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CEUX ET CELLES QUI CONNAISSENT un tant soit peu l’Acadie ont probablement vu le très beau documentaire sur la contestation étudiante de la fin des années 1960, le film de Pierre Perrault et de Michel Brault, L’Acadie, l’Acadie !?!. À la toute fin du film, une jeune protagoniste, désabusée face au départ de ses amis et à l’échec apparent de leur mouvement, lance, sur un ton résigné : « L’Acadie, c’est un détail. C’est ça, un détail ». Ces quelques mots viennent à l’esprit quand il s’agit de se pencher sur la place de l’Acadie dans les synthèses d’histoire du Canada. Dans le récit national canadien, l’Acadie, c’est un détail . . . .

Les Acadiens sont un petit peuple dont les principaux éléments, environ un quart de million de personnes, sont concentrés au Nouveau-Brunswick, où ils représentent environ le tiers de la population. Ce peuple, comme les autres, se définit par sa langue, qui est française, par son histoire, qui tire ses origines de la colonisation française en Amérique, mais dont le parcours fut chamboulé par une déportation, et par sa culture — littérature, musique, arts visuels — ancrée dans l’américanité. Comme tout peuple et surtout comme toute minorité, les Acadiens sont fiers de leur histoire; ils la connaissent, ils la célèbrent, ils s’en inspirent. À leurs yeux, elle est importante, et mérite d’être rapportée et diffusée. Et, de leur point de vue, elle devrait également figurer en bonne place dans le récit plus grand de l’histoire nationale canadienne.

Mais qu’en est-il en réalité? À quel degré et de quelle façon l’histoire des Acadiens s’incarne-t-elle dans les ouvrages d’histoire du Canada? L’Acadie, est-ce simplement un détail? En 1987, l’historien John Reid, au terme d’une analyse de la production historiographique canadienne récente, concluait que l’Acadie et les Acadiens, entre autres, étaient littéralement laissés pour compte dans les ouvrages d’histoire nationale.[1] Cette conclusion est-elle encore valable? La question du traitement de l’Acadie dans le récit historique national est importante, pas simplement d’un point de vue acadien, pour mieux se comprendre soi-même à travers le regard des autres, mais aussi d’un point de vue canadien, afin d’interroger les fondements de l’un des principaux mythes canadiens, à savoir celui de la grande nation multiculturelle et bilingue, qui fait une bonne place à tous et à toutes dans la définition de ce qu’est le Canada, dans le respect des identités particulières. Examiner la représentation des Acadiens dans les ouvrages d’histoire nationale, c’est en effet aussi se demander quelle est la place occupée par les minorités dans l’histoire nationale du Canada. Car l’Acadie est une minorité : minorité linguistique au Nouveau-Brunswick, certes, mais aussi minorité ethnique au sein de la francophonie canadienne, dominée par les Québécois. Le Canada, le pays postmoderne par excellence selon certains,[2] le lieu où l’expression « identité nationale » a souvent plus d’un sens, favorise-t-il l’émergence de récits où les minorités réussissent à trouver leur place par rapport aux courants centraux?

Le présent texte vise à examiner l’évolution des représentations de l’histoire acadienne dans le récit historique national canadien, à partir d’un échantillon d’ouvrages de synthèse parus au cours des dernières décennies. Concrètement, il cherche à répondre à trois questions. Premièrement, quelle est la place réservée à l’Acadie et aux Acadiens? Deuxièmement, comment les représente-t-on et quels sont les objets d’histoire acadienne qui sont inscrits dans le récit national? Troisièmement, la façon de représenter l’Acadie évolue-t-elle avec le temps? Est-elle différente chez les anglophones de chez les francophones? Cet examen révèle que, dans ce qui s’écrit sur l’histoire du Canada, l’Acadie, c’est somme toute un détail. L’importance qu’on y accorde varie au fil du temps et au gré des préoccupations historiographiques et politiques, tant du côté anglophone que francophone.

Jusque dans les années 1980, les synthèses d’histoire nationale de langue anglaise traitent très peu de l’Acadie et des Acadiens; de plus, elles ne parlent que d’une seule Acadie, l’Acadie coloniale, celle qui n’est plus. La chose s’explique par diverses raisons, en particulier par le fait que durant longtemps, l’historiographie canadienneanglaise fut dominée par des grilles de lecture qui laissaient peu de place à la diversité canadienne. Tel était le cas, par exemple, du courant historiographique animé par les premiers historiens canadiens, les W.P.M. Kennedy et Chester Martin, qui, à travers le prisme de l’histoire constitutionnelle et politique, tentèrent de montrer le cheminement du Canada vers autonomie interne dans le cadre des institutions britanniques, ce qui le différenciait ainsi clairement de son voisin américain.[3]

Cette volonté d’expliquer le Canada, à la limite, de le justifier, se retrouve aussi dans la période de l’entre-deux-guerres dans les travaux d’autres historiens canadiensanglais de premier plan, soit les Harold Innis, Donald Creighton et autres. Ici, le facteur explicatif majeur n’est toutefois plus le politique, mais l’économique. Pour Innis, par exemple, le Canada est le produit de forces technologiques et économiques; son histoire est notamment façonnée par l’impact de ce qu’il appelle les « staples », les principaux produits générateurs, soit la fourrure, le bois, les minéraux et métaux, le blé.[4] Creighton reprend le même schéma, mais en déplace toutefois l’accent, en insistant dans ses premiers travaux sur la géographie et sur les relations entre les groupes sociaux et la politique.[5] Plus tard, celui-ci s’intéressera aussi par le biais de la biographie à la contribution des individus à la construction du pays, comme il le fait dans son magistral récit de la vie et de la carrière de John A. Macdonald.[6] Dans le cas de Creighton et de Innis, les travaux réalisés ont une finalité : montrer que le Canada n’est pas le produit de l’arbitraire, le fruit d’un simple découpage administratif, mais plutôt le résultat de l’action de forces diverses, notamment celles de la géographie et de l’économie. C’est ce que l’on a appelé la « nation- building approach ».[7]

On le devine d’emblée : de telles perspectives mettent l’accent sur les forces centripètes de l’histoire canadienne. Elles s’appuient largement sur l’expérience des provinces centrales et de la population d’origine britannique; elles laissent peu de place à l’histoire des peuples qui composent le Canada, et elles évacuent largement la problématique de la nationalité canadienne-française. Il n’est pas surprenant, donc, de constater que l’Acadie figure à peine dans les récits d’histoire nationale concoctés par les historiographes canadiens-anglais dans la première partie du 20e siècle et même plus tard. En fait, on ne la retrouve quasiment que sous une forme, celle de la petite colonie d’origine française, ballottée entre deux empires, et dont les habitants sont déportés en 1755. Tel est le cas, par exemple, d’un ouvrage largement utilisé dans les années 1950 et 1960, celui d’Edgar McInnis, Canada: A Political and Social History.[8]McInnis consacre quelques pages à la description de la naissance et du développement de la colonie acadienne, en mettant notamment l’accent sur le fait que les premiers colons français et leurs descendants utilisent avec profit la technique de l’endiguement pour cultiver les marais et ainsi développer une agriculture prospère. Cette façon de cultiver la terre, de l’avis de McInnis, est l’un des éléments qui contribue à l’émergence d’une identité acadienne propre.[9] McInnis revient au dossier acadien quand il traite des années 1750. Il examine la position des Acadiens sous le régime britannique, instauré depuis 1710, et leur refus de prêter allégeance à la couronne, malgré les demandes répétées des autorités de la colonie. Pour McInnis, cette attitude de refus conduit inexorablement à la déportation de 1755. Les Acadiens sont pour lui des gens têtus et tenaces (« stubborn and tenacious mentality »); ils ne saisissent pas que la donne se modifie en leur défaveur dans les années 1750, en raison notamment des gestes posés par la France dans les Maritimes, que ce soit à Louisbourg ou dans la région de Chignectou. Pour lui, c’est en effet sur la France qu’échoit la responsabilité de la déportation des Acadiens en 1755. N’eût été de sa politique agressive et de son utilisation des Acadiens, les Britanniques n’auraient peut-être pas eu besoin de les déporter pour se protéger. En 1755, les autorités coloniales anglaises n’avaient plus le choix; les Acadiens refusant de prêter serment, elles devaient agir pour des raisons de sécurité.[10] La déportation de 1755 marque pour McInnis la fin de l’Acadie. Elle signifie aussi, à toutes fins pratiques, la disparition des Acadiens, puisque sauf à un endroit précis, et de manière oblique, l’auteur n’en fait plus mention. En effet, les Acadiens ne sont pas évoqués avant la toute fin de l’ouvrage. Ils refont surface uniquement dans le contexte de la montée de l’indépendantisme au Québec, quand l’auteur veut montrer à ses lecteurs que certains francophones se sentent bien dans leur province d’origine, ce qui serait le cas des Acadiens.[11]

De la même génération historiographique que McInnis, Maurice Careless ne traite pas plus fréquemment de l’Acadie et des Acadiens dans sa synthèse Canada, A Story of Challenge, publiée pour la première fois en 1953.[12] C’est pourtant lui qui, quelques années plus tard, dénonce le caractère trop centralisateur et insuffisamment inclusif de l’historiographie canadienne, en mettant à profit un cadre d’analyse reposant sur les « identités limitées » qui caractérisent selon lui le Canada.[13] Ses références à l’Acadie portent sur la formation de la colonie acadienne et la déportation; elles mettent particulièrement l’accent sur une question traitée plus discrètement par McInnis, soit la neutralité acadienne. Peuple paisible, vivant une existence simple dans l’isolement, les Acadiens souhaitent avant toute chose, selon lui, assurer leur neutralité en cas de conflit entre les deux empires.[14] « The Acadians were not rebellious but sought to be neutral in any war »,[15] selon Careless. Cette attitude de neutralité leur jouera des tours. Elle les empêchera de voir que la situation à l’aube de 1755 n’était plus la même que durant les décennies précédentes, et que la neutralité n’était peut-être plus chose possible. Les autorités coloniales sont soucieuses d’assurer la sécurité de la colonie. Or celle-ci passait soit par un serment d’allégeance inconditionnel, soit par la déportation. La deuxième option devînt inévitable quand la première échoua.[16] La section sur la déportation est la dernière où l’auteur se réfère à l’Acadie et aux Acadiens; ils disparaissent du récit de l’histoire nationale brossé par Careless après 1755.

La part réservée à l’histoire acadienne et à l’Acadie est encore moins grande dans une synthèse d’histoire bien cotée parue en anglais en 1971 (et traduite en français en 1988), Le Canada : étude moderne.[17] Ce texte issu de la plume de Ramsay Cook et de deux collaborateurs, John Ricker et John Saywell, ne porte que sur la période après la conquête de 1759. Automatiquement, donc, les thématiques « acadiennes » privilégiées dans les synthèses précédentes, la constitution d’une société originale, la neutralité, la déportation, n’ont plus raison d’être. Elles ne sont pourtant pas remplacées par d’autres références à l’Acadie et aux Acadiens, pas même par une mention de la crise scolaire néo-brunswickoise qui sévit entre 1871 et 1875, un temps fort de l’histoire du pays et de l’Acadie. En effet, l’introduction en 1871 de l’école laïque, entretenue par les taxes des contribuables, et le retrait subséquent du financement gouvernemental des écoles confessionnelles, trouvent écho à l’échelle nationale, notamment au Parlement fédéral, où le sort des écoles catholiques de la province suscite un débat vigoureux et parfois virulent. Ironiquement, dans le reste du livre, la seule mention récoltée par les Acadiens leur provient de l’opposition acharnée du maire de Moncton, Leonard Jones, à la politique fédérale de bilinguisme, adoptée en 1969, Moncton étant à ce moment selon les auteurs « une ville à forte population acadienne».[18] C’est tout, et c’est là la seule trace d’acadianité dans un ouvrage d’histoire nationale pourtant bien coté, qui s’est notamment retrouvé dans les salles de classe de plusieurs universités francophones dans les années 1980.[19]

Ce qui ressort de ces trois exemples, c’est surtout le fait que les Acadiens ne semblent plus exister après la déportation de 1755, comme s’ils ne s’étaient pas réinstallés dans les Maritimes à la fin du 18e siècle, comme s’ils n’avaient pas jeté les bases d’une nouvelle société dans la deuxième moitié du 19e siècle, comme s’ils n’avaient pas été occasionnellement partie prenante des grands débats qui ont secoué la fédération canadienne depuis 1867. En fait, il faudra attendre le renouvellement en profondeur de l’historiographie canadienne-anglaise et la rédaction d’une nouvelle génération d’ouvrages d’histoire nationale, à la fin des années 1980, pour que l’Acadie contemporaine et les Acadiens trouvent un plus grand écho dans les récits d’histoire nationale canadienne. Plusieurs ouvrages, porteurs d’un nouveau projet historiographique, sont en effet lancés presque au même moment: celui de Douglas Francis, Richard Jones et Donald B. Smith,[20] paru pour la première fois en 1988; celui de J.M. Bumsted, The Peoples of Canada, sorti en 1992;[21] ou encore celui de Margaret Conrad, Alvin Finkel et de leurs collaborateurs, publié en 1993.[22]

L’ouvrage Conrad et al., par exemple, contient de nombreuses références à l’Acadie et aux Acadiens. Il traite, bien entendu, de la formation de l’Acadie coloniale, expliquant notamment que, dans les années 1750, les Acadiens formaient un groupe distinct, qu’ils ont maintenu une politique de neutralité sous le régime britannique, et que la déportation doit être replacée dans le cadre de la politique coloniale anglaise. Ainsi, pour les auteurs, la déportation est une décision qui s’inscrit dans un contexte de guerre: « It was a military decision made by colonial authorities faced with the responsability of defending a frontier colony. Although it clearly lacked humanity, it would solve the problem of the ‘Neutral French’ once and for all. »[23] Ce qui distingue toutefois ce livre de ceux publiés dans les décennies précédentes, c’est que l’Acadie et les Acadiens continuent d’être évoqués dans la suite du récit. L’ouvrage comprend en effet quelques lignes sur la reconstitution de la société acadienne; il précise comment les Acadiens qui ont échappé à la déportation et ceux qui reviennent dans les Maritimes s’installent sur de nouvelles terres, en particulier au Nouveau-Brunswick, et se tournent notamment vers la pêche pour assurer leur subsistance.[24]

History of the Canadian Peoples aborde aussi la question de la réaction acadienne à la réforme scolaire de 1871 au Nouveau-Brunswick. Les auteurs sont d’avis que les Acadiens ne sont guère entichés à l’idée de payer des taxes scolaires, d’autant plus que les écoles mises en place sont non-confessionnelles. Cet épisode prend fin, rappellent-ils, par un affrontement à Caraquet en 1875, les fameuses « émeutes » qui occasionnent la mort de deux personnes.[25] Dans la foulée de leur examen de la question scolaire, les auteurs présentent ensuite le processus d’affirmation nationale qui se développe au sein de la population acadienne dans la deuxième moitié du siècle. Ce processus, souvent identifié sous le nom de « renaissance acadienne », tire selon eux son origine de la publication du poème de l’Américain Henry Wadsworth Longfellow, Evangeline, puis s’étend grâce à la fondation du Collège Saint-Joseph en 1864, le premier du genre pour les Acadiens, et finalement à travers les grands congrès nationaux de la fin du siècle, où sont adoptés les symboles de la nationalité acadienne — la fête nationale en 1881, le drapeau en 1884, etc. Ces symboles, rappellent les auteurs, distinguent les Acadiens des Québécois : « Acadians were proud of their French heritage, but they were determined to develop cultural symbols distinct from those already established in Quebec ».[26]

Outre deux ou trois mentions liées à l’illustration de leur propos, les auteurs de History of Canadian Peoples s’attardent plus longuement une autre fois à la question acadienne dans le cours de leur récit, quand il s’agit de traiter des années 1960 et des politiques linguistiques des gouvernements fédéral et québécois. Selon eux, les Acadiens vivent aussi dans les années 1960 leur propre révolution tranquille, une référence à ce qui se passe au même moment au Québec. Celle-ci se traduit par des efforts renouvelés en faveur du développement de l’enseignement en français, afin de contrer les menaces d’assimilation qui pèsent sur la société acadienne. Les Acadiens du Nouveau-Brunswick, en raison de leur nombre, deviennent « a force to be reckoned with ».[27] Ceci amène les auteurs à évoquer brièvement les manifestations étudiantes de la fin des années 1960 et les diverses expressions de mécontentement social du début des années 1970, avant de rappeler la fondation d’un parti politique acadien, le Parti acadien, en 1972. « Although it never won any seats, the Parti Acadien kept politicians on their toes »,[28] expliquent les auteurs.

C’est un traitement très similaire qui est réservé à l’Acadie et aux Acadiens dans une autre synthèse récente d’histoire canadienne, celle de Jones et compagnie, tant au point de vue des thèmes examinés que de celui des interprétations proposées. Les auteurs évoquent eux aussi rapidement la question des écoles du Nouveau-Brunswick et examinent les transformations politiques et socio-économiques des années 1960. Dans ce dernier cas, ils mettent l’accent sur la contribution des étudiantes et des étudiants de l’Université de Moncton et des coups d’éclat — grèves, occupation de locaux, présentation d’une tête de cochon au maire Jones de Moncton — qu’ils posent au tournant de la décennie. Pour les auteurs, l’obstination du maire Jones « probably served as a catalyst for the Acadians’ struggle ».[29] Par contre, l’action du gouvernement Robichaud n’est évoquée que sommairement, surtout sous l’angle des réactions qu’elle suscite, à la fois dans les régions anglophones et chez son plus célèbre opposant, K.C. Irving, et pas du tout pour ce qu’elle amène de transformations dans la société acadienne du Nouveau-Brunswick.

Le portrait de l’histoire acadienne qui se dégage de History of the Canadian Peoples et de Destinies est plus complet que dans les synthèses publiées précédemment. Les modestes développements qui y sont proposés manquent parfois de précision. De même, ils ne permettent pas toujours de saisir dans leur globalité les changements qui interviennent au sein de la société acadienne; en quoi, par exemple, l’Acadie du Nouveau-Brunswick change dans les années 1960 et 1970, et de quelle manière ses habitants continuent de cheminer dans les voies tortueuses du destin, à la recherche de l’égalité et en même temps de leur identité. Ils laissent aussi de côté le cheminement des communautés acadiennes de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard, en dépit de la présence d’une historiographie de qualité et facilement accessible sur le sujet.[30] Dans les deux ouvrages, les auteurs mettent l’accent sur les coups d’éclat — les manifestations étudiantes, l’épisode de la tête de cochon — et négligent les courants de fond qui changent l’Acadie. L’élection d’un Acadien à la fonction de premier ministre au Nouveau-Brunswick n’est pas à négliger, tout comme le fait que sous Louis Robichaud, le cabinet provincial compte pour la première fois une très bonne représentation acadienne. D’ailleurs, les réformes entreprises par Robichaud et son équipe, qu’elles s’appliquent à toute la population de la province, comme les changements apportés à la fiscalité municipale, ou qu’elles visent plus spécifiquement les Acadiens, tel la création de l’Université de Moncton en 1963 ou l’adoption d’une loi sur les langues officielles en 1969, sont quasiment passées sous silence dans les deux ouvrages. Ce sont pourtant là des éléments importants pour comprendre le devenir de l’Acadie du Nouveau-Brunswick; leur ampleur et les répercussions qu’ils ont au Nouveau-Brunswick en font des éléments qui ne sont pas loin d’être de portée nationale. Malgré ces quelques lacunes, History of the Canadian Peoples et Destinies représentent toutefois une amélioration de taille dans l’évolution de la représentation de l’histoire acadienne dans le récit historique canadien. Pour la première fois, l’Acadie est évoquée après la déportation de 1755, et le lecteur de langue anglaise est enfin capable de prendre dans ses grandes lignes la mesure de son existence et de sa contribution à l’histoire canadienne aux 19e et 20e siècles.

Cette situation tient en bonne partie à l’émergence d’un nouveau paradigme dans l’historiographie canadienne-anglaise, celui de l’histoire sociale. Tout comme dans les autres historiographies occidentales, les historiens canadiens-anglais ont délaissé dans les années 1970 l’analyse du politique pour se tourner vers l’examen de la société, au moyen de nouvelles catégories d’analyse, que ce soit la classe sociale, la région ou le genre.[31] Un tel choix a des conséquences sur le récit d’histoire nationale : alors qu’elles tendaient autrefois à présenter une vision unificatrice de l’histoire du pays, les synthèses d’histoire canadienne d’aujourd’hui, alimentées par les monographies sur l’histoire des travailleurs, des régions et des femmes, entre autres, insistent sur la diversité de l’histoire et de l’identité canadiennes. Il se dégage peu à peu un récit qui s’appuie sur les notions de diversité économique et sociale, ainsi que de pluralisme culturel, où l’objet d’étude n’est pas la nation, vue comme un groupe homogène du point de vue ethnique ou culturel, mais comme une communauté politique, partageant un certain nombre de valeurs de civilisation et de choix de société. Cette vision prend particulièrement forme à travers un récit axé sur les groupes ethniques qui constituent le pays, une façon de voir les choses qui s’inspire de la politique fédérale de multiculturalisme, adoptée au début des années 1970, et de la composition démographique actuelle du Canada, où bientôt près du tiers de la population sera d’origine ethnique autre que française ou anglaise.[32] Bref, les Canadiens aiment bien voir en leur pays le fruit d’une mosaïque culturelle, ce qui le distingue des États-Unis, où le « melting pot » fond les cultures en une seule, l’américaine, et c’est aussi l’image que les historiens leur renvoient actuellement de l’histoire canadienne. C’est donc dans ce contexte plus large que l’Acadie et les Acadiens trouvent un plus grand écho dans les synthèses d’histoire nationale de langue anglaise; les Acadiens forment un peuple, et les récits d’histoire nationale canadienne, l’écho des histoires particulières des composantes de la société canadienne, en font état.

Dans la même veine, la meilleure place faite à l’histoire acadienne dans les ouvrages de langue anglaise tient aussi probablement à l’évolution du contexte politique canadien, notamment la polarisation des rapports entre le Québec et le reste du Canada. Dans un contexte où un bon nombre de Québécois sont mécontents du sort qui leur est réservé dans la Confédération canadienne, la mise en valeur des Acadiens dans les synthèses d’histoire nationale de langue anglaise sert bien la cause fédéraliste, l’Acadie incarnant la réussite de la politique fédérale de bilinguisme et le succès du modèle politique canadien. Finalement, un dernier élément peut être évoqué pour expliquer le fait que l’histoire de l’Acadie moderne n’est plus passée sous silence : l’évolution de la production historiographique acadienne elle-même. Les auteurs de synthèse peuvent aujourd’hui puiser dans une historiographie nettement plus fournie sur le 19e et le 20e siècles. En effet, depuis les 20 dernières années, la période a constitué le champ de travail privilégié des nouveaux chercheurs, qui ont contribué ainsi à faire émerger une nouvelle compréhension de l’histoire acadienne.[33] Celle-ci n’est donc plus axée sur la colonie française et la déportation, mais sur l’expérience subséquente, celle qui se passe en Nouvelle-Écosse, à l’Île-du-Prince-Édouard et surtout au Nouveau-Brunswick. Elle porte sur l’Acadie moderne, et pave ainsi la voie aux rédacteurs de synthèses d’histoire nationale pour inclure le fragment acadien dans leur trame narrative de l’histoire du pays.

Les synthèses d’histoire nationale rédigées par les historiens canadiens-anglais au tournant des années 1990 n’ignorent donc plus l’Acadie dans leur traitement de l’histoire canadienne après 1867. L’image qu’elles renvoient de l’histoire des Acadiens correspond à une vision contemporaine de l’identité acadienne. Elles les présentent comme un peuple vivant sur un territoire défini, le Nouveau-Brunswick. Cette manière de représenter l’Acadie et les Acadiens tire essentiellement ses racines des années 1970 et 1980, au moment où la notion de territorialité était fort présente dans le paysage idéologique et même dans le débat politique néo-brunswickois, l’essai de l’historien Léon Thériault, La question du pouvoir en Acadie,[34] et le projet du Parti acadien de création d’une province acadienne en étant les meilleures illustrations. Les années 1990 semblent toutefois marquées par le recul de la définition territoriale de l’acadianité au Nouveau-Brunswick, au profit de référents historiques, généalogiques ou folkloriques, comme le démontre l’engouement pour les congrès mondiaux acadiens de 1994 et 1999 et le discours qui les a entourés.[35] Des gens de partout, parlant le français ou l’anglais, ont affirmé et affiché leur appartenance à l’Acadie et leur identité acadienne, renvoyant ainsi souvent au second plan les déterminants territoriaux et linguistiques de l’identité. De ce point de vue, les synthèses d’histoire anglophones véhiculent donc une image de l’Acadie et des Acadiens qui ne correspond que partiellement à celle qui a cours aujourd’hui dans la nébuleuse acadienne.

Dernière considération au sujet de la représentation de l’Acadie dans les synthèses de langue anglaise : ce n’est pas parce que l’une d’elles est récente qu’elle accorde nécessairement une meilleure part à l’histoire acadienne. L’ouvrage publié en 1997 par Alvin Finkel — un des auteurs de History of the Canadian Peoples — en est la preuve. Dans Our Lives : Canada after 1945,[36] Finkel propose une lecture de l’histoire canadienne où les régions, la classe et le genre occupent une bonne place. Imprégnée d’éléments d’économie politique, l’analyse de Finkel ramène au premier plan l’expérience historique des oubliés de l’histoire, la classe ouvrière, les femmes, les Noirs, les Autochtones, mais laisse pourtant de côté celle des Acadiens. Tout au plus l’auteur y va-t-il de quelques références à leur histoire, en particulier dans un bref paragraphe, aussi court qu’imprécis, au sujet des années 1960 et 1970. Finkel aborde la question acadienne sous l’angle du sous-développement économique qui règne dans le nord du Nouveau-Brunswick et des expressions de mécontentement qui en découlent. Son analyse débouche sur la dimension linguistique et met en relief l’affrontement entre les étudiants de l’université acadienne et le maire de Moncton. Même si Leonard Jones refuse de rendre sa ville officiellement bilingue, Finkel note que le premier ministre conservateur Richard Hatfield, élu en 1971 (sic), prolonge la politique de bilinguisme instaurée par son prédécesseur, Louis Robichaud, et que le Nouveau-Brunswick devient officiellement bilingue en 1981 (sic).[37] C’est tout ce que le livre contient sur l’Acadie et les Acadiens. De l’importance de l’élection de Louis Robichaud (dont le nom ne figure même pas dans l’index de l’ouvrage) en 1960 et de l’impact de ses réformes au milieu de la décennie et leur résonnance à l’échelle canadienne, rien. Des développements significatifs dans le champ idéologique — la modernisation de la société acadienne, le renouvellement du nationalisme, l’essor de la revendication politique, en particulier à la lumière de la révolution tranquille québécoise — encore rien. Le tiers de page consacré à la photographie de l’homme d’affaires Peter Pocklington n’aurait-il pas pu être mieux employé?

Le livre de Finkel, tout aussi récent qu’il soit, nous ramène donc à un modèle de représentation de l’histoire acadienne où l’Acadie et les Acadiens ne forment réellement qu’un détail, un détail qui importe peu pour comprendre l’histoire du Canada contemporain. Ce livre est-il annonciateur d’un autre paradigme de représentation de l’histoire acadienne dans les synthèses d’histoire nationale de langue anglaise? L’avenir le dira. On peut toutefois constater que l’émergence de l’Acadie au cours des dernières décennies dans les récits d’histoire nationale anglophones est en partie liée à des contextes historiographiques et socio-politiques dont les déterminants sont en constante mutation. Aujourd’hui, les Canadiens et les Canadiennes de langue anglaise semblent nettement moins préoccupés par les débats linguistiques et la « question nationale » qu’ils ne l’étaient durant les dernières décennies; ils paraissent aussi moins interpellés par les inégalités économiques régionales. Bref, les éléments qui faisaient l’intérêt de l’expérience acadienne n’occupent plus le premier plan dans les débats de société. Dans la même veine, l’évolution récente de l’historiographie canadienne-anglaise, ses coups de coeur actuels pour le genre, les normes et pratiques sexuelles, les Autochtones, etc., relèguent au second plan les thématiques où l’Acadie peut s’imposer plus facilement dans la construction d’un récit historique national. Si le traitement réservé à l’Acadie moderne est aujourd’hui plus avantageux dans la plupart des synthèses d’histoire canadiennes-anglaises, celle-ci n’est donc pas à l’abri de tout revers de fortune. Son sort est étroitement lié aux aléas de la conjoncture historiographique et sociopolitique.

Qu’en est-il de la place réservée à l’Acadie dans l’historiographique de langue française? Tout comme dans les synthèses de langue anglaise, la présence acadienne dans les récits d’histoire nationale francophones est loin d’être homogène. Avant toute chose, une précision s’impose : la production de synthèses d’histoire canadienne en langue française est chose rare, en tout cas moins fréquente qu’en langue anglaise. Ainsi, quelques-unes des synthèses actuellement sur le marché sont en réalité des traductions d’ouvrages anglophones. Tel est le cas, par exemple, de celle de Cook, Le Canada : étude moderne, et de celle publiée sous la direction de Craig Brown, Histoire générale du Canada.[38] En fait, avant la parution simultanée de quelques titres entre 1994 et 1996, il faut remonter aux années 1970 et même à la fin des années 1960 pour trouver un ouvrage d’histoire canadienne produit principalement en langue française — principalement, car il s’agit de l’ouvrage Canada : unité et diversité, qui est le fruit de la collaboration de trois historiens francophones et d’un historien anglophone.

Comment expliquer cet état de choses? Par la petitesse du marché universitaire, d’une part, et par l’intérêt mitigé des francophones pour l’histoire canadienne, d’autre part. En effet, le marché francophone potentiel pour un ouvrage universitaire est limité — de 500 à 1 000 exemplaires par année — ce qui justifie mal aux yeux d’un éditeur le lourd investissement que représente la production d’un tel texte. Par ailleurs, si les Canadiens de langue anglaise se rallient généralement autour d’une seule histoire, celle du Canada, les Canadiens de langue française, du moins ceux qui forment la majorité de ceux-ci, les Québécois, sont partagés entre deux, celle du Canada et celle du Québec, tout comme ils sont souvent aussi tiraillés entre leur attachement au Québec et leur appartenance au Canada. Le Québec occupe en effet une place nettement prépondérante dans la production historiographique de langue française. Dans des forums scientifiques tel la Revue d’histoire de l’Amérique française, la thématique de la francophonie canadienne est dorénavant rarement fréquentée.[39] Plus encore, autrefois envisagé comme la patrie des Canadiens français et le foyer de l’histoire nationale canadienne-française, le Québec est aujourd’hui vu comme le territoire du peuple québécois, c’est-à-dire de tous les gens qui y habitent, qu’ils soient ou non d’origine canadienne-française. Cette conception du Québec d’aujourd’hui s’appuie, ici aussi, sur la notion de communauté politique plutôt que sur l’ethnicité, comme autrefois, et sert maintenant à définir les paramètres de la nationalité québécoise et aussi de son historiographie.[40] Ainsi donc, l’histoire nationale a plus d’un visage du point de vue francophone; elle peut être canadienne ou québécoise, et parfois même les deux à la fois. Or si du côté anglophone la construction d’une histoire nationale basée sur la notion de communauté politique ouvrait la porte à l’inclusion de l’expérience acadienne dans l’histoire nationale canadienne, l’adoption d’une telle perspective chez les historiens québécois fait que les Acadiens n’ont plus leur place dans le récit « national » dorénavant proposé. Tout ceci pour dire, donc, qu’en dépit de la communauté de langue entre Québécois et Acadiens, la part qui est réservée aux Acadiens dans les ouvrages francophones n’est pas plus grande et parfois même plus petite que celle qui leur est faite dans les synthèses de langue anglaise.

En réalité, la chose n’est même pas nouvelle. Déjà, dans les travaux plus anciens qui portaient sur le Canada français plutôt que sur le Québec, les auteurs se contentaient la plupart du temps d’évoquer les malheurs des « frères » acadiens, sans chercher à s’intéresser en soi à leur histoire. C’est en tout cas le constat qui ressort de la consultation d’ouvrages des années 1940 et 1950. Le manuel d’histoire canadienne des pères Paul-Émile Farley et Gustave Lamarche, Histoire du Canada,[41] largement utilisé dans le réseau des collèges classiques canadiens-français, en fournit un bon exemple. Les auteurs se proposent de livrer une histoire du Canada dans son ensemble, tout en tenant compte du fait que leurs jeunes lecteurs sont des Canadiens français. Ils veulent aussi faire une histoire qui ne se limite pas au politique, et qui accorde une large part à la période confédérative. Dans les faits, le récit proposé par les pères Farley et Lamarche s’inspire tout droit de la pratique historiographique dominante au Canada français jusque dans les années 1950. Sous l’influence du nationalisme clérical, celle-ci met l’accent sur les grands hommes et les grands événements, de manière à faire ressortir le destin particulier des Canadiens français en Amérique du Nord.[42]

Les Acadiens y trouvent-ils leur place? Bien difficilement. Comme dans tous les écrits publiés à la même époque, l’Acadie reçoit sa part quand il s’agit de parler de sa fondation ou de sa situation politique et militaire précaire. Elle se retrouve également sous la loupe des historiens au moment de la déportation, un acte « odieux », perpétré parce que « l’Acadie restait française de coeur » après 40 ans d’occupation anglaise, et que « les Anglais redoutaient toujours de la voir se soulever et embrasser le parti de la France ».[43] Les Acadiens étaient, selon les auteurs, attachés à la France; ils se sont vus refuser le droit de quitter le territoire anglais pour aller se réfugier sous le drapeau français. Leur déportation est ainsi le fruit de la tromperie des Anglais et de leur convoitise des terres acadiennes.[44] Cette sympathie à l’égard des Acadiens et de leur sort n’a toutefois pas de retombées dans le reste du récit. Ils n’ont droit, par la suite, qu’à une brève référence, dans un chapitre intitulé « Les provinces anglaises », où le lecteur apprend qu’il existe un journal de langue française à Moncton, que les Acadiens forment le tiers de la population du Nouveau-Brunswick dans les années 1920, et qu’un des leurs a été premier ministre entre 1923 et 1925. Sur le chemin parcouru pour arriver jusque là, rien. Même la question des écoles du Nouveau-Brunswick, pourtant mentionnée, n’amène pas de référence à la population acadienne. L’adoption de la loi de 1871 suscite l’opposition de la population catholique (sans que ne soit faite de distinction ethnique); les troubles de Caraquet sont simplement passés sous silence.[45]

Le propos du chanoine Lionel Groulx, le grand historien du Canada français de l’entre-deux-guerres, est à peu près de même nature. Dans son Histoire du Canada français,[46] le traitement qu’il réserve à l’Acadie et aux Acadiens après la déportation est superficiel et périphérique. D’entrée de jeu, Groulx affirme pourtant que « le Canada français ne se confond plus avec le Québec » depuis la Confédération; il a essaimé au Canada, notamment au Nouveau-Brunswick, où « la diaspora d’origine française » compte 44 000 personnes en 1871.[47] Mais l’Acadie et les Acadiens sont en réalité absents du livre. Même quand l’auteur aborde une question où l’influence acadienne est palpable, comme dans le cas du conflit scolaire néo-brunswickois, aucune mention n’est faite de leur contribution au débat.[48] Pour Groulx, l’histoire du Canada français est celle de la survivance des Canadiens français dans leur foyer national, le Québec.

Ces notions de survivance et de foyer national, tout comme de manière plus large, l’idéologie clérico-nationaliste, sont mises de côté à la fin des années 1950 et au début des années 1960, quand émergent deux courants historiographiques se réclamant d’une pratique historienne plus scientifique.[49] D’abord les historiens de l’École de Montréal, Michel Brunet, Guy Frégault et Maurice Séguin, dont les travaux vont surtout porter sur l’interprétation des conséquences de la conquête, en particulier le fait qu’elle décapite la société canadienne, en la privant notamment de sa bourgeoisie. Puis les historiens de l’École de Québec, qui imposent dans l’historiographie canadienne de langue française les préoccupations issues de l’École des Annales, particulièrement une sensibilité au social et à l’économique. Des historiens rattachés à ce deuxième courant, Marcel Trudel, Jean Hamelin et Fernand Ouellet, seront à l’origine de la première synthèse d’histoire canadienne moderne, l’ouvrage Canada : unité et diversité,[50] produit en compagnie de l’historien canadien-anglais Paul G. Cornell.

Unité et diversité est né d’une volonté de faire l’histoire générale du Canada, de traiter donc non seulement de la politique canadienne, mais aussi de la société, de l’économique, de la vie religieuse, en rassemblant « tout ce qu’un Canadien doit savoir aujourd’hui du passé de son pays, que ce Canadien demeure à Halifax, à Montréal, à Winnipeg, à Vancouver ou à Dawson ».[51] La vision que propose le livre est pancanadienne, et cherche à combler une lacune constatée par Marcel Trudel au moment où il réalisait une enquête sur les manuels scolaires canadiens pour le compte de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme : la méconnaissance de l’autre dans les manuels de langue française et de langue anglaise.[52] Aux manuels de langue française, les auteurs reprochent spécifiquement « de ne présenter que l’histoire du fait français au Canada, quand ils ne vont pas jusqu’à s’en tenir à la seule histoire du Québec ».[53] Unité et diversité se propose donc de traiter du Canada dans son ensemble et dans toutes ses composantes; c’est ce qui amène notamment ses auteurs à adopter une approche mariant la chronologie et le découpage régional, pour faire une bonne place à l’histoire des régions canadiennes et des peuples qui les habitent.

Dans l’ensemble, Cornell, Hamelin, Ouellet et Trudel sont fidèles aux préoccupations qu’ils expriment d’entrée de jeu, ce qui fait que la présence acadienne, pour ne nommer que celle-là, est généralement meilleure que ce que l’on retrouvait chez Groulx et chez Farley/Lamarche ou chez leurs contemporains de langue anglaise. Deux grands éléments acadiens sont au menu du récit de la période de la Confédération, soit la question scolaire de 1871 et la renaissance acadienne de la fin du 19e siècle. Malheureusement, le portrait proposé est parfois nébuleux, et souffre probablement des lacunes de l’historiographie constituée. Leur description de la réaction à la loi scolaire, par exemple, laisse entendre que seuls les catholiques acadiens sont opposés à l’école publique non-confessionnelle, ce qui n’est pas le cas, au contraire, puisque ce sont les catholiques irlandais qui ont mené une bonne partie du combat. Les auteurs expliquent aussi qu’au même moment, les Acadiens étaient « engagés dans une lutte violente contre la hiérarchie anglaise de leur Église pour que cette dernière prenne en charge les écoles françaises », ce qui n’est pas exactement le cas non plus.[54] La section sur la renaissance acadienne de la fin du 19e siècle manque également de précision, mais elle a cependant le mérite d’identifier clairement le processus en cours, soit le développement d’un « sentiment d’identité nationale et d’unité ».[55] Les auteurs font finalement preuve d’originalité en abordant, même très sommairement, la question de l’évolution de la situation des Acadiens au 20e siècle. Ils précisent ainsi qu’après la période de la renaissance, le peuple acadien « a continué de lutter pour se tailler une place dans l’économie et le gouvernement du Nouveau-Brunswick comme dans les classes professionnelles ».[56] Malheureusement, l’analyse n’est pas poursuivie plus loin dans le texte, quand vient notamment le temps de parler des changements qui bouleversent le Canada français, passant ainsi sous silence le remue-méninges nationaliste qui se déroule aussi en Acadie dans les années 1960.

Un grand vide succède à la publication du livre Unité et diversité; les efforts historiographiques des historiens francophones se tournent plutôt dans les années 1970 et 1980 vers le Québec. L’ouvrage phare de la période, et la meilleure expression de la mutation de l’historiographie canadienne de langue française, est certes l’Histoire du Québec contemporain des historiens Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert.[57] Dans ce livre, le centre d’intérêt n’est pas le Canada ou même le Canada français, mais le Québec, vu non plus sous l’angle de l’histoire ethnique, mais plutôt dans une perspective territoriale. Le Québec devient ainsi le lieu où est regroupée une population majoritairement francophone, certes, mais dont la communauté politique qu’il abrite est composée de plusieurs groupes ethniques et linguistiques. Par conséquent, l’histoire acadienne, tout comme celle des francophones à l’extérieur du Québec, n’a plus d’intérêt aux yeux de l’historien, en particulier pour celui qui a fait le choix de l’indépendance politique du Québec. Après la publication d’Unité et diversité en 1968, il faudra attendre le milieu des années 1990 pour voir apparaître une nouvelle série d’ouvrages sur l’histoire canadienne, notamment ceux de Paul-André Linteau,[58] de Claude Couture, Jean-François Cardin et Gratien Allaire,[59] ainsi que de Jacques Paul Couturier, Wendy Johnston et Réjean Ouellette.[60]

L’ouvrage de Linteau se distingue des deux autres en ce sens qu’il est très court, étant donné qu’il est publié dans la collection « Que sais-je? » L’auteur y présente un portrait bref mais juste de l’Acadie coloniale. Il souligne ainsi le fait que les Acadiens forment une « société aux traits spécifiques », qui les distinguent des Français et des Canadiens à la fin du 17e siècle. Ces traits tirent leur origine de la culture matérielle des Acadiens, en particulier de leur manière de pratiquer l’agriculture en endiguant les marais, et au fait « qu’ils sont unis par de nombreux liens de parenté ».[61] Cette expérience sociale originale sera toutefois interrompue par la déportation, une solution radicale issue du fait que les autorités anglaises « doutent de la fidélité de la population acadienne », et que les Acadiens « prétendent rester neutres ».[62] L’épisode de la déportation met fin à l’expérience acadienne en Nouvelle-Écosse. Il marque aussi la fin de la présence acadienne dans le livre de Linteau. Par la suite, comme dans les récits d’autrefois, le sort de la minorité acadienne est rarement évoqué — une fois ou deux, notamment dans le contexte des conflits scolaires de la fin du 19e siècle. L’auteur ne parle pas directement des Acadiens, et surtout pas pour eux-mêmes, passant ainsi sous silence la période de la renaissance à la fin du 19e siècle ou la montée de l’influence acadienne au Nouveau-Brunswick dans les années 1960. En fait, il conduit le lecteur de son Histoire du Canada à croire que les Québécois incarnent à eux seuls la francophonie canadienne.

Cardin, Couture et Allaire, qui ont choisi de loger leur initiative à l’enseigne des régions et de la diversité, comme l’indique le sous-titre de leur livre, Espace et différence, réservent un meilleur traitement à la question acadienne. L’ouvrage comporte deux grandes sections. La première se présente sous la forme d’un vaste survol chronologique où l’Acadie et les Acadiens figurent à peine; la seconde, par contre, divisée par régions, leur accorde une meilleure place. Les auteurs traitent d’abord de l’Acadie moderne à travers l’examen d’une longue période allant du milieu du 18e siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale. Ils dressent l’inventaire des gains juridiques et politiques réalisés par les Acadiens — obtention du droit de vote, élection de premiers députés, création du Moniteur acadien — et puis relatent la formation d’un « sentiment d’appartenance collective » et les diverses manifestations nationalistes qui l’alimentent entre 1881 et 1912.[63] Cardin, Couture et Allaire s’intéressent ensuite, dans une autre section du texte, à la période des années 1960, celle du « réveil acadien ». Dans cette partie, les auteurs accordent passablement d’importance aux réalisations du gouvernement du premier ministre acadien Louis Robichaud, tout en montrant que celles-ci ne contiennent pas toutes les aspirations de la population acadienne et que, surtout, elles suscitent une certaine opposition parmi la population anglophone de la province. Leur présentation se distingue également par le fait qu’elle insiste sur les développements qui surviennent après le passage de Robichaud au pouvoir, soit les années 1970. Les auteurs de Histoire du Canada : espace et différences font ainsi ressortir le « fractionnement idéologique » qui se manifeste à ce moment et l’érosion du monolithisme idéologique du discours de ses élites. Ils mettent l’accent finalement sur « la formidable floraison culturelle » intervenue en Acadie, « qui a largement contribué à son développement et à sa promotion non seulement auprès des Acadiens eux-mêmes, mais aussi à l’extérieur ».[64]

Dans l’ensemble, Cardin, Couture et Allaire démontrent une bonne compréhension de la problématique acadienne. Si leur présentation de l’expérience acadienne au 19e siècle est un peu schématique, celle qu’ils font des transformations de la société acadienne dans les années 1960 est plus approfondie. Mais de quelle Acadie s’agit-il? Cardin, Couture et Allaire s’arrêtent essentiellement aux manifestations politiques de l’Acadie contemporaine — luttes linguistiques, débats idéologiques, réalisations gouvernementales — ce qui les conduit à limiter leur propos à l’Acadie du Nouveau-Brunswick. C’est essentiellement de cette Acadie dont il est question dans leur livre, celles de l’Île-du-Prince-Édouard et de la Nouvelle-Écosse n’étant évoquées qu’au passage pour souligner le fait que « la forte assimilation linguistique y a passablement érodé la présence française ».[65] Tout comme dans les synthèses de langue anglaise, la définition proposée de ce qu’est l’Acadie et l’Acadien s’écarte de la réalité objective, l’Île-du-Prince-Édouard et la Nouvelle-Écosse comptant toutes deux des communautés acadiennes dynamiques, dont le cheminement est mis au jour par une historiographie en construction depuis plusieurs années déjà. Tel que noté, elle s’éloigne aussi de la représentation discursive de l’Acadie et des Acadiens qui semble avoir cours actuellement.

Somme toute, c’est l’ouvrage de Cardin, Couture et Allaire qui offre le plus d’éléments sur l’Acadie et les Acadiens au cours de la période confédérative, hormis peut-être celui de Couturier (l’auteur de ces lignes), Johnston et Ouellette, Un passé composé : le Canada de 1850 à nos jours, qui a la particularité d’avoir été préparé en Acadie par une équipe formée de deux Acadiens et d’une Franco-Colombienne dorénavant établie au Nouveau-Brunswick. Les auteurs ont voulu composer un récit qui lie une diversité d’expériences, notamment celles des femmes, des groupes ethniques, et des travailleurs, comme dans d’autres synthèses récentes. C’est à ce titre que les Acadiens figurent parmi les fragments de l’histoire canadienne qui retiennent l’attention.[66] Ainsi, l’ouvrage cherche à réinsérer de manière systématique l’histoire acadienne dans le récit général de l’histoire du Canada, tout en tâchant d’en préserver les éléments de continuité, afin que le lecteur puisse avoir accès à un portrait cohérent de l’évolution de l’Acadie et des Acadiens au fil des 19e et 20e siècles. À d’autres, bien entendu, de juger si ces objectifs sont pertinents, et s’ils ont été atteints.[67] Pour leur part, les auteurs sont convaincus qu’on ne peut saisir l’histoire canadienne dans toute sa complexité et sa globalité sans chercher à ramener périodiquement l’expérience acadienne dans le cours du récit historique national. Les Acadiens participent aux temps forts du Canada depuis 1867, à travers leur opposition à la Confédération, leur lutte pour l’école confessionnelle à partir de 1871, leur effort de reconstruction d’une communauté nationale à la fin du 19e siècle, leur opposition à la conscription durant les deux guerres mondiales, leur combat pour l’enseignement du français (et en français) au 20e siècle, leur contribution à la réforme des institutions municipales et à la livraison des politiques sociales dans les années 1960, leur rôle dans la définition des droits linguistiques de la minorité francophone au Canada, leur participation à l’échec de l’accord du lac Meech en 1990, etc. De même, et hors du champ politique, l’expérience acadienne jette aussi un éclairage distinctif sur l’histoire canadienne. Elle offre ainsi des exemples saisissants de l’ingéniosité des collectivités locales dans la prise en main de leur destin, par le biais de la création de coopératives, ou des ratés du modèle économique canadien dans les années 1950 et 1960, quand les régions acadiennes du Nouveau-Brunswick baignent encore dans la misère alors que le pays dans son ensemble se mire dans la prospérité d’après-guerre. L’essor culturel acadien des années 1970 et 1980 fournit quant à lui une bonne illustration du cheminement de la francophonie canadienne.

Et pourtant, l’historien, fut-il Acadien, demeure confronté au fait que les Acadiens forment un petit peuple, même à l’échelle canadienne, et que la représentation de leur histoire, si passionnante ou si essentielle que celle-ci puisse paraître, pose un défi de taille pour qui cherche à interpréter le parcours national canadien. Quel doit être le point d’équilibre entre la représentation des histoires et des identités particulières et celle de la collectivité canadienne dans son ensemble? Le débat est déjà bien lancé parmi les historiens canadiens, les uns reprochant à l’histoire sociale d’avoir réduit à un tissu d’expériences particulières l’histoire du Canada, les autres dénonçant le retour appréhendé d’une histoire peu inclusive et homogénéisante.[68] L’exemple acadien montre que l’historiographie telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans les synthèses d’histoire nationale est plus inclusive qu’elle ne l’était autrefois; les groupes ethniques, les femmes, les minorités, les régions, les travailleurs sont autant d’acteurs ou d’objets historiques longtemps négligés qui figurent aujourd’hui en meilleure place dans le récit historique canadien.

Mais le cas acadien montre aussi que le travail n’est pas encore achevé. Dorénavant, le défi n’est plus simplement d’assurer une simple présence aux acteurs négligés de l’histoire, mais de le faire en respectant leurs caractéristiques propres et la cohérence de leur démarche historique, tout cela en tenant compte de l’intérêt de présenter un récit historique national soutenu et liant. Les voies pour y parvenir sont encore obscures, mais les pistes abondent. Dans le contexte canadien, celle d’une histoire nationale vue à travers le prisme de l’état apparaît fort valable, compte tenu du rôle joué par celui-ci dans l’expérience historique canadienne. Elle s’avère en tout cas efficace pour refléter les identités particulières, qu’elles soient ethniques, régionales ou de classe, qui ont exercé une forte emprise sur la destinée nationale, tout en introduisant un élément de cohésion dans le récit.

L’Acadie, c’est donc souvent un détail dans les récits d’histoire canadienne, mais un détail dont l’importance varie selon les époques et les courants historiographiques. Si la place réservée à l’Acadie coloniale française et anglaise dans les synthèses d’histoire nationale est demeurée la même au fil des ans, tout en ayant gagnée en raffinement, celle qui est consacrée à l’histoire acadienne des 19e et 20e siècles est généralement plus avantageuse qu’elle ne l’était autrefois. La participation acadienne au débat sur l’école confessionnelle en 1871, la « renaissance » de la fin du 19e siècle, les transformations socio-politiques des années 1960 et 1970 sont autant d’éléments d’histoire acadienne qui sont dorénavant généralement intégrés à l’explication du cheminement historique canadien depuis la Confédération. Dans plusieurs cas, par contre, les éléments d’explication qui sont proposés dans les ouvrages de synthèse demeurent sommaires et ne permettent pas toujours de comprendre l’expérience historique acadienne en soi, ainsi que sa contribution à l’histoire canadienne. Plus encore, on peut reprocher aux synthèses de ne s’attarder qu’à un nombre limité d’objets quand vient le temps d’évoquer l’Acadie. L’histoire de l’Acadie et des Acadiens offre pourtant à l’historien du Canada un matériau riche et vital, qui fait partie intégrante du récit d’histoire nationale.

JACQUES PAUL COUTURIER