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For millions this life is a sad vale of tears,

Sitting around with nothing to say,

While scientists say we’re just simply spiralling coils

of self-replicating DNA.

Monty Python, The Meaning of Life (1983)

QUE CE SOIT AU MOMENT DE LA construction de l’objet d’étude ou de sa mise en récit, l’opération historiographique implique, de la part de l’historien qui la pratique, une représentation sous-jacente de sa société contemporaine, des rapports de force et des catégories normatives qui la façonnent. Ces représentations sourdent aussi dans des domaines qui semblent plus neutres sur un plan axiologique, à l’exemple de l’histoire des sciences et des techniques.

En effet, cette dernière a longtemps présupposé une conception hégélienne du sens de l’histoire. Toute tendue vers une fin, celle de sa complétude, la connaissance se développerait ainsi suivant des structures temporelles linéaires, son fil étant marqué de continuités et de discontinuités. Les innovations engendraient le progrès non seulement de la science et des techniques en tant que telles, mais aussi de la société. Les entrepreneurs d’une élite cognitive, ces grands hommes ou plus rarement ces grandes femmes, se feraient les porteurs désintéressés du flambeau de la science en marche, éclairant de gré ou de force les masses ignorantes. Apparaissant comme autant de ruses de la raison, les ruptures paradigmatiques scanderaient ce progrès des sciences et des techniques, confirmant la légitimité des positions des gagnants, ces hérauts du savoir, condamnant au tribunal de l’histoire les thèses des perdants, ces tenants de la tradition et de l’obscurantisme.

Conçue autrefois comme une histoire entrepreneuriale et évolutive à l’instar de la conception de son objet, l’histoire des sciences et des techniques a ainsi éludé son rapport au politique, se réfugiant sous le simulacre de l’autonomie du savant dans son laboratoire, fuyant les passions du monde. Préférant se pencher sur le développement passé des disciplines scientifiques ou sur les problèmes épistémologiques et philosophiques de la pratique,[1] elle a alors été considérée comme un domaine détaché de l’histoire socioculturelle. Pis, elle fut souvent désincarnée de son contexte sociohistorique, notamment en ce qui concerne les milieux de formation des idées scientifiques. « Florence n’explique pas Galilée », ce trait de l’épistémologue français Alexandre Koyré, fut ainsi le mot d’ordre de maints historiens. La production des idées scientifiques leur apparaissait alors endogame, issue d’un univers nourrissant ses propres représentations.[2]

Ce faisant, sous le couvert du positivisme, cette historiographie proposait autant de récits valorisant et légitimant l’ascendant de la science sur la société, un ascendant jugé naturel puisque perçu comme pur et absolu, sans basses prétentions politiques. Si elle assurait les bonnes consciences en dépeignant le chercheur isolé dans son laboratoire, cette conception mutilante des sciences et des techniques entretenait la distinction entre l’élite dépositaire du savoir et les autres acteurs de l’espace public, jugés dépourvus de ce capital symbolique et cognitif. Imitant les idéaux types du savant et du politique découpés par Max Weber, elle faisait beau jeu non seulement des enjeux et des débats inhérents aux modes d’appréhension de la nature, mais aussi des visées de ces derniers. Bref, le récit mené par cette historiographie imbue d’idéologie scientiste sous-évaluait les fonctions sociales et proprement politiques des sciences et des techniques.

Aujourd’hui, cette distinction wébérienne entre le savant et le politique est de plus en plus remise en question. D’abord, la société et le politique réintègrent la science sous d’autres voies. D’Hiroshima à Tchernobyl, de la thalidomide aux différents scandales du sang contaminé, en passant par les effets aliénants de la technologie, nombre d’échecs et d’erreurs s’accumulent au passif de l’idéologie scientiste. Ensuite, depuis les travaux de Georges Canguilhem, de Jürgen Habermas et de Michel Foucault, la science est désormais considérée non pas tel qu’un objet subissant le pouvoir, mais comme un sujet l’exerçant, grâce entre autres à l’élaboration de ses appareils normatif et régulateur.[3] Enfin, à partir des années 1960, les contingences internes de la discipline historique influent sur l’opération historiographique. L’hégémonie progressive de l’histoire sociale dans la discipline, avec ses emprunts à la sociologie de la connaissance, notamment celle de Karl Mannheim, de R.K. Merton ou de Pierre Bourdieu, décloisonne en partie l’histoire des sciences et des techniques. Sous l’influence des autres apports disciplinaires, elle s’ouvre aux approches systémiques, replaçant le scientifique comme un agent — un acteur diraient certains — situé à l’intérieur de différents champs de relations, étudiant les institutions sous les dynamiques de leurs modes normatifs, de leurs valeurs et de leurs représentations, s’interrogeant sur la nature et les impacts sociaux des sciences et des technologies.

En dépit de certaines résistances, de la persistance de cette conception hégélienne du progrès scientifique, l’historien des sciences et des techniques dévoile progressivement le rapport au politique de son objet d’étude, que ce soit par ses objets d’étude, ses problématiques, ses cadres analytiques, ses conclusions ou, plus globalement, dans son éthique du métier. Ce faisant, il explore la complexité inhérente de la réalité de l’histoire des sciences et des techniques, lui assurant une compréhension plus complète.[4] L’historiographie canadienne des sciences et des techniques n’est pas exempte de ces mutations. Parus en langue anglaise au cours de la dernière décennie du deuxième millénaire, cinq ouvrages témoignent à leur manière de cette influence, oscillant entre l’adhésion et la résistance.

Tout d’abord, Science, Technology, and Medicine in Canada’s Past : Selections from Scientia Canadensis, sous la direction de Richard A. Jarrell et James P. Hull (Thornhill, Ont., The Scientia Press, 1991), fait le constat de ces transformations par le biais de 15 articles monographiques parus dans cette revue scientifique canadienne. Deux anciens rédacteurs, James P. Hull et Richard A. Jarrell, ce dernier ayant déjà étudié le développement de la discipline de l’astronomie au Canada,[5] veillent à cette sélection, répartissant les textes privilégiés selon les catégories convenues de la science, de la technologie et de la médecine, concluant sur un court mais bienvenu essai bibliographique (pp. 347-50). L’ouvrage prend alors la forme du reader, destiné à offrir au lectorat, entre autres aux étudiants et aux professeurs, un aperçu des réalisations scientifiques, technologiques et médicales dans l’histoire canadienne (pp. 1-2). Dès lors, Science, Technology, and Medicine comprend les qualités et les défauts du genre. Si le lecteur novice peut constater l’effervescence des études historiques grâce au kaléidoscope qui s’offre à son regard, il peut aussi être décontenancé par l’ordre interne de présentation des textes et par la nature même de ces derniers, de l’étude de cas spécifique et circonscrite (par exemple pp. 149-71, 172-89, 210-22 ou 323-45) à la fresque d’ensemble (pp. 9-35) en passant par l’analyse comparative (pp. 88-104). Bien que les directeurs ne veulent pas proposer un palmarès des meilleurs articles, il n’en demeure pas moins que le lecteur conserve au fil des pages du recueil cette légère impression de ravaudage.

L’unité de l’ensemble peut faire défaut, mais les pièces choisies pour la confection proviennent d’une étoffe de qualité. Traduisant un retour au social et au politique qui refuse de se présenter comme tel (p. 1), les articles sélectionnés ne se cantonnent pas aux purs aspects techniques, hermétiques aux yeux du profane. En analysant les structures institutionnelles et les pratiques scientifiques, ils plongent plutôt au cœur des dimensions sociales, économiques et politiques des sciences, de la technologie et de la médecine. De façon plus précise, les études historiques sur les sciences se concentrent surtout sur le rôle et le développement des institutions, sur les relations entre les scientifiques, ainsi que sur les rapports entre ces derniers et l’ensemble de la société.

Parmi ces textes, quelques-uns apparaissent dignes de mention. En s’intéressant aux débuts d’une communauté scientifique au Canada, le regretté Vittorio de Vecchi retrace les sarments de l’institutionnalisation du savoir scientifique, grâce à l’apparition d’organismes calqués sur leurs modèles britanniques et, dans une moindre mesure, américains (pp. 9-35). La constitution du champ scientifique canadien ne poursuit pas seulement les idéaux désincarnés de l’avancement des connaissances. Elle implique aussi son enchâssement dans l’espace public canadien, plus particulièrement dans le champ politique, puisque la fidélité à l’impérialisme britannique motive nombre de scientifiques. Plus encore, ces hommes de science entretiennent des relations suivies, parfois marquées d’incompréhension, avec les autorités du Dominion, les membres des différents gouvernements conservateurs élus entre 1878 et 1896. Dans la même veine, Raymond Duchesne questionne la pertinence de la catégorisation de « science coloniale » dans le cas des naturalistes canadiens-français des 40 dernières années du 19e siècle (pp. 54-87). Se penchant sur les rapports intellectuels entre les abbés Louis-Ovide Brunet, Léon Provencher ou Mgr Joseph-Clovis-Kemner Laflamme et leurs collègues européens et américains, l’auteur constate que leur position dans le champ scientifique dépend plus de leur respect des règles disciplinaires et de leur trajectoire individuelle que de leur catholicisme ou de leur périphérie en regard des métropoles scientifiques. Enfin, dans un article qui annonce son ouvrage ultérieur sur les origines de la recherche scientifique au Canada,[6] Yves Gingras reprend lui aussi, à l’instar de Raymond Duchesne, le cadre conceptuel de Pierre Bourdieu. Ici, l’historien se penche sur la réception de la mécanique quantique par une communauté scientifique périphérique, celle des physiciens de l’Université McGill entre 1920 et 1940 (pp. 105-28). En cernant l’élaboration en 1927 d’une théorie de mécanique classique, celle de « l’électron gyromagnétique » par le chercheur Louis Vessot King, Yves Gingras souligne l’importance de la formation et de l’itinéraire intellectuel des scientifiques, éléments essentiels pour leur reconnaissance dans le champ, pour comprendre leurs réactions d’acceptation et de rejet d’une nouvelle théorie.

Savoir pratique, la technique, cet ensemble d’opérations visant à satisfaire des besoins, renvoie nécessairement à une dimension plus sociale des activités humaines. Cette dimension glisse aussi vers le politique étant donné les enjeux et les utopies engendrés par la technologie. Les contributions à l’histoire des techniques de Science, Technology, and Medicine se font quelque peu mesurées à ce sujet. De façon plus conventionnelle, suivant le modèle canonique du récit de l’histoire des techniques, elles insistent plus sur les innovations technologiques, sur les défis et les obstacles que les techniciens doivent relever, que ce soit au cours de la construction du canal Rideau (pp. 149-71) ou du creusage des mines à Cobalt (pp. 172-89), et bien entendu sur les entrepreneurs tels que Joseph-Armand Bombardier (pp. 190-209). Une étude se détache du lot, celle de Marilyn Barber sur la campagne menée au cours des années 1920 en Saskatchewan afin de réduire le travail harassant des femmes sur les fermes (pp. 223-46). Les militants de cette croisade promeuvent l’acquisition d’appareils ménagers, ainsi que de systèmes de pompage et d’alimentation électrique. Sous la visée de la création d’une meilleure société rurale se dessine furtivement la silhouette mythifiée des femmes plus libres et éduquées grâce à leur usage de la technologie.

Enfin, parent pauvre du recueil, l’histoire de la médecine se limite à l’édition de trois textes. Axés autour des questions de santé publique (pp. 269-308 et 323-45) et des technologies de reproduction (pp. 309-22), ils traitent néanmoins de problématiques nettement plus politiques, où la science médicale se dévêt de ses oripeaux du désintéressement et de la pureté, où le récit historien ne condense pas, ici non plus, à une simple épopée de l’idéologie scientiste. L’établissement de mesures de régulation sanitaire par l’ordre de gouvernement municipal à la fin du 19e siècle, les débats relatifs au rôle joué par l’État en matière de protection sociale et médicale, participent ici à une meilleure compréhension de la diffusion et de la légitimation des normes médicales dans l’espace politique. Si le corps est un enjeu du pouvoir, comme nous le rappellent à bon escient les études féministes, le contrôle des technologies relatives à la contraception féminine devient une donnée capitale. Ainsi, comme l’indique le texte fascinant de Dianne Dodd, les adeptes canadiens de l’eugénisme — surtout des hommes —, se piquant de scientificité, tentent dans l’entre-deux-guerres d’imposer leur conception de la contraception, alors qu’un groupe plus restreint de militantes cherche à faire reconnaître l’usage des techniques de reproduction comme un droit inhérent à la condition féminine.

À l’égard des autres domaines de l’historiographie, l’histoire des sciences et des techniques s’exprime selon diverses approches, entre autres celles de la monographie et de la biographie. Ici, deux auteurs consacrent leurs monographies aux relations entre science et société, en insistant sur les modes — parfois violents — de la concurrence, de l’alliance, du compromis et du conflit. Dans Honour and the Search for Influence : A History of the Royal Society of Canada (Toronto, University of Toronto Press, 1996), Carl Berger, auteur d’ouvrages importants sur les milieux intellectuels, scientifiques et historiens canadiens,[7] relate le développement d’une des plus anciennes institutions du savoir scientifique, la Société Royale du Canada (SRC), conçue à l’image de sa devancière britannique fondée par Charles II en 1660. Quant à Donald H. Avery, bien connu pour ses études sur l’immigration et sa gestion disciplinaire par l’État fédéral,[8] il analyse dans The Science of War : Canadian Scientists and Allied Military Technology during the Second World War (Toronto, University of Toronto Press, 1998) l’implication active des scientifiques canadiens à la victoire alliée de 1945.

Tel que pratiquée par Carl Berger, l’histoire institutionnelle éclaire des aspects méconnus de l’histoire des sciences et des techniques, soit les processus de constitution du champ scientifique et de ses réseaux reliant les différentes positions, éléments déterminants dans la réussite ou l’échec des individus et de leurs thèses. En effet, les institutions remplissent des fonctions fondamentales dans le développement et le rayonnement subséquent des sciences et des techniques. De prime abord, elles structurent une partie de l’espace public afin de faciliter la circulation des idées scientifiques, augmentant ainsi le potentiel d’innovation des chercheurs. Dès lors, les institutions assurent la reconnaissance d’une élite scientifique, imposant aux autres une attitude empreinte de « respect » selon les termes du philosophe George Grant (p. 136). Elles légitiment les idées et les actions de ses membres et, ce faisant, leur exercice du pouvoir sur les autres groupes de la société. Toutefois, leur crédibilité au sein de l’espace public en général, des milieux scientifiques en particulier, tient en grande partie de sa gestion de facteurs qui ne ressortissent pas exclusivement de la quête du savoir, soit les conflits sociaux, économiques et politiques divisant la Cité.

Ainsi, désirant maintenir son unité et sa légitimité, la SRC doit constamment composer avec des tendances à l’éclatement, qu’elles soient internes au champ intellectuel comme la concurrence entre les différentes disciplines scientifiques et littéraires, ou externes comme la recherche du compromis dans les relations entre Canadiens anglais et français. Sur ces plans, la Société connaît des succès mitigés. Bien sûr, dès ses origines en 1883, la SRC consacre des efforts soutenus pour assurer une cohésion entre des individus et des institutions dispersés et aux objectifs hétéroclites (p. 5). Cependant, son acte de fondation comprend les germes de sa division, avec la création de sections (p. 8) qui viennent rapidement à se constituer en groupes d’intérêt autonomes et à s’ignorer mutuellement (pp. 33-6, 99, 105). Certes, John George Bourinot, Donald Creighton, Robert Falconer peuvent y rencontrer Benjamin Sulte, le chanoine Lionel Groulx ou le frère Marie-Victorin. Toutefois, le nombre de Canadiens français demeure largement inférieur à celui des Canadiens anglais (p. 86), et le bilinguisme institutionnel reste limité jusqu’aux années 1950 (p. 117). La SRC encourage volontiers d’autres institutions porteuses de savoir, à l’instar des Archives publiques du Canada, des bibliothèques, des musées ou d’autres organismes d’aide à la recherche. Néanmoins, les initiatives proviennent essentiellement des membres plutôt que de l’institution, reflétant ici sa relative inefficacité comme gestionnaire.

Si, pour son histoire de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS),[9] Yves Gingras emploie un heureux découpage thématique permettant d’explorer les diverses arcanes d’une institution implantée à la fois dans le champ scientifique et l’espace public, Carl Berger préfère celui de la chronologie, intercalant des chapitres plus thématiques centrés sur certaines disciplines comme l’histoire et l’ethnologie (pp. 27-41) ou encore les sciences naturelles et physiques (pp. 42-57). Ce choix se défend, à la condition que l’analyse soit solidement ancrée dans une mise en contexte socio-historique, par laquelle les multiples facettes de l’objet étudié puissent reluire sous l’œil de l’observateur. Hélas! La contextualisation se fait parfois courte à la lecture de Honour and the Search for Influence. Des phénomènes tels que l’intervention progressive de l’État mécène, la professionnalisation croissante des porteurs de savoir et de leurs aires de recherche, l’insertion des activités scientifiques dans les sphères économique et industrielle, l’accès élargi à une éducation supérieure reçoivent une attention furtive qui ne rend pas justice à leur profonde influence sur les transformations institutionnelles. Quoique les idéologies nationalistes influent lourdement sur le développement de la SRC, l’auteur ne maîtrise que l’un des tenants, celui des Anglo-Canadiens. Dans les cas canadiens-français et québécois, il use malencontreusement de raccourcis commodes, réitérant de vieux clichés sur une société jugée conservatrice, frileuse sur le plan culturel, dépendante des autres en matière économique (par exemple p. 117). Nonobstant ces critiques, Berger offre au lecteur curieux un survol historique rondement mené et plaisamment relaté sur cette institution de savoir autant que de prestige.

Dans sa gestion des divisions du social, le politique recèle aussi des modes belliqueux de résolution des conflits, modes qui établissent les cadres de la seconde monographie. Dans The Science of War, Donald H. Avery s’interroge sur les liaisons étroites voire dangereuses entre les champs de la science et de la guerre. La Seconde Guerre mondiale marque un tournant dans l’histoire des sciences contemporaines, avec la conception de nouvelles armes et d’une technologie avancée de défense. Dès la déclaration de guerre, l’État canadien se montre fort conscient de la nécessité d’assurer un net avantage technologique sur l’ennemi. À cette fin, il nolise ses ressources financières et humaines, puis embrigade les individus, les entreprises et les institutions de la société civile. Des instances de l’appareil étatique, au premier chef le ministère de la Défense nationale et le Conseil national de recherche (CNR), s’activent à ces tâches. Des universitaires de McGill, Montréal, Queen’s et Toronto joignent leurs forces sous la direction d’un quatuor de hauts responsables de l’État fédéral composé du général et ingénieur A.G L. McNaughton, du directeur du CNR C. J. Mackenzie, du chimiste Otto Maass et du biologiste Frederick Banting, lauréat du prix Nobel de médecine. Tout au long du conflit, les scientifiques canadiens collaborent à la mise au point des technologies de télédétection — le fameux radar — (pp. 68-95) et d’armes offensives, tels que l’explosif RDX (pp. 109-17), les gaz toxiques (pp. 122-50), les agents bactériologiques (pp. 151-75) testés entre autres à la Grosse-Isle. Enfin, le laboratoire de Montréal joue aussi un rôle pivot dans la recherche et la fabrication de la bombe atomique (pp. 176-202).

À plusieurs titres exemplaire, The Science of War offre une synthèse fine, fort documentée et multidimensionnelle des délicats rapports entre savoir et pouvoir dans un contexte de mesures de guerre. Avery extrait plusieurs plans d’analyse aux fins de la compréhension de la réalité socio-historique. Les individus apparaissent d’abord au premier plan. Ni héros ni parfaits salauds, ils se montrent parfois capables d’initiative, mais le plus souvent soumis aux contraintes internes des champs scientifique et étatique. Se dégage ici un portrait du « Scientist as problem solver » tel que John Krige le distingue parmi les concepteurs de la bombe atomique américaine.[10] Mus au début par des passions — la défense du pays, la haine de l’ennemi —, ces scientifiques adoptent progressivement une approche technicienne des problèmes, évacuant subrepticement la dimension éthique de la recherche, à l’exemple de Frederick Banting obnubilé par la guerre bactériologique (pp. 152-6). Puis, en reculant l’objectif, Avery observe les relations entre des institutions scientifiques de la société civile, rompues à la recherche fondamentale, et un État en guerre, préoccupé des applications pratiques des travaux en laboratoire. Obsédé par la sécurité nationale, suspicieux à l’extrême, cet appareil étatique épie étroitement les scientifiques, au détriment de la liberté académique. Dans son analyse des incidences de l’affaire Igor Gouzenko et des débuts de la Guerre froide (pp. 203-55), l’auteur agrée ainsi aux thèses de Reg Whitaker et de Larry Hannant sur l’instauration d’un État de surveillance au Canada dans la première moitié du 20e siècle.[11] Enfin, en agrandissant plus encore la lorgnette, l’historien esquisse les rapports inter-étatiques qui impriment de leur sceau la constitution d’une communauté internationale des scientifiques. Ces rapports peuvent être de collaboration, comme le Canada, la Grande-Bretagne et les États-Unis nouent avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale (par exemple pp. 68-95). Ils peuvent être aussi de concurrence et de conflit, à l’instar des relations avec l’Allemagne nazie, puis avec l’Union soviétique (pp. 203-55). En somme, The Science of War se veut un exemple réussi de cette histoire des sciences et des techniques qui se fait critique, sans verser dans les anathèmes du luddisme, des dérives scientistes et entrepreneuriales. C’est une histoire des sciences et des techniques qui réinsère pleinement le politique dans son analyse.

Outre la monographie, les historiens empruntent d’autres approches pour saisir les sciences et les techniques dans le temps. Parmi celles-ci, la biographie alimente souvent cette conception entrepreneuriale de l’histoire des sciences et des techniques. En fixant la focale de l’objectif sur la vie d’un individu, ce genre historien a tendance à le tronquer d’une partie plus ou moins grande de ses liens sociaux. Dès lors, réduit à sa forme atomique, perdant toute son épaisseur et sa complexité, l’individu au centre du récit biographique acquiert un caractère d’exception, une autonomie d’action et un pouvoir déterminant dans son aire d’intervention, toutes aptitudes qui demeurent largement exagérées. Bien que nombre de scientifiques aient manifesté un esprit d’entreprise dans la pratique de leur discipline, l’exercice de cette capacité ne résume ni l’être humain, ni son œuvre, encore moins son milieu. Sans un nécessaire esprit critique et une sensibilité affûtée, conjugués à un travail documentaire exhaustif et à l’usage constant du doute ontologique, le biographe risque de glisser dans les pièges de l’hagiographie et des vitae exemplae. Qu’elle relève de l’histoire des sciences et des techniques ou de tout autre domaine historique, la biographie doit alors tenter de reconstituer l’ensemble des contextes dans lesquels l’expérience de l’acteur dévoile sa pleine signification.

Deux ouvrages traduisent la difficulté de pratiquer de manière satisfaisante le genre biographique en histoire des sciences et des techniques. Le premier est celui de Susan Sheets-Pyerson, portant sur le géologue John William Dawson, John William Dawson : Faith, Hope, and Science (Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1996). L’auteure a étudié naguère le développement des musées de sciences naturelles au Canada.[12] Écrite conjointement avec Lewis Pyerson et publiée après son décès en 1998, son intéressante synthèse sur l’histoire des sciences s’interroge sur les interactions entre la pratique scientifique et la vie publique, interactions perceptibles à travers des institutions soutenant la science, des entreprises poursuivant leurs propres objectifs ainsi que des sensibilités morales, religieuses, politiques et philosophiques des scientifiques.[13] Quant à la seconde biographie, celle du médecin William Osler, collègue de J. W. Dawson à l’Université McGill, William Osler : A Life in Medicine (Toronto, University of Toronto Press, 1999), elle est le produit de la plume prolixe de Michael Bliss, praticien de l’histoire politique canadienne et de l’histoire de la médecine.[14]

D’emblée, John William Dawson fournit la matière à une biographie complexe, révélatrice des changements socio-historiques qui transformèrent le champ scientifique au Canada du 19e siècle. Né en 1820 à Pictou en Nouvelle-Écosse, farouche presbytérien, il séjourne rapidement à l’Université d’Édimbourg, l’une des rares universités britanniques à offrir à son programme général une formation en sciences naturelles. Il se crée un solide réseau scientifique en géologie, fréquentant entre autres John Jeremiah Bigsby, William Logan et surtout Charles Lyell. Sa renommée comme savant et éducateur lui assure une rapide ascension sociale. Surintendant de l’éducation en Nouvelle-Écosse en 1850, intervenant majeur dans la réforme de l’Université du Nouveau-Brunswick en 1854, il est nommé principal de l’Université McGill en 1855, poste qu’il conserve jusqu’à son décès en 1899. Opposant à la Confédération canadienne, membre du Conseil protestant de l’instruction publique au Québec, il devient le premier président de la SRC. En dépit d’une expertise reconnue sur un plan international, Dawson voit son étoile décliner. Adversaire résolu des thèses évolutionnistes de Charles Darwin à l’instar du zoologiste américain Louis Agassiz, il professe son obédience à la théorie créationniste, tentant d’opérer une fusion entre sa pratique scientifique et ses croyances religieuses. À cet égard, il est impliqué dans une des principales controverses de la paléontologie, celle de l’Eozoön canadense, cet « animal de l’aube canadien ». Devant des structures rocheuses aux aspects particuliers, issues des effets de la chaleur et de la pression, Dawson en déduit la présence de fossiles d’une forme de vie organique apparue au précambrien. Énonçant « certains commentaires qui comptent parmi les plus acerbes jamais prononcés par un homme de science »,[15] ses polémiques en faveur du créationnisme et de l’Eozoön achèvent de le discréditer dans le champ scientifique de la fin du 19e siècle.

L’approche biographique choisie par Susan Sheets-Pyerson privilégie un angle principal pour comprendre Dawson, soit ses croyances religieuses. Tributaire de la méthode de la psycho-histoire (pp. 9-10) et des sources explorées, soit la riche correspondance et l’autobiographie du géologue, ce choix ne manque pas de pertinence. La biographie s’inspire ici des travaux pionniers de R.K. Merton, soulignant le rôle prépondérant joué par le piétisme et le puritanisme dans la science anglo-saxonne moderne.[16] D’autres historiens canadiens, tels que Carl Berger, Ramsay Cook, Mariana Valverde et Suzanne Zeller, ont analysé ailleurs cette imbrication augustinienne de la foi protestante et de la science, ainsi que ses incidences politiques.[17] Ses combats scientifiques, sa dichotomie entre ses activités publiques et privées, notamment familiales (pp. 91-106), ses tentatives pour obtenir un poste à l’Université d’Édimbourg (pp. 38-52), trouvent là un élément explicatif judicieux. Toutefois, ce choix de la foi porte en soi ses limites, vu la forte réduction de la focale et la nature même des sources. Le champ scientifique et ses réseaux de communication interpersonnels, au cœur des échanges des idées scientifiques, n’apparaissent pas ici dans leur netteté. John William Dawson tend alors à sousestimer son appartenance aux réseaux d’influence constitués par les élites de l’époque. Ainsi, ses relations avec l’élite scientifique et politique canadienne-française, dont tout particulièrement Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, sont brièvement esquissées (pp. 192, 196-7), ce qui ne peut pas manquer de surprendre étant donné sa participation active au système provincial d’éducation. La biographie demeure aussi évasive au sujet des rapports interpersonnels entre le principal de McGill et les autres membres de l’élite anglo-montréalaise, tels que John Henry Molson et Peter Redpath, rapports qui ont leur importance quant au rayonnement de Dawson. Enfin, une critique plus serrée de l’autobiographie du géologue aurait permis de discerner plus clairement le processus de construction, offert par le narrateur, de son image publique. Bref, même si elle présente un portrait de « perdant », John William Dawson reprend le poncif des biographies de scientifiques, celui de l’individu, pourvu de ses seules ressources et de son esprit d’entreprise, affrontant hardiment les éléments extérieurs.

Si William Osler : A Life in Medicine se veut plus complet que John William Dawson, il traduit néanmoins beaucoup plus encore cette conception entrepreneuriale des sciences, d’autant plus que le médecin fait partie du groupe des gagnants, contrairement au géologue. Né en 1849 à Bond Head, au Canada-Ouest, William Osler étudie la médecine d’abord à l’Université McGill. Traversant ensuite l’Atlantique, il se spécialise en histologie et en physiologie au célèbre University College de Londres. Il poursuit son apprentissage à Paris, Vienne et Berlin, où il rencontre Rudolf Virchow, le grand spécialiste allemand de la pathologie cellulaire, qui a sur lui une influence déterminante. À son retour à Montréal, son prestige se répand parmi ses pairs et dans l’espace public. L’Université McGill lui réserve en 1874 la chaire de physiologie, d’histologie et de pathologie (pp. 80-121). Il s’implique également en santé publique, militant en faveur des campagnes de vaccination contre la variole au Québec et de prévention de la tuberculose ailleurs. Ayant établi Montréal comme un des principaux centres de la science médicale au 19e siècle, sa réputation ne fait que grandir à l’échelle internationale. Comme prélude à ce présumé « exode des cerveaux » contemporain, Osler se dirige au sud du 45e parallèle. Tout d’abord, il s’installe à Philadelphie où l’Université de Pennsylvanie lui offre la chaire de médecine clinique (pp. 122-67), puis à Baltimore pour y enseigner à l’Université Johns Hopkins (pp. 168-307). L’Université d’Oxford l’accueille finalement dans ses rangs en 1905. Il y obtient le titre de Regius Professor mais échoue dans sa conquête du rectorat de l’Université d’Édimbourg en 1908. Au faîte de sa gloire, il meurt en Angleterre en 1919. Son parcours étincelant, il le doit en partie à ses découvertes médicales, dont celle des plaquettes du sang, mais surtout à ses qualités exceptionnelles d’enseignant, exprimées dans le cadre de ses leçons d’anatomie et de dissection, ses conférences publiques et ses nombreux manuels en pathologie et en médecine clinique.

Modèle idéalisé du médecin moderne, désintéressé et généreux, cultivé et moral, un tel individu ne peut que susciter la sympathie voire l’identification de son biographe. Michael Bliss ne s’en cache d’ailleurs pas, avouant d’emblée sa progressive séduction par l’aura de William Osler (pp. xii-xiii). Il la tempère toutefois au cours de son récit, relevant la misogynie du médecin (pp. 230-7), sa détestation des Latino-Américains (p. 229) ou ses pointes d’antisémitisme (pp. 122-3). L’auteur trace un portrait somme toute édifiant de l’individu : anglican modéré en tout, bon père de famille, collègue de haute estime et de commerce agréable, professeur adulé de ses étudiants, médecin doué d’une grande empathie à l’endroit de ses patients, scientifique dévoué à repousser les frontières de la connaissance tout en cherchant à vaincre la maladie et la mort. Pour ce faire, il s’appuie sur les résultats d’un dépouillement herculéen de la documentation disponible, tirée des centres d’archives sur deux continents, des 1 628 textes de toutes sortes écrits par Osler, ainsi qu’une foison d’études secondaires. Devant une telle abondance, le lecteur devine le vertige saisissant l’auteur, l’hubris de l’empirisme menaçant l’historien qui veut établir la biographie définitive du médecin. Aussi, il se voit enseveli sous une avalanche de faits relatifs à l’expérience du pathologiste, dont il a peine à se dégager en happant le fil de la chronologie. Certes, le style élégant, feutré et « very torontonian » de Bliss, son sens du récit et de l’évocation procurent d’agréables moments de lecture, engendrent même des moments de forte émotion où le lecteur pressent la sapience du scientifique, la passion du médecin et la proximité de l’homme. À travers de la vie et des travaux d’Osler, il est possible de discerner, comme le désire l’auteur, ses éléments de réflexion sur la condition humaine, le sens de la vie et de la mort, la quête du salut et les formes de l’immortalité (p. xii). Toutefois, la biographie dépeint toujours un William Osler digne fruit de ses œuvres, et non pas comme un acteur imbriqué dans les rapports de force et d’influence de la médecine au 19e siècle, un acteur instigateur du changement sans être jamais pleinement autonome. Encore ici, cette fois-ci de manière plus manifeste, la conception hégélienne de l’histoire de la science perce sous la carapace du récit empirique.

Le lyrisme s’emparant de l’auteur, des dérapages deviennent inévitables. Ainsi, la conclusion de William Osler est nettement aberrante. Spéculant sur les relations entre le progrès scientifique et l’art de la narration historique, l’auteur voit dans une étude éventuelle de l’ADN de William Osler, une source éventuelle pour les biographes pour mieux connaître le caractère du personnage (pp. 503-4).[18] Ce genre de divagations sur la biologie génétique, le clonage et les traits — culturels et acquis, rappelons-le — de l’identité renvoie aux élucubrations eugénistes de Richard Herrnstein et de Charles Murray.[19] Trahissant des opinions partisanes, il n’a tout simplement pas de fondements scientifiques, encore moins éthiques. En refermant la couverture d’une biographie d’un homme selon lequel la science n’excluait pas la conscience, le lecteur ne peut ressentir que l’amère ironie d’une fausse note.

« L’histoire est fille de son temps », dit-on souvent. L’historiographie des sciences et des techniques n’échappe guère à ce constat. Eu égard à leurs expressions contemporaines, le récit historien traduit également les valeurs et les représentations actuelles qui traversent les sciences et les techniques. Même si ses adeptes ne manifestent plus le naïf enthousiasme à l’endroit du progrès libérateur, l’idéologie scientiste et le primat de la technique occultent encore, comme toutes représentations valorisées, une compréhension pleine et entière des modes d’appréhension de la nature. L’historien peut difficilement se défaire des conceptions entrepreneuriale et hégélienne des sciences et des techniques, puisqu’elles demeurent toujours aussi légitimes et hégémoniques dans le champ scientifique et dans l’espace public. Plutôt que jeter la serviette et de sombrer dans le nihilisme post-moderne, il peut néanmoins prendre un certain recul vis-à-vis de son objet d’étude, le percevoir sous le jour plus vaste et plus complexe du politique. Ainsi, la réflexion éthique, souvent de fois éludée dans l’opération scientifique et historiographique, reprendrait sa raison d’être. Entre sciences du pouvoir et pouvoir des sciences, l’historien peut trouver dès lors dans ce paradoxe de nouveaux sentiers à explorer, de nouvelles interprétations à avancer, de nouveaux récits à narrer.

MARTIN PÂQUET