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DEPUIS LES ANNÉES 1990, de vastes enquêtes nationales ont été effectuées en Europe, aux États-Unis et en Australie dans le but de mesurer, de comprendre et d’apprécier les rapports que le grand public entretient avec le passé[1]. S’inspirant de ces études, de plus en plus de chercheurs tentent aujourd’hui de sonder l’intérêt de la population canadienne pour son passé, voire même ses passés. Par contre, les études qui portent spécifiquement sur les jeunes sont moins nombreuses, et on entend souvent dire que ceux-ci ne connaissent ni ne s’intéressent à leur histoire[2]. Cependant, certaines recherches québécoises et canadiennes récentes démontrent que les jeunes possèdent effectivement une conscience historique et qu’ils l’utilisent, entre autres, comme outil pour définir et créer leur identité[3]. Or, qu’en est-il des jeunes Acadiens et francophones du Nouveau-Brunswick : Comment racontent-ils l’histoire de l’Acadie ? D’où proviennent leurs références au passé? Et comment trient-ils l’information reçue? Autant de questions auxquelles l’Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton (IEA)[4] s’est intéressé afin de mieux comprendre la place qu’occupe le passé dans la formation de l’identité chez les jeunes.

Afin de répondre à ces questions, l’IEA a conclu en 2007 un partenariat avec l’Alliance de recherche universités-communautés (ARUC) dans le cadre du projet « Les Canadiens et leurs passés »[5]. L’étude de l’IEA, intitulée « La perception des jeunes Acadiennes et Acadiens du Nouveau-Brunswick à l’endroit de l’histoire de l’Acadie », a été réalisée au moyen d’un sondage, en deux volets, auprès d’élèves francophones du Nouveau-Brunswick du niveau de la 12e année. Le premier volet était de nature objective. Il s’agissait d’un questionnaire comprenant 20 questions dont des questions à choix multiples, des questions à réponse courte et des questions où l’élève devait classer des énoncés et des éléments en fonction de l’importance qu’il ou elle accorde à chacun d’eux, que ce soit des référents identitaires, des événements historiques ou encore des sources d’information en histoire. Le deuxième volet, subjectif celui-ci, prenait la forme d’une rédaction que l’élève devait composer à partir de la phrase suivante : « Présentez ou racontez, comme vous la percevez, la savez ou vous en souvenez, l’histoire de l’Acadie depuis le début. » Pour élaborer les questionnaires, de même que pour faire l’analyse des résultats, l’IEA s’est basé en grande partie sur les travaux du professeur Jocelyn Létourneau de l’Université Laval[6].

Les exemplaires des questionnaires de l’IEA ont été distribués dans deux des cinq districts scolaires francophones de la province, soit les districts scolaires 1 et 11 (voir carte), au cours de l’hiver 2008[7]. Au départ, l’IEA souhaitait sonder les jeunes dans les trois principales régions francophones du Nouveau-Brunswick, soit le Sud-Est, le Nord-Est et le Nord-Ouest, afin d’analyser les particularités régionales reflétées dans leurs réponses[8]. Après une première série de contacts avec le ministère de l’Éducation du Nouveau-Brunswick, les districts scolaires francophones et les écoles secondaires des trois régions concernées, l’IEA a dû réviser ses objectifs. En effet, bien qu’elles affirmaient toutes apprécier la pertinence d’une telle enquête, les écoles secondaires du nord-ouest et du nord-est de la province ont choisi de ne pas participer au sondage de l’IEA en raison d’importantes contraintes de temps[9].

Pour éviter que les élèves ne s’inspirent des renseignements historiques contenus dans le questionnaire objectif afin de composer leur rédaction, l’IEA voulait obtenir la participation de deux classes de 12e année par école secondaire francophone : les élèves d’une classe répondraient donc au questionnaire objectif alors que ceux de l’autre classe répondraient au questionnaire-rédaction. Cette méthode a pu être respectée dans le cas de 6 des 10 écoles participantes. Par contre, dans les quatre autres écoles, seule une classe de 12e année était disponible et, donc, seul le questionnaire objectif a été distribué (voir carte).

Figure 1

Source : André Richard, Institut d’études acadiennes, Université de Moncton. Cette carte a été produite à partir de données recueillies dans le cadre de l’étude « La perception des jeunes Acadiennes et Acadiens du Nouveau-Brunswick à l’endroit de l’histoire de l’Acadie » menée par l’Institut d’études acadiennes.

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Cet article porte sur les résultats du questionnaire-rédaction[10] et, par une analyse à la fois quantitative et qualitative, présente une vue d’ensemble du récit que font les jeunes de l’histoire de l’Acadie, de ses origines à nos jours[11]. Dans les directives fournies aux enseignantes et aux enseignants, l’IEA a précisé que l’élève bénéficiait d’une période de 60 minutes consécutives pour compléter sa rédaction. Pendant cette période, l’élève ne pouvait consulter ni manuels de référence ou ressources électroniques, ni le personnel enseignant. En effet, les enseignantes et les enseignants avaient reçu la consigne de ne pas répondre aux questions de leurs élèves pendant la durée de l’exercice. Par ailleurs, le questionnaire, préparé afin de garantir l’anonymat du répondant, indiquait que l’objectif premier de l’IEA était de connaître la façon dont l’élève percevait l’histoire de l’Acadie, de ses origines à nos jours; l’IEA ne cherchait donc pas à évaluer les compétences linguistiques du répondant. L’IEA a aussi précisé que la participation au sondage se faisait sur une base strictement volontaire et que l’élève pouvait donc se retirer de l’exercice à tout moment.

Au total, 96 élèves de la 12e année ont accepté de répondre à ce questionnaire (voir tableau 1), ce qui représente 9,6 % du nombre total d’élèves inscrits en 12e année dans les écoles secondaires francophones de ces deux districts et 3,7 % des élèves francophones inscrits en 12e année dans l’ensemble du Nouveau-Brunswick au cours de l’année 2007-2008, soit la période pendant laquelle l’enquête de l’IEA s’est déroulée[12].

Table 1

Tableau 1 : Écoles secondaires francophones du Nouveau-Brunswick qui ont participé au sondage de l’IEA (volet rédaction)

Tableau 1 : Écoles secondaires francophones du Nouveau-Brunswick qui ont participé au sondage de l’IEA (volet rédaction)
Source : Marc Robichaud, Institut d’études acadiennes, Université de Moncton. Ce tableau et les tableaux subséquents ont été produits à partir de données recueillies dans le cadre de l’étude « La perception des jeunes Acadiennes et Acadiens du Nouveau-Brunswick à l’endroit de l’histoire de l’Acadie » menée par l’Institut d’études acadiennes.

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Parmi les élèves ayant répondu au questionnaire-rédaction, 50 sont des filles (52,1 %) et 44 sont des garçons (45,8 %)[13]. La majorité des répondants, soit 62 élèves, sont âgés de 17 ans (64,6 %)[14]. En interrogeant des jeunes francophones de 17 et de 18 ans, le sondage mené par l’IEA se démarque ainsi des enquêtes récentes de chercheurs intéressés par les questions d’identité, de territorialité et de mémoire collective en Acadie, qui ont retenu des groupes d’âge plus élevé comme population cible de leur étude[15].

Chacune des 96 rédactions a été numérotée après sa réception par l’IEA. Ainsi, la référence qui figure entre parenthèses dans le texte renvoie à la fois à l’école et au numéro attribué à la rédaction. Les extraits dont la référence est accompagnée d’un astérisque proviennent d’élèves qui, au moment du sondage, suivaient ou avaient déjà suivi le cours 42411 Histoire de l’Acadie, cours optionnel au niveau de la 11e année, qui examine l’histoire acadienne de l’époque coloniale à la période contemporaine. Dans le but de permettre une analyse comparative des différentes narrations produites par les élèves, l’IEA a inscrit sur la fiche d’identification du questionnaire la question suivante : « Avez-vous déjà suivi ou êtes-vous en train de suivre le cours 42411 Histoire de l’Acadie ? » En tout, 82 élèves ont répondu « non » (85,4 %), 11 élèves ont répondu « oui » (11,5 %)[16] et 3 questionnaires ont été classés dans la catégorie « indéterminée »[17]. Dans les pages qui suivent, les extraits tirés des trois rédactions placées sous la catégorie dite « indéterminée » sont signalées par l’abréviation « ind. » entre parenthèses. Le terme « mention » utilisé dans cet article se réfère au nombre total de rédactions dans lesquelles un thème ou un élément a été mentionné au moins une fois. Aux fins de notre analyse, un thème ou un élément mentionné plusieurs fois dans une même rédaction n’a été comptabilisé qu’une seule fois. Afin de faciliter la lecture, l’orthographe des extraits cités dans le présent article a été normalisée sans que le sens et le contenu soient modifiés pour autant[18].

Quelques précisions sur les rédactions elles-mêmes. D’abord, la longueur des rédactions varie d’un élève à l’autre. La longueur moyenne des rédactions est de 79 mots; la plus longue compte 444 mots alors que la plus courte n’en compte que trois. Au total, 9 rédactions comptent moins de 10 mots. Ainsi, dans plusieurs cas, il s’agit plutôt de réponses courtes se résumant à quelques mots ou à une ou deux phrases, ou encore une liste de points présentés avec très peu ou pas du tout d’explications ou de contextualisation. Par ailleurs, il y a souvent confusion dans les dates et les événements, ce qui donne lieu à des anachronismes très frappants[19]. De même, dans de nombreuses rédactions, l’absence quasi complète de repères ou de balises chronologiques produit souvent des récits de nature anhistoriques[20]. Dans un cas, l’élève répond ne rien savoir au sujet de l’histoire acadienne[21], alors que trois autres déclarent n’être pas intéressés par cette histoire, et ce, pour différentes raisons[22]. Ailleurs, on semble remettre en question le bien-fondé de l’étude de l’histoire[23]. De plus, malgré les directives de l’IEA au sujet de la nature volontaire du sondage, il semble que plusieurs élèves aient perçu l’exercice comme étant une évaluation formelle, une caractéristique que l’on constate dans d’autres sondages du même genre[24]. C’est ce que révèlent, par exemple, les réponses des élèves qui déclarent ne savoir que très peu au sujet de l’histoire acadienne et qui s’excusent de ne pas pouvoir fournir davantage de renseignements[25].

À l’instar des recherches de Jocelyn Létourneau et Sabrina Moisan[26], un des éléments sur lesquels nous nous sommes penchés à la lecture des rédactions a été celui du « point de départ ». En d’autres mots, à quel moment commence l’histoire de l’Acadie selon ces jeunes? Existe-t-il un consensus au sein des élèves? Notre analyse démontre qu’il est loin d’y avoir unanimité sur cette question, car de nombreux points de départ sont privilégiés par les jeunes que nous avons sondés.

Pour quelques élèves, l’histoire de l’Acadie, qui « est une histoire très riche » (LJR 7), débute avec les Amérindiens, dont la présence dans cette région du continent, comme en témoignent les recherches récentes, remonte à plusieurs millénaires[27]. Parmi les 20 rédactions qui mentionnent les Amérindiens, 2 reconnaissent le fait que les peuples autochtones ont été les premiers habitants du territoire :

Tout a commencé par les Amérindiens qui demeuraient là [en Acadie] depuis très longtemps. (MFR 6)

D’après mes connaissances, je sais qu’au début, ce sont les Indiens de différentes tribus qui habitaient ces terres. (LJR 22)

Si la présence amérindienne est, en grande partie, passée sous silence, ce n’est pas le cas de l’arrivée des premiers Européens en Acadie qui, dans de nombreuses rédactions, est retenue comme point de départ de l’expérience acadienne en Amérique du Nord. Les motifs ayant soutenu le peuplement européen du Nouveau Monde sont variés. Par exemple, les Européens traversent l’Atlantique « à la recherche d’une nouvelle route vers l’Inde » (BSA 3), pour se procurer « [les] épices et […] autres choses qu’ils ne trouvaient pas en Europe » (MFR 11), pour « exporter [les] ressources [du nouveau continent] » (OD 2) ou encore « pour y gagner leur vie » (OD 7).

Douze rédactions mettent l’accent sur l’origine française des premiers Européens à s’établir dans la région :

L’histoire de l’Acadie a commencé quand un groupe de Français de la France sont venus dans les provinces Maritimes. (LJR 13)

Il était une fois des Français qui ont colonisé les terres sur lesquelles on vit. (OD 6)

Ces récits laissent donc entendre que l’identité acadienne est une création beaucoup plus tardive. Ainsi, ce n’est qu’après y avoir habité un certain temps que « les Français [sont] maintenant devenus des Acadiens » (MFR 7)[28]. Il en va de même pour Mathieu Martin, qui figure dans une des rédactions comme étant « le premier Acadien [né en Acadie] » (LJR 12*)[29]. Pour d’autres, par contre, l’identité acadienne semble être aussi vieille que l’histoire du peuplement européen dans cette partie de l’Amérique du Nord, de sorte que les colons qui débarquent dans le Nouveau Monde sont déjà des Acadiens[30].

Pour d’autres, l’histoire de l’Acadie commence plus précisément en 1604, lorsque le premier établissement français permanent en Amérique du Nord est fondé à l’île Sainte-Croix (10 mentions) :

C’est en 1604 que les premiers colons français sont débarqués sur l’île Sainte-Croix. Ils ont ensuite peuplé la Nouvelle-Écosse et le N.-B. (CC 6)

Les premiers Français sont arrivés en 1604 à l’île Sainte-Croix. (CC 7)

L’histoire acadienne […] commence avec l’établissement des premiers colons français en 1604 à l’île Sainte-Croix[31]. (LJR 7)

L’arrivée des colons à l’île Sainte-Croix représente aussi l’aboutissement d’un très long voyage, ces derniers ayant passé « plusieurs mois à bord de leur bateau, qui était parti de la France » (CC 15). D’autres récits présentent le 17e siècle comme une période charnière dans l’histoire de l’Acadie, sans mentionner directement l’année 1604. Ainsi, un élève raconte que c’est « au cours des années seize-cents que l’Acadie fut fondée » (OD 9) alors qu’une autre explique que « les premiers habitants de l’Acadie sont venus avec les colonisateurs français dans le début des années 1600 » (CC 2).

D’autres élèves offrent encore plus de détails au sujet de la fondation de l’établissement français à l’île Sainte-Croix en introduisant dans leur récit le nom de certains personnages. C’est Samuel de Champlain qui, avec un total de six mentions, domine le classement des personnages historiques les plus souvent cités dans l’ensemble des rédactions (voir Tableau 2)[32].

Table 2

Tableau 2 : Personnages historiques cités dans les rédactions[33]

Tableau 2 : Personnages historiques cités dans les rédactions33

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Or, si le nom du cartographe résonne tant chez les jeunes sondés, c’est que ces derniers le qualifient, en quelque sorte, de fondateur de l’Acadie, éclipsant par le fait même Pierre Dugua, sieur de Mons, qui est le véritable chef de l’expédition, lui qui, en 1603, reçoit du roi Henri IV de France le titre de lieutenant général « des côtes, terres et confins de l’Acadie, du Canada et autres lieux en Nouvelle-France[34] » :

En 1604, Samuel de Champlain arriva à l’île Sainte-Croix avec son bateau. (BSA 2)

En 1604, c’est l’année où Samuel de Champlain est venu créer une colonie sur l’île Sainte-Croix […]. (MFR 11)

Même lorsque le sieur de Mons est présent dans le récit des élèves, il semble occuper une position sinon secondaire, du moins subalterne :

En 1604, Samuel de Champlain, accompagné de Pierre du Gua de Mons, partit vers un nouveau monde. Ils découvrirent l’île Sainte-Croix[35]. (BSA 4*)

Bien qu’ils mettent l’accent sur le début du peuplement de l’Acadie par les Européens, ou encore sur la fondation d’un établissement français à l’île Sainte-Croix, certains élèves reconnaissent néanmoins que les colons français arrivent sur un territoire déjà habité. En effet, plusieurs rédactions font état des rapports qui se créent entre les nouveaux venus européens et les groupes autochtones. Or, les rédactions ne font pas mention des efforts entrepris par les autorités françaises pour évangéliser les peuples autochtones. Il est sans doute possible de voir ici le reflet d’une nouvelle historiographie acadienne qui met moins l’accent sur les activités missionnaires en Acadie coloniale[36]. Dans les récits des jeunes, les liens tissés entre les Amérindiens et les colons français sont de nature surtout commerciale. En effet, cinq rédactions mentionnent le commerce des fourrures qui se développe au sein de la nouvelle colonie :

Les Français découvrirent vite le peuple amérindien, qu’ils apprirent à connaître afin de faire des échanges pour leurs fourrures. Les Français désiraient avoir la fourrure du castor afin de fabriquer le feutre. (BSA 4*)

Ils [Les Français] s’étaient fait des alliances avec les Amérindiens en échangeant de leurs produits pour de la fourrure. (CC 7)[37]

Une rédaction présente les relations entre les Amérindiens et les nouveaux venus européens sous un angle plutôt négatif en soulignant que, plus tard, « les Blancs ont pris les terres des Amérindiens[38] » (MFR 4).

Si les colons français établissent des contacts très tôt avec les peuples autochtones de la région, c’est aussi une question de survie, car ils ne sont pas habitués aux rudes hivers nord-américains. En effet, les colons français se rendent vite compte que « les saisons n’étaient pas les mêmes (neige!) » (MFR 7). De toute évidence, ce groupe de pionniers « n’était pas accoutumé d’avoir des très gros froids comme cela » (MFR 6*). Or, selon quatre élèves sondés, les Amérindiens jouent un rôle clé dans le développement de la jeune colonie, car c’est grâce à eux que les premiers colons français réussissent à affronter le climat hostile qui règne sur ce territoire :

Heureusement, certains colons ont résisté à cet hiver meurtrier, mais c’est sans doute grâce aux Amérindiens. (CC 15)

Lorsqu’ils [les colons français] sont arrivés [en Acadie], ils se sont alliés aux Amérindiens pour survivre aux hivers. (SA 7)

Comme le suggère le premier de ces deux extraits, le contingent de colons français qui s’installe à l’île Sainte-Croix en 1604 se trouve au printemps 1605 sinon décimé, du moins fortement réduit en raison d’un nombre élevé de décès. En effet, malgré l’assistance des Amérindiens, plusieurs colons ne peuvent survivre aux rigueurs de l’hiver nord-américain. Si ce premier hiver passé en Acadie s’avère si difficile, c’est en raison du scorbut, maladie à laquelle succombent de nombreux colons[39]. Cette maladie, qui résulte d’« un manque de vitamine » (CC 10), prend l’ampleur d’une véritable épidémie à l’île Sainte-Croix :

À leur surprise, l’hiver en Acadie était morbide, c’est alors que l’épidémie du scorbut fit son apparence [apparition] pour la première fois. (BSA 4*)

Pensant avoir trouvé [à l’île Sainte-Croix] l’endroit idéal pour fonder une colonie, ils [les colons français] s’y installèrent. Or, peu de temps après, les premiers flocons de neige recouvraient le sol. L’hiver sera dur pour ces colons dont une grosse partie mourront de scorbut ou de froid. (CC 15)

Le scorbut et le grand froid sont donc quelques-unes des « difficultés » (BSA 2) rencontrées à l’île Sainte-Croix par les sieurs de Mons et de Champlain. C’est ainsi qu’au printemps 1605 l’établissement de l’île Sainte-Croix est démantelé et déménagé de l’autre côté de la baie Française, au site de Port-Royal, jugé plus avantageux pour la colonisation :

En 1605, ils déménagèrent à Port-Royal où ils pensaient qu’il faisait plus chaud. (BSA 2)

Bien que l’aventure de l’île Sainte-Croix soit de courte durée, elle représente tout de même le moment fondateur de l’Acadie; en effet, c’est « de ce petit endroit que l’histoire des Acadiens commença » (CC 14). Certains élèves sondés évoquent aussi l’année 1604 sans connaître exactement ce que cette date signifie :

Je me souviens que l’année 1604 est importante. Malheureusement, je ne me souviens pas grand-chose de l’histoire […]. (MFR 16*)

Même si 1604 se classe au deuxième rang avec un total de 14 mentions, pour la grande majorité des élèves cette date est de loin éclipsée par 1755, ce qui correspond aux interprétations proposées par l’historien Ronald Rudin dans une récente étude sur le sujet ainsi que dans un film documentaire qu’il a codirigé[40]. Pour plusieurs élèves, l’histoire de l’Acadie commence beaucoup plus tardivement que 1604. En effet, 20 élèves au total commencent leur récit à partir des événements de la Déportation (ou du Grand Dérangement) :

Tout a commencé [lors]que les Acadiens se sont fait déporter à plusieurs places […]. (MFR 8)

Après le Grand Dérangement (en 1755), les Acadiens se sont trouvés à plusieurs places […]. (SA 2)

Il faut dire que la Déportation, dont on a souligné en 2005 le 250e anniversaire[41], occupe une place centrale dans le récit que font les jeunes de l’histoire acadienne. En effet, 83 des 96 rédactions (soit 86,5 %) formant notre corpus mentionnent soit le mot « déportation/Déportation », soit les mots « déporter/déportés »[42]. Comme l’atteste le tableau 3, la Déportation constitue, de loin, l’événement le plus souvent cité par les jeunes que nous avons sondés.

Table 3

Tableau 3 : Événements cités dans les rédactions[43][44]

Tableau 3 : Événements cités dans les rédactions4344

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De plus, comme le démontre le tableau 4, l’année 1755, année où « le drame s’est produit » (CC 6), est de loin la date la plus souvent citée dans les rédactions bien que, comme dans le cas de 1604, sa signification ne soit pas toujours donnée, ni connue.

Table 4

Tableau 4 : Dates relevées dans les rédactions

Tableau 4 : Dates relevées dans les rédactions

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Dans de nombreuses rédactions, la Déportation constitue le seul chapitre de l’histoire acadienne mentionné et expliqué par l’élève, ce qui donne lieu à des rédactions très brèves, se limitant souvent à quelques mots[45]. Parfois, il s’agit du seul événement, ou de l’un des seuls événements, que l’élève dit lui-même connaître au sujet de l’histoire acadienne (12 mentions) :

[…] tout ce que je sais est que la Déportation [a eu lieu] en 1755 […]. (LJR 8)

[…] je ne sais pas grand-chose des Acadiens. Tous ce que je sais, c’est que les Acadiens [se] sont fait déporter […]. (LJR 21)

Ces résultats sont d’autant plus intéressants qu’ils viennent appuyer les données recueillies dans le cadre du questionnaire objectif distribué à d’autres groupes d’élèves. En effet, les répondants devaient choisir jusqu’à trois événements ayant, selon eux, le plus profondément façonné l’expérience acadienne en Amérique du Nord. Or, parmi les 12 événements à sélectionner, la Déportation a été retenue le plus souvent (dans une proportion de 83,7 %) et domine facilement le classement[46]. Dans sa rédaction, un élève déclare que la Déportation constitue « [l]e plus grand événement qui a marqué les Acadiens » (LJR 12*). Comme en témoignent les résultats des deux questionnaires de l’IEA, plusieurs de ses consœurs et confrères de classe, pour ne pas dire de nombreux auteurs[47], semblent partager cette opinion.

Étant donné l’importance accordée à la Déportation dans l’ensemble des rédactions, la question suivante se pose : comment les élèves sondés présentent-ils ce chapitre de l’histoire acadienne? Une première observation s’impose, soit l’absence quasi totale de références à des personnages historiques. Le lieutenant général Robert Monckton constitue le seul personnage de la période de la Déportation relevé par les élèves. En fait, comme l’indique le tableau 2, ce dernier ne reçoit qu’une seule mention parmi l’ensemble des 96 rédactions. À part cette unique référence à Robert Monckton, l’analyse des rédactions montre que, pour les élèves sondés, les acteurs ayant joué un rôle lors de la Déportation se limitent essentiellement à deux groupes : d’une part ceux qui ont subi la Déportation, c’està-dire les Acadiens[48], et de l’autre ceux qui ont mis cette politique à exécution, soit « les Anglais » (26 mentions), « l’Angleterre » (5 mentions), « les Anglais de l’Angleterre » (4 mentions)[49], « les Britanniques » (3 mentions) ou encore « les colons de la Grande-Bretagne » (une mention)[50]. Ailleurs, ce sont les colonies américaines qui sont présentées comme étant les principales responsables de la Déportation; en effet, l’élève en question indique que la décision de déporter les Acadiens a été prise par « les Anglais des 13 colonies », qui étaient d’ailleurs « plus nombreux que les Acadiens » (MFR 7). Cette rare distinction entre Britanniques métropolitains et Britanniques des colonies comme principaux responsables du Grand Dérangement est l’un des arguments du récent ouvrage de l’historien américain John Mack Faragher sur le sujet[51]. Dans une rédaction, ce sont « les maudits » (OD 9)[52] qui sont responsables de la Déportation. L’usage de ce terme pour décrire les Britanniques rappelle d’ailleurs une chanson populaire du chanteur louisianais Zachary Richard traitant des événements de 1755 et intitulée Réveille[53].

Les événements de 1755 sont d’autant plus significatifs qu’ils sont venus mettre fin à une période de l’histoire acadienne que l’on peut qualifier d’« âge d’or », une idée qui a beaucoup été véhiculée par l’historiographie acadienne[54]. Pour quelques élèves, la société acadienne dans la période qui précède le Grand Dérangement est une société paisible et heureuse, sans clivages intestins et vivant des richesses d’une terre des plus fertiles. Un élève raconte que ses ancêtres vivaient en Acadie « car c’était la meilleure place pour faire l’agriculture […]; c’était la terre la plus riche au monde » (MFR 10). De son côté, une élève affirme qu’avant 1755 « tout allait bien » (MFR 7), alors qu’un autre déclare qu’au début les Acadiens « vivaient bien et en paix » (LJR 4). Durant cette période, les Acadiens se seraient bien entendus entre eux, mais aussi avec leurs voisins. Ainsi, la période pré-1755 se caractérise, selon deux élèves, par des rapports pacifiques entre Acadiens et Amérindiens :

Les Acadiens ne sont pas en chicane avec les Indiens. (LJR 5)

Les Français s’accordaient bien avec les Indiens. (LJR 22)

Ailleurs, l’idée d’un « âge d’or » est sous-entendue, comme dans l’extrait suivant dans lequel les aspirations impérialistes des Britanniques viennent tout bouleverser :

L’histoire de l’Acadie a commencé quand un groupe de Français de la France sont venus dans les provinces Maritimes. Pas longtemps après, ils ont commencé à se faire alliés avec les Amérindiens. Après quelques années, les Britanniques ont commencé la guerre pour avoir la terre des Acadiens. (LJR 13)

Quant aux causes de la Déportation, elles sont abordées dans 30 rédactions (31 %). Or, ces causes sont variées. Comme dans l’extrait cité ci-dessus, certains élèves allèguent que les Britanniques convoitaient le territoire sur lequel vivaient les Acadiens (six mentions). D’autres élèves vont plus loin en précisant que les ambitions impérialistes des Britanniques reposaient sur le fait que l’Acadie possédait des terres très fertiles (quatre mentions); la Déportation aurait constitué un moyen pour les Anglais d’en prendre possession :

[…] les Anglais voulaient les terres des Acadiens à cause qu’elles étaient meilleures, alors ça [la Déportation] leur a donné une excuse de les avoir. (LJR 5)

Les Anglais sont venus dans nos terres et nous ont déportés pour avoir nos terres […] Ils voulaient nos terres car elles étaient bonnes pour faire de l’agriculture. (LJR 15)

L’usage du « nous » et du « nos » ci-dessus démontre que certains élèves intègrent une part de subjectivité à leur analyse. En effet, quatre autres récits utilisent le « nous » en faisant référence aux événements de la Déportation[55]. Ces élèves racontent l’histoire de la Déportation comme si ce sont eux qui l’ont vécue, signe que ce mythe fondateur résonne chez eux. À vrai dire, de nombreux Acadiennes et Acadiens emploient encore aujourd’hui assez facilement le « nous » en racontant le Grand Dérangement, comme si c’était un événement récent[56].

D’autres élèves offrent une interprétation plus nuancée des causes de la Déportation en traitant davantage du contexte politique et militaire de l’époque, notamment celui qui existe à la suite de la signature du traité d’Utrecht en 1713, moment où « [l]a France perdit les terres des Acadiens à l’Angleterre[57] » (BSA 2). Il faut dire que cette victoire de l’Angleterre reflète une des réalités de l’histoire de l’Acadie coloniale souvent citées dans les récits des jeunes, soit celle des guerres impériales[58] :

Pendant ce temps, la France et l’Angleterre étaient en guerre. Elles gagnèrent à tour de rôle. (CC 15)

Alors que, comme il a été démontré précédemment, certains élèves racontent que la période pré-1755 constitue, pour l’Acadie, une période de paix et de prospérité relatives, d’autres précisent que les Acadiens se trouvent, à cette époque, dans une situation plutôt précaire. Territoire hautement convoité, l’Acadie est pendant longtemps dans la mire des deux grandes puissances impériales en Amérique du Nord, puissances qui se disputent le contrôle de cette partie du continent :

L’Acadie se fait ballotter entre la France et l’Angleterre. (BSA 1*)

Les colonies française et anglaise se battaient souvent et les Acadiens étaient toujours pris entre les deux. [Elles] se battaient pour la terre. (CC 5)

Mais, comme le démontre la signature du traité d’Utrecht, dans cette course pour l’Acadie, un seul pays pouvait sortir vainqueur et « [f]inalement, les Anglais ont gagné […] » (CC 5).

Que l’Angleterre ait pris possession de l’Acadie ne signifie pas pour autant qu’elle avait le contrôle sur l’ensemble du territoire :

C’était difficile pour l’Angleterre d’utiliser ces terres, car il y avait déjà une si grande population française dans cette région […] L’Angleterre voulait l’Acadie, mais avec les nombreux Français, c’était un grand problème. Ils [Les Anglais] avaient besoin de régler ça […]. (LJR 12*)

Pour ce faire, les autorités britanniques vont exiger que les Acadiens prêtent un serment d’allégeance inconditionnelle démontrant leur loyauté envers la Couronne britannique. Or, pour plusieurs élèves, c’est le refus des Acadiens de prêter ce serment qui constitue la cause principale de la Déportation (sept mentions), question qui suscite toujours un débat au sein de la communauté historienne[59] :

[…] l’Angleterre voulait s’assurer que les Acadiens signent un document qui disait qu’ils étaient une alliance de l’Angleterre. Les Acadiens ont refusé; ils ne voulaient pas faire partie de la guerre. L’Angleterre a dit que s’ils ne le signaient pas, elle allait les déporter […]. (LJR 5 )

[L]a raison qu’ils se sont fait déporter, c’est que la plupart ne voulaient pas signer le serment d’allégeance inconditionnelle, qui disait qu’ils devaient être fidèles au roi de l’Angleterre et abandonner leur religion catholique et faire confiance à la religion protestante des Anglais[60]. (MFR 10)

Sans mentionner directement le serment d’allégeance, un récit souligne que le refus des Acadiens de joindre les rangs de l’armée britannique et de combattre sous le drapeau du roi d’Angleterre aurait servi de prétexte à la Déportation :

Les Anglais sont venus et voulaient le territoire et avaient besoin de soldats pour combattre les Français, mais les Acadiens ne voulaient pas, donc ils ont été déportés. (SA 4 ind.)

D’autres élèves poussent cette analyse plus loin en introduisant le concept de la neutralité acadienne (trois mentions). Quoiqu’ils refusent de prêter le serment d’allégeance à la Couronne britannique, les Acadiens promettent de demeurer neutres en cas d’une guerre entre l’Angleterre et la France. Comme le soulignent les récits, les autorités britanniques ne peuvent se fier à la promesse des Acadiens de demeurer à l’écart de tout conflit. Craignant que, dans un tel scénario, les Acadiens ne soient appelés à se ranger ouvertement du côté de la France, les autorités britanniques décident donc de les chasser de leurs terres :

Ils [Les Anglais] avaient peur que les Acadiens aillent soutenir la France s’il y avait une guerre. (LJR 11)

[Les] Anglais ne croient pas que [les] Acadiens soient neutres et les déportent en raison de peur. (OD 2)

Dans un même ordre d’idées, deux élèves associent les causes de la Déportation au fait que les Acadiens auraient constitué une « menace » pour les Anglais[61], alors qu’un élève raconte que les Anglais « avaient peur de leur grand nombre [des Acadiens][62] ». Dans l’ensemble, les extraits cités précédemment viennent confirmer la thèse d’une des élèves qui, dans sa narration, explique que « les conflits entre les Français et les Anglais n’étaient qu’une bombe à retardement pour les Acadiens » (CC 6).

En plus de présenter le contexte politique et militaire ayant mené à la Déportation, certains élèves portent un jugement sur le bien-fondé de l’exil forcé des Acadiens en 1755. En effet, dans deux récits, la décision de déporter les Acadiens est remise en question, car on estime qu’une telle politique n’était pas justifiée :

Pour commencer, les Français étaient sur le territoire en premier. (LJR 11)

[…] ils [les Anglais] n’auraient pas dû faire cela parce que les Français acadiens étaient là en premier et, habituellement, c’est « first come first serve » […]. (MFR 9)

Comme en témoignent ces extraits, certains élèves proposent une nouvelle lecture du concept du « droit de conquête » basé sur un principe de préséance, relecture qui fait abstraction de la présence amérindienne sur le continent, qui devance de quelques millénaires l’arrivée des premiers colons européens.

Lors d’une enquête menée en 1994 et en 1995 auprès d’étudiants francophones des campus de Shippagan et d’Edmundston de l’Université de Moncton et du Collège communautaire du Nouveau-Brunswick – Campus de Campbellton, l’historien Patrick D. Clarke a noté, dans son analyse des récits, les « nombreuses références aux droits collectifs et au respect que l’on doit aux Acadiens, comportement typique des groupes minoritaires[63] ». Le même phénomène se remarque ici car, en abordant les causes de la Déportation, certains jeunes projettent leurs préoccupations en tant que membres d’une minorité linguistique. C’est ainsi que, pour plusieurs, la Déportation s’explique par des causes essentiellement culturelles et linguistiques. Dans cette perspective, elle touche une minorité de langue française mal comprise et mal appréciée par la majorité de langue anglaise qui l’entoure et qui cherche à l’assimiler :

Les Acadiens étaient toujours mal vus par les Anglais. Les Anglais ne comprenaient pas leur culture et tradition, pourquoi ils aimaient chanter et danser. (LJR 14 ind.)

Dans un cas, c’est le refus des Acadiens d’abandonner leur langue qui précipite leur exil. Fait intéressant, la crainte de l’assimilation ne se trouve pas ici du côté des Acadiens, comme c’est le cas dans les autres rédactions où ce mot a été relevé[64]. Au contraire, ce sont les Anglais qui, cette fois-ci, auraient craint de perdre leur langue :

[…] les gens de l’Angleterre nous ont déportés parce que, quand nous étions sur nos terres, nous parlions acadien […] Ils nous ont dit de parler l’anglais parce qu’ils ne veulent pas être assimilés. Mais quand nous avons dit « non », ils nous ont déportés […]. (MFR 13)

Une autre rédaction témoigne de cette transposition dans le passé de préoccupations actuelles. Au lieu d’avoir uniquement pour objet des visées territoriales entre deux royaumes impérialistes, soit l’Angleterre et la France, les guerres qui se déroulent sur l’échiquier nord-américain à l’époque coloniale opposent, selon l’interprétation d’un élève, deux groupes linguistiques :

Les Acadiens étaient un groupe français, neutre dans les batailles entre les anglophones et les francophones. Les Anglais voulaient que les francophones parlent leur langue[65]. (CC 13)

Deux élèves introduisent une dimension linguistique dans leur description au sujet du contenu du serment d’allégeance que les Britanniques souhaitent imposer aux Acadiens :

En 1755, les Anglais ont décidé que les Français devraient seulement parler l’anglais et prendre la religion [protestante] et signer allégeance au roi d’Angleterre. Ceux qui n’acceptèrent pas furent déportés ou se sont cachés pour revenir plus tard[66]. (OD 17)

[…] l’Angleterre créa le serment d’allégeance. Ce document, une fois signé, stipulait que les Acadiens devaient être fidèles à l’Angleterre, renoncer à leur religion et à leur langue. Certains Acadiens ont signé ce serment honteux, mais la majorité a refusé. Les Acadiens étaient très religieux et fiers de leur langue. L’Angleterre a perçu ce refus comme une menace et rédigea la lettre de déportation[67]. (CC 15)

Ces deux extraits sont d’autant plus intéressants qu’ils indiquent que les Acadiens ne refusent pas en bloc de prêter le serment d’allégeance, comme le laissent entendre la plupart des rédactions[68]. En effet, la Déportation est ici un sort réservé à ceux qui ne prêtent pas le serment. Quant à la minorité d’Acadiens qui choisissent de prêter « ce serment honteux », leur geste, comme en témoigne le deuxième extrait cité cidessus, est apparenté quelque peu à de la trahison.

À partir de 1755, l’Acadie traverse une période turbulente, car la Déportation vient tout bouleverser. Celle-ci « commença rudement » (LJR 12*). Les Anglais « envahi[ssent] leur terre [des Acadiens] » (OD 6). Les envahisseurs − et on notera ici encore une fois l’utilisation du « nous » − « rentraient dans nos maisons et nous jetaient dehors » (LJR 15). Les Acadiens finissent par tout perdre, y compris « leurs terres, leur maison, leur bétail et leurs troupeaux » (CC 15). En effet, les Anglais vont « tout défaire » (OD 4). Quatre rédactions racontent que les soldats britanniques mettent le feu aux maisons et aux terres des Acadiens, ainsi qu’« à l’église de Grand-Pré » (CC 15)[69]. Mais les pertes occasionnées par la Déportation ne sont pas que matérielles, car outre leurs terres et leurs maisons, « [b]eaucoup de gens ont [aussi] perdu leur famille » (LJR 20*)[70]. Les références au fait que « les hommes et les femmes étaient séparés » (SA 6*) les uns des autres au moment de la Déportation sont d’autant plus significatives qu’elles constituent l’une des rares occasions où les Acadiennes elles-mêmes sont présentes dans le récit historique des jeunes. En effet, seulement 10 mentions faisant référence aux femmes ont été relevées dans l’ensemble des rédactions. Six d’entre elles portent sur le fait que les soldats britanniques ont « divisé hommes et femmes pour la Déportation » (SA 10). Trois autres font état des filles du roi envoyées en Nouvelle-France par la Couronne française. Dans un récit, les femmes sont présentes en Acadie dès 1604, ayant participé elles-mêmes à la fondation de l’établissement de l’île Sainte-Croix : « Venus de la France, les Acadiens et Acadiennes ont exploré une petite île près de St. Stephen, au Nouveau-Brunswick, appelée l’île Sainte-Croix[71] » (CC 14). À l’instar des sondages menés dans le contexte collégial et universitaire québécois, l’histoire de l’Acadie telle que racontée par les jeunes demeure une histoire majoritairement masculine, et ce, même si 52,1 % des élèves sondés dans le cadre de ce deuxième questionnaire sont des femmes[72].

Par ailleurs, l’expulsion physique des Acadiens est empreinte de souffrances : « Des familles déchirées, des mortalités et des conditions pénibles; tel était le prix qu’ils ont dû payer » (CC 15). Après que leurs terres et leurs maisons ont été brûlées, « les Acadiens furent forcés d’entrer sur les bateaux » (CC 7). Or, en plus des difficultés liées au déracinement, les Acadiens sont vite confrontés aux conditions de vie misérables qui règnent sur ces navires :

Il [L’Anglais] les emmena dans des grands bateaux où plusieurs sont décédés en route. (CC 14)

Nous étions sur un gros bateau et ils nous traitaient mal[73]. (LJR 15)

Une fois arrivés à leur destination finale, les Acadiens ayant survécu au trajet en bateau continuent de vivre dans la misère :

Ils ont été déportés dans les colonies américaines, où ils ont été des prisonniers ou des esclaves. (CC 1)

Une fois arrivés, ils étaient rejetés du peuple américain. Les chanceux trouvaient des emplois et un endroit où se coucher, les autres en faisaient pitié. (CC 14)

Dans une rédaction, on va encore plus loin en soutenant que la Déportation de 1755 « pourrait même être considérée un génocide[74] » (MFR 10), une thèse qui demeure présente au sein de la société acadienne d’aujourd’hui[75].

Mais la Déportation n’est pas exclusivement une période sombre pour les Acadiens. En effet, un élève raconte que c’est « [p]endant ce grand dérangement [qu’]une des plus belles histoires d’amour a été créée : l’histoire d’Évangéline et Gabriel » (OD 6), faisant quelque peu écho au succès de librairie que fut le roman historique de Pauline Gill portant sur ces mêmes personnages[76]. Né au 19e siècle de la plume de l’auteur américain Henry Wadsworth Longfellow[77], ce célèbre couple reçoit quatre mentions. Deux rédactions mentionnent uniquement Évangéline, alors qu’une autre réfère à « [l]a chanson d’Évangéline » (SA 9)[78], démontrant que les chansons constituent, pour les jeunes, une façon d’apprendre l’histoire. C’est d’ailleurs le cas du spectacle Ode à l’Acadie, monté pour la première fois en 2004 afin de souligner le 400e anniversaire de la fondation de l’Acadie, qui reçoit deux mentions; une des élèves explique qu’elle a « appris [l’histoire acadienne] avec leurs chansons [les chansons d’Ode à l’Acadie] » (SA 8)[79].

L’artiste et écrivain acadien Herménégilde Chiasson, en se référant à l’Évangéline de Longfellow, parle de « cette héroïne dont la fiction a souvent éclipsé notre véritable histoire[80] ». Les rédactions analysées semblent confirmer son propos. Il est vrai qu’une rédaction précise « que l’histoire d’Évangéline est basée sur la Déportation mais qu’elle est quand même fictive » (LJR 8). Par contre, les autres mentions ne comportent pas de contextualisation, ni d’explication. Ainsi, il n’est pas clair si ce personnage est cité en tant que personnage historique, en tant que symbole de la survivance acadienne ou encore en tant que source pour appréhender ce chapitre de l’histoire de l’Acadie. Ces deux dernières explications sont d’ailleurs parmi celles retenues dans le cadre du questionnaire objectif distribué par l’IEA[81].

Dans près de la moitié des rédactions analysées, les élèves présentent les lieux qui accueillent les Acadiens ayant été expulsés de leurs terres à partir de 1755. En effet, 50 des 96 rédactions (52 %) contiennent des renseignements géographiques quant aux destinations « des milliers [d’Acadiens qui] ont subi le sort de la Déportation » (CC 15). Le tableau 5 illustre la répartition géographique des Acadiens qui ont été déportés, telle que conçue par les jeunes sondés :

Table 5

Tableau 5 : Destinations des Acadiens déportés[82][83][84]

Tableau 5 : Destinations des Acadiens déportés828384

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Comme en témoigne le tableau 5, les élèves nomment les lieux qui sont traditionnellement associés à la Déportation, à savoir la France, l’Angleterre ainsi que les colonies britanniques d’Amérique du Nord comprises notamment sous les vocables « Treize Colonies », « colonies américaines », « la côte est des États-Unis » et « le long de la côte américaine ». Selon certains élèves, les Acadiens ont été déportés à l’échelle de la planète. C’est ce qu’illustrent, entre autres, les expressions « partout » et « tout autour du monde », qui concordent avec la définition transfrontalière de l’Acadie proposée par de nombreux élèves dans le cadre du questionnaire objectif de l’IEA[85] ainsi que par des jeunes d’autres groupes d’âge[86].

La Louisiane, où les Acadiens sont « maintenant Cajuns » (SA 10), est présente à deux niveaux dans les récits. La plupart des élèves y font allusion comme étant un lieu où les Acadiens ont été déportés[87], témoignage révélateur quant à la pérennité de ce mythe qui semble bien résister aux efforts des historiens qui cherchent à remettre les pendules à l’heure, car les Acadiens se rendent eux-mêmes en Louisiane et n’y sont pas déportés[88]. Quelques répondants laissent entendre tout de même que les Acadiens se rendent en Louisiane de leur propre initiative, même s’ils présentent cette terre d’accueil comme un territoire français alors qu’elle est, en réalité, une possession espagnole[89] :

Les Acadiens ont heureusement survécu cette déportation et ils se sont rendus en Louisiane pour y habiter. (LJR 11)

Beaucoup d’Acadiens se rendent en Louisiane car, dans ce temps, elle était un territoire français […]. (LJR 12*)

Le tableau 5 montre aussi que certains élèves confondent les deux périodes et les lieux associés aux grands mythes fondateurs de l’Acadie. Par exemple, l’île Sainte-Croix y figure comme un lieu où les Acadiens ont été déportés en 1755; de plus, « [c]ertains d’entre eux [les Acadiens] avaient le scorbut » (CC 4). Mais cette confusion se fait aussi dans le sens inverse, de sorte que, dans une rédaction, les premiers colons français arrivent à l’île Sainte-Croix non pas en 1604, mais plutôt en 1755 : « Les Français sont arrivés ici en 1755, à l’île Sainte-Croix » (CC 10).

Bien qu’ils aient été « déportés par centaines » (OD 7), de nombreux Acadiens vont réussir à échapper aux soldats britanniques pour ensuite se cacher ou s’enfuir, thème qui a été relevé dans 15 des 96 rédactions (15,6 %). Parmi les Acadiens qui choisissent de demeurer en Acadie, certains vont éventuellement s’adapter au nouveau contexte sociopolitique :

Plusieurs familles se sont sauvées dans la forêt ou ont décidé de devenir amis avec les Anglais. (CC 5)

Il y en avait même qui se sont cachés et se sont adaptés aux nouvelles lois des Anglais. (LJR 19)

Pour les Acadiens qui préfèrent demeurer cachés, l’aide des Amérindiens va s’avérer cruciale. En effet, sept rédactions mentionnent que les Amérindiens vont porter main-forte aux Acadiens qui échappent aux soldats britanniques en 1755[90]. Ainsi, à toutes fins utiles absents depuis l’arrivée des premiers colons français à l’île Sainte-Croix en 1604, les Amérindiens réapparaissent ici dans le récit des élèves. En effet, ce sont les Amérindiens qui offrent un asile aux Acadiens réfugiés en forêt. C’est d’ailleurs grâce à eux que ces Acadiens réussissent à survivre :

Cependant, plusieurs Acadiens réussirent à échapper aux Anglais en se cachant dans les bois avec la précieuse aide des Amérindiens. Il ne faut surtout pas oublier leur important [rôle] dans cette tragédie. (CC 6)

[…] il y a beaucoup de monde qui s’est sauvé dans les bois et les Amérindiens les ont aidés à se faire vivre […]. (MFR 4)

Ainsi, tout comme au début de l’odyssée acadienne en Amérique du Nord lorsque les colons français passent leur premier hiver à l’île Sainte-Croix, les Amérindiens vont à nouveau permettre à l’Acadie de survivre en s’assurant que les Acadiens fugitifs puissent passer à travers les années difficiles du Grand Dérangement. Cependant, malgré cette « précieuse aide » des Amérindiens, les Acadiens se trouvant dans la colonie de la Nouvelle-Écosse après 1755 mènent une vie périlleuse, car « [t]ous ceux qui se sont échappés [de la Déportation] devaient vivre en peur, cachés des Anglais ». (OD 7)

Le récit de l’histoire acadienne ne s’achève pas avec la Déportation, car les Acadiens vont mettre fin à leur exil en choisissant de retourner en Acadie[91]. En effet, indiquent que des bateaux ont servi à déporter les Acadiens (huit mentions au total), les élèves ne donnent pas de précisions quant aux moyens utilisés par les Acadiens pour revenir en Acadie :

Après un certain temps, les Acadiens dispersés ont décidé de remonter la côte pour revenir en Acadie et se réinstaller. Ils ont réussi, après des années et des années, à s’y rendre […]. (CC 2)

Ce ne sont pas tous les Acadiens qui souhaitent retrouver leurs anciennes terres, car « plusieurs d’entre eux avaient décidé de rester où ils s’étaient fait déporter (Cajuns en Louisiane, par exemple) » (CC 2). C’est la distance à parcourir qui en a découragé un grand nombre; en effet, nombreux sont ceux qui refusent d’entreprendre le voyage « car c’était trop loin » (OD 4). Pour les Acadiens qui choisissent de se lancer dans cette grande aventure, la route s’avère effectivement très longue, très difficile et très dangereuse :

Après le grand dérangement (en 1755), les Acadiens se sont retrouvés à plusieurs places dans l’(est) du Canada et des États-Unis. Il y en a plusieurs qui ont essayé de retourner en (N.-É.) mais ont perdu leur vie. (SA 2)

Si les Acadiens réussissent à surmonter toute une série d’épreuves et à retrouver leurs terres ancestrales, que ce soit au Nouveau-Brunswick[92], dans les provinces Maritimes[93] ou encore, dans les provinces de l’Atlantique[94], c’est grâce à leur force de caractère et à leur courage :

Puis les années passèrent et les Acadiens, un peuple fort courageux et déterminé, retrouvèrent leur terre natale, l’Acadie. (CC 6)

Toutefois, la ténacité, le courage et la détermination des Acadiens les ont ramenés sur leurs belles terres maternelles. (CC 15)

Pour certains élèves, la décision que prennent les Acadiens de revenir en Acadie est influencée par des facteurs externes. En 1764, les autorités britanniques permettent officiellement aux Acadiens de revenir en Acadie à condition qu’ils prêtent le serment d’allégeance à la Couronne britannique et qu’ils se dispersent en petits groupes[95]. Bien que cette date et sa signification ne soient pas mentionnées directement dans les rédactions, trois élèves sondés semblent néanmoins y faire allusion :

Les Acadiens se sont fait déporter en 1755, et ont eu le droit de revenir plus tard avec certaines circonstances [conditions], ils ne pouvaient pas se regrouper ensemble, ils ne pouvaient pas s’installer aux mêmes places, etc. (LJR 6*)

Après plusieurs années, ils [les Acadiens] ont reçu la permission de retourner en Acadie, recevant de très petites terres. (OD 7)

Si les Acadiens rapatriés ne peuvent pas s’installer aux endroits qu’ils habitaient anciennement, c’est que leurs terres ne leur appartiennent plus. Après l’expulsion des Acadiens, le gouverneur britannique de la Nouvelle-Écosse, Charles Lawrence, lance une invitation aux colons de la Nouvelle-Angleterre pour qu’ils viennent s’établir sur les terres qui se trouvent maintenant vacantes[96]. Ainsi, une fois revenus sur leurs terres ancestrales, les Acadiens connaissent une grande déception :

La plupart sont revenus à leur terre si précieuse qu’ils appelaient l’Acadie seulement pour voir des Anglais occuper leur terre[97]. (CC 14)

[L]es Acadiens ont essayé de revenir, mais cela n’a pas fonctionné comme ils voulaient, et, avant, ils avaient un endroit qui s’appelait l’Acadie, mais plus « asteur » [maintenant]. (MFR 9)

À l’époque de la Révolution américaine, les Acadiens devront encore une fois céder leur place à d’autres et aller s’établir ailleurs. À cette époque, c’est la région de l’actuelle Péninsule acadienne qui accueille les Acadiens, déracinés cette fois-ci par l’arrivée des Loyalistes[98] :

Durant la Révolution américaine, l’Angleterre a voulu honorer les loyalistes qui ne voulaient pas vivre aux États-Unis. Alors ils ont [elle a] donné des terres à ces loyalistes, forçant les Acadiens à bouger à la péninsule. (OD 7)

Ainsi, le retour de l’exil ne signifie pas, pour les Acadiens, la fin de leurs migrations forcées[99]. D’ailleurs, l’arrivée des Loyalistes mènera aussi, en 1784, à la fondation du Nouveau-Brunswick, qui est créé à partir du territoire de la Nouvelle-Écosse[100]. Or, comme l’indique la liste des événements et des dates cités dans les rédactions (tableaux 3 et 4), la naissance du Nouveau-Brunswick ne semble pas représenter, pour les jeunes, un épisode significatif de l’histoire acadienne; en effet, la création de leur province en 1784 ne reçoit aucune mention dans les récits des élèves sondés[101].

Après le retour dans l’ancienne Acadie, les défis et les obstacles perdurent. Mais les Acadiens ne baissent pas les bras pour autant. Au contraire, comme le souligne un élève, « ils ont fait une révolution tranquille pour regagner leurs droits qu’ils avaient perdus » (CC 13). Fait intéressant, l’idée d’une révolution tranquille acadienne a été formulée pour la première fois par l’historien Jacques Paul Couturier afin de décrire les « années Louis J. Robichaud », soit les années 1960, période marquée par d’importantes transformations au sein de la société acadienne alors en voie de modernisation[102]. Dans la rédaction ci-dessus, la notion de « révolution tranquille » est appliquée à une période plus ancienne de l’histoire de l’Acadie. En effet, cette révolution a lieu « [q]uand ils [les Acadiens] se sont finalement regroupés » (CC 13), soit après leur retour de la Déportation.

De retour en Acadie, les générations subséquentes d’Acadiennes et d’Acadiens, se trouvant sur une terre désormais hostile, livrent d’importants combats afin de pouvoir créer un espace francophone pour eux et pour leurs enfants. Cette lutte « pour pouvoir parler français » (LRJ 6*) s’avère à la fois très longue et très ardue :

Depuis ce temps [la Déportation], comme Acadiens, il faut se battre pour nos droits. (OD 4)

On a dû travailler fort pour garder notre place au N.-B. (SA 19)

Au Nouveau-Brunswick, les Acadiens, on a dû se battre pour nos droits, car dans notre province, l’anglais prenait le dessus. (CC 14)

Comme le suggèrent les extraits ci-dessus, le mot « droit » se retrouve souvent dans le récit des jeunes, en particulier pour la période qui suit les années de la Déportation. En effet, le mot a été relevé dans un total de 10 rédactions[103]. Dans une rédaction, le mot « droit » apparaît à cinq reprises dans le récit que fait l’élève de l’histoire de l’Acadie dans sa période dite moderne[104].

Comme l’indique le tableau 3, l’adoption de symboles nationaux, allusion à la Renaissance acadienne du 19e siècle et à ses grandes « conventions » nationales, constitue une des étapes dans cette quête vers un nouvel avenir. Parmi ces symboles se trouve le drapeau acadien, drapeau que quatre élèves ont choisi de reproduire sur leur copie du questionnaire, parfois même en couleur[105]. Les Acadiens adoptent aussi un hymne national, soit l’Ave Maris Stella (LJR 1), et choisissent la date du 15 août comme « journée officielle de la fête des Acadiens » (SA 2) ou encore « journée nationale des Acadiens » (OD 16)[106]. L’adoption de tels symboles traduit, chez la société acadienne, un désir et une volonté de se prendre en main :

Finalement, ils [les Acadiens] ont déclaré leur drapeau et ont commencé à construire l’Acadie d’aujourd’hui. (CC 2)

Les Acadiens étaient vraiment tannés d’être dans un temps négatif, alors ils commencent à planifier de nombreuses choses comme un drapeau d’Acadie, une chanson (Ave Maris Stella), une fête nationale (le 15 août) et le Moniteur acadien, le premier [journal] français aux Maritimes[107]. (LJR 12*)

Bien qu’aucune des 96 rédactions ne mentionne directement les Conventions nationales acadiennes, un récit situe néanmoins l’adoption de certains symboles acadiens dans la deuxième moitié du 19e siècle[108].

Encore plus que par ces symboles, l’avenir de la communauté acadienne passe par le droit de recevoir une éducation en français (quatre mentions). À cette époque, la situation des Acadiens du Nouveau-Brunswick dans le domaine de l’éducation était peu enviable; comme le raconte une élève, « [l]es Français n’avaient pas d’éducation puis on était une minorité » (CC 14). Mais avec le temps, les Acadiens choisissent de s’affirmer collectivement et parviennent à réduire de façon significative l’écart les séparant des anglophones qui, jusque-là, contrôlaient les leviers du pouvoir :

Après des années de suivre les ordres des Anglais, les Acadiens ont repris leurs droits de vivre et ont commencé à faire leurs propres choses comme avoir des livres français et aussi des écoles françaises. (LJR 3)

Ainsi, les personnages qui interviennent dans cette partie du récit sont perçus comme ayant joué un rôle important dans la lutte menée par les Acadiens dans le but d’obtenir le droit à une éducation en français. C’est le cas de Louis Mailloux, par exemple, qui reçoit 3 mentions parmi l’ensemble des 96 rédactions. Ce dernier y est présenté dans le contexte des « émeutes à Caraquet pour la loi des écoles » (SA 10) lors desquelles, à l’âge de 19 ans, il perd la vie[109]. Ces émeutes, qui éclatent en janvier 1875, sont une manifestation du grand mécontentement suscité au sein de la société acadienne de la région par la Common Schools Act. Promulguée en 1871 par l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick, cette loi abolit les écoles confessionnelles de la province[110]. Selon l’historien Clarence LeBreton, les événements de janvier 1875 constituent une « révolte acadienne[111] ». Pour une des élèves sondés, les émeutes de Caraquet représentent plutôt la « révolte de Louis Mailloux » (CC 7). Louis Mailloux, « qui s’est battu pour avoir ses droits » (LJR 10), connaîtra une fin tragique; un jour[112], « ils [des Anglais?] se cachaient dans un attique et ils l’ont tiré avec un fusil[113] » (LJR 10).

Dans le classement des personnages historiques les plus cités par les élèves, Louis J. Robichaud vient au deuxième rang avec quatre mentions. Les « années Robichaud[114] » constituent, selon les élèves, un autre moment fort de l’histoire acadienne. De fait, Louis J. Robichaud, dont le décès hautement médiatisé est survenu en janvier 2005, est présenté comme « un héros acadien » (CC 14) et comme étant « le plus grand Acadien, [car il] a tout changé » (LJR 12*). Ces épithètes trouvent d’ailleurs écho dans la couverture médiatique du décès de Louis J. Robichaud; en effet, l’ancien premier ministre est décrit dans les journaux francophones de la province comme un être « plus grand que nature » ayant le « [c]ourage d’un géant »[115] ou encore comme « le père de l’Acadie moderne[116] ».

Au cours de son mandat, Louis J. Robichaud « franchit plusieurs barrières pour les Acadiens » (LJR 7). Par exemple, il « a mis en place le programme chance à tous [Chances égales pour tous], pour que les Français reçoivent les mêmes services que les Anglais, même s’ils n’avaient pas les moyens » (CC 7). D’ailleurs, le fait que le Nouveau-Brunswick constitue aujourd’hui la seule province officiellement bilingue du Canada semble être pour certains élèves le summum du progrès :

Nous [Les Acadiens] avons maintenant le droit de tout avoir en français parce que nous vivons dans une province officiellement bilingue. (CC 7)

Le Nouveau-Brunswick est devenu un pays et maintenant bilingue. (CC 11)

[N]ous sommes chanceux, car maintenant nous avons le droit d’avoir des services en français, etc. (OD 4)

Absent du récit des jeunes sont Richard Hatfield[117], Frank McKenna[118] et Bernard Lord[119] qui, durant leurs mandats respectifs en tant que premiers ministres de la province, ont aussi contribué à bâtir un Nouveau-Brunswick bilingue[120]. Ainsi, lorsqu’il est question d’identifier le « père » de l’Acadie moderne, c’est le nom de Louis J. Robichaud qui résonne le plus chez les jeunes. Il faut toutefois préciser que cette lutte pour l’égalité n’a pas seulement été menée par les politiciens, car le mouvement associatif acadien y a aussi apporté une contribution importante. En effet, comme le raconte un élève, « [p]lusieurs groupes se sont formés pour défendre le peuple acadien, […] notamment Activité[s] Jeunesse (maintenant FJFNB[121]), la SNA[122] [et] la SAANB[123] » (LJR 7).

En somme, la Déportation ne sonne pas le glas de la société acadienne, ni de sa culture, ni de ses traditions. Même durant les années d’exil, les Acadiens dispersés « ont continué leurs coutumes » (LJR 14). De plus, pour une élève, c’est la Déportation qui explique qu’aujourd’hui « nous [les Acadiens] avons de notre culture à travers le monde » (MFR 8). Reprenant le thème d’un des discours véhiculés à l’occasion des commémorations du 250e anniversaire de la Déportation[124], certains élèves vont voir dans le chemin parcouru par la société acadienne depuis les événements de 1755 un symbole de force et une source de fierté, fierté qui, aujourd’hui, est « encore belle » (BSA 4*). Si les Acadiens réussissent à survivre au « dérangement extrême » (OD 6) qu’a été la Déportation et à recréer une société francophone dynamique au Nouveau-Brunswick, c’est grâce à leur courage, à leur bravoure et à leur détermination, qualités qui vont d’ailleurs leur assurer un avenir prometteur :

En vain, les Britanniques ont essayé de nous déporter, mais nous sommes encore ici à l’heure qu’il est et nous sommes plus forts et unis qu’avant! VIVE L’ACADIE! (CC 15)

Ce que je pense des Acadiens est que nous sommes braves et qu’on s’est battus pour nos droits et nos coutumes […]. (LJR 10)

Aux jours d’aujourd’hui, nous [les Acadiens] sommes encore « icitte ». (OD 6)

Des éléments de ce discours sont aussi présents lorsqu’il est question du lieutenant général Robert Monckton. Dans les narrations, cet officier britannique est évoqué non pas en lien avec les événements de la Déportation, mais avec la création, en 1963, de l’Université de Moncton, « la première université française au N.-B. » (LJR 12*). Le nom donné à cette institution est vu comme porteur d’un sens très particulier; en effet, cette université de langue française est « ironiquement nommée Moncton, car Monkton est responsable, en partie, pour la Déportation » (LJR 12*)[125]. L’Université de Moncton témoignerait donc à la fois de la persévérance de la société acadienne et de la résilience du fait français au Nouveau-Brunswick.

Un autre thème véhiculé lors des cérémonies du 250e anniversaire de la Déportation des Acadiens trouve aussi écho dans les récits des jeunes. Comme le démontre le politologue Chedly Belkhodja, plusieurs participants aux cérémonies commémoratives du 28 juillet 2005 ont choisi de mettre l’accent plutôt sur le fait « qu’il ne faut pas oublier le passé, mais savoir tourner la page sur une période tragique de l’histoire du peuple acadien[126] ». À cet égard, la société acadienne, selon un des élèves sondés, a beaucoup de chemin à faire. Selon lui, la place qu’occupe la Déportation dans la mémoire collective est tellement grande que les Acadiens ont, encore aujourd’hui, le regard tourné résolument vers le passé de sorte qu’ils n’ont pas encore réussi à se défaire de la perception qu’ils sont des victimes de l’Histoire :

Ensuite [après la Déportation], les Acadiens sont retournés aux Maritimes pour reprendre leurs terres. Ensuite, 400 ans de « bitterness » envers les Anglais. Je suis tanné d’entendre la Déportation ceci, la Déportation ça. Pourquoi les Acadiens ne peuvent-ils pas juste regarder l’avenir au lieu d’être pris dans le passé. (SA 17)

Dans une même optique, un élève semble dénoncer la trop grande importance donnée à la Déportation, événement qui semble éclipser toutes les autres dimensions de la vie et de la culture acadiennes :

L’Acadie n’est pas juste à cause de la Déportation, mais c’est aussi la culture et les choses qu’on fait, la manière qu’on parle. (MFR 1)

Comme l’explique une élève, « la vie n’était pas toujours facile pour les Acadiens » (LJR 21), mais ils ne se sont pas découragés. Au contraire, les Acadiens se sont pris en main et se sont dotés de symboles nationaux, de structures et d’institutions qui ont assuré non seulement leur survie, mais leur épanouissement. Ainsi, les progrès réalisés par la communauté acadienne représentent un important revirement de situation chez eux, mais aussi pour leurs voisins anglophones :

Pour longtemps, les Acadiens étaient traités comme des inférieurs, mais maintenant les Acadiens [ont] fait leur « come-back ». Ils sont de plus en plus respectés et traités [comme] égaux. (LJR 4)

Comme notre analyse le démontre, la Déportation se trouve au plein cœur de l’interprétation que les jeunes francophones du Nouveau-Brunswick font de leur passé. En effet, l’histoire de l’Acadie ne peut être racontée sans la Déportation, qui constitue, selon eux, l’événement charnière de l’expérience acadienne en Amérique du Nord. D’ailleurs, à de nombreuses reprises, la Déportation constitue le seul élément présenté et développé par les élèves. De plus, la Déportation explique en grande mesure le présent, comme en témoignent les rédactions relatant la longue lutte menée par les Acadiens dans le but de reprendre les « droits » qu’ils ont perdus en 1755. Parfois, les élèves projettent leurs préoccupations en tant que membres d’une minorité linguistique sur leur lecture des événements de la Déportation, en leur attribuant, par exemple, des causes linguistiques et culturelles.

À la lumière de ces résultats, il est possible de proposer ici les grandes lignes d’un « récit archétypal », comme l’ont fait Jocelyn Létourneau et Sabrina Moisan dans leur analyse des rédactions préparées par des étudiants québécois du niveau du secondaire, du cégep et de l’université[127]. En fait, l’histoire de l’Acadie, telle que conçue par les jeunes sondés, s’oriente autour de quatre grandes périodes historiques : la naissance et le développement d’une Acadie prospère; une période de grand bouleversement, marquée par la Déportation; le retour des Acadiens après de nombreuses années en exil; et le début d’une longue lutte pour l’égalité linguistique, ponctuée, entre autres, par la loi scolaire de 1871, la renaissance acadienne au 19e siècle et les réformes de Louis J. Robichaud[128].

Rappelons que les rédactions que nous avons analysées ne sont pas sans limites : absence fréquente de dates, anachronismes et manque de contextualisation ou d’explication, surtout dans le cas des rédactions les plus courtes. Les 96 récits constituant notre corpus ne se conforment donc pas tous à cette grande trame commune présentée ci-dessus. Néanmoins, ils contiennent de nombreux éléments qui se trouvent au cœur d’une trame narrative longtemps véhiculée en Acadie, ce que James de Finney décrit comme étant le « récit commun acadien[129] ». Au cœur de ce récit se situe le Grand Dérangement, et les élèves dans leur majorité y accordent une importance prépondérante. Même si une partie des élites acadiennes ont véhiculé l’importance de 1604 lors des fêtes du 400e anniversaire de la fondation de l’Acadie en 2004, les élèves, comme la population acadienne en général, n’ont pas intégré véritablement cette date fondatrice dans leur conscience historique. Ronald Rudin ajoutera que la commémoration du 400e anniversaire de la fondation de Port-Royal en 2005 a connu le même sort et que, selon lui, « in 2005 Port-Royal was not really on the Acadians’ radar[130] ».

À la suite de Jocelyn Létourneau, il est donc possible d’affirmer que les jeunes francophones du Nouveau-Brunswick ont déjà une certaine conscience historique lorsqu’ils arrivent au niveau du secondaire : « Ils sont porteurs d’un ensemble de récits, clichés, stéréotypes et mythistoires plus ou moins bien ancrés dans leur imagination[131]. » En somme, les jeunes que nous avons sondés sont très bien ancrés dans la société dans laquelle ils vivent, en ce sens que les rappels à 1755 sont omniprésents en Acadie contemporaine. L’élève qui déclare dans sa rédaction que « nous sommes encore "icitte" » reprend un thème central des Congrès mondiaux acadiens[132] de même que le thème des fêtes du 375e anniversaire de l’Acadie en 1979, soit « On est venu, c’est pour rester[133] ». Même la création récente de l’anti-superhéros acadien Acadieman n’échappe pas à l’emprise de 1755 et des différents mythes qui s’y rattachent, comme en témoigne le film Acadieman vs le CMA 2009, où il est question d’une deuxième déportation des Acadiens, cette fois-ci à l’approche du Congrès mondial acadien de 2009[134]. Dans un monde où les grands récits ont la vie dure et où de nouveaux mythes délogent les anciens, les jeunes francophones sondés par cette étude perpétuent l’image d’une Acadie ébranlée par 1755 mais qui depuis se reconstruit à sa façon.