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Introduction

Comme celles de l’équivalence et de la traduction, la question de la censure est examinée sous toutes ses formes dans des travaux traductologiques récents[1] et dans une perspective qui dépasse les interventions institutionnelles les plus manifestes et rejoint l’étude des règles qui gouvernent la production du discours (dans le sens de Michel Foucault, 1971) et sa circulation (Pierre Bourdieu, 2001[1982]).

Ainsi que le fait remarquer Jean-Marc Gouanvic, le terme censure peut désigner « toute pratique de traduction qui imprime à l’énoncé une restriction, qu’elle soit sémantique ou qu’elle porte en tout premier lieu sur le signifiant, si petite soit-elle, ou qui fait dire au texte source ce qu’il entend ne pas dire. Cette problématique de la censure rejoint celle de la transformation comme trait fondamental de la traduction. Toute traduction pourrait ainsi être tenue pour “censurante” » (Gouanvic, 2002, p. 191). Pareil élargissement de la notion de censure permet de dégager tout un jeu de contraintes implicites ou indirectes qui s’exercent en amont et en aval de l’étape de traduction et déterminent les modes d’aménagement du texte. C’est dans cette optique que nous cernerons le travail de traduction et de représentation auquel nous devons takhlīS al-ibrīz fī talkhīS bārīz [Le raffinement de l’or : abrégé de Paris], l’oeuvre de rifā’a rāfi’al-TahTāwī (1801-1873).

Figure emblématique de la renaissance arabe du dix-neuvième siècle, le traducteur, formateur et essayiste al-TahTāwī a rédigé une relation de voyage et une description de Paris qui illustrent de manière convaincante les rapports qui lient traduction et récits de voyages dans une entreprise de représentation de l’altérité[2]. Membre d’une mission étudiante, qui s’inscrit dans le programme de modernisation lancé par MuHammad ‘Alī (1769-1849), al-TahTāwī se donne pour tâche, dans ce récit de voyage, de décrire la France, et plus particulièrement Paris, et de brosser un tableau de la vie politique et culturelle du lieu et de l’époque. Notre propos sera double. Il s’agira tout d’abord de dégager la manière dont s’élaborent cette représentation et ce projet encyclopédique qui font intervenir une sélection de faits à rapporter et de stratégies d’euphémisation et, dans un deuxième temps, de cerner dans quelle mesure s’exerce une auto-censure préventive, dictée par des enjeux socio-culturels et politiques, qui va jouer un rôle non négligeable dans cette entreprise et être mise au service d’une acceptation de l’altérité.

L’école égyptienne de Paris est le cadre dans lequel al-TahTāwī put découvrir les penseurs du Siècle des Lumières et il fut en contact avec de grands orientalistes et savants, dont les « Égyptiens » qui avaient participé à la campagne d’Égypte; c’est également dans ce contexte qu’il rédigea le takhlīS, une exposition qui s’accompagne d’un catalogue des sciences et techniques qu’il devait étudier.

Comme nous l’avons dit, le projet de traduction d’al-TahTāwī relève de l’ambitieux programme de modernisation lancé par MuHammad ‘Alī, gouverneur de l’Égypte entre 1805 et 1848. Ce programme qui visait en premier lieu à faire de l’Égypte, encore province ottomane, une puissance militaire en s’assurant le soutien de conseillers européens finit par englober les sciences européennes de manière plus générale. MuHammad ‘Alī décida de faire former les futurs « cadres » à l’étranger, d’où les missions scolaires. Al-TahTāwī faisait partie de la première de ces missions, composée de quarante-quatre membres, et séjourna à Paris entre 1826 et 1831. À son retour en Égypte, il fonda une école de traducteurs, écrivit et traduisit de nombreux textes scientifiques et juridiques, dont le Code Napoléon (traduction arabe imprimée à Būlāq au Caire en 1866).

Notre propos sera de suivre les traces de la médiation d’al-TahTāwī et d’examiner comment les choix de traduction, à proprement parler, et de représentation – puisque cette relation de voyage « traduit » en quelque sorte la France pour les lecteurs d’al-TahTāwī – peuvent s’expliquer, dans une certaine mesure, par une forme d’autocensure. Relation de voyage et traduction se rejoignent dans les propos d’al-TahTāwī qui est tout à la fois traducteur et voyageur, et son takhlīS met en oeuvre toute une gamme de stratégies d’aménagement textuel et conceptuel. Et comme nous le rappelle Susan Bassnett, « travelling and translating are not transparent activities. They are definitely located activities, with points of origin, points of departure and destinations » (1993, p. 114). En outre, al-TahTāwī cite la traduction parmi les arts qu’il se doit d’acquérir dans le cadre de sa mission. L’autocensure se manifestera sur le plan de la sélection des textes à traduire, des choix opérés et des mises en exergue. Al-TahTāwī, soucieux de prendre ses distances par rapport à des interprétations qui risquent d’offenser ses lecteurs, ou en regard de thèses qu’il n’accepte pas, précise qu’il a attribué aux auteurs « les points qui donnent lieu à la contestation ou à la divergence, signalant que [son] intention est de les rapporter tout simplement » (L’Or de Paris, p. 45).

1. Relation de voyage et représentation de l’altérité

Dans son discours préliminaire, al-TahTāwī précise le cadre de sa mission et la structure de son ouvrage. L’introduction esquisse les limites géographiques des continents, l’importance de la quête du savoir, l’auteur ancrant ce voyage dans une tradition islamique et dans un modèle d’écriture conventionnel. L’introduction fournit également une classification des sciences. Les parties suivantes décrivent l’arrivée à Alexandrie en partance du Caire, la traversée et le débarquement à Marseille. La ville est décrite, ainsi que son histoire. Les remarques sur l’arrivée à Paris s’accompagnent d’une topographie de la ville, d’impressions sur ses habitants, et le système politique français est présenté au lecteur. Al-TahTāwī relate ensuite ses journées d’études et sa vie parisienne[3], le tout illustré par des échanges épistolaires avec un certain nombre de savants français, dont Silvestre de Sacy. Un chapitre particulièrement intéressant sur la traduction est celui qui relate la Révolution de Juillet : il laisse entrevoir le processus de lexicalisation des concepts de nation et de liberté qui contribueront à l’édification d’une identité nationale égyptienne. Enfin, et conformément aux conventions suivies par les chroniqueurs arabes, al-TahTāwī fournit une nomenclature des sciences étudiées dans laquelle figure la traduction. Dans sa conclusion, l’auteur ne manque pas de rendre un hommage fervent à son directeur d’études, Edme-François Jomard.

Ce récit de voyage alterne entre la mise en valeur de certains traits du pays hôte et le gommage d’aspects plus « gênants », tout comme il souligne les ressemblances pour faire accepter l’altérité. On retrouve ici le processus d’ « interprétation active » du récit de voyage défini ainsi par Michael Cronin :

The shift in travel writing from travel log to travelogue is the shift from fact to impression, the movement from the bald description of physical phenomena to the interpretive luxuriance of emotion and opinion. Thus the accounts themselves are active interpreters of the cultures through which they travel.

2000, p. 23

La France qui est « représentée » au fil de ces pages est celle des Lumières et de la Révolution de Juillet.

1.1. Ressemblances et rapprochements mis en évidence

Le récit de voyage est un essai de représentation rédigé dans le cadre d’un projet national. Soucieux de faire accepter la France à ses lecteurs et de souligner la légitimité de sa mission et du choix effectué par MuHammad ‘Alī, al-TahTāwī met en exergue, pour les faire ressortir, des « ressemblances » entre le pays d’accueil et l’Égypte. Cette comparaison va s’articuler autour de thèmes qui sont les caractéristiques et l’identité nationales ainsi que le statut des langues mises en contact, en l’occurrence le français et l’arabe. Marseille est comparée à Alexandrie, certaines « caractéristiques » des Français – pour al-TahTāwi le courage par exemple, mais aussi « des notions comme l’honneur, la liberté et la fierté qui constituent leurs plus étroites affinités » (L’Or de Paris, p. 299) – correspondent à celles des Arabes. Les exemples retenus remplissent plus d’une fonction : lorsqu’il remarque que « [l]es Francs ont l’habitude de graver ces figures [noms et dates de naissance commémorant le retour des Bourbons] à l’instar des anciens Égyptiens » (ibid., p. 296), il ne fait pas que souligner ces « ressemblances », mais se positionne par rapport à l’importance de l’Égypte ancienne dans l’élaboration d’une nation égyptienne. Comme le rappellent Yves Gambier et al., lorsqu’on traduit « [o]n relie l’inconnu à ce qu’on connaît, on rapporte la nouveauté aux normes établies, on force les analogies, on réduit la différence, on déconstruit par des rapprochements conventionnels » (1995, p. 222). Ces procédés sont mis en oeuvre par al-TahTāwī dans ses choix de traduction, soit lors du processus de représentation, soit dans la mise en arabe de textes français donnés.

2. Les contraintes en jeu – enjeux socio-culturels, religieux et politiques

L’autocensure en traduction, qu’il s’agisse de transformations textuelles ou de recadrage, ou même, en amont de la traduction, de sélection de textes à traduire, peut être examinée de manière utile, nous semble-t-il, en faisant référence aux contraintes de réécriture dégagées par André Lefevere (1992). Ces contraintes peuvent relever du mécénat, de la poétique, de la hiérarchie des langues et des contextes mis en contact, et de leurs composantes idéologiques, économiques et celles liées au statut (ibid., p. 16).

Le mécénat et les contraintes qu’il entraîne sont très présents dans le discours d’al-TahTāwī. Dans l’entrée en matière, l’auteur invoque d’emblée le nom et les qualités de son protecteur, MuHammad ‘Alī. Il se place aussi par rapport à son alma mater, l’université religieuse d’Al-Azhar et situe son séjour à Paris sous la double égide du Vice-roi et de la légitimité religieuse que confère la recherche du savoir. Ce positionnement illustre les relations étroites et complexes qui lient traduction et pouvoir. Les lignes suivantes représentent un paratexte qui annonce en quelque sorte les limites dans lesquelles se place l’auteur et les interdits qu’il ne veut pas enfreindre :

J’ai pris Dieu […] à témoin que dans tout ce que je dirai, je ne m’écarterai point de la voie de la vérité et que j’exprimerai franchement les jugements favorables que me permettra mon esprit sur certains us et coutumes de ces pays, cela selon les cas particuliers. Bien entendu, je ne saurais approuver que ce qui ne s’oppose pas au Texte de la Loi apporté par Muhammad […].

L’Or de Paris, p. 44

La tâche est périlleuse. Caussin de Perceval (1795-1871), à qui al-TahTāwī avait communiqué son manuscrit du takhlīS, explique que, « [p]our prévenir le blâme des rigoristes, le cheikh Rifaa s’empresse de citer cette parole de Mahomet : allez chercher la science, fût-ce même […] en Chine » (Caussin de Perceval, 1833, p. 226)[4].

Il estime utile également de souligner le choix judicieux du Vice-roi d’avoir choisi la France comme pays d’accueil, et il nous explique : « Si tu voyais comment on la gouverne, tu te rendrais compte de la tranquillité parfaite dont jouissent les étrangers, du plaisir qu’ils trouvent avec ses habitants. Ceux-ci sont le plus souvent affables et bienveillants envers les étrangers, quand bien même ils sont de religion différente » (L’Or de Paris, p. 66). Il poursuit, d’ailleurs, « que la plupart des Français ne relèvent du christianisme que par le nom », jugeant sans doute une certaine laïcité plus neutre et donc plus susceptible de rassurer ses destinataires. Et lorsque de Sacy suggère que cette remarque soit révisée (une annotation qui figure dans le takhlīS), al-TahTāwī précise : « [c]e qui l’a porté à s’exprimer ainsi, c’est qu’il est pratiquant. Il en existe si peu que leur jugement ne compte pas » (L’Or de Paris, p. 181).

Par ailleurs, il convient de rappeler que les étudiants étaient fermement encadrés et que leur séjour était réglementé en vertu d’un statut d’études et d’impératifs disciplinaires. Ce suivi se retrouve d’ailleurs dans la formation des médecins et des ingénieurs affectés au programme de modernisation, et l’information était filtrée par le journal officiel, al-waqāi’ al-miSriyya. De retour en Égypte, al-TahTāwī allait jouer un rôle majeur dans le développement de la presse égyptienne[5].

En outre, le Vice-roi recevait des rapports réguliers des directeurs d’étude sur les étudiants, et ces directeurs suivaient de près le travail et la progression des membres de la mission[6], tout en leur rappelant « la généreuse et constante protection » de MuHammad ‘Alī (Jomard, 1828, p. 100). Dans son ouvrage, al-TahTāwī rapporte d’ailleurs que « [l]e directeur d’études ou notre surveillant nous rappelait souvent ces importantes dépenses occasionnées par notre enseignement et par tous les autres soins […], pour stimuler notre persévérance » (L’Or de Paris, pp. 207-208). Le takhlīS inclut d’ailleurs certains courriers de l’orientaliste Silvestre de Sacy (1758-1838), de Caussin de Perceval (1795-1871), professeur de langue arabe dialectale à la Bibliothèque royale à Paris, d’Edme-François Jomard (1777-1862), ingénieur géographe membre de l’Expédition d’Égypte et dont les travaux (cartes, relevés) figurent dans La Description de l’Égypte (1809-1828). Ces courriers fournissent un éclairage précieux sur le cadre dans lequel la formation et le travail de traduction d’al-TahTāwī s’effectuaient. Il est, par ailleurs, intéressant de noter que le thème de la censure, s’il ne figure pas de manière explicite dans les propos d’al-TahTāwī sur son travail d’observateur et de traducteur, est néanmoins mentionné dans le cadre de la Charte et de ses amendements. Témoin d’une période houleuse de l’histoire de France (la Révolution de Juillet), al-TahTāwī rapporte en effet les réactions populaires au durcissement de la censure (la censure préventive de la presse avait été abolie en 1822) introduit par Charles X avec la loi sur la presse du 18 juillet 1828.

S’il est vrai que la censure, préventive ou punitive, se manifeste le plus souvent dans le degré de tolérance accordé par la culture d’accueil, les contraintes censurantes peuvent également s’exercer à partir de la culture source et de ses représentants qui voudront projeter une certaine image ou, de manière plus spécifique, maintenir certains rapports avec l’Autre. Ainsi, pour revenir à l’École égyptienne de Paris, il est clair que le choix de textes à traduire et d’éléments à mettre en valeur ou à gommer était en partie guidé par le directeur d’études. Le takhlīS inclut le rapport d’un examen de traduction subi par al-TahTāwī où il est souligné que « [l]e cheykh [al-TahTāwī] sent très bien, à présent, que lorsqu’il aura à traduire des ouvrages de sciences, il sera obligé de renoncer à toute paraphrase et à créer même, au besoin, des expressions propres au sujet » (L’Or de Paris, p. 231). Toujours dans le même rapport, il est rappelé l’enjeu de cette formation : « L’assemblée s’est séparée, satisfaite des progrès du cheykh Refâh et persuadée qu’il est en mesure de rendre des services à son gouvernement; il sera capable de traduire les ouvrages qu’il importe de répandre pour propager l’instruction et la civilisation » (ibid.). Si Anouar Louca reproduit ici le texte français d’origine, il convient de s’arrêter sur l’écart qui existe avec la traduction arabe qui figure dans le takhlīS (ibid., p. 258)[7]. Al-TahTāwī estime en effet opportun de rajouter « fī al-bilād al-mutamaddina » soit, dans les pays civilisés. On peut suggérer ici que l’intervention du traducteur sert à atténuer le contraste implicite entre pays civilisateur et pays récepteur[8], l’Égypte ayant rejoint le groupe des pays civilisés. Les contraintes idéologiques qui s’exercent ici sont certes directement liées à la mission dont MuHammad ‘Alī a chargé les étudiants, mais elles s’expliquent aussi par l’engagement certain d’Edme-François Jomard qui veut « initier les jeunes Égyptiens à la culture occidentale, celle des Lumières » (Laissus, 2004, p. 11) dans le sillon de l’expédition d’Égypte, et aussi dans un contexte d’orientalisme naissant où l’Égypte était devenue à la fois objet d’étude et construction imaginaire.

Les efforts du Vice-roi pour faire instruire les membres de la mission sont présentés comme ayant pour objectif de « restituer [à l’Égypte] sa jeunesse d’autrefois, à ressusciter sa splendeur désagrégée » (L’Or de Paris, p. 53). Cette « restitution » est d’ailleurs évoquée par le directeur d’études, Jomard, qui s’adresse ainsi aux élèves, leur ayant rappelé « l’importance de la mission dont ils sont chargés » (1828, p. 115) :

Puisez au milieu de la France […]. C’est reconquérir pour votre patrie les bienfaits des lois et des arts, dont elle a joui durant tant de siècles, l’Égypte dont vous êtes les députés, ne fait, pour ainsi dire, que recouvrer ce qui lui appartient, et la France, en vous instruisant, ne fait qu’acquitter pour sa part, la dette contractée par toute l’Europe envers les peuples de l’Orient.

ibid., p. 116

Le programme de modernisation de MuHammad ‘Alī, qui visait en premier lieu la puissance militaire – l’acquisition des connaissances étant tout d’abord mise au service de l’organisation des troupes et des stratégies militaires – et dans lequel les réformes avaient des visées à court terme, est ainsi assimilé au rôle « civilisateur » de la France[9] et aide à légitimer l’appropriation des « sciences étrangères ».

2.1. La hiérarchie des langues en contact

Poétique et hypertextualité vont déterminer la marge de manoeuvre dont dispose le traducteur. L’arabe se présente à la fois comme une langue sclérosée et incontournable. Langue de la révélation coranique d’où elle puise sa légitimité, et à forte tradition littéraire, elle est utilisée comme écriture conventionnelle et formelle, et le traducteur se retrouve dans la situation du « porte-parole autorisé dont la parole d’autorité est plus que toute autre soumise aux normes de la bienséance » (Bourdieu, 2001, p. 344). Le recours aux conventions des essais littéraires ou des récits de voyage arabes correspond aux normes intériorisées dont parle Gideon Toury[10], normes qui vont infléchir la démarche du traducteur dont la langue se retrouve élargie de par sa mise en regard avec une autre langue. Comme le note Anouar Louca (1988) dans son introduction : « La langue vulgaire y voisine avec des archaïsmes, des calques sur le français, des emprunts au turc et des néologismes maladroits » (p. 34). Al-TahTāwī ne manque pas pourtant de souligner que « la langue arabe est la plus éloquente, la plus prestigieuse, la plus étendue et la plus douce à l’oreille » (ibid., p. 128) avant d’arguer comme suit : « On fait preuve d’ignorance en disant qu’il [un latiniste] ne connaît rien parce qu’il ignore la langue arabe. Quand un homme approfondit une langue quelconque, il devient connaisseur, en puissance, des autres langues » (ibid.).

3. Les passages traduits dans le takhlīS

L’ouvrage inclut un certain nombre de passages traduits du français par al-TahTāwī, le plus important étant La Charte constitutionnelle et ses amendements après la Restauration (ibid., pp. 132-139). La charte révisée réaffirme « le droit des Français de publier et de faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois » et assure que « la censure ne pourra jamais être rétablie » (cité dans Bellanger et al., 1969, p. 101). Les concepts politiques qui étayent les articles de la Charte représentaient un problème de traduction particulier puisque des notions telles que celles de « justice », « nation », « citoyenneté », « égalité », notions déjà relativement récentes dans leur contexte européen n’avaient pas de correspondances en langue arabe, ou en termes plus justes, toute équivalence possible se trouvait chargée de connotations d’un autre ordre, particulièrement religieux. Al-TahTāwī, pour rendre ces notions, puise en effet dans le lexique de l’Islam politique. Il va consacrer plus tard un chapitre entier de son ouvrage al-murshid al-amīn (publié en 1833) au concept de liberté, distinguant cinq formes de liberté (naturelle, de comportement, religieuse, civile et politique). Le traducteur doit ainsi négocier une réactivation du sens originaire et un sens neutre qui permettrait de désigner un concept nouveau. C’est le cas du terme arabe millah qui désigne l’appartenance religieuse et qui devient pour al-TahTāwī synonyme de « nation », « un ensemble d’individus habitant un même pays, ayant les mêmes moeurs, les mêmes us et coutumes et gouverné dans la plupart des cas par les mêmes lois et un même état. On parle aussi de citoyens, de sujets, de nations ou d’enfants de la patrie » (al-TahTāwī, 1973 [1833], p. 437). Il utilisera également le terme de ummah, traditionnellement réservé pour désigner la communauté des croyants. Le traducteur puise ainsi dans le fonds de la langue pour lexicaliser une nouvelle réalité, redéfinir certains concepts, stratégie que l’on retrouve dans l’ensemble de son oeuvre de traduction, al-TahTāwī ayant contribué de manière significative à la création de néologismes arabes.

Nous l’avons dit, la démarche de l’auteur-traducteur fait intervenir des mises en garde. Al-TahTāwī est soucieux de ne pas cautionner des assertions qui pourraient sembler hérétiques aux yeux de ses lecteurs, en particulier les ‘ulémas d’al-Azhar, ou encore qui pourraient offenser le pouvoir. Il s’agit pour le traducteur et l’auteur de ne pas déclencher le courroux de son protecteur, ni de tenir un discours susceptible de remettre en cause certaines institutions[11]. Ce positionnement se traduit par certains gommages et omissions. C’est ainsi que dans sa traduction de l’article 13 de la Charte constitutionnelle de 1814, « [l]a personne du roi est inviolable et sacrée. Ses ministres sont responsables. Au roi seul appartient la puissance exécutive », al-TahTāwī omet l’idée de sacrée et remplace les deux termes sacrée et inviolable par le terme muHtaram, ou respectable pour ne pas empiéter sur le domaine du religieux (al-takhlīS, p. 108). En outre, l’auteur veille à préciser en introduction à une section du takhlīS qui vise à expliquer la « désobéissance » des Français à leur roi qu’il ne rédige ce texte « qu’en raison de la valeur que cet événement représente pour les Français […] » (L’Or de Paris, p. 236). L’omission d’une référence au mouvement de rotation de la terre fournit un autre exemple d’autocensure. Dans un premier manuscrit du takhlīS, la référence figurait. Le traducteur l’omet ensuite, mais cette démarche pourrait aussi s’expliquer par l’intervention directe de Jomard qui aurait demandé à l’auteur du takhlīS d’éviter toute référence susceptible de heurter les sensibilités religieuses. Quant à la description du monde, Caussin de Perceval fait remarquer que « cette interprétation paraît bien hardie au cheikh Refaa » et propose l’explication suivante : « mais comme il sent la supériorité de nos connaissances astronomiques sur celle des Arabes et l’impossibilité de les répandre parmi ses compatriotes sans adopter notre système, il se résigne à marcher dans cette voie, dont cependant il croit devoir signaler les dangers aux lecteurs musulmans » (1833, p. 246). Cette réticence peut s’expliquer tout autant par la prudence du traducteur par rapport aux réactions possibles de l’orthodoxie religieuse, bien que l’astronomie eût occupé une place de choix dans les sciences islamiques (v. Saliba, 1996), que par une perspective orientaliste issue du Siècle des Lumières qui voyait un écart profond entre science et religion. Dans un traité de géographie publié au Caire quelques années plus tard et basé sur les travaux de Humboldt, Maissas et Michelot, al-TahTāwī précise que, dans un souci de fidélité, il conserve dans sa traduction des notions de cosmologie et de physique « auxquelles les ‘ulemas ne croient pas », car celles-ci sont admises sur les plans mathématiques (al-Hisābāt) et pratiques (al-‘amalyāt) même si elles ne font pas partie des croyances (i’tiqādāt) (al-TahTāwī, 1834 [1250], p. 6).

Conclusion

L’aménagement textuel et l’éclairage auquel sont soumis certains aspects du Paris de la Révolution de Juillet s’inscrivent dans le cadre d’une autocensure, elle-même déterminée par une double motivation : d’une part le souci de ne pas offenser le Vice-roi[12] et les autorités religieuses en Égypte, d’autre part de se conformer à ce qu’attend de lui son directeur d’études. Gilbert Delanoue avance en fait une « docilité aux ordres du pouvoir » (1982, p. 415) et voit « dans toutes [l]es oeuvres [d’al-TahTāwī] un écrivain officiel […]. Serviteur appointé du gouvernement égyptien, Rifa’a ne pouvait travailler que dans une ligne tracée, ou au moins autorisée, par celui-ci » (ibid., p. 416). Lorsqu’il relate et commente la suppression du titre de Roi de France auquel va se substituer celui de Roi des Français l’auteur du takhlīS précise que « chez nous, les deux expressions auraient été équivalentes, car le fait d’être roi par le choix du peuple ne contredit pas que cela soit accordé par Allah le Très Haut comme une bonté et une faveur. Il n’y a pas de différence pour nous, par exemple, entre “roi des Persans” et “roi du territoire de la Perse” » (L’Or de Paris, p. 252). Une telle explication peut certes contribuer au processus de représentation de l’altérité, qui passe par le rappel du familier. Elle peut également prévenir la méfiance du protecteur. Pour sa part, Richard Jacquemond, dans son étude du champ littéraire égyptien, estime que « Depuis Rifaa Al-Tahtawi [sic], le père de la Renaissance (Nahda) arabe moderne en Égypte, tous les écrivains égyptiens ou presque ont dû combiner une double identité d’écrivain et de scribe, c’est-à-dire de serviteur de l’État » (2003, p. 2). Si l’accent mis sur la fonction de scribe est justifié par l’importance et l’omniprésence de cette fonction dans l’Égypte de MuHammad ‘Alī[13], il ne faudrait pas pour autant sous-estimer l’engagement intellectuel d’al-TahTāwī. En ce sens, il convient en effet de dissocier les multiples et réelles contraintes « institutionnelles » dans lesquelles s’inscrit l’oeuvre entière d’al-TahTāwī, l’espace politique dans lequel s’insèrent ses traductions, de sa volonté surtout de faire partager son intérêt pour une modernité qu’il n’estime pas incompatible avec ses propres valeurs culturelles et religieuses. Dans son ouvrage sur l’histoire de la traduction, Michel Ballard rappelle que « la traduction a ceci de particulier, qu’alors que son objet avoué est la fidélité et la vérité, elle fait toujours apparaître des partis-pris linguistiques et culturels, que ce soit celui de l’ouverture ou de la fermeture, de l’acceptation et du rejet » (1992, p. 12). Cette acceptation « prudente » qui sous-tend toute la démarche d’al-TahTāwī traduit un effort de syncrétisme que Delanoue, en faisant référence à al-TahTāwī, décrit comme « une synthèse entre une fidélité religieuse et morale qui les liait à toute la nation et qui leur rappelait le passé glorieux du pays, et une franche ouverture à tous les progrès modernes dont ils étaient allés apprendre les secrets à l’étranger » (1982, p. 487).

Pour conclure, il convient de souligner à quel point le takhlīS est beaucoup plus qu’une relation de voyage dans laquelle alterneraient narration et tableaux. Outre le témoignage historique que constitue cette oeuvre, un exemple de l’ouverture de l’Égypte sur l’Europe, un regard « déformant » sans doute sur les courants libéralistes et orientalistes en France, l’effort de syncrétisme qu’elle évoque et qui passe par une autocensure constante, le takhlīS prend une toute nouvelle pertinence à une époque où certains s’obstinent à parler de « choc des civilisations ». La construction d’une image de l’Autre que représente l’essai d’al-TahTāwī est, certes, une forme d’occidentalisme étayée par des généralisations, une tentative encyclopédique de cerner la civilisation de l’autre par le biais de répertoires et de listes, et l’on pourrait lui reprocher de faire le pendant aux déformations orientalistes, mais cette tentative, qui a inspiré les courants réformistes en Islam, est un rappel salutaire des possibilités de rencontre. L’autocensure, qui s’explique certes en grande partie par une médiation soumise à diverses contraintes institutionnelles et idéologiques, est mise au service de cette accommodation pour produire un discours nouveau.