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La problématique de l’immigration « illégale » a acquis une position prééminente dans le cadre commun de politiques publiques, notamment par le biais d’une plus forte propension des États de l’Union européenne (UE) à la coopération. Objet complexe, elle se trouve à l’intersection de diverses sources de pouvoirs et d’institutions et au croisement de différentes problématiques auxquelles elle est associée : le renforcement des contrôles frontaliers, les questions de sécurité nationale, les formes de criminalité, les enjeux sur la cohésion nationale, ou encore l’efficacité du marché. L’« illégalité », dès lors qu’elle sert à qualifier le mouvement migratoire, se décline au sein d’un large panel de situations articulées autour de l’entrée, du séjour ou encore du travail. Ces situations dans lesquelles le migrant contrevient aux dispositions régissant ces activités peuvent aussi découler de mutations plus ou moins soudaines des configurations politiques et institutionnelles, ou de circonstances politiques dans les pays d’origine (Koser et Lutz, 1998).

Outre la référence à des expériences et/ou mutations sociales, politiques ou diplomatiques, l’immigration « illégale » renvoie aussi à une catégorie juridique officielle de l’UE[1], ce qui nous permet de réduire l’écart entre différentes rhétoriques utilisées au sein des pays de l’UE. Le recours à cette catégorie permet d’englober les mobilisations relatives à l’asile en Grande-Bretagne et aux sans-papiers en France. Si ces problématiques sont spécifiques, elles recouvrent à des degrés divers la question de l’immigration « illégale », partageant ainsi un large spectre de caractères au regard de politiques publiques restrictives, d’un rejet croissant de l’opinion publique, de discours publics réprobateurs, et de l’essor de l’extrême droite (Cinalli, 2008). Plus précisément, notre analyse porte sur les particularités de l’action du mouvement altruiste, des militants par conscience mobilisés dans une logique de soutien. Tout en ne négligeant pas les mobilisations autonomes portées notamment par les sans-papiers en France (Abdallah, 2000) ou par les demandeurs d’asile en Grande-Bretagne, nous avons fait le choix d’analyser les protestations des acteurs mobilisés[2] dans une logique de soutien aux « illégaux » dans les deux pays. Une grande variété d’acteurs y participent : le rôle du Refugee Council, d’Oxfam, des syndicats, des Églises, des associations professionnelles dans des protestations en Grande-Bretagne relatives aux moyens de subsistance des demandeurs de l’asile (Cinalli, 2007), ou celui du GISTI et de la Cimade dans les grèves de faim des sans-papiers en France (Siméant, 1998), en témoignent.

L’attention portée aux mobilisations de ces acteurs constitue une occasion de s’inscrire au sein du débat scientifique centré sur le legs de Tilly, tel que présenté dans From Mobilization to Revolution (1978). Elle s’articule autour de l’examen d’une large gamme de facteurs ordonnés selon deux dimensions initiales : d’un coté, la dimension exogène relative aux contextes politiques et, de l’autre, la dimension endogène focalisée sur la logique interne aux mobilisations. Dans cette optique, nous procédons à une étude des concepts d’« opportunités » et de « ressources » en lien avec la perspective de Tilly, tout en tenant compte des principales critiques (Fillieule, 2005 ; Snow, 2004 ; Taylor, 2003). Dans le même temps, nous voudrions, en les combinant, dépasser le clivage entre deux perspectives de recherche, l’une axée sur l’action collective, l’autre sur l’action publique. Ce faisant, nous sommes confrontés, une fois encore, au legs de Tilly (1978), dans la mesure où la forte dramatisation du clivage entre insiders et outsiders au sein de son modèle des processus politiques — où l’État, les élites, et les agents de la répression donnent l’impression de se mouvoir dans un monde isolé et différent de celui des acteurs qui se mobilisent — semble se reproduire au sein des théories de politiques publiques. En effet, ces théories conçoivent rarement la décision politique comme une entreprise d’« action collective » à saisir aussi dans la mobilisation des acteurs dans l’espace public. Aux dimensions exogène et endogène s’ajoute une troisième dimension, mue par une logique « relationnelle », qui porte sur les connexions des acteurs mobilisés entre l’espace des politiques publiques et l’espace public. Nous nous dotons d’une approche fine des liens intriqués entre différents types d’acteurs et de positions, tout en mobilisant les enseignements de l’analyse des réseaux appliquée à l’étude de l’action collective (Diani, 1992 ; Diani et McAdam, 2003 ; Kitts, 2000).

Notre analyse n’est pas circonscrite aux territoires nationaux français et britannique. Nous insistons davantage sur le niveau de l’UE. Nous considérons que la portée des trois dimensions mentionnées — exogène, endogène et relationnelle — ne se limite pas, à l’échelle nationale, à l’analyse des caractères des insiders dès lors qu’il s’agit de la production de l’action publique dans le champ de l’immigration, ou des outsiders dans les mobilisations contre cette action. Nous considérons ces acteurs à travers leur inscription au sein de champs multi-organisationnels qui dépassent tant les divisions entre espace public et espace des politiques publiques, que les frontières nationales. Notre but est d’établir une jonction entre les études de l’européanisation et de l’immigration dans un espace national donné (Gray et Statham, 2005) et l’examen des problématiques relatives à l’immigration dans le contexte plus large de l’UE (Geddes, 2000 ; Geddes et Guiraudon, 2004). Nous portons un intérêt particulier à l’articulation des positions des acteurs mobilisés vis-à-vis d’acteurs présents au sein et au-delà du territoire national en postulant : 1) la diversité des acteurs mobilisés présents à l’intersection des niveaux nationaux et de l’UE, à la fois en termes de caractéristiques propres et en termes de type de relations nouées ; et 2) que le processus d’européanisation est assorti de réponses variables des publics nationaux, comme le cas des soutiens dans le champ de l’immigration « illégale » pourrait l’indiquer. Bref, l’européanisation relèverait dès lors d’une restructuration à long terme des espaces publics nationaux entre les niveaux national et supranational.

Notre analyse est basée sur une recherche d’ordre qualitatif et quantitatif. Cinquante-trois entretiens semi-directifs ont été conduits avec des ONG, des associations et d’autres organisations mobilisées dans le soutien des « illégaux »[3]. Dans un premier temps, nous avons identifié les organisations à partir de sources secondaires, utilisant par la suite la méthode de « la boule de neige ». La trame des entretiens a été établie afin de saisir l’implication, la participation des acteurs mobilisés au sein comme au-delà de leur espace public national, leurs perceptions à propos du rôle de l’UE, les caractères de leur structure organisationnelle, la localisation des acteurs dans le champ. Les entretiens ont inclus des questions ouvertes (par l’examen, notamment du cadrage de leurs revendications politiques) et des séries de questions standardisées, afin d’interroger les répertoires d’action, les stratégies de mobilisation, les institutions ciblées et les échanges de coopération et d’influence. En outre, une série de sources secondaires telles que la littérature existante, les publications des organisations, des articles de presse ou des documents officiels ont été utilisées[4].

Nous présenterons d’abord les notions conceptuelles et les outils méthodologiques de notre comparaison (section 1). Ensuite, nous insisterons sur l’analyse de la dimension exogène propre aux contextes britannique et français, en prenant en compte les variables institutionnelles sur le plan national, l’impact des discours publics ou encore l’intervention de l’UE (section 2). L’étape suivante portera sur les caractéristiques endogènes des acteurs dans les deux pays : nous nous situons en lien et en opposition avec l’héritage de Tilly. Ce faisant, nous combinerons les concepts de « structures organisationnelles », « ressources » et « répertoire d’action » aux notions de « cadres », « croyances et perceptions », en nous concentrant tant sur le plan national que sur celui de l’UE (section 3). Nous compléterons notre étude en insistant sur les formes des liens, tels qu’ils sont forgés par ces acteurs au-delà de leur propre espace national. Nous interrogerons les relations de coopération et d’influence afin de couvrir un large volume d’échanges développés (section 4). Une section finale réunira ces trois dimensions. Nous y discuterons aussi les limites de l’approche de Tilly.

1. Fondements conceptuels et cadre de recherche

Il s’avère nécessaire d’aborder l’articulation entre l’espace public et l’espace des politiques publiques au sein et au-delà des frontières de l’État-nation. Notre travail, qui se situe à l’intersection entre l’espace public et de l’espace des politiques publiques et du niveau État-nation vs UE, peut être saisi à l’aide du tableau 1. Ce tableau rassemble les différents pôles du débat. Plusieurs spécialistes de la migration ont abordé les relations entre l’espace public et l’espace des politiques publiques exclusivement à partir du cadre national (angle A). Si certains ont postulé une potentielle influence des occurrences dans l’espace public sur les politiques publiques (Faist, 1994 ; Husbands, 1994), d’autres ont suggéré l’autonomie de la prise de décision à l’égard du débat public (Freeman, 1998 ; Joppke, 1996). En effet, l’examen des intersections entre l’espace public (notamment les débats qui le traversent) et la prise de décision ont été aussi l’objet de développements dans d’autres champs de la recherche (Broadbent, 1998 ; Cinalli, 2007), notamment autour de discussions concernant la délibération, la participation et l’inclusion (Della Porta, 2005 ; John, 2007). L’angle B se focalise sur l’interaction entre les champs des politiques publiques national et européen. Cet espace a suscité un intérêt plus restreint de la part de la recherche scientifique. En effet, l’inter-gouvernementalisme libéral postule une prééminence de l’espace national sur l’espace de l’UE (Moravsick, 1993), alors que l’éventuelle implication d’un « espace public européen » se révèle peu plausible en raison de la faiblesse des manifestations d’une hypothétique « société civile européenne » (Hooghe, 2008).

L’angle C concentre les travaux relatifs aux organisations et mouvements au niveau européen (Favell et Geddes, 2000 ; Guiraudon, 2001). Dans cette perspective, les chercheurs marqués par une vision bottom-up se sont orientés vers l’étude du rôle des organisations transnationales, des sources transnationales de pouvoir, et de l’usage croissant de cadrages et de discussions transnationales (Lefebure, 2002 ; Soysal, 1994 ; Sassen, 1999). À l’opposé, d’autres ont mis l’accent sur l’émergence de leviers d’action européens restrictifs (Guiraudon et Lahav, 2000 ; Favell, 1998). Le débat scientifique ne s’est pas limité à l’immigration, il s’est ouvert à des études normatives et empiriques dans le cadre d’investigations plus larges (Maloney et Van Deth, 2008 ; Smismans, 2006). La recherche a ainsi évalué le potentiel rôle bottom-up de la « société civile » européenne (Della Porta et Caiani, 2007 ; Ruzza, 2006) face à la logique top-down des institutions européennes (Smismans, 2003). Certains chercheurs ont examiné sur l’inclusion d’une « société civile » européenne au sein de nouveaux modes de gouvernance européens (Armstrong, 2002 ; Della Porta, 2008). D’autres spécialistes ont soumis à un examen minutieux les formes d’enchaînement démocratique entre l’espace public et l’espace des politiques publiques au niveau européen (Magnette, 2003 ; Saurugger, 2008), interrogeant la potentielle inclination de la gouvernance européenne à contraindre des intérêts plus faibles.

Tableau 1

Les débats scientifiques entre l’espace public et l’espace des politiques publiques au niveau de l’État-nation vs UE

Les débats scientifiques entre l’espace public et l’espace des politiques publiques au niveau de l’État-nation vs UE

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Finalement, notre article relèverait davantage de l’angle D dans la mesure où il pointe les relations entre les espaces publics nationaux et l’espace européen d’élaboration des politiques publiques. De fait, notre analyse s’insère dans la lignée des travaux centrés sur les dynamiques de mobilisation entre les niveaux national et européen (Balme et al., 2002 ; Imig et Tarrow, 2001), quelquefois plus spécifiquement orientés vers l’étude des problématiques en lien avec l’immigration (Giugni et Passy, 2000 et 2002 ; Koopmans, 2007). Ici, nous sommes intéressés aux processus d’adaptation des organisations ancrées dans leurs espaces nationaux. Plus particulièrement, nous reconnaissons que l’émergence de l’UE (contrairement à celle de l’État-nation) s’est opérée à un moment où certaines organisations bénéficiaient déjà d’une position affermie au sein de l’espace public national. Ainsi, on peut penser que les procédures de décision au niveau européen se développent dans les interactions avec ces organisations, sans nécessairement ouvrir des nouvelles opportunités pour l’émergence de nouvelles organisations à ce niveau.

Comme nous l’avons dit, notre discussion de l’héritage de Tilly reste centrée sur l’analyse de trois dimensions principales. La première se réfère au contexte politique des mobilisations de ces organisations. Nous nous emparons ici de l’analyse de l’impact du système politique institutionnalisé inscrite dans le legs de l’approche des processus politiques : c’est-à-dire que l’effort initial vise spécifiquement l’intervention de l’État-nation, par exemple en rapport avec les lois régissant les conditions de l’entrée et de séjour sur le territoire, les expulsions, les statuts juridiques ou encore l’accès au système des prestations sociales. Cependant, nous considérons aussi les formes de discours qui prévalent au sein de l’espace public. Le discours représente une autre source d’opportunités qui n’a pas été explicitement prise en compte par Tilly, et qui peut s’avérer utile pour déterminer quelles identités collectives et quelles demandes ont une forte probabilité de gagner en visibilité, de résonner avec les revendications d’autres acteurs collectifs, et de devenir légitimes (Koopmans et al., 2005).

La deuxième dimension traite des caractères endogènes de la mobilisation de ces acteurs. D’une part, nous retenons les notions fondamentales de « ressource » et de « forme d’action » en lien avec les enseignements de Tilly. Par exemple, une analyse des formes d’action est utile pour observer si les acteurs mobilisés ont pu décider de modifier leur implication au niveau européen tout en continuant à se mobiliser selon les formes plus habituelles au niveau national (Imig et Tarrow, 2001). Concernant les ressources, notre étude vise à interroger les modes d’allocation de ressources entre les niveaux national et européen. D’autre part, la seconde dimension se réfère aussi à des facteurs situés hors du legs de Tilly. Ainsi, nous considérons le rôle-clé des croyances cognitives, dans la lignée de la littérature consacrée aux cadres de l’action collective (Snow et al., 1986 ; Gamson, 1992), et les processus de construction sociale (Gamson et Modigliani, 1989 ; Eder, 1993). Ici, notre analyse se décline selon deux étapes. Au cours de la première, nous évaluons comment les acteurs mobilisés perçoivent l’impact de l’intervention de l’UE vis-à-vis de l’État-nation au sein du champ de l’immigration illégale. Dans la seconde, nous évaluons comment ces organisations jugent l’impact de l’Union européenne, si tel est le cas, à l’encontre des sans-papiers et des demandeurs d’asile.

Finalement, la troisième dimension sert à identifier les « développements invisibles », impliquant des interactions entre les espaces publics et les « arènes de “réseaux de politiques publiques” » (Burstein, 1999 ; Kingdon, 1984 et 1995 ; Knoke et al., 1996). Nous questionnons les relations forgées par les acteurs britanniques et français à travers leur propre espace public national et l’espace européen des politiques publiques. En effet, il est important d’acquérir une compréhension systématique des relations entre les acteurs européens et nationaux. Les acteurs mobilisés peuvent, par exemple, utiliser ces échanges afin d’acquérir un accès au processus d’élaboration des politiques publiques de l’UE, transmettre des demandes, des analyses pouvant informer la prise de décision au niveau européen, acquérant ainsi un espace d’intervention plus étendu. On peut supputer que les acteurs européens sont en mesure de bénéficier de ces échanges. Les acteurs nationaux sont mieux placés pour fournir une expertise et un accès à l’espace public national et pourraient aussi, sous certaines formes, légitimer l’UE et battre en brèche son fameux « déficit démocratique ».

Plus particulièrement, nous nous mettons l’accent sur deux types de relations, dénommées influence et coopération. Si la première des modalités de relation s’avère très utile pour atteindre les institutions et les décideurs politiques, la seconde fait davantage référence à un spectre assez large d’acteurs comprenant les institutions, les décideurs politiques ou encore différents types d’organisations. Chaque acteur est ainsi pris comme un point à partir duquel des lignes rayonnent vers d‘autres acteurs dans un champ multi-organisationnel étendu au-delà de leur propre espace national. Usant seulement de mesures basiques de l’analyse des réseaux[5], nous entendons enrichir la compréhension des processus d’européanisation moins visibles. Ces mesures peuvent indiquer les variations entre les pays en termes de position structurelle des acteurs mobilisés par rapport à l’espace européen des politiques publiques. Bref, cette troisième dimension de recherche repose sur une approche interactionniste. Elle postule que le processus d’européanisation renvoie davantage à une structuration à long terme des liens entre les acteurs étatiques et non étatiques entre des paliers national et supranational.

Ayant clarifié les concepts et les outils utilisés au cours de chacune des étapes de notre recherche, nous pouvons évaluer dans quelle mesure les acteurs mobilisés circonscrivent les limites de leur propre espace. Quelles sont les différences potentielles en termes d’opportunités et de contraintes existant pour ces acteurs dans leur environnement politique national dans le cadre plus large de la croissante intervention de l’UE dans le champ ? Est-ce que les acteurs nationaux dédient une part croissante de leur effort de mobilisation et leurs ressources pour apprécier le transfert graduel des politiques publiques au niveau de l’UE ? Qu’en est-il de leurs croyances pour ce qui concerne l’orientation des politiques européennes à l’égard de l’immigration « illégale » ? Établissent-ils des liens avec les institutions de l’Union européenne, les décideurs politiques et d’autres organisations basées à Bruxelles ? Globalement, sommes-nous en mesure d’identifier des variations entre la France et la Grande-Bretagne quant aux spécificités en termes d’européanisation des publics nationaux ?

2. Première dimension exogène

La France et la Grande-Bretagne partagent une posture répressive à l’égard de l’immigration « illégale ». En Grande-Bretagne, c’est la question de l’asile qui concentre toute l’attention. À partir du milieu des années 1990, des demandes d’asile ont annuellement crû, la réponse des autorités s’est traduite par l’établissement d’une réglementation plus restrictive ayant pour corollaire la limitation des entrées, le rejet des demandes et le recours aux expulsions[6]. Les termes de la loi et ceux du débat national ont abouti à une confusion entre immigration « illégale » et asile (Kaye, 1998). En 2005, le ministère de l’Intérieur britannique estimait à 430 000 le nombre d’immigrés en situation irrégulière, incluant dans ces chiffres les déboutés du droit d’asile[7]. En France, la problématique de l’immigration « illégale » est prioritairement incarnée par la figure des sans-papiers, bien que ces labels, comme dans le cas britannique, compilent de nombreuses catégories au titre desquelles figurent notamment des immigrés en situation irrégulière, des déboutés du droit d’asile (De Wenden, 2002) ou encore des victimes de la double peine[8]. Comme nous l’avons mentionné, l’« illégalité » de la situation d’une partie des immigrés est souvent le résultat de dispositions législatives qui réduisent continuellement la distance avec l’immigration légale et illégale (Ferré, 1997). Par exemple, depuis les années 1970, les gouvernements ont alterné des processus de restriction et d’ouverture plus ou moins marqués des dispositions relatives aux conditions d’entrée et de séjour sur le territoire par le biais de réajustements, souvent réactifs, de la législation.

Par conséquent, dans les deux pays, les situations migratoires ont été l’objet de mesures restrictives mettant en exergue l’agenda des gouvernements français et britannique orienté vers la volonté de restreindre les conditions d’accès et de séjour et de décourager d’éventuelles arrivées. En Grande-Bretagne, les trois principaux textes de loi entrés en vigueur pendant le mandat travailliste sont le Immigration and Asylum Act en 1999, le Nationality, Immigration and Asylum Act en 2002, et le Asylum and Immigration Act en 2004, qui ont permis d’élaborer des politiques afin de dissuader l’arrivée de nouveaux migrants, et mis sur pied un système d’expulsions pour réduire la présence des demandeurs d’asile à Londres et dans le sud-est du pays. Plus particulièrement, les lois de 2002 et 2004 se sont inscrites dans la ligne de la loi de 1999, en s’appliquant désormais aux appels non suspensifs[9] et en posant des retraits de l’assistance pour plusieurs demandeurs vivant dans le pays[10]. En France, les réformes votées en 2003[11] et en 2006[12] sous les gouvernements Raffarin et Villepin constituent les ultimes développements d’une logique de maîtrise des flux migratoires dès 1974 avec la fermeture des frontières[13], marquée par une succession inégale de dispositions visant le durcissement des conditions d’accueil, de séjour et d’accès à la nationalité, d’assouplissements conjoncturels et de régularisations à la faveur de la mutation des configurations historiques et notamment des changements de majorité, des mobilisations et des débats qui rythment le champ de l’immigration. La loi de 2003 prévoit notamment un renforcement des contrôles à l’entrée du territoire, le durcissement des conditions de résidence, et l’accroissement des sanctions. En 2006, la loi souligne la volonté affichée par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy de remplacer « l’immigration subie par l’immigration choisie » en misant sur l’immigration qualifiée. Ce texte, qui suscite une forte mobilisation autour d’un collectif, l’UCIJ (Uni-(e)-s contre l’immigration jetable), se double d’une dimension restrictive : il proscrit la possibilité jusque-là offerte aux personnes en situation irrégulière de bénéficier d’un titre de séjour après dix années de présence sur le territoire. À la suite d’une forte mobilisation du collectif RESF (Réseau éducation sans frontières), le 13 juin 2006, une circulaire de régularisation est édictée par le ministre de l’Intérieur[14] ; elle concerne plus particulièrement les parents dont les enfants sont scolarisés.

Ces « réformes » législatives correspondent aussi à la fermeture générale du système des partis. En Grande-Bretagne, le New Labour et les Conservateurs ont souvent confondu les questions de l’asile et l’immigration « illégale » dans leurs discours relatifs aux « clients de l’asile », provoquant quelques avertissements majeurs de la Commission for Racial Equality. Les partis se sont régulièrement lancés dans l’énumération d’une litanie de faits, de chiffres et d’accusations mutuelles à propos des entrées, des expulsions ou des irréguliers. Les conservateurs ont même proposé l’imposition d’un nombre annuel limité de demandeurs d’asile, un seuil au-delà duquel toutes les demandes d’asile seraient illégales par défaut. En fait, des propositions sont allées jusqu’au retrait de la convention sur le statut des réfugiés de l’ONU de 1951, qui, maintenu, irait à l’encontre de la possibilité du Royaume de se « débarrasser de ses intrus », quelle que soit leur dénomination[15]. Des processus analogues peuvent être décelés parmi les partis politiques français, avec la fin d’un long consensus contre le recours à des diatribes anti-immigrés. Plus particulièrement, le gouvernement de droite au pouvoir depuis 2002 a commencé à adopter des positions dures avec l’intention de réduire l’espace politique de l’extrême droite et du Front National (Koopmans, 2005 ; Tiberj, 2008).

Les déclarations des partis politiques dans les deux pays doivent être placées dans le contexte d’une large inclination pour une rhétorique de la restriction au sein des discours publics. En fait, les polémiques quotidiennes au sujet des « faux demandeurs d’asile », des « intrus malvenus », des « tricheurs » ou des « voleurs de travail » peuvent difficilement passer inaperçues. En Grande-Bretagne, les tabloïds ont conduit une violente campagne contre les demandeurs d’asile, les décrivant, dans le meilleur des cas sous les traits de gangs profitant de la situation pour bénéficier frauduleusement de logements et de prestations sociales[16]. En effet, la rhétorique particulièrement répandue des « faux demandeurs d’asile » fait le lien (et crée une confusion) entre la demande (légale) d’asile et l’immigration (illégale), en soupçonnant les migrants d’user opportunément de l’asile pour s’installer dans le pays. Cependant, dans le discours public, la notion d’immigration « illégale » a graduellement été associée à une menace pour l’ordre public au cours des années 1990 et 2000. Si, dans les années 1980, la question de l’immigration illégale est associée à la flexibilité du travail, elle est actuellement perçue sous le prisme d’une menace pour la sécurité nationale (Siméant, 1998). Dans le même temps, d’autres questionnements ont participé à accroître l’attention sur l’immigration « illégale ». Par exemple, la question des fausses unions, ou « mariages blancs » (dont le seul but serait la régularisation de l’un des époux), est discutée à intervalles plus ou moins réguliers. De même, « l’effort d’intégration des bons immigrés réguliers » a été associé au débat public concernant la lutte contre les « mauvais immigrés clandestins » (Lesanna, 1998) et ce, dès 1974 (Blin, 2006 : 247).

La Grande-Bretagne et la France ont été l’objet de critiques formulées par des institutions et organisations indépendantes. Elles portent sur les irrégularités administratives, les violences policières ou la gestion des prisons. Amnesty International (AI) a souligné que l’application de la rétention ouvrait la possibilité à l’administration d’emprisonner chaque demandeur d’asile. La situation des prisons en Grande-Bretagne est aggravée par la faiblesse du système de défense, par la construction de centres de détention sur des sites éloignés empêchant le maintien d’un contact entre les détenus et leurs familles et leurs avocats et, plus particulièrement, par l’absence de limite de durée d’une possible détention et d’autorisation judiciaire requise[17]. En France, les critiques ont mis l’accent sur les conditions de détention[18]. À la suite de nombreux rapports produits par la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) et La Cimade, Amnesty International a mis en évidence l’augmentation des plaintes relatives aux brutalités et aux mauvais traitements infligés par la police, incluant des formes de violences racistes[19].

En outre, la recherche scientifique et les études d’opinion ont signalé la propagation des sentiments xénophobes à travers l’Europe, les « opinions publiques » française et britannique n’y faisant pas exception (Mayer, 2002 ; Hewitt, 2005). Dans les deux pays, les agressions racistes et les formes de violence délibérées se sont accrues[20], tandis que les mouvements anti-immigrés et les partis d’extrême droite ont acquis des capacités opérationnelles et une audience politique croissante. Le British National Party (BNP) a fortement milité contre les demandeurs d’asile, construisant son succès sur (et en les renforçant) les discours publics contre l’asile. Les élections locales de 2006 ont marqué une victoire politique du BNP tant en termes de suffrages exprimés qu’en termes de sièges acquis dans des circonscriptions électorales jusque-là acquises au New Labour. En France, l’extrême droite, à travers le Front National de Jean-Marie le Pen dont la rhétorique anti-immigrés semble s’être imposée tant au sein du discours public[21] qu’au plus haut niveau de l’État a atteint un succès historique à l’occasion des élections présidentielles de 2002[22].

Ainsi, l’analyse du système politique institutionnalisé et l’étude des discours publics indiquent que les acteurs mobilisés tant en Grande-Bretagne qu’en France font face à un contexte exogène analogue, qui ne facilite pas la compréhension des éventuelles variations dans les processus d’européanisation. Cependant, il peut justifier notre décision de concentrer l’analyse sur les acteurs mobilisés en soutien de groupes pouvant plus difficilement saisir les opportunités de mobilisations et de revendications dans l’espace public (Giugni et Passy, 2001)[23]. Ces acteurs ont pu réussir à susciter des mobilisations à de nombreuses occasions dans les deux pays, souvent en coopérant avec des alliés de la « société civile » (Cinalli, 2007)[24]. En effet, les acteurs mobilisés semblent apparaître comme les agents plus forts pour accéder au sein de l’espace public avec l’objectif de pallier la faiblesse des immigrés en situation irrégulière (Statham et Cinalli, 2004 ; Guiraudon, 2001).

3. Deuxième dimension endogène

La deuxième dimension traite des logiques endogènes de la mobilisation des acteurs. Elle s’attache d’abord à l’examen des « ressources « et des « formes d’action » en droite ligne avec le legs de Tilly. Il apparaît ainsi essentiel d’interroger les modes d’allocation de ressources entre les niveaux national et européen. À ce titre, les ressources varient en fonction de la puissance des organisations et donc des possibilités dont elles disposent. On peut noter l’insistance sur l’implication des militants, ou des salariés dans d’autres cas, qui sont alors affectés, soit dans le cadre d’une spécialisation, soit dans une logique plus informelle, au suivi, plus ou moins rigoureux, du traitement de certaines questions au niveau européen. Cette implication est particulièrement marquée pour les organisations qui développent un intérêt pour les modes d’élaboration de la norme. On suppute qu’une allocation de ressources vers le niveau européen pourrait être assimilée à un indice reflétant une forme d’engagement à ce niveau. Sur ce point, on détecte des analogies entre les organisations en Grande-Bretagne et en France. Plus précisément, le tableau 2 montre que le processus de réallocation s’ordonne comme suit : en Grande-Bretagne, 11 organisations sur les 22 interrogées ont reconnu une réorientation des ressources continue du national vers le supranational. Sur les 11 restantes, 4 organisations ont opéré des réajustements mineurs, et 7 n’ont opéré aucun réajustement. De manière similaire, en France, 14 organisations sur 26 ont reconnu une réallocation de ressources, les organisations restantes se répartissent de façon égale entre celles ayant effectué un réajustement mineur et celles n’en ayant pas effectué. Ces résultats, s’ils ne présument ni attitudes ni orientations spécifiques à l’endroit de l’Europe, constituent pourtant un premier indice de l’engagement des organisations au-delà de leurs frontières nationales.

Concernant les formes d’action, notre analyse s’attache à saisir les mobilisations auxquelles ont recours ces acteurs de façon à déceler d’éventuels changements dès lors qu’ils agissent au niveau européen. Les acteurs britanniques se révèlent capables de recourir à la mobilisation directe, mais seulement de façon occasionnelle. Leurs formes d’action prennent rarement une posture radicale, elles se confinent davantage à l’envoi de courriers ou de pétitions, et à l’organisation de meetings publics. En conformité avec la recherche sur d’autres champs de contestation (Cinalli et Fuglister, 2008), les acteurs britanniques apparaissent davantage orientés vers les activités de lobbying, de pressions sur les décideurs politiques, participant à des campagnes de consultation, et des témoignages au sein de divers comités. À ce titre, on peut citer l’exemple des organisations fortement mobilisées telles que la National Coalition of Anti-Deportation Campaigns ou encore la Campaign to Close Campsfield (CCC) qui ont établi des contacts avec les représentants du gouvernement, des hauts fonctionnaires ou des membres du Parlement. En revanche, la question des sans-papiers en France se distingue par la prééminence de certaines formes d’action telles que la grève de la faim (Siméant, 1993) et l’usage du répertoire juridique. Elle se distingue par un recours privilégié à des collectifs ad hoc, formes d’action déjà présentes au sein du répertoire d’action des organisations de soutien aux immigrés mobilisées contre la précarisation croissante du statut des étrangers. On citera deux collectifs d’associations actifs en 2006 : le collectif Uni-(e)-s contre l’immigration jetable (UCIJ) et le Réseau éducation sans frontières (RESF). RESF — qui réunit enseignants et parents d’élèves — s’est prioritairement mobilisé au cours de cette année 2006, souvent à partir d’une base locale, contre l’expulsion de parents sans-papiers dont les enfants étaient scolarisés. L’UCIJ, qui réunit un large panel d’organisations, incluant notamment des syndicats et dans une moindre mesure des partis politiques, se mobilise davantage contre les mesures législatives restrictives et plus particulièrement le projet de réforme du CESEDA.

Tableau 2

Allocation de ressources entre les niveaux national et européen

Allocation de ressources entre les niveaux national et européen

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Cependant, il convient de mettre l’accent sur les similarités entre les deux pays. D’une part, des acteurs français sont impliqués comme des acteurs britanniques dans des stratégies médiatiques, dans l’écriture d’articles ou de tribunes de presse, dans la participation à des réunions publiques, dans la dénonciation des discours publics et des abus tels que les interventions de la police à l’abord des écoles ou des lieux de rassemblement potentiel de sans-papiers (par exemple, les distributions d’aide alimentaire par les « restos du coeur »). Aussi, une large part des acteurs mobilisés en France se sont-ils aussi inscrits dans l’utilisation des parrainages républicains[25]. Ils ont établi des contacts avec des décideurs publics et ont soutenu un travail de constitution des dossiers de régularisation. D’un autre côté, en France comme en Grande-Bretagne, l’inscription au sein du champ s’effectue souvent par l’intermédiaire d’une lecture de la situation à l’aune du langage et de la raison d’être de l’organisation. Par exemple, si pour les syndicalistes français, le « sans-papiers » est-il prioritairement un travailleur, pour la Children Society, le jeune demandeur d’asile est avant tout un enfant. Si, en France, la question des sans-papiers devient une préoccupation pour les organisations spécialisées dans l’asile, c’est aussi en raison de la situation des déboutés du droit d’asile qui deviennent de facto des sans-papiers. Au-delà de la Manche, pour Shelter et les associations mobilisées sur la question du logement, la prise en compte des demandeurs d’asile procède d’une lecture articulée autour de la précarité du logement de ceux-ci.

Des similarités apparaissent lors de l’analyse des différentes formes de mobilisation entre les niveaux national et européen. En Grande-Bretagne, tout comme en France, nous ne décelons pas d’occurrence relative à une mobilisation emblématique au niveau européen. Le Joint Council for the Welfare of Immigrants (JCWI) et le CCC sont les seuls acteurs qui se sont engagés dans des actions de protestation au niveau supranational. En fait, la grande majorité des acteurs britanniques se limitent, au niveau supranational, à l’usage de stratégies médiatiques (articles, tribunes ou communiqués). Bien qu’ils usent de formes de lobbying et de consultation dans leur espace national, les acteurs britanniques sont peu disposés à y recourir au niveau européen alors que ces modes d’action y sont couramment utilisés. En France, on peut souligner quelques initiatives importantes. Parmi celles-ci, les modes d’action du 9e collectif des sans-papiers (composé de sans-papiers, mais pas seulement) se distinguent dans le sens où il a recours à des occupations de représentations d’institutions. Il a ainsi essayé d’interpeller la Commission européenne par le biais de l’occupation de sa représentation parisienne, de même que le siège de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Paris. Ces occupations mettent en scène une combinaison particulière entre les niveaux national, international et européen. Cependant, ces actions constituent des épisodes plutôt isolés, qui ne remettent pas en cause la faiblesse des initiatives au niveau européen, aussi perceptible dans le cas britannique.

Dans un second temps, l’analyse des facteurs endogènes nécessite l’usage d’autres aspects qui ne relèvent pas du legs de Tilly. Nous avons considéré ici le rôle spécifique des croyances, informant plus particulièrement des perceptions de l’UE par les acteurs mobilisés, notamment au sujet de son impact sur les pouvoirs de l’État-nation et de la position des « illégaux ». Les acteurs ont été repartis selon deux dimensions. Une première dimension couvre un espace entre deux pôles « euroconfiant » et « eurosceptique ». Le long de cet axe, nous nous sommes intéressés à la manière dont les acteurs mobilisés considéraient le poids croissant du niveau européen vis-à-vis de l’État-nation. Dans ce cas, nous avons demandé aux enquêtés comment ils considéraient l’impact de la politique européenne d’immigration sur l’orientation des politiques au niveau national, et dans l’avenir. Nous avons défini comme « euroconfiantes » les organisations qui considéraient que l’UE s’impose progressivement face à un État-nation en constante érosion, alors que les « eurosceptiques » considéraient que l’Europe constitue seulement un autre dispositif intergouvernemental qui ne remet pas en question le pouvoir de l’État. La seconde dimension couvre un espace délimité par deux pôles, « europhobes »[26] et « europhiles ». Tout au long de cet axe, nous avons interrogé leur perception du processus d’européanisation, le considéraient-ils comme une donnée qui facilite ou restreint la position des groupes qu’ils soutiennent ? Dans ce cas, les organisations « europhiles » concevaient qu’un accroissement des pouvoirs de l’UE puisse constituer un profit pour des demandeurs d’asile et des « sans-papiers », tandis que les organisations « europhobes » faisaient plutôt référence à la construction de l’« Europe forteresse », dotée d’un agenda restrictif articulé autour d’un dénominateur commun minimum.

Cette fois, nos résultats révèlent d’importantes différences entre les deux espaces publics matérialisées par des positionnements des organisations au sein des différentes zones du schéma. Le tableau 3 montre que, d’un côté, les acteurs britanniques s’opposent le long du premier axe (l’impact de l’Union européenne sur l’État-nation), rassemblés dans deux groupes différents : Les « euroconfiants » et les « eurosceptiques ». La distinction est structurée à partir d’un clivage relatif aux significations et aux pouvoirs de la scène politique européenne émergente. La pertinence de cette première distinction devient encore plus évidente dès lors que l’on examine le second axe. Dans ce cas, nous avons trouvé peu de désaccord puisque seulement deux organisations britanniques pensent que la communautarisation du champ de l’immigration s’est traduite par un ensemble de nouvelles contraintes tant pour les groupes qu’ils soutiennent que pour leur propre action. En effet, la grande majorité des organisations britanniques se distinguent par une position europhile, confirmant que le second axe ne contribue pas à structurer un clivage marqué.

De l’autre côté, la position des soutiens français révèle une tout autre répartition. Le premier axe façonne une division marquée parmi les acteurs mobilisés : un nombre élevé d’organisations françaises affichent une confiance ou un scepticisme par ailleurs largement partagés par leurs homologues britanniques. Le second axe ne contribue pas à structurer un important clivage. La distance prononcée entre les deux pays est rendue évidente par la comparaison des positions. Alors que la grande majorité des acteurs britanniques pensent que le processus d’européanisation est susceptible de soulever des opportunités nouvelles tant pour les groupes qu‘ils soutiennent que pour leur propre travail, la totalité des acteurs français s’accordent sur la position restrictive de l’UE à l’égard de ces groupes. Finalement, nous pouvons affirmer que si le premier axe rend compte d’un clivage intra-national, le second met en exergue une forte distinction entre les deux espaces nationaux. Cette distinction peut être saisie au sein des quatre angles de notre espace bidimensionnel, où la présence des acteurs britanniques est assortie de l’absence des acteurs français et vice versa.

Tableau 3

Perceptions de l’impact de l’Europe sur l’immigration illégale et l’État-nation

Perceptions de l’impact de l’Europe sur l’immigration illégale et l’État-nation

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Aussi, l’analyse du premier axe souligne des attitudes fondées sur l’affirmation d’une prévalence du rôle de l’État, notamment sur la problématique des sans-papiers. Il est en effet la principale source de la norme. Il détermine les conditions d’entrée et de séjour sur son territoire, et il dispose de la possibilité de procéder à des régularisations. L’État, tant à l’échelle nationale que locale (grâce aux préfectures), dispose de la possibilité d’instituer, de modifier les statuts juridiques des individus par l’intermédiaire des régularisations. C’est notamment à travers ce caractère discrétionnaire de l’action de l’État que la question des sans-papiers tend à incarner la « pensée d’État » (Sayad, 1999 : 7), qui reste le pôle central d’orientation des conduites militantes (Abdallah, 2000). À ce constat de la prévalence de l’État vis-à-vis de l’Europe se surimpose une tendance des organisations françaises à percevoir le niveau européen sous les traits d’une instance restrictive vis-à-vis de l’immigration incarnée par la métaphore de l’« Europe forteresse ». Ceci est clairement une différence entre les organisations françaises et britanniques. Dès lors se dessine une rhétorique de la restriction octroyant un caractère policier au traitement de l’immigration par l’Union européenne et, en particulier, des mesures contre l’immigration clandestine ayant participé à sa criminalisation (Guiraudon, 2003).

Pour résumer, l’analyse des facteurs endogènes indique que les acteurs français et britanniques se signalent par des traits communs et des différences majeures. L’étude des principales variables explicatives issues du cadre d’analyse de From Mobilization to Revolution (Tilly, 1978) a mis en évidence des tendances communes à la fois en termes de réallocation des ressources entre les niveaux national et supranational et des traditions d’action au niveau national et européen (où la faiblesse générale des protestations et des activités de lobbying relève d’une modalité commune). En revanche, l’analyse des facteurs n’appartenant pas au cadre d’analyse traditionnel de Tilly s’est révélée utile à l’identification de différences fondamentales concernant l’européanisation du champ de l’immigration entre les deux situations. Plus particulièrement, notre observation des attitudes des acteurs mobilisés à propos de l’impact de l’UE sur l’État-nation et les « immigrés illégaux » a montré que les organisations britanniques et françaises se répartissent en différents endroits d’un même espace bidimensionnel. Tandis que chaque champ national est pareillement structuré autour d’une opposition entre les « euroconfiants » et « eurosceptiques », les acteurs britanniques et français ont une compréhension différente des opportunités et des contraintes que le processus de supranationalisation apporte pour les groupes qu’ils soutiennent et, plus généralement, pour leur propre action.

4. Troisième dimension relationnelle

La troisième et dernière dimension fait référence aux connexions établies par les organisations britanniques et françaises au-delà de leur propre espace public national. Ces échanges peuvent signaler d’autres différences dans les modes d’accès à l’espace européen, plus particulièrement à la formation des politiques publiques et à l’élaboration des décisions de l’UE. Comme nous l’avons dit, notre étude se concentre sur deux types de liens, à savoir des liens d’influence et de coopération. La première de cette interaction est normalement associée, mais pas exclusivement, aux autorités et aux institutions. La seconde fait habituellement référence à une large série d’acteurs à travers l’espace public et l’espace des politiques publiques. Les échanges avec des acteurs internationaux dotés d’une position prépondérante dans le développement des politiques publiques tels que le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR), les gouvernements des autres pays de l’UE, et les gouvernements des pays d’origine sont inclus dans notre analyse. Cette information a pour fin de renforcer notre compréhension des processus de supranationalisation en ce qui a trait à des processus horizontaux de transmission intergouvernementale, ou plus largement de transnationalisation. Bien que nous nous référions à l’analyse des réseaux, nous nous limitons à deux mesures (presque intuitives) afin d’évaluer la position des acteurs d’une part et les fondements du réseau global propre au champ d’autre part. Tout d’abord, nous calculons le « degré » des acteurs dans le champ. C’est la mesure fondamentale de la centralité de l’organisation puisqu’elle fait référence au nombre de connexions directes avec d’autres acteurs. Ensuite, nous calculons le « degré moyen » afin de comparer nos réseaux ; cette mesure fait référence au nombre moyen d’échanges que chaque acteur construit au sein du champ[27].

Débutant avec l’analyse des liens d’influence, le tableau 4 présente la carte des connexions entre les organisations françaises et britanniques, d’une part, et les acteurs principaux au-delà de leur espace public national, d’autre part. Bref, chaque lien enregistre une tentative d’influence d’une cible située au niveau supranational ou transnational. La première évidence est la propension des soutiens à essayer d’influencer d’autres acteurs par-delà leurs frontières nationales : en effet, certaines de ces cibles apparaissent avec un fort degré d’influence. De plus, il existe une ressemblance marquée entre les deux espaces publics nationaux en termes de mesures globales. De façon certaine, les organisations britanniques se distinguent par un degré moyen plus élevé que leurs homologues françaises (+ 18 %) : c’est-à-dire qu’elles ont forgé des liens d’influence plus étendus. Cette différence entre les deux pays est fortement réduite dès lors que l’attention est spécifiquement portée sur le niveau européen, c’est-à-dire lorsque les acteurs transnationaux sont exclus de l’analyse.

Néanmoins, d’importantes différences apparaissent lorsque nous passons de l’étude du réseau à l’examen des acteurs et de leurs connexions spécifiques. Nous avons déjà mis en lumière les liens d’influence établis par les organisations britanniques au niveau transnational. Concernant les acteurs français, ils se distinguent par leur position à l’égard de la Cour européenne de justice et une combinaison de liens d’influence avec d’autres institutions européennes. Par exemple, le GISTI et dans une moindre mesure le HCR[28] se sont impliqués pour faire annuler la directive 2003/86/CE[29] relative au regroupement familial[30]. En raison de l’impossibilité d’accéder directement à la Cour européenne de justice, le GISTI et les autres organisations réunies au sein de la Coordination européenne pour le droit des étrangers à vivre en famille ont fait appel au Parlement européen. La présidence du Parlement saisit officiellement la Cour de justice européenne le 16 décembre 2003[31]. Cette tentative d’influence répond à la communautarisation du domaine de l’immigration, marquant une forme d’intérêt et de préoccupation des soutiens britanniques et français à l’égard de l’élaboration de la norme à ce niveau. On peut noter la variété des formes de tentative d’influence, en particulier des formes de saisine, nettement visibles dans le cas de la Commission, du Parlement européen, du Conseil des ministres et de la Cour européenne de justice. Si la Cour et le Parlement prennent les traits d’un réceptacle privilégié pour certaines questions soulevées, il s’agit davantage, au sujet de la Commission, de demandes de subventions, d’interpellations relatives à l’orientation des politiques d’immigration. En outre, on peut observer que la Commission est plus particulièrement l’objet de tentatives d’influence de la part d’organisations bénéficiant des ressources les plus importantes. La situation du Parlement européen est singulière, il est d’accès plus aisé dans la mesure où il se situe au croisement des niveaux national et supranational. Il est en effet possible de contacter les députés européens aussi bien à l’échelon européen qu’à l’échelon national. Les plus étroits liens d’influence avec le Parlement peuvent aussi expliquer la propension plus importante de celui-ci à accéder aux demandes de soutien[32].

Tableau 4

Soutiens britaniques contre soutiens français : liens d’influence au delà de l’espace public national (voir liste fournie en annexe)

Soutiens britaniques contre soutiens français : liens d’influence au delà de l’espace public national (voir liste fournie en annexe)

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Concernant l’analyse de la coopération, le tableau 5 présente la carte des échanges entre les soutiens français et anglais, d’une part, et les acteurs principaux au-delà de leurs espaces publics nationaux, d’autre part. C’est-à-dire que chaque lien indique l’existence d’une relation de coopération liant une organisation nationale à un autre acteur aux niveaux supranational ou transnational. Globalement, nos résultats mettent l’accent sur d’importantes similitudes entre les deux pays. Presque tous les acteurs mobilisés dans le champ ont forgé des liens de coopération au-delà de leurs propres espaces publics nationaux (seulement deux organisations britanniques et une organisation française se révèlent être isolées du réseau global). Quoique plus élevé en Grande-Bretagne qu’en France, le degré moyen affiche des convergences marquées dès lors que les acteurs transnationaux sont exclus de l’analyse.

Plus spécifiquement, il est important de souligner, dans chacun des deux pays, la constitution de pôles autour de certaines organisations qui jouent un rôle pivot telles que le CCRJ, le CRE, et le JCWI en Grande-Bretagne, ou la LDH, le GISTI, La Cimade et le MRAP en France. Plus généralement, en France comme en Grande-Bretagne, la spécificité des questions soulevées (les sans-papiers et l’asile) débouche sur une réflexion plus large sur l’immigration, ouvrant un espace propice à des échanges étendus de coopération à travers les niveaux national et européen. Cette tendance à l’ouverture semble ainsi s’adapter aux logiques de regroupement des organisations à l’échelon européen sur des thématiques prioritaires et transversales. Ainsi, les organisations britanniques et françaises se retrouvent-elles en relation avec des acteurs collectifs portés sur les questions d’immigration (Migreurop, United) ou d’asile (ECRE), ou encore au sein de regroupements fondés sur une thématique donnée (correspondant à une spécialisation de l’organisation), telle que les droits de l’homme ou l’antiracisme.

Tableau 5

Soutiens britanniques contre soutiens français : liens de coopération au-delà des espaces publics nationaux (voir liste fournie en annexe)

Soutiens britanniques contre soutiens français : liens de coopération au-delà des espaces publics nationaux (voir liste fournie en annexe)

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Néanmoins, en relation avec nos précédents résultats, les différences significatives apparaissent lorsque l’analyse est conduite sur le plan des noeuds de coopération spécifiques. Si les soutiens pro-britanniques interagissent de façon plus étendue avec des organisations de portée européenne actives à Bruxelles, les soutiens français ont des connexions plus répandues avec les autres organisations nationales basées dans d’autres pays de l’Union européenne à travers des réseaux européens. Sans doute, ces résultats confirment-ils que le processus d’européanisation est assorti de réponses variables des publics nationaux (Falkner etal., 2005), incluant non seulement des trajectoires verticales de transmission supranationale entre les niveaux national et européen, mais également des trajectoires horizontales de transmission intergouvernementale par-dessus les États-membres (Koopmans et Erbe, 2004). En se concentrant sur les occurrences les plus citées au niveau supranational, des collectifs tels qu’ECRE et Migreurop donnent lieu à des formes de délégation. En effet, ils constituent l’espace privilégié d’action au niveau européen pour des organisations (à la fois françaises et britanniques) le composant. Concernant les formes de coopération avec les acteurs nationaux d’autres pays européens, elles sont enserrées de façon prioritaire au sein de regroupements fondés sur la spécialisation des organisations. Aussi, on peut, par exemple, déceler des logiques de coopération fondées sur des regroupements à caractère ethnique et national, comme c’est le cas de l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF) ou encore celui de l’Association des Marocains de France (AMF), qui, à côté de l’inscription au sein de collectifs plus généralistes, s’intègrent aussi bien dans des protestations au sein desquelles elles mobilisent leur réseau d’associations marocaines présentes dans différents pays européens.

Pour résumer, l’analyse des réseaux entre les niveaux national et européen indique que les acteurs mobilisés en Grande-Bretagne et en France se trouvent inclus dans des dynamiques relationnelles entre l’Europe et les États-nations auxquelles ils contribuent. L’examen des positions spécifiques des acteurs laisse entrevoir des différences notables entre les deux situations. Placés à l’intersection de l’espace public et de l’espace européen, les acteurs mobilisés se révèlent être un outil pertinent pour évaluer des processus d’européanisation. Les formes de communication entre l’UE et le niveau national passent à travers les liens que les organisations élaborent ; l’accessibilité des acteurs et des institutions européennes est questionnée à travers les différentes formes d’action choisies par les organisations. Les acteurs mobilisés sont à la fois au coeur des combinaisons entre européanisation et transnationalisation, tout en transformant ces processus par le biais d’une combinaison de trajectoires verticales et horizontales. Plus centrale, l’analyse des réseaux ne s’inscrit pas dans le cadre d’analyse traditionnel de Tilly, à l’exception de sa réflexion sur les processus de recrutement. En revanche, notre étude lui octroie une importance cruciale : l’examen des processus d’européanisation requiert une attention aux échanges qui participent à réduire la distance entre les insiders et les outsiders aux niveaux national et européen.

Conclusion

Cet article s’inscrit dans le débat relatif à l’approche de Tilly, telle que présentée dans From Mobilization to Revolution (1978). Nous avons considéré la situation des demandeurs d’asile en Grande-Bretagne et des sans-papiers en France comme des objets d’étude comparables dans le cadre de la controverse plus large sur l’immigration « illégale » qui est au coeur de la politique contemporaine de l’UE. Notre analyse s’est concentrée sur les acteurs mobilisés en leur soutien, dans l’ensemble d’un plus large éventail d’organisations incluant des organisations non gouvernementales (ONG), des mouvements sociaux, des syndicats, et des associations professionnelles. Cette étude a confirmé à quel point les questionnements politiques relatifs à l’immigration n’étaient pas circonscrits à quelques secteurs localisés. Ils tendraient en fait à se décliner au sein de champs multi-organisationnels qui s’étendent à travers les niveaux national et européen. Il est apparu pertinent de revenir brièvement sur l’historique de la constitution des champs de l’asile et des sans-papiers afin de permettre une compréhension de leurs caractéristiques propres. Cependant, la recherche ne porte pas sur les développements diachroniques propres au champ, mais nous nous sommes attelés à mettre en évidence les différences entre les situations nationales à partir de trois dimensions principales : exogène, endogène et relationnelle.

Comme nous l’avons noté, nos résultats montrent l’utilité d’une stratégie de recherche élargie apte à identifier des facteurs permettant d’évaluer des différences entre les pays en termes d’européanisation. Sans cela, ces différences seraient dissimulées derrière des structures politiques similaires à travers les niveaux national et supranational, à la fois en termes de prise de décision et de discours institutionnels. Nous avons observé des dissemblances parmi les acteurs, confirmant l’hypothèse initiale selon laquelle l’européanisation est assortie de réponses variables des publics nationaux en termes de réallocation de ressources, de mutations des répertoires d’action, de construction des interprétations, de décisions relatives aux structures relationnelles élaborées. Qui plus est, le processus interactionnel se meut à travers des trajectoires verticales de transmission entre les espaces publics nationaux et la prise de décision au niveau de l’UE, mais également à travers une transmission horizontale dans les espaces nationaux des États européens. Plus particulièrement, nos résultats mettent en exergue des différences sensibles parmi les acteurs mobilisés tant en ce qui a trait à la manière dont ils prennent en compte les opportunités potentielles présentes au niveau de l’UE, qu’aux relations établies à l’intersection des niveaux national et européen.

Alors que chaque espace national est structuré autour d’un clivage entre « euroconfiants » et « eurosceptiques », les organisations britanniques et françaises développent une compréhension différente des opportunités et des contraintes produites par le processus de supranationalisation. Dans le même temps, ces acteurs jouent un rôle décisif par l’intermédiaire des décisions qu’ils prennent lorsqu’ils élaborent des relations avec d’autres acteurs hors de leurs frontières. Ces processus s’accompagnent de postures différentes. Ainsi, des formes de défiance se conjuguent à des formes de délégation à des collectifs, plus ou moins critiques à l’égard de l’UE, mais qui entendent jouer un rôle et peser à ce niveau. Certains acteurs tentent de s’inscrire dans le processus d’élaboration de la norme en privilégiant des tentatives d’influence et de coopération avec les institutions européennes. Finalement, on peut penser que l’émergence d’une citoyenneté vraiment européenne puisse relever davantage des interactions et des transformations des acteurs présents au niveau national que de la simple imposition des institutions de l’UE par le haut. Nous ouvrons ainsi la porte à d’autres analyses centrées sur la restructuration européenne à long terme des publics nationaux. Elles permettraient de comprendre si des développements similaires à ceux qu’on a observés pouvaient prendre place dans d’autres États et d’autres champs de préoccupation.

Nos résultats confirment que l’oeuvre de Tilly, 30 ans plus tard, n’est pas obsolète. Notre analyse démontre que les critiques à l’encontre Tilly ont stimulé le domaine d’étude. Sans le recours à l’analyse des croyances et de la construction d’un environnement relationnel, nous nous priverions d’une compréhension du rôle des acteurs dans le processus plus large d’européanisation. Les limites d’une représentation du conflit fondée sur la dichotomie insiders/outsiders empêchent aussi une vision plus fine de la multiplicité des niveaux, des positions et de leurs liens intriqués au coeur de la construction de la « polis »européenne. Cependant, l’approche de Tilly se nourrit d’une pluralité de mécanismes tant sur le plan du système que des acteurs ; en bref, une approche qui ne s’imbrique pas dans la caricature d’un structuralisme simpliste et qui n’oblige pas à imaginer le processus d’européanisation dans des développements analogues à celui de l’État-nation. Les notions d’opportunité et de ressource sont encore essentielles. Nos résultats montrent que l’UE est devenue la cible principale des mobilisations, qui impliquent une réallocation des ressources et dont la portée dépasse les limites de l’État-nation, alors que les espaces publics nationaux continuent d’être le pôle central des conduites militantes.