Corps de l’article

Depuis les recherches associées à Gilles Thérien (groupe « L’Indien imaginaire », 1982-1994), et avec certains emprunts à la critique d’autres littératures des Amériques, les études consacrées à l’autochtone littéraire au Québec s’additionnent lentement, mais sûrement. Les pages qui suivent, qui sont le remaniement d’un mémoire de maîtrise [1], portent sur un élément spécifique de cet imaginaire — la mise en scène des diverses figures d’un Amérindien alternativement posé comme uchronique ou comme ambassadeur d’une époque historique précise et révolue. Ces considérations s’accompagnent, au surplus, d’un grand nombre de détails circonstanciels, car les déploiements livresques de l’autochtone s’observent malaisément, si ce n’est par l’étude d’un corpus extensif, accompagnée de considérations d’ensemble. Cet article s’appuie donc, pour l’essentiel, sur l’analyse d’un vaste corpus constitué de huit romans, neuf recueils, 55 poèmes dépareillés, tous parus en livre ou en revue, de 1855 à 1875 — lequel a fait l’objet du mémoire déjà cité —, mais convoque également plusieurs autres imprimés.

Sandra Hobbs, dans un article récent, relève l’intérêt soutenu de la critique pour « la mise en discours ambivalente de la figure de l’Autochtone », tant dans les études québécoises que dans les recherches consacrées aux autres littératures d’« anciennes colonies de peuplement », sans pour autant qu’il y ait consensus sur les fondements, les modalités et les aboutissants de cette ambivalence récurrente [2]. À mon tour, je m’attaque à ce noeud gordien, fait de systèmes et de conflits discursifs complexes, non dans l’espoir de le trancher, mais pour mieux conduire, au fil de ses entrelacements, une réflexion où seront successivement examinées les ambivalences descriptives, identitaires et temporelles, toutes trois étroitement associées à la fabrique de l’Amérindien littéraire.

Ambivalences descriptives

La coexistence de valeurs contraires, d’après Hobbs, est ce qui distingue l’Amérindien des autres « personnages de l’Autre » du roman canadien-français et québécois des xixe et xxe siècles : le Juif, le Canadien anglais, l’Écossais, etc., « sont généralement représentés d’une manière uniforme — positive ou négative — selon l’époque de la littérature ». Hobbs précise : « [L]e plus souvent, les caractéristiques positives et négatives sont réparties sur des personnages [amérindiens] différents [3]. » Sauf lorsque l’ensemble amérindien est réuni sous la figure collective d’un « Sauvage » générique et cruel, c’est en effet par l’Iroquois — et tout particulièrement l’Iroquois des xviie et xviiie siècles — que s’exprime principalement le lieu commun et négatif de l’hostilité gratuite et de la férocité atavique. Les « cruels iroquois [4] », « Peaux-rouges sanguinaires » et « peuple inhumain [5] », n’ont ni raison, ni visées avouées ou avouables, lorsque qu’ils « S’élancent en poussant d’épouvantables cris/La flamme […] dans leurs yeux, l’outrage dans leurs bouche [6] ». Ils s’opposent alors aux « Hurons désarmés et surpris [7] », car l’exacerbation, chez un personnage, une nation ou un ensemble de nations, de traits négatifs ailleurs partagés par l’ensemble amérindien, s’accompagne de la mise en scène d’un individu ou d’une collectivité qui en est le contraire, et qui cumule les traits positifs en faisant contrepoids à l’adversaire. Christophe Colomb, au xve siècle, divisait déjà, en antithèses semblables, les doux Taïnos et les Caraïbes cannibales. Lorsqu’il massacre un village huron, une colonie française ou une mission jésuite, l’Iroquois littéraire est le nouvel avatar d’un bellicisme sauvage posé comme contraire à l’innocence. Ce lieu commun suit de près les grandes narrations de la « période héroïque » de la Nouvelle-France que livrent les historiens du xixe siècle. François-Xavier Garneau, dans son Histoire du Canada (1845), « peint les Hurons, alliés de la France, en blanc et les Iroquois, ennemis des Français, en rouge [8] ». À la séparation par alliances politiques, Jean-Baptiste-Antoine Ferland et les historiens canadiens-français qui suivront sa trace préféreront toutefois la ségrégation religieuse, et « placeront toujours les “païens” dans le camp ennemi et considéreront toujours les chrétiens avec sympathie [9] », ce qui permet d’édifier le pacifisme en valeur chrétienne que partagent le missionnaire et les « sauvages pieux » préalablement convertis. Au reste, si les critères de distribution des caractéristiques mélioratives et péjoratives sont variables, la division demeure.

Pourtant, les rouages de l’ambivalence s’observent au mieux lorsque les contradictions se trouvent réunies dans le portrait d’un personnage unique [10] ou d’un ensemble artificiellement maintenu en dépit de l’hétérogénéité de ses éléments : le « Sauvage », que les auteurs s’accordent à considérer en bloc, malgré l’accumulation de discordances nées de conflits entre régimes descriptifs incompatibles. Dès 1855, Maximilien Bibaud souligne par exemple l’inconséquence de François-Xavier Garneau qui, dans la première édition de son Histoire du Canada (1845), affirme que les Amérindiens, à l’exception des Natchez, n’ont pas de religion — lieu commun des plus usuels dès les xve et xvie siècles, et corollaire d’une définition des Amériques comme négation de l’Europe — avant de se contredire lui-même en dépeignant leurs rites funéraires, leurs fêtes, leurs sacrifices et leur sacerdoce [11]. À première vue, les discordances de régimes descriptifs correspondent aux divergences d’opinion d’auteurs spécifiques, ou encore à l’évolution diachronique des idéologies. La Biographie des Sagamos illustres de l’Amérique septentrionale (1848) de Maximilien Bibaud, par exemple, qui regorge de Bons Sauvages tels que popularisés par le romantisme européen, est attaquée dès sa parution par le journal montréalais L’Avenir, qui « prédit avec assurance que le noble sauvage n’a aucun avenir au Québec [12] ». À l’opposé, l’oeuvre historique et littéraire d’un auteur postérieur, Henri-Raymond Casgrain, regorge de « barbares […] alléchés par l’odeur du sang », et l’Amérindien collectif y devient un « abîme de férocité et de barbarie[13] ». Le choix d’une représentation méliorative ou péjorative de l’Amérindien semble ainsi, à première vue, reposer sur une décision contentieuse, à l’image des conflits explicites dans la littérature états-unienne de la même période, où s’affrontent les écoles « sympathic » et « antiprimitivist » dans les préfaces de romans historiques, chaque camp accusant l’autre de verser dans l’invraisemblable idéologique [14]. Pourtant, les apartés racistes des Légendes canadiennes (1861) de Casgrain, qui suivent le régime du « Maudit Sauvage » (« Ne devrait-on pas exterminer jusqu’au dernier cette race infâme qui n’est altérée que de carnage et de sang ? », LC, p. 22), s’accompagnent de portraits louangeurs, inspirés de celui du « Bon Sauvage » : « C’était un homme superbe, à l’oeil d’aigle, aux lèvres fines et fièrement arquées, au front élevé rayonnant d’intelligence et de loyauté, et d’un galbe si irréprochable que Phidias ou Canova l’eussent copié avec amour, comme le type de l’homme de la nature » (LC, p. 34). La logique des modulations des figures littéraires de l’Amérindien s’affirme avec davantage de netteté, lorsque celles-ci interviennent comme des éléments collectifs et circonstanciels, plutôt qu’individuels et linéaires. Les scènes de martyres jésuites ou d’autres massacres, par exemple, appellent l’imagerie péjorative, comme dans « Les pionniers canadiens » des Légendes canadiennes de Casgrain, ou les Trois Légendes de mon pays (1861) de Joseph-Charles Taché. Au contraire, lorsqu’il y a présence, notamment, d’un personnage coureur des bois, la topique appelle une imagerie méliorative et les traits prêtés à l’Amérindien deviennent positifs, comme dans « Le Tableau de la Rivière-Ouelle » des mêmes Légendes canadiennes ou encore dans Forestiers et Voyageurs (1863) du même Taché. L’ambivalence au niveau microcosmique — comme dans « La Jongleuse » des Légendes canadiennes, où coexistent régimes mélioratifs et péjoratifs — se rattache généralement à cette grande régularité macrocosmique que l’on vient d’esquisser.

D’où l’importance, pour l’imagologie, de considérations contextuelles et poétiques. Un exemple simple en est la distribution des attributs favorables et défavorables suivant une logique actantielle : le même subterfuge guerrier, qui est signe d’ingéniosité s’il est employé par l’Auxiliaire amérindien du Héros français ou canadien-français, devient la marque d’une lâcheté ou d’une traîtrise typique s’il est le fait d’un Agresseur [15]. Et c’est à rebours d’une telle structure actantielle que se mesure ce qui se construit comme un stéréotype amérindien, c’est-à-dire, pour reprendre la terminologie de la période à l’étude, ce qui constitue l’apport racial de l’Amérindien au rôle actantiel qu’il occupe. Le cas de la laideur du personnage amérindien est éloquent, comme le montre ce passage tiré d’un roman d’aventure de Joseph Marmette, Le chevalier de Mornac (1872) :

Sur un cou épais reposait une grosse tête, au front et au menton fuyants. Les yeux petits et bruns, brillaient à fleur de l’orbite, tandis que le nez écrasé semblait se confondre avec la bouche, saillante et carrée comme le museau d’une bête fauve. En un mot, c’était une vraie tête d’ours plantée sur un corps d’homme, à la charpente lourde et aux appétits féroces comme l’animal auquel il ressemblait [16].

Mais la laideur est un trait topique de l’Agresseur en général, plutôt que de l’Amérindien en particulier, comme l’illustre un autre personnage du même roman, nommé Vilarme, qui sans être amérindien, ni même anglais, présente néanmoins une apparence des plus déplorables : petit, gros, « rouge de figure, de barbe et de cheveux », bouche épaisse, nez camus, yeux torves et gris sale, front bas et ridé, « [r]ien de franc ni d’ouvert dans ce vilain visage » (ChM, p. 67). C’est en déterminant les éléments communs à ces deux descriptions, puis en les soustrayant à l’une d’entre elles, que l’on délimite leur spécificité : Vilarme est laid, mais Griffe-d’Ours est laid comme un animal. Cette conclusion préliminaire est confirmée par d’autres textes : les traits prêtés à l’Amérindien, négatifs (férocité, inhumanité, saleté, imbécilité) comme positifs (beauté, liberté, noblesse, agilité), s’expriment souvent par le recours à la comparaison ou à la métaphore animalière. Toute conclusion imagologique portant sur la « Figure de l’Indien » doit donc être modulée en fonction de considérations structurales et poétiques [17]. Hélène Destrempes parvient à la même conclusion lorsqu’elle affirme : « En mettant l’accent sur les contraintes architextuelles et narratives de la figure de l’Indien, il est ainsi possible de montrer que cette figure n’existe pas en soi et qu’on ne peut l’isoler de ses multiples conditionnements : contextuels, intertextuels, paratextuels, génériques et esthétiques [18]. » D’où la pertinence, dans le cadre d’un examen des figures de l’Amérindien « d’un autre âge », de percevoir celui-ci comme l’actualisation d’une poétique précise, en le collationnant avec les figures auxquelles il répond, et en considérant la position discursive qui lui échoit. Or, l’Amérindien littéraire, tant au niveau actantiel qu’à la faveur de la récupération dont il fait l’objet dans un discours spécifique, s’accorde aux actes des personnages français ou canadiens-français, et aux attentes d’un discours identitaire.

Ambivalences identitaires

Gilles Thérien demandait, il y a plus de vingt ans : « Quel rôle ce phantasme [de l’« Indien imaginaire »] joue-t-il dans l’élaboration de notre culture, de notre discours identitaire [19] ? » À cette question, l’une des réponses offertes par la critique est que l’Amérindien littéraire ou pictural est le double symbolique de la collectivité qui l’énonce. François-Marc Gagnon observe, par exemple, dans le portrait de Zacharie Vincent, le dernier des hurons (1838) d’Antoine Plamondon et le Portrait de Josephte Ourné (1844) de Joseph Légaré, l’allégorie des enjeux de survivance propres à la nation canadienne-française, une identification symbolique, ou « indianité de résistance », que Louise Vigneault retrouve, pour sa part, dans les milieux artistiques de l’avant-garde picturale des années 1940 [20]. Le double amérindien peut également servir de contre-exemple, comme dans les manuels de tempérance de la fin du xixe siècle, où l’Amérindien alcoolique incarne ce qui est stigmatisé dans le comportement du Canadien français [21]. Le « rôle de double ou de métaphore », d’après Hobbs, n’est pas présent « dans la littérature des autres anciennes colonies de peuplement », au contraire d’un autre usage, bien répandu celui-là : celui de l’autochtone qui « sert aussi de figure initiatrice de l’américanité, une figure d’authenticité qui cautionne le projet national québécois [22] ». D’après Terry Goldie en effet, le processus d’« indigenization », par lequel le « Blanc » canadien, australien ou néo-zélandais aspire à une identité d’appartenance au territoire occupé, est une caractéristique propre à la littérature des anciennes colonies de peuplement [23]. Or, l’indigénisation est un procédé discursif ambivalent, où l’identité canadienne-française s’établit au sein d’un rapport qui est à la fois de distanciation et d’appropriation de l’Amérindien imaginaire.

La présence du personnage français ou canadien-français dans la fabrique des représentations facilite l’exégèse de la distribution actantielle des personnages amérindiens. À première vue, les portraits mélioratif du Huron et péjoratif de l’Iroquois répondent en effet à une recomposition simple des conflits politiques et historiques : ici, les guerres franco-iroquoises se poursuivent, sur papier, à coups de traits de plume justificatifs. Le roman François de Bienville (1870) de Joseph Marmette propose ainsi comme une évidence la culpabilité de l’Iroquois, dit premier fautif, qui autorise la réprimande. C’est pour « mater l’insolence de ces barbares » que les troupes françaises se livrent, en 1687, à un massacre, qualifié de « sévère correction », qui réduit « de moitié » les « dix mille âmes et plus de huit cents guerriers » de la nation des Tsonnontouans. La rhétorique de la réprimande est unidirectionnelle : les 200 morts et 120 captifs français des années 1688 et 1689 sont, quant à eux, évoqués comme de « grands ravages », des « massacres accomplis […] avec une cruauté inouïe [24] ». Pourtant, la critique littéraire ne peut se contenter de relever que l’écriture prétend alors suivre de près les faits historiques ; plus encore, il lui faut interpréter cette mimèsis affichée. L’Iroquois, dans l’imaginaire canadien-français, n’est pas le résidu passif d’une histoire déjà accomplie, mais bien une actualisation affirmée, la récupération d’un « autre âge » au sein même du présent. De fait, la littérature canadienne-anglaise qui lui est contemporaine n’a pas fait les mêmes choix, laquelle, « malgré le fait que les Iroquois aient été des alliés de longue date des Britanniques », n’en fait pas des Auxiliaires, à l’instar des Hurons de la littérature canadienne-française, mais bien au contraire les peint également comme une nation « cruelle, traîtresse et belliqueuse [25] ». Le jeu des alliances passées ne commande pas nécessairement l’ordre des représentations littéraires.

Que la menace iroquoise (ou la menace amérindienne générique) soit également mise en scène, à la même époque, par la littérature canadienne-anglaise n’empêche cependant pas ce lieu commun d’être posé, par la littérature canadienne-française, comme principe initiateur d’une spécificité canadienne-française : « comme Hercule dans son berceau », Québec prouve sa destinée en sortant « vainqueur de la lutte qu’il dut soutenir contre l’iroquois reptile [26] ». Le danger amérindien, qui exalte l’héroïsme des premiers colons [27], permet l’invention du Canadien français qui, telle une fleur fragile exposée aux vents furieux de la barbarie, construit un pays au risque de sa vie :

Autour des fortifications s’étendaient quelques champs conquis sur la forêt, que les habitants ne pouvaient cultiver qu’au risque de leur vie, tenant la pioche d’une main et le fusil de l’autre ; et au delà, en avant, en arrière, à droite, à gauche, partout le désert, partout l’immense océan de la forêt, antre ténébreux dont les sombres voûtes recélaient une multitude d’êtres mille fois plus cruels, mille fois plus formidables que les tigres et les reptiles. Il est facile d’imaginer de quel courage indomptable devaient être trempés ces hardis pionniers qui avaient osé venir planter le drapeau de la civilisation au milieu de ces lointaines solitudes, malgré des dangers sans nombre.

LC, p. 17

Si l’Amérindien est l’un des exempla par excellence de la survivance, ici, ce n’est pas lui, pourtant, qui sert de double au Canadien français, mais l’ancêtre héroïque de ce dernier, pour qui la menace amérindienne est un faire-valoir :

Que grand dût être leur courage [celui de « nos ancêtres »],

Pour affronter, dans ces climats,

Le froid, la faim et le Sauvage,

Dangers renaissants sous leurs pas !

Imitez donc le noble exemple

Que vous transmirent vos aïeux [28].

Ce procédé est régulièrement employé par le roman historique, où « le soldat qui s’arme en guerre a peut-être bien moins besoin de ses armes pour sauver sa vie, que nous ici pour aller visiter un voisin » (ChM, p. 78 ; voir également p. 38, p. 57, p. 72 et p. 76).

Dans le corpus recensé, un seul texte prend le contre-pied de cette image, en mettant en évidence que ces représentations du danger et de la lutte sont des créations identitaires, et rappelle que la menace amérindienne et l’héroïsme canadien-français qui en découle n’existent plus. Le personnage principal d’Une horrible aventure (1875) de Vinceslas-Eugène Dick, jeune étudiant canadien-français à Paris, se définit, aux yeux de ses condisciples étrangers, par la mise en scène d’une « réalité » où prime l’élément amérindien :

— […] je vois que vous ne connaissez pas mon pays et que vous ignorez complètement les moeurs de ces démons. Tenez, pas plus tard que l’année dernière, un de mes cousins a été littéralement dévoré vif par eux…
— Dévoré vif !
— Dévoré vif, messieurs : c’est comme je vous le dis. […] [S]achez, messieurs, que, la nuit, les bois autour de Québec fourmillent de sauvages qui guettent les voyageurs attardés ou les imprudents que leur mauvaise étoile a conduits là.
[…]
— Eh ! sangdiou ! vit-on jamais pareille chose ?…. une contrée où les gens sont égorgés, massacrés, torturés, mangés même aux portes de la capitale ?
— Que voulez-vous ! c’est dans les moeurs américaines. La vie d’un homme n’est rien dans ces vastes régions où la mort plane en permanence, où le danger se cache derrière chaque touffe d’herbe, chaque rocher fait trébucher sa victime à chaque pas qu’elle hasarde.

Mais l’élucubration moqueuse est rapidement exposée, et les étudiants parisiens s’aperçoivent qu’ils ont été bernés :

— Il n’y a pas de sauvages au Canada ?
— Si, quelques-uns — pâles rejetons des tribus guerrières du dernier siècle — mais ils sont civilisés comme toi et moi.
— Ils ne vivent donc pas en forêt et sous des ouigouams ?
— Ils ont des maisons confortables et vivent, pour la plupart, de leur travail. Quant aux forêts du Canada, mon garçon, elles sont aussi sûres, et même plus sûres, que celles de France [29].

La présence amérindienne — dont la menace n’est qu’une manifestation — favorise, au Québec, l’actualisation de genres littéraires européens, voire de textes spécifiques. Michel Lord a montré l’importance, pour l’émergence du roman québécois au xixe siècle, de l’esthétique du roman gothique anglais. Mais la veine gothique, dit-il, jugée invraisemblable et « sans rapport avec la réalité dite canadienne », se tarit rapidement, dès 1860 [30]. Une certaine forme de fantastique survit pourtant à cet abandon, grâce à l’apport d’éléments amérindiens. Dans le roman gothique québécois tel que décrit par Lord, la « forêt obscure », sombre et mystérieuse, qui « [p]orte en soi le cachet d’une étrange nature [31] », remplace les ruines architecturales proprement gothiques, absentes du paysage canadien [32]. De même, pour la suite, le rôle des spectres est assigné aux « Sauvages », au propre comme au figuré : « fantômes [33] », « vaine ombre », « esprit en peine [34] », qui hurlent et agitent « quelque énorme chaîne [35] » ! Dans un poème comme « Le braillard de la montagne » de Taché, l’Amérindien surnaturel est posé comme décor fantastique, plutôt que comme personnage : « Les premiers habitants de ces belles contrées », comme quelques « fantasques follets », « Gobelins des grands bois », « Lutins ivres de sang », ou « démons », font retentir la forêt de leurs rires stridents, de leurs cabales, carnages, orgies infernales et « bals odieux [36] ». Il s’agit d’un simple supplément scénique : l’Amérindien « gothique » ne réapparaît pas à la suite de ces quelques vers liminaires.

Cet Amérindien, qui dans les textes sert d’adversaire ou d’auxiliaire relégué aux seconds rôles, le discours nationaliste en fait la figure de proue d’une spécificité propre à la littérature québécoise naissante. Dans un « Essai sur la littérature du Canada », publié en 1845 dans La Revue canadienne, Louis-Auguste Olivier reproche aux auteurs canadiens-français leur échec à « donner à leurs oeuvres une couleur originale » et un « caractère propre à notre littérature [37] ». Il ajoute : « ils nous peignent les hommes de nos jours, les sciences et les moeurs de notre époque, hommes, scènes et moeurs à peu près semblables à ceux de l’ancien monde ». Sa contre-proposition n’est pas un appel aux descriptions de la réalité locale, puisque celle-ci n’est qu’une imitation de l’Europe, mais plutôt à l’invention d’un objet imaginaire, pour laquelle « nous devons franchir les limites de notre époque […], nous devons dire adieu aux hommes de nos jours, à nos institutions ; nous devons remonter aux premiers temps de notre histoire [38] ». L’époque révolue, dont Olivier propose la colonisation littéraire, est celle d’une nature gigantesque, écrasante, peuplée d’autochtones des premiers âges :

Nous n’irons plus sous de faible bosquets pour y voir des nymphes toujours plus jeunes, quoique décrites depuis tant de siècles ; nous nous enfoncerons dans l’épaisseur de forêts anciennes comme le pôle glacé du nord jusqu’où elles s’étendent. Là nous trouverons des peuples sauvages, peuples au sortir des mains de la nature ; là tout vous semblera nouveau par son extrême ancienneté, et votre esprit, franchissant les siècles, vous reportera aux temps voisins de la naissance du monde [39].

Olivier recommande donc de se livrer à un exercice de permutation, où l’« ancien monde », trop actuel, cède le pas à un nouveau monde d’« extrême ancienneté ». L’exemple le plus détaillé qu’il propose concerne la substitution de la figure de l’Européenne des boudoirs, « vêtue de soie » dans « sa pose langoureuse », par celle de la jeune et jolie Sauvagesse :

[V]ous évoquerez la fille des peuples qui jadis parcoururent ces rives, la pure et naïve Algonquine au langage harmonieux. Vous nous la peindrez au sortir du bain, ses cheveux noirs encore trempés par les eaux du fleuve et la couvrant toute entière. Elle a reçu, pendant le jour, les présents de chasses des plus beaux guerriers de sa tribu, et cependant une tristesse vague, un désir ou un regret a saisi son coeur ; aucun de ces guerriers, trop occupés de la gloire des combats, n’a murmuré à son oreille le mot que son âme, vierge comme son corps, attendait. Ses yeux noirs, si doux, si limpides, tournés vers le ciel, semblent y chercher ce qu’elle ne saurait trouver au milieu des siens, sur cette terre sauvage ; vous nous direz le cri naïf de sa joie, lorsqu’elle aperçut, pour la première fois, l’Européen qui, bravant les tempêtes de l’Océan, avait abordé sur ces rivages. Oh ! ton amour, jeune fille, qu’il sera beau, qu’il sera pur [40] !

Cette littérature de la permutation, prônée par Olivier, s’épanouira notamment dans « L’Iroquoise du Lac Saint-Pierre » (1863) de Louis Fréchette et « La vengeance huronne » (1874) de William Chapman, où les détails du « Lac » (1820) d’Alphonse de Lamartine, dont « l’influence sur la plupart des jeunes auteurs canadiens […] est visible et incontestable [41] », sont gommés et remplacés par un choix d’éléments amérindiens ; qu’on en juge d’après ce parallèle :

[« Le Lac » de Lamartine]

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;

On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,

Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence

Tes flots harmonieux.

[« L’Iroquoise du Lac Saint-Pierre » de Fréchette]

O lac ! te souvient-il des jours de mon jeune âge,

Quand plaçant, au printemps, nos wigwams sur ta plage,

Nos guerriers, dans tes bois, venaient chasser le daim ?

Te souvient-il encore de ces jours si paisibles

Où le vol cadencé des avirons flexibles

Emportaient nos canots bondissant sur ton sein [42] ?

Mais l’Amérindien auquel renvoie cette littérature est celui dont l’évanescence et la distanciation émoussent le danger et l’adversité. Il est significatif qu’Olivier, pour illustrer son propos, choisisse la Sauvagesse jeune et jolie, figure qu’avait par ailleurs déjà cautionnée la nouvelle anonyme « L’Iroquoise », publiée en 1827 dans La Bibliothèque canadienne. L’altérité de cette Sauvagesse omniprésente, candide et noble, chaste et suave, est anesthésiée, tant physiquement — « ses joues [sont] moins brunes que ne les ont ordinairement les Indiennes [43] », « son teint [est] moins cuivré que celui des autres femmes de sa race » (ChM, p. 141) — que spirituellement, par sa conversion. La jolie Sauvagesse n’appartient pas à son peuple [44], mais au mâle canadien-français, qu’il soit son prétendant ou son confesseur. Malgré l’ambivalente promesse d’hybridité culturelle que son union avec le Canadien français laisse envisager, lorsque la jolie Sauvagesse fuit sa nation et l’hostilité de son père, elle devient plutôt synecdoque de la conversion culturelle absolue : « [m]audissant » une race dorénavant perçue comme « étrangère », la « belle Sidéra » ne souhaite dorénavant rien de plus que faire bénir son union avec « son Louis, l’objet de tous ses rêves [45] ».

La dualité de la figure de la Sauvagesse, dont l’usage discursif est recevable pour autant qu’elle soit réduite [46], mais dont la présence même signale un irréductible désir d’altérité, voire d’hybridation, renvoie à l’ambivalence du portrait du colonisé tel qu’analysée dans les travaux d’Homi K. Bhabha, dont Hobbs a récemment souligné la pertinence pour notre propos, et même si Bhabha renvoie à la situation coloniale de l’Inde britannique, où les rapports collectifs sont bien différents des situations québécoise et canadienne [47]. Le discours colonial, d’après Bhabha, peint le colonisé comme une réalité sociale à la fois autre, mais pourtant entièrement connaissable et visible, suivant un système de représentation « structurellement similaire » au réalisme [48], et j’ajouterais : à l’écriture de l’histoire. L’Amérindien littéraire du Québec au xixe siècle est, en effet, dominé par un appareil narratif qui se présente comme un supplément ethnographique omniscient. Le personnage individuel est susceptible de variances, mais l’ensemble de la « race » est entièrement déterminé par une logique parfaitement maîtrisée. Le « Sauvage » du discours canadien-français est l’Amérindien réel, affirme-t-on, au contraire de l’« Indien » du romantisme français. Marmette prétend ainsi décrire les véritables « incommodités de la vie sauvage », dont les particularités « étaient des plus grossières, quoi qu’en aient écrit Chateaubriand et bien d’autres » (ChM, p. 141 ; je souligne). Pourtant, malgré le fait qu’il soit entièrement connaissable, l’Amérindien est pertinent — c’est-à-dire qu’il convient exactement aux besoins rhétoriques de l’énoncé qui le crée — dans la mesure où il représente avant tout une altérité intransigeante. La distanciation d’avec la figure de l’Amérindien est nécessaire à sa récupération comme instrument de distinction nationale : comme l’affirme Olivier, l’Amérindien doit être suffisamment étranger pour qu’il permette de « dire adieu aux hommes de nos jours, à nos institutions », autrement les lettres canadiennes-françaises ne sont qu’une contrefaçon de celles de l’Europe. Et j’emploie ici « contrefaçon » à escient, en songeant notamment au principe de « mimicry » de Bhabha qui, pour illustrer ce concept, renvoie aux « Observations » (1792) de Charles Grant, dans lesquelles ce dernier, partagé entre le désir d’une réforme religieuse de l’Inde britannique et la peur que les Indiens en conçoivent un désir d’émancipation, en vient à proposer une diffusion « partielle » du christianisme, une « imitation des moeurs anglaises qui les induirait à demeurer sous notre protection [49] ». En ce sens, la contrefaçon est une conversion culturelle partielle, née de la peur d’émousser certaines distinctions que l’on souhaite irréductibles, et donc ambivalente, puisqu’elle hésite entre le désir de conformité et son refus. Dans le cas de la colonie de peuplement, conquise, qu’est le Canada français, les rapports d’ambivalence et de contrefaçon s’expriment dans plusieurs directions, mais principalement, en regard de notre propos, par une stratégie discursive de représentation de l’autochtone. L’Amérindien littéraire s’accompagne régulièrement de narrations où se fait jour un désir, jamais réalisé, de transmutation d’un état culturel et religieux en un autre. La Sauvagesse, même convertie au christianisme (auquel cas, bien souvent, elle meurt), et même si elle est moins « brune » et « cuivrée » que d’autres, n’est au final qu’une contrefaçon de la figure de la Canadienne française, dont elle emprunte la plupart des traits — ou est-ce l’inverse ? De même, un résidu quasi bestial survit lorsque l’Amérindien laid souscrit — se convertit — au régime descriptif de l’Agresseur. Inversement, le coureur des bois, contrefaçon du Sauvage, n’est jamais tout à fait ensauvagé dans les récits. Sous son « costume » survivent les valeurs qui lui sont prétendument caractéristiques :

De prime abord, et à une petite distance, il aurait été difficile de ne pas confondre ce personnage avec les naturels du pays ; mais aussitôt après cette première impression, un oeil intelligent pouvait aisément distinguer tout ce qu’il y avait de beauté et de force de caractère sous les dehors incultes et ravagés de cette jeune figure et sous la bizarrerie de son costume [50]

Pour décrire cette conversion partielle, j’ai employé ailleurs le carré sémiotique d’Algirdas Julien Greimas et François Rastier [51] : l’Euro-Américain (Civilisé, S1), lorsqu’ensauvagé, ne se métamorphose pas en son contraire (Sauvage, S2), mais en son contradictoire (Non civilisé, ¬S1) ; l’Amérindien païen (Sauvage, S2), même converti, même « civilisé », sans être Civilisé (S1), se contente de n’être plus tout à fait SauvageS2). L’ambivalence structurale ainsi décrite pourrait s’exprimer tout aussi bien dans la terminologie de Bhabha :

Les résidus ou dérapages produits par l’ambivalence de la contrefaçon (ce qui est presque identique, sans l’être tout à fait) […] se transforment en incertitude qui établit le sujet colonial comme une présence « partielle ». […] Comme si l’émergence même du « colonial » dépendait, pour sa représentation, d’une limitation stratégique, ou d’une interdiction interne au discours autoritaire/autorisé [52].

Ainsi que le relève Hobbs, les théories de Bhabha permettent de concevoir l’ambivalence propre à la « représentation de l’Autochtone », comme la réponse (inconsciente) aux « besoins contradictoires de la psyché coloniale, qui cherche à masquer la différence de l’Autre en même temps qu’il la révèle [53] ».

La distanciation — nécessaire à la fois pour établir l’originalité d’une appropriation du fait amérindien, mais également pour prévenir toute confusion possible entre le Canadien français et son « Sauvage [54] » — s’exprime visuellement dans la disposition matérielle de la page imprimée, dès lors qu’est invoqué le « coloris des langues amérindiennes », marqueur d’une littérature nationale [55]. La langue sauvage, « cette forme pittoresque qu’on connaît si bien au pays et qu’on aime toujours », prend place aux côtés de régionalismes revendiqués : les coureurs, plaque, arrachis, caches et brancher s’accompagnent de matachias, nâganes et mascouabina [56]. Malgré tout, les Tshinépick (LC, p. 38), chichicouè [57], ouragans et mikouannes (ChM, p. 204) qu’accumulent les récits sont des mots qui, bien qu’à usage identitaire, se présentent comme incompris, étrangers, et s’accompagnent systématiquement de notes de bas de page : « Les matachias sont des ceintures et colliers, ornements des Sauvagesses » (TL, p. 37), etc.

Pourtant, dans le corpus recensé, la principale expression d’une appropriation doublée d’une distanciation est de l’ordre des régimes de temps narratifs. L’Amérindien réclamé comme héritage est celui d’une Nouvelle-France disparue. Il n’est proche qu’à la distance d’un siècle ou deux, et n’est contemporain que lorsqu’il ne se ressemble plus à lui-même.

Ambivalences temporelles

Tout comme pour Louis-Auguste Olivier, lorsque Jean-Baptiste Proulx, dans un compte rendu de l’anthologie Les fleurs de la poésie canadienne (1869), applaudit à la récupération de l’« élément indien » là où Olivier la réclamait, la distanciation temporelle est de mise. L’Amérindien invoqué est celui qui n’existe plus, que « ressuscite » la plume canadienne-française :

Les anciennes tribus sauvages ont toujours excité l’intérêt du peuple canadien […], mais ces nations ont presque entièrement disparu de la surface de notre sol, et elles ne nous apparaissent plus que comme des ombres dans la nuit du passé. Or les poëtes du Canada les ont ressuscitées dans leurs vers, et vous voyez paraître devant vous ces héros d’un autre âge simples et grandioses, comme il convient aux enfants des forêts […]. Cet élément indien, introduit dans notre littérature, lui donne un caractère d’originalité sombre et solennelle, qu’elle ne partage avec aucune autre [58].

L’évocation de l’« autre âge » des Amérindiens est un procédé d’une grande ambivalence, où s’entrechoquent les régimes chronologiques. L’« autre âge » appelle, d’une part, la narration du progrès qui lui a succédé, c’est-à-dire de l’essor chrétien, qu’exprime tout particulièrement le lieu commun de la cruauté sauvage, vaincue :

La voix d’un sauvage domina le chant des oiseaux […] ; mais son chant n’était pas ces anciens cris de guerre que nos pères entendaient, lorsque des tribus sanguinaires venaient les attaquer, pour s’exciter entre elles au meurtre et au carnage. Mais la voix sonore du chantre respirait un sentiment de douceur ineffable. Il y avait quelque chose dans ses paroles qui ressentait la bienfaisante et divine influence que le Christianisme exerce sur ces peuples autrefois si féroces [59].

Cette grande narration soutient le projet des Trois Légendes (1861) de Taché, qui offrent trois tableaux d’un « drame moral » d’où se dégage « l’histoire religieuse et sociale des races aborigènes de notre Canada » :

— L’histoire de L’Ilet au Massacre, la première par ordre de temps, nous montre, touchant à son paroxysme, l’état de féroce barbarie dans lequel étaient plongés les aborigènes de l’Amérique du Nord, avant l’arrivée des missionnaires.

Le Sagamo du Kapskouk nous fait assister à cette lutte tempêtueuse qui se fit dans la nature insoumise des sauvages, lorsque leur fut exposée la doctrine catholique, avec l’alternative de ses promesses magnifiques et de ses menaces terribles.

Le Géant des Méchins c’est la dernière étreinte de l’erreur aux prises avec la conscience ; et le triomphe final de la Religion.

TL, p. 13-14

L’« autre âge » appelle pourtant, d’autre part, la narration d’une décadence, dont le premier acte est un état naturel paisible et pacifique, avili par le changement et l’hybridité : « lorsque le sang indien coulait pur dans les veines du Huron, les Peaux-Rouges étaient exempts des vices hideux que les Visages-Pâles leur ont communiqués » (Di, p. 111). Ces deux grandes narrations contradictoires coexistent, bien que rarement avec autant de détails que dans les Trois Légendes. Elles transparaissent d’ordinaire sous forme de micro-narrations, qui sont aux grandes narrations ce que les idéologèmes sont aux idéologies, ce qui évite les contradictions trop manifestes, et facilite l’ambivalence. « L’Ilet au Massacre » de Taché, en lieu et place de la « féroce barbarie » promise, s’ouvre plutôt sur le locus amoenus d’une « contrée giboyeuse et poissonneuse », où, avant l’attaque iroquoise, « [l]’intelligente et vigoureuse race des Micmacs » mène une « vie insouciante et commode, au sein de cette nature grande et généreuse » (TL, p. 32 et p. 34).

Or, le lieu de rencontre de ces deux grandes narrations, montante et descendante, antiprimitiviste et primitiviste, correspond à une époque conçue comme mitoyenne : la Nouvelle-France, qui permet l’expression du plus grand nombre de lieux communs rattachés au plein déploiement des figures de l’Amérindien, avec un minimum optimal de contradictions. La période qui précède le « contact », outre son ambivalence trop marquée, souffre de l’embarrassante absence du personnage français ou canadien-français, voire du personnage chrétien, irremplaçable pour tenir le rôle du Héros, comme il le fait dans la quasi-totalité des oeuvres narratives du xixe siècle québécois. Ainsi Louis-Auguste Olivier, lorsqu’il rebrousse chemin vers « ces temps inconnus » et leur « nature majestueuse », remonte trop loin, et se retrouve face à un peuple terrible, à l’« âme féroce », « hurlant ainsi que des loups furieux ». L’objet de son essai est d’esquisser de nouveaux tableaux, propres à inspirer l’écriture canadienne-française, mais les tableaux les plus anciens au contraire lui inspirent un mouvement de recul, suivi d’une réorientation : « Mais laissons ces révoltants tableaux. […] Décrivez-nous plutôt la douce tranquillité qui succède tout à coup à ces jours de vengeance ». À la violence brute des temps primordiaux et sanglants succède un âge béni, optimal, où « l’amitié règne » et où « [l]es étrangers, chez eux [les autochtones], sont appelés du nom de frères, et sont reçus comme des frères [60] ».

Il n’est alors guère fortuit que l’Amérindien littéraire, habitant rarement un présent qui est contemporain à son énonciation, vive et meurt principalement aux temps héroïques de la Nouvelle-France, depuis les tout premiers contacts jusqu’aux dernières alliances de la Guerre de Sept Ans : 1632, 1648, 1656, 1664, 17… [61], etc. Comme l’Amérindien gothique, l’Amérindien « historique » sert à l’élaboration d’un décor, dont l’un des éléments constitutifs, on l’a vu, est la menace iroquoise, initiatrice d’un suspense narratif. Aussi fallait-il signaler ces ruines évocatrices, qui manquent le plus souvent à l’appel au Canada et auxquelles l’Amérindien gothique se substitue, car l’Amérindien historique joue un rôle similaire, dans l’économie du roman ou de la poésie historiques, à celui du vestige architectural des relations canadiennes-françaises de voyage en Orient publiées au même moment. Dans ces récits, Pierre Rajotte relève que le « déplacement dans l’espace laisse souvent place à un voyage dans le temps, à la rencontre d’un monde qui n’existe plus ». Le lieu touristique privilégié est celui des vestiges d’un passé prestigieux ; pourtant, ce ne sont « ni l’agencement des pierres ni leur usure qui retiennent l’attention des voyageurs, mais la possibilité qu’elles offrent de substituer le discours historique à la description de l’espace actuel [62] ». Dans un tel contexte, l’altérité humaine n’est guère pertinente, et les voyageurs « sont tentés d[’]occulter » l’Oriental contemporain, ou encore « l’accusent d’avoir laissé le temps faire son oeuvre de destruction, d’être responsable de l’avilissement du passé ». À cette fin, poursuit Rajotte, « ils établissent un rapport de cause à effet entre sa différence religieuse et la destruction de tant de lieux jadis célèbres [63] ».

L’Amérindien littéraire cumule les rôles discursifs de la ruine et de l’Oriental. Lorsqu’il n’appartient pas directement à un âge révolu, il est un vestige, qui offre la possibilité de substituer le discours historique à la description d’une présence contiguë. Dans le recueil Divers (1893) de Philippe Aubert de Gaspé, à deux reprises — pour les nouvelles « Le Loup-Jaune » et « Le village indien de la Jeune-Lorette » — un vieillard amérindien du xixe siècle, ravagé, sert de prétexte aux narrations d’un passé idéalisé. Le premier, Loup-Jaune, « dernier de sa race », est « d’une haute lignée, d’une noble race », mais il « aim[e] la paresse », et son corps est mutilé par le temps et par d’anciennes tortures iroquoises (Di, p. 58 et p. 72). Le second, Ohiarek8en, l’un des vingt derniers locuteurs de « l’idiome huron », est un « philosophe naturel », possédant « l’air superbe d’un empereur romain » (Di, p. 110 et p. 107), mais il personnifie également l’alcoolisme. Tous deux correspondent à une figure amérindienne bien représentée dans les textes, celle du Dernier Sauvage, « Rejeton d’un peuple sauvage/Aujourd’hui presque disparu [64] », « seul débris d’une race indomptable en courage [65] », qui pleure son passé et boit son présent, voire machine quelque complot sorcier (s’il s’agit d’une Dernière Sauvagesse). Loup-Jaune et Ohiarek8en donnent vie à des âges révolus : « C’était [il y a] bien longtemps, bien longtemps avant que Visage-Pâle avait passé le grand lac, sur grand navire, pour visiter les Peaux-Rouges », raconte l’un ; « Les Hurons n’ont pas toujours été la poignée d’hommes que tu vois dans ce village ; leurs guerriers, aussi nombreux que les étoiles du ciel pendant une belle nuit, faisaient trembler, autrefois, toutes les nations de l’Amérique du Nord », raconte l’autre (Di, p. 61 et p. 117). Le récit principal d’Ohiarek8en se déroule cependant au tout début du xviiie siècle [66]. Loup-Jaune, lorsqu’il relate les tortures que lui ont fait subir les Iroquois, renvoie néanmoins à un passé consciencieusement distancié, puisque, à l’aube du xixe siècle, il est déjà âgé d’une centaine d’années [67].

Comme l’Oriental, dont la différence religieuse est responsable de la destruction des lieux de la Terre Sainte, le paganisme violent des Amérindiens est la cause de « leur anéantissement », que Casgrain n’hésite pas à attribuer aux « actes d’atrocité incroyable que les sauvages d’Amérique commirent si souvent contre les Pionniers de la Foi et de la Civilisation, et qui semblent avoir attiré sur toutes les races indiennes cette malédiction qui plane encore sur leurs têtes » (LC, p. 6). De même, Loup-Jaune est responsable de sa propre aliénation :

Il plantait son wiggam assez éloigné des autres Sauvages, avec lesquels il semblait peu sympathiser […]. Ces derniers paraissaient plutôt le craindre que l’aimer. Il menait pour ainsi dire une vie solitaire au milieu d’eux […].

« Écoute, mon frère, lui dis-je ; […] tu n’adores pas le même Dieu que tes frères micmacs et maléchites ; ils sont chrétiens et tu es idolâtre ; et de là leur éloignement pour toi. ».

Di, p. 55-56 et p. 85

L’Amérindien littéraire, comme instrument d’un renvoi au passé — renvoi direct, comme dans les romans historiques de Marmette, ou indirect, dans le cas des discours rapportés par Aubert de Gaspé — est l’illustration remarquable d’un « déni de contemporanéité » (denial of coevalness), pour reprendre le terme qu’emploie Johannes Fabian dans des travaux où il cherche à déconstruire le discours anthropologique en commentant cette « tendance, persistante et systématique, à situer le ou les référent(s) de l’anthropologie dans une temporalité (Time) autre que le présent de celui qui produit le discours anthropologique [68] ». Pour ce qui est du discours littéraire, voire historique, les particularités dans lesquelles s’exprime ce déni ne sont pas les mêmes que pour le discours anthropologique — caractérisé par l’emploi de l’indicatif présent et de la troisième personne [69] — mais renvoient plutôt à la pré-ethnologie, telle que définie par Michel de Certeau : « il y aura “ethnologie” […] lorsque l’espace de la représentation “objective” sera distingué de la raison observante et qu’il deviendra inutile de mettre en scène le sujet dans le texte d’une opération constructrice [70] ». Le « sujet » canadien-français, c’est-à-dire son double de jadis, est bel et bien mis en scène ; il rencontre les Amérindiens d’antan, interagit avec eux et acquiert certains éléments propres à leur caractère spécifique, comme le coureur des bois qui s’approprie l’essence de « son Micmac », de « son sauvage [71] » ou de « ses sauvages guides [72] » : « [C]’est un fait digne de remarque que les blancs une fois accoutumés aux moeurs et aux arts indiens les surpassent bientôt, non seulement en adresse, mais même en vigueur. Car, sans parler de leur supériorité intellectuelle, ils paraissent encore jouir d’une constitution plus robuste » (LC, p. 42). L’auteur lui-même — pour reprendre l’expression de Jean-Baptiste Proulx — ressuscite l’Amérindien ou, comme Aubert de Gaspé, arrime son écriture à « une rumeur de paroles évanouies aussitôt qu’énoncées, donc perdues à jamais », mais conservées par l’« opération scripturaire, qui produit, préserve, cultive des “vérités” non périssables [73] ». Bref, les principes sur lesquels se règle la représentation de l’Amérindien historique mettent bien évidemment en cause, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Michel de Certeau, une « écriture de l’histoire ».

Les Trois Légendes de mon pays de Taché se présentent comme « un savoir-dire sur ce que l’autre tait [74] » ou, du moins, exprime mal. La grande narration qu’elles relatent est celle que revendique lui-même l’Amérindien, dans sa langue maladroite :

— Dans c’temps-là… tu vois ben… les Sauvages pas la R’ligion… toujours, toujours du sang… pas la chalité…

— Quand les patliaches venir… nos gens surpris… pas accoutumés… malaisé pour comprendre… fâchés quasiment.

— Aujourd’hui… Ah ! Ah !…. pas la même chose en toute… nous autres comprend tout… la R’ligion tu vois ben !…

TL, p. 14

À la lecture de ce passage, on le voit, « l’intelligibilité s’instaure dans un rapport à l’autre », comme le précise de Certeau, et cette intelligibilité « se déplace en modifiant ce dont elle fait son “autre” — le sauvage, le passé, le peuple, le fou, l’enfant, le tiers monde ». Comme dans le discours anthropologique que décrit Fabian, qui renferme son objet d’étude dans une temporalité qui n’est pas la sienne, l’« autre » est « l’objet que cherche [l’historiographie], qu’elle honore et qu’elle enterre [75] ». Or, dans le corpus qu’a recensé cette étude, l’« autre » qu’est le Sauvage semble fixer sur lui seul l’essentiel des représentations de l’altérité, tel un bouc émissaire chargé d’incarner toute la différence que requiert l’écriture de l’histoire. Ses obsèques littéraires autorisent, en contrepartie, la survie du passé de la Nouvelle-France, en faveur duquel la poésie et les romans historiques luttent afin que le présent n’en soit pas dépossédé.

De fait, l’histoire de l’Amérindien sert avant tout à mettre en valeur la figure du Canadien français à laquelle on le prétend étroitement lié. Dans Felluna, la vierge iroquoise (1856) d’Éraste d’Orsonnens, « essai, dont le but est de faire connaître les Hurons », « l’on ne peut se dispenser de parler des hommes admirables qui leur enseignèrent les vérités du salut, tant l’histoire des uns est étroitement unie à celle des autres [76] ». Le récit s’y poursuit après la mort de l’héroïne éponyme, pour s’achever avec le martyre du personnage missionnaire, lequel signale la fin du peuple Huron :

Il périt sept cents personnes dans le sac du village de Tenaustaya, que les missionnaires avaient nommé St. Joseph, lorsqu’ils y avaient établi une mission. Ce désastre, qui accabla les Hurons, le 4 juillet 1648, était le commencement de leurs malheurs. Après plusieurs défaites et une famine des plus grandes, ils durent chercher leur salut dans une dispersion complète. Quelques-uns se réfugièrent près de Québec, d’autres s’incorporèrent à la nation iroquoise et le reste essaya de trouver un asile dans différentes directions. C’est à la Jeune Lorette où l’on voit aujourd’hui ce qui existe de ce peuple, jadis si célèbre [77].

Le personnage missionnaire et martyr est au contraire immortel, non seulement par suite de la doctrine chrétienne (« Il a pour récompense/De ses indicibles tourments/La pure jouissance/Des éternels enivrements [78] »), mais encore parce qu’il survit dans la mémoire des siens (« Les fils ont médité sur les os de leurs pères/D’immortels souvenirs »), dans les semences qu’il a jetées (« soudain dans des flots de lumière [jaillissaient]/De vastes hôpitaux et de riches couvents./Où sont mort des Martyrs, s’élevaient des Eglises »), et dans sa race qui, au contraire de celle de l’Amérindien, ne meurt pas :

Aujourd’hui sur ce coin de la vaste Amérique

Le Canada poursuit son oeuvre évangélique

Depuis les mers du Sud jusqu’aux glaces du Nord.

La race des Martyrs n’est pas encore éteinte ;

Il est encor des coeurs qui marcheront sans crainte

 Au devant de la mort [79].

« [L]a différence entre le présent et le passé [80] », sans cesse marquée, sans cesse répétée à propos de l’Amérindien, est continuellement atténuée, ou niée, dès lors qu’il est question du Canadien français, dont l’histoire appelle l’invention d’une continuité. Par suite, le Canadien français est un symbole de permanence, comme l’écrivait François-Xavier Garneau :

Tout démontre que les Français établis en Amérique ont conservé ce trait caractéristique de leurs pères [c’est-à-dire « cette force secrète de cohésion et de résistance »], cette puissance énergique et insaisissable qui réside en eux-mêmes, et qui, comme le génie, échappe à l’astuce de la politique aussi bien qu’au tranchant de l’épée. Ils se conservent, comme type, même quand tout semble annoncer leur destruction [81].

En d’autres circonstances, le même écoulement temporel sert à dissocier l’Amérindien de lui-même, en l’inscrivant dans un mouvement de dégénérescence continue, jusqu’au jour où, incapable de subsister autrement, souffrant de la faim au coeur même de la forêt de ses ancêtres, il est contraint de faire bouillir et de manger le tissu de ses raquettes [82]. Pour le Canadien français, l’évocation de la Nouvelle-France sert de prétexte au récit d’une continuité, alors que pour l’Amérindien elle signale une coupure, une aliénation, une décadence. La dégénérescence de l’Amérindien — perpétuel Dernier Sauvage, sans cesse renaissant pour disparaître à nouveau — est tout aussi souvent réitérée que la permanence du Français d’Amérique, et n’a nul besoin de l’astuce de la politique ou du tranchant de l’épée pour s’opérer, car Donnacona, qui est le Premier et le Dernier Sauvage, dont « la tristesse ridait son visage cuivré », déjà au xvie siècle « exhalait de lugubres sanglots [83] » pour mieux se lamenter sur ce qui était (déjà) disparu :

[…] les âmes des ancêtres

Ne parlent plus la nuit ; car nos bois ont pour maîtres

Les dieux de l’étranger [84].

Pourtant — pour citer à nouveau de Certeau — « ce que cette nouvelle compréhension du passé tient pour non pertinent », c’est-à-dire la survie de l’Amérindien au-delà d’un autre âge rêvé, « revient malgré tout sur les bords du discours ou dans ses failles [85] », sous la forme des ambivalences précédemment étudiées, mais également — pour en revenir à la question du « double » — par la mise en parallèle, rarement revendiquée [86] mais persistante dans son ingénuité, de deux collectivités asservies, menacées par l’oubli. « [D]es “résistances”, des “survivances” ou des retards », poursuit de Certeau, « troublent discrètement la belle ordonnance d’un “progrès” ou d’un système d’interprétation [87] ». En ce sens, l’Amérindien « d’un autre âge » est, d’une part, nécessaire à l’entreprise de remise au jour du passé de la Nouvelle-France — entreprise qui s’exprime également, à la même époque, par la publication massive de textes des xviie et xviiie siècles appartenant au genre de la « littérature de contact [88] » — et révèle, d’autre part, la peur de l’oubli, l’angoisse des seconds rôles et les doutes idéologiques qui l’accompagnent.