.

Malgré la publication des journaux de l’Assemblée seulement en anglais jusqu’en 1967, contrairement aux débats, il faut préciser que le français n’y fut pas interdit. Au cours des années, plusieurs documents y furent reproduits dans la langue de la minorité, dont de la correspondance en 1854 [171] , une partie du rapport en agriculture de 1882 [172] puis le rapport annuel de l’Hôtel-Dieu de Tracadie de 1903 [173] , de 1904 [174] et de 1905 [175] . Ainsi, bien que les travaux de la Chambre aient été consignés dans une seule langue, cela n’empêcha pas l’usage de l’autre langue. Il n’était évidemment pas question d’une égalité de statut, mais ces faits démontrent qu’il était possible de communiquer avec l’institution en français sans bouleverser l’ordre établi.

Si la publication en français des recueils de l’Assemblée législative disparut de l’ordre du jour après les années 1890, elle revint en force en 1969 avec l’adoption de la LLO 1969. Devenue une obligation inspirée de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 [176] applicable au parlement fédéral et à la législature québécoise puis recommandée par le rapport final de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme [177] , il n’était plus question d’en faire un enjeu annuel. L’article 5 de la LLO 1969 prévoit que « [l]es procès-verbaux et rapports de toutes séances de l’Assemblée législative ou de l’un de ses comités doivent être imprimés dans les langues officielles [178] », c’est-à-dire en français et en anglais. Cet article, devenu l’article 4 dans la loi révisée de 1973, fut seulement proclamé le 1 er juillet 1977. Aucun changement important n’a été apporté à cette protection depuis lors, si ce n’est qu’elle a été incluse dans le paragraphe 18(2) de la Charte [179] . Celui-ci édicte que « les archives, les comptes rendus et les procèsverbaux de la Législature du Nouveau-Brunswick sont imprimés et publiés en français et en anglais, les deux versions [...] ayant même valeur ». Une disposition identique se trouve maintenant à l’article 8 de la nouvelle Loi sur les langues officielles [180] . Ces obligations n’ont pas fait l’objet de prononcés judiciaires élaborés, outre qu’il fut précisé qu’elles « ne constituent pas une règle de procédure purement mécanique, mais sont, de toute évidence, destinées à profiter aux particuliers qui utilisent ces langues [181] ». De plus, les lois incorporées par renvoi ne sont pas visées par la référence aux archives, aux comptes rendus et aux procès-verbaux [182] . La philosophie de ces protections est d’assurer l’égalité d’accès à l’institution législative [183] . Comme pour les lois, la prescription n’est pas simplement déclaratoire [184] , mais l’effet juridique d’un défaut de s’y conformer n’est pas aussi catégorique qu’un texte législatif déclaré invalide [185] .

Néanmoins, l’obligation d’imprimer et de publier les comptes rendus des débats en français et en anglais est essentiellement devenue lettre morte. Dans un rapport de 2004, la pratique prévalant au Nouveau-Brunswick à ce sujet au cours de la décennie antérieure fut résumée comme suit : « Le Nouveau-Brunswick est la seule province au Canada qui ne publie pas rapidement de compte rendu de ses délibérations quotidiennes. En fait, toutes les autres provinces fournissent un accès en ligne à jour au hansard. Au Nouveau-Brunswick, les derniers volumes publiés remontent à la session de 1995-1996. Les volumes des quatre sessions suivantes sont presque prêts à être publiés tandis que ceux des sessions de 1999-2000 et de 2000- 2001 ne sont pas encore traduits. Les trois dernières sessions n’ont pas encore été complètement transcrites [186] ». Évidemment, peu importe les obligations de bilinguisme pouvant peser sur la production des archives, comptes rendus et procèsverbaux de l’Assemblée, elles deviennent à toutes fins utiles inexistantes lorsque les ouvrages cessent d’être produits. Il faut préciser que seuls les débats sont visés par cette citation, car les journaux continuent d’être publiés assidument. La province semble ainsi être retournée à la pratique prévalant au milieu du 19 e siècle, soit une production sporadique des débats. Sans ceux-ci, il est difficile de bien évaluer la qualité du travail effectué par les députés.

Cela dit, en droit, la place de la langue française dans la production de ces travaux est consacrée depuis 1969. Bien que le sujet ait été débattu en Chambre dès le début des années 1850, la disposition de 1969 a entraîné un changement important dans la pratique de l’Assemblée. La production en français du journal et des débats ne relève plus de la discrétion des députés réunis. L’obligation est légale, voire constitutionnelle, et ses ramifications substantielles se reflètent par la publication des rapports dans les deux langues.

La langue des débats

Contrairement aux recueils de l’Assemblée législative, il est difficile de cerner précisément le moment où la langue de la minorité francophone fut permise dans les débats en Chambre [187] . À la lumière du discours prononcé par un député en relation avec la résolution de Québec prévoyant l’usage du français et de l’anglais au Parlement canadien, il semble qu’elle ne l’ait pas été en 1866. Si la Confédération était adoptée, le député craignait que « [o]ne-half of the members will get up and jabber in French, and not one of our members will understand what they are saying [188] ». Néanmoins, avec un seul député francophone à la Chambre sporadiquement présent de 1842 à 1866, le français n’y aurait pas été utilisé couramment pendant cette période même s’il avait été permis [189] . Cette situation changea rapidement, toutefois, le nombre de députés acadiens passant à quatre en 1870 puis à huit en 1896. Dans ces circonstances, l’observation dans le compte rendu des débats de 1885 d’une série de discours prononcés en français [190] sur le projet de loi A Bill intituled an Act to indemnify the Revisors for the City of Portland correspond à cette croissance. On remarque aussi trois allocutions en français sur le projet de créer une société de colonisation des provinces maritimes en 1890 [191] . Par conséquent, le commentaire dans le discours du trône de 1968 indiquant que le français était employé en Chambre depuis longtemps [192] semble bien fondé.

Cela dit, que l’usage de la langue de la minorité ait été permis en Chambre ne signifie pas qu’elle a souvent retenti dans l’enceinte parlementaire. Les députés francophones, pour la plupart bilingues, ont souvent renoncé facilement à ce droit dans le but de permettre aux membres unilingues de la majorité de participer activement aux débats. Un exemple éloquent se retrouve dans un discours prononcé en 1967 dans le cadre d’une motion cherchant à reconnaître un statut officiel au français. Pour justifier son rejet de la résolution présentée par le chef de l’opposition, un Acadien ouvrit son allocution ainsi :

Monsieur l’Orateur, je désire participer au débat de cette motion pour plusieurs raisons, mais l’une d’elles est que depuis sept ans que je siège dans cette assemblée législative, je ne me suis jamais senti lésé de mes droits de parler le français. Pour moi dans cette province, en ce qui concerne l’Assemblée législative, ma langue maternelle est aussi officielle que la langue anglaise et afin de m’assurer de cette détermination de ma part, j’ai étudié l’Acte de l’Amérique Britannique du Nord et j’ai constaté à part qu’à Ottawa et Québec, il n’est pas question de langue officielle dans les autres provinces, et même aujourd’hui en parlant le français je crois que je parle officiellement; rien ne m’empêche de parler cette langue, mais par respect pour ceux qui m’écoutent, je vais continuer en anglais [193] .

Le député ne semble pas être conscient du caractère ironique de son commentaire, mais s’il reflète l’opinion générale, la langue française ne devait pas être entendue fréquemment en Chambre. Cependant, il ne devait pas se sentir préoccupé outre mesure en prononçant ces paroles, car le premier ministre avait déjà introduit sa propre résolution visant un service d’interprétation simultanée à l’Assemblée :

  • WHEREAS the government has given notice of its intention to establish a Translation Bureau for the government of New Brunswick;

  • AND WHEREAS the government has indicated its willingness to extend the responsibilities of that bureau, when formed, to include a simultaneous translation service for this assembly, if such proposal receives the unanimous consent of all honorable members of this assembly;

  • AND WHEREAS it is in the best interests of this house and in the best interests of the conduct of the public business that such a service be provided to this assembly to aid all members in making their most effective contribution to the deliberations of this house;

  • THEREFORE BE IT RESOLVED by this assembly that it go on record as agreeing unanimously to the provision of such simultaneous translation service as part of the responsibility of the proposed Translation Bureau [194].

La motion reçut l’assentiment unanime de la Chambre le 30 mars 1967 et le Bureau de traduction fut établi le 15 août suivant. Si l’usage du français dans les débats ne reçut aucune reconnaissance officielle avant 1969, cette mesure peut sûrement être perçue comme conférant à la langue française un statut officieux. Ironiquement toutefois, comme il a déjà été noté, ce service profite surtout à la majorité anglophone, dont les habiletés dans la langue de la minorité sont généralement plus limitées.

Une reconnaissance fut accordée officiellement à la langue française à peine deux années plus tard par l’inscription dans la LLO 1969 du droit d’en faire usage lors des séances législatives. Son article 4 précisait que « [l]es langues officielles peuvent être utilisées à toutes séances de l’Assemblée législative ou de l’un de ses comités [195] ». Même si la pratique a existé auparavant, il s’agit du premier texte juridique traitant du sujet. L’article 6(2) est aussi pertinent, car il permet l’usage d’une seule ou des deux langues officielles pour les « motions ou autres documents présentés à l’Assemblée législative ou à l’un de ses comités [196] ». Alors que le premier article entra en vigueur le 1 er septembre 1969, le deuxième fut proclamé le 26 juillet 1972. Ce droit est demeuré virtuellement inchangé depuis [197] , si ce n’est qu’il a été inclus dans l’article 17(2) de la Charte en 1982. Ce dernier énonce  : « Chacun a le droit d’employer le français ou l’anglais dans les débats et travaux de la Législature du Nouveau-Brunswick [198] ». Sauf pour des commentaires incidents de la Cour suprême du Canada dans le contexte de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui précisaient que le droit d’utiliser la langue de son choix appartient à l’orateur, non à l’auditeur, et qu’il n’assure pas des services d’interprétation simultanée [199] , la protection n’a pas entraîné de litiges importants [200] . Cependant, peu importe la justesse de l’interprétation précitée, la LLO 2002 a finalement complété la résolution unanime de 1967 en ajoutant l’obligation d’offrir l’interprétation simultanée aux protections déjà existantes [201] . Cela dit, toutes ces mesures ne garantissent pas que les députés feront effectivement un usage de la langue de la minorité dans les travaux de la Chambre [202] .

Encore à cet égard, l’analyse historique révèle que l’usage de la langue de la minorité francophone fut toléré à l’Assemblée législative depuis au moins les années 1880, même s’il ne fut pas favorisé. Le nombre de députés acadiens avant 1871 était toutefois trop faible pour les inciter à s’y exprimer en français. Même ensuite, le contexte se prêtait mal à son utilisation étant donné le nombre d’unilingues anglophones, mais l’apparition de la traduction simultanée, en 1967, élimina cet obstacle, du moins en principe. La reconnaissance d’un statut officiel au français avec la LLO 1969 ne bouleversa donc pas l’ordre établi et elle eut peu d’effets pratiques, contrairement à l’obligation de produire les rapports de l’Assemblée dans les deux langues.

La langue des avis

Dans ses activités, l’Assemblée législative adopte des lois de toutes sortes. Parmi celles-ci, certaines revêtent un caractère privé ou local. Les règles de la Chambre exigent depuis longtemps que les projets de loi soient annoncés dans les communautés intéressées avant de pouvoir être soumis aux députés. Ces conditions assurent une meilleure légitimité aux lois en offrant l’occasion aux opposants d’étudier les projets et de s’exprimer sur leurs ramifications avant qu’ils ne deviennent lois. En 1870, une modification fut apportée à la règle dans les termes suivants :

RESOLVED, That the following be added to the Rules adopted by both branches of the Legislature at the session of 1864, respecting Private or Local Bills :

That the notice required to be published by the said Rules shall, where the City or County interested in the measure, or where the locality where the parties affected reside, is composed of a mixed English and French population, be published both in French and English, provided that a Newspaper printed in French shall or may be published in such City, County, or locality, or in the next adjoining County; and the notice required to be printed in French shall be published in such French Newspaper, and the notice required to be published in English shall be published in an English Newspaper, as heretofore provided [203] .

Il s’agit de l’expression du désir du législateur d’impliquer la minorité francophone dans les décisions la concernant. À cette époque, une bonne partie des lois provinciales visaient surtout des pouvoirs habilitants accordés aux administrations de comté ayant la charge de nombreux services publics. Cette règle permit aux Acadiens et aux Acadiennes de mieux s’informer sur les projets proposés et de contribuer davantage à leur formulation.

Cela dit, la nouvelle règle était ambiguë à plusieurs égards. D’abord, lorsqu’elle parle d’une composition linguistique mixte, il n’est pas clair quelle doit être la proportion de la population nécessaire pour déclencher l’obligation. Par contre, à l’époque, puisque toutes les lois étaient adoptées dans la langue de la majorité anglophone [204] , il faut conclure que seule la composante francophone était réellement pertinente. La dernière section de la règle confirme qu’elle ne changeait pas l’exigence de l’avis en anglais : « the notice required to be published in English shall be published in an English Newspaper, as heretofore provided  ». Donc, même lorsque la communauté acadienne représentait 90 % de la population locale, l’avis devait toujours être publié en anglais. Ensuite, si l’expression « City or County » est assez précise, «  locality  » ne l’est pas. La loi parlait-elle des paroisses civiles définies en droit ou d’autres types d’espaces géographiques? Troisièmement, il n’est pas certain que la publication d’un journal provincial ait suffi pour déclencher l’obligation ou si la règle tenait compte uniquement des éditions locales. Le texte de la règle semble se limiter aux seuls ouvrages publiés «  in such City, County, or locality, or in the next adjoining County », ce qui risquait de rendre l’exigence vide de sens car aucune localité acadienne ne publiait son propre journal.

L’année suivante, en 1871, l’obligation fut incorporée à la règle 29 selon un libellé quelque peu modifié :

29. That no Bill of a private or local nature, or Bill for making any amendment of a like nature to any former Act, shall be received by the House, unless a notice specifying the several objects desired to be attained, has been published four successive weeks, previous to the meeting of the Legislature or to the introduction of the Bill, in some one of the Newspapers published in the City or County interested in the measure, or in the locality where the parties affected reside; and when no Newspaper is published in either of such localities, then in some Newspaper published in the nearest adjoining County, or in the Royal Gazette; provided that when the City or County interested in the measure, or where the locality in which the parties affected reside, is composed of a mixed English and French population, then such notice shall be published both in French and English, if a Newspaper published in French shall or may be published in the Province; and provided also, that in any County where no Newspaper may be published, that such Bill, in lieu of other publication, may be read at the Assizes or at some General Session of the County or City and County interested in such Bill, in the presence of the Grand Jury, or in Incorporated Counties before the County Council, and a certificate be enclosed thereon by the Clerk of the Court or the Secretary Treasurer as the case may be, that the same has been so read [205] .

Un journal en français était publié à l’échelle provinciale depuis l’été 1867 avec l’apparition du Moniteur acadien. Cette version corrigea ainsi une des lacunes discutées ci-dessus, tout en reprenant les deux autres.

Comme il a déjà été discuté, la règle ne spécifiait pas à partir de quel degré de concentration la population locale devenait mixte aux fins de la publication des avis en français. Cette partie fut aussi révisée en 1880 pour se lire comme suit : « When the City or County interested in the measure, or the locality in which the parties affected reside, is largely composed of a French population, then such notice shall also be published in a French Newspaper, if any be published in the Province [206] ». Encore une fois, l’expression « largely composed » n’était définie nulle part, mais elle paraissait exiger une plus grande concentration de francophones que la version précédente. Elle clarifiait néanmoins que la population francophone était l’élément déclencheur de la disposition, tout en laissant intacte l’obligation d’afficher l’avis en anglais partout dans la province nonobstant la composition linguistique de la localité. Bien que le format de la règle ait été révisé en 1949 [207] , son aspect linguistique resta essentiellement le même jusqu’en 1986 [208] . Toutefois, il est difficile d’en connaître le sens précis puisqu’elle n’a fait l’objet d’aucune interprétation judiciaire connue.

La LLO 1969 obligeait la publication de certains avis en français et en anglais. Notamment, son article 10 précisait que, «  sous réserve de l’article 16, les avis, annonces et pièces de caractère officiel ou non paraissant dans la Gazette [royale] doivent être imprimés dans les langues officielles [209] ». La disposition ne se limite évidemment pas aux projets de loi privés et elle couvre toutes les parutions dans la Gazette royale. Le plus récent règlement à caractère linguistique de la Chambre, adopté le 17 juin 1986, continue de prévoir l’exigence suivante à l’article 111 :

111. Quiconque a l’intention de demander l’édiction d’un projet de loi d’intérêt privé fait publier, dans les deux langues officielles, un avis indiquant clairement la nature et l’objet du projet de loi envisagé ainsi que les nom et adresse du demandeur, dans les formes suivantes :

  1. une fois dans la Gazette royale, deux semaines au moins avant le dépôt de la demande;

  2. une fois par semaine, pendant trois semaines de suite, dans un journal largement diffusé dans la région où résident les parties ou la majorité des parties que le projet de loi intéresse ou qui seraient touchées par lui [210] .

La règle n’est plus restreinte aux seules localités comptant une population largement constituée de francophones et ne dépend plus de la publication d’un journal en français dans la province. L’article 10 de la LLO 1969 est repris textuellement à l’article 14 de la loi révisée de 2002 [211] . Par conséquent, dans ce domaine, nous pouvons noter une continuité depuis 1870, c’est-à-dire près d’un siècle et demi de protection linguistique.

Le citoyen peut aussi participer aux affaires de l’Assemblée en y présentant des pétitions. Les règles en la matière ont toujours été relativement flexibles. Dès le départ, aucune exigence linguistique n’était appliquée [212] et des pétitions paraissent y avoir été déposées en français assez tôt, dont l’une en 1844 au bénéfice de l’instituteur d’une école paroissiale du comté de Gloucester [213] . Les démarches de 1853 contre les manœuvres électorales dans le comté de Victoria furent aussi effectuées dans cette langue [214] . Depuis 1986, les règles de l’Assemblée prévoient néanmoins que les « pétitions peuvent être en français ou en anglais, manuscrites ou imprimées [215] ». Cette dernière précision est bienvenue, mais la pratique démontre que l’ouverture envers la minorité francophone remonte au 19 e siècle.

Conclusion

À la lumière des diverses mesures recensées, il appert que la minorité linguistique du Nouveau-Brunswick peut se féliciter d’avoir pu engager les autorités relativement tôt dans un débat quant à sa place dans l’une des principales institutions publiques provinciales. Le travail de reconnaissance fut long et ardu, mais il porta quelques fruits. Les débats contemporains offrent peu de nouveau à cet égard. Les différentes initiatives en ce sens révèlent aussi que les francophones menèrent des actions directement aurpès des autorités coloniales et elles remettent en question le point de vue du retranchement des Acadiens de la politique. L’élimination des dernières entraves au droit de voter aux élections puis à celui de siéger en Chambre aidant, les premières grandes avancées des francophones remontent à la décennie 1850 et concernent l’impression en français des recueils de l’Assemblée. Même si la plupart de ces efforts se sont soldés par un échec, on peut constater qu’ils ont eu un certain effet sur la politique gouvernementale, notamment par la production dans cette langue des débats de 1858 et de 1870 puis par l’implication du Moniteur acadien dans l’entreprise jusqu’à la fin des années 1880. Le sujet semble ensuite disparaître de l’ordre du jour politique, car les revendications de la minorité linguistique étaient dirigées vers d’autres sphères d’activités publiques, notamment la fourniture de services gouvernementaux provinciaux [216] , mais il revint en puissance avec le rapport final de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme puis l’adoption de la LLO 1969.

L’influence de la minorité linguistique s’est aussi fait sentir en ce qui concerne les règles applicables aux projets de loi d’intérêt privé. Malgré un nombre de députés francophones en Chambre encore relativement faible, une obligation fut imposée en 1870 aux promoteurs de projets visant les localités mixtes d’en fournir une explication en français autant qu’en anglais. Sauf pour quelques modifications depuis, la règle continue d’exister, devenant ainsi la mesure linguistique qui présente la plus grande longévité relativement aux travaux de l’Assemblée législative. Les autres mesures furent d’abord accordées en pratique avant d’être consacrées dans le droit. C’est le cas notamment de la présentation de pétitions et autres documents en français ou de la publication des débats dans cette langue.

Enfin, concernant les langues qu’on pouvait utiliser en Chambre au cours des travaux, les premières manifestations du français remontent à la même époque que les mesures reliées à la traduction des recueils et à la production des avis sur les projets de loi d’intérêt privé. Il est toutefois plus difficile de leur attribuer une date précise. Il n’y avait qu’un seul député francophone à l’Assemblée jusqu’en 1866; il semble donc peu probable que sa langue y ait été entendue. Il fallut attendre 1870, lorsque le nombre de députés acadiens passa à quatre, pour constater un accroissement des occasions d’entendre le français. Quoi qu’il en soit, l’absence de moyens pour faciliter la communication entre groupes linguistiques n’a sûrement pas encouragé son usage avant l’introduction en Chambre de l’interprétation simultanée en 1967. Encore à ce sujet, la principale institution publique provinciale a su s’ouvrir à la minorité acadienne longtemps avant l’avènement du bilinguisme officiel en 1969. Dans ces différents domaines, la LLO 1969 a essentiellement confirmé des pratiques dont les premières expériences remontent au 19 e siècle et ce point fut martelé par le gouvernement responsable de cette loi [217] . Ainsi, au lieu de la percevoir comme un événement nouveau en 1969, il faut considérer l’égalité linguistique comme le point culminant d’une longue progression naturelle.