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Le 29 avril 2008, Charles Tilly nous quittait. Il lègue une oeuvre impressionnante par sa richesse empirique, historique et théorique. Parmi ses nombreux livres qui ont fait date, nous voudrions retenir comme point de départ pour ce numéro thématique From Mobilization to Revolution (1978). Dans ce dernier, Tilly étend l’étude de la mobilisation des ressources, centrée sur le rôle des organisations et des entrepreneurs, afin de prendre en compte le contexte politique et institutionnel de l’action collective, et présente l’émergence des mouvements sociaux comme allant de pair avec la construction de l’État-nation. Bien que Tilly ne soit pas le premier ni le seul à avoir insisté sur le rôle structurant des institutions et des facteurs politiques — citons, par exemple, le fameux ouvrage de Piven et Cloward, Poor People’s Movements (1977) —, son approche a fait école et est devenue la base du modèle du processus politique qui domine aujourd’hui l’étude des mouvements sociaux dans le monde anglo-saxon.
Dominer un champ d’étude implique également d’être décortiqué, critiqué, voire attaqué. L’approche du processus politique a été remise en question par le virage culturel en sciences humaines et par la transnationalisation de l’action collective. Tandis que le virage culturel a amené plusieurs auteurs à souligner la dimension symbolique et discursive des processus qui modèlent l’action collective, la transnationalisation de cette dernière semble remettre en cause la centralité de l’État-nation qui est au coeur de l’approche du processus politique. Plus récemment, certains auteurs (Armstrong et Bernstein, 2008 ; Snow, 2004) ont remarqué que l’approche du processus politique postule une seule source de pouvoir — l’État — qui organiserait de façon déterminante les formes de la domination contestée par les mouvements sociaux. Selon ceux-ci, les mobilisations collectives ne peuvent se réduire au rapport à l’État, aussi central soit-il. Ils proposent ainsi d’élargir notre conception des mouvements sociaux en incluant la contestation de différentes formes de domination socialement instituées, qu’elles soient liées ou non à l’État ou à d’autres institutions telles que la famille, l’Église, le marché. Cette nouvelle approche est fondée sur la reconnaissance de la complexité institutionnelle des sociétés contemporaines, où s’entrecroisent différents champs de la vie sociale constitués par des éléments matériels et symboliques.
Afin d’introduire ce numéro thématique, nous voudrions tout d’abord revenir brièvement sur les principaux éléments d’explication de l’approche du processus politique pour ensuite poursuivre la réflexion critique en nous concentrant notamment sur la notion centrale de structure des opportunités politiques ainsi que sur la conceptualisation du pouvoir et du politique qu’elle sous-tend. Bien que nous partagions plusieurs des critiques qui sont adressées à l’approche du processus politique, nous pensons néanmoins que certains éléments conservent leur pertinence et leur valeur explicative, notamment dans la version développée depuis quelques années par Tilly, Doug McAdam et Sidney Tarrow (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001).
L’approche du processus politique
Telle qu’initialement développée par Tilly (1978), l’approche du processus politique prend comme point de départ le rapport entre les acteurs et l’État. Tilly postule en effet que, parmi l’ensemble des acteurs politiques, certains participent à la politique institutionnelle — ce sont les insiders ou encore, les polity members — et jouissent d’un accès routinier aux ressources matérielles, légales et symboliques de l’État, tandis que d’autres sont exclus de cette même politique institutionnelle ; ces challengers, ou outsiders, viseraient alors principalement à accéder à la politique institutionnelle, à devenir des polity members, pour bénéficier des ressources de l’État. Le rapport à l’État a donc un effet structurant à la fois sur les stratégies et les tactiques des acteurs ainsi que sur leurs intérêts et leurs motivations. Tilly identifie quatre facteurs clés qui expliquent l’action collective : les intérêts des acteurs, leur organisation, la mobilisation de ressources et la structure des opportunités politiques telle qu’elle s’exprime dans la manière dont l’État facilite ou réprime l’action collective, affectant ainsi directement son coût tout comme les gains anticipés par les acteurs.
La théorie de Tilly a ensuite été reprise et élargie durant les années 1980 par Doug McAdam (1982) et Sidney Tarrow (1989). Le premier a retracé la façon dont des changements dans la structure des opportunités politiques ont favorisé l’émergence du mouvement des droits civiques aux États-Unis dans les années 1950 et 1960 tandis que le second a montré comment les actions des mouvements apparaissant au début des années 1960 en Italie affectaient la capacité de mobilisation et les tactiques des mouvements qui suivirent ainsi que la structure des opportunités politiques. Tarrow (1996, 1998) proposa également une synthèse de la notion de structure des opportunités politiques en distinguant une dimension statique liée à la structure de l’État d’une dimension dynamique s’incarnant dans une ouverture du système politique, des changements d’alignements politiques et d’alliances, la division des élites et la capacité de l’État de produire des politiques publiques répondant aux revendications des mouvements. Selon cette logique, l’expansion ou l’ouverture des opportunités politiques expliquerait autant le pourquoi que le moment de l’émergence d’un mouvement social. Durant les années 1990, l’approche du processus politique s’adapta aux critiques lui reprochant de négliger la culture et intégra le concept de cadre d’action collective, développé par David Snow et ses collègues au milieu des années 1980 (Snow et al., 1986).
Cependant, certains ne furent pas convaincus par la synthèse de Tarrow et les concessions aux critiques culturalistes. Dans un article particulièrement critique, Goodwin et Jasper (2004 [1999]) reprochèrent à la notion de structure des opportunités politiques d’être tautologique et de négliger l’importance de l’interprétation des acteurs pour comprendre le lien entre opportunités et action, d’entretenir une conception étroite et instrumentaliste de la culture, et de sacrifier le rôle des acteurs et les contingences de l’histoire sur l’autel d’un structuralisme objectiviste.
Ces critiques ont déjà suscité de nombreuses réactions de part et d’autre, et ont certainement contribué à l’évolution de l’approche du processus politique. En effet, McAdam, Tarrow et Tilly (2001) ont abandonné toute quête d’un modèle invariant et universel et prônent l’étude des mécanismes et des processus politiques afin d’identifier des constances d’une situation contestataire à l’autre. De même, ils ont remplacé le concept de cadre d’action collective par un nouvel accent sur les processus d’interprétation et de construction sociale des conflits politiques.
Par contre, un aspect fondamental persiste dans le modèle du processus politique : l’accent sur l’État comme cible et facteur principaux de l’action collective. Tilly (2004 : 3) réitérait récemment que l’action collective ne peut être considérée politique ou comme faisant partie d’un mouvement social si ses revendications ne prennent pas pour cible, ne serait-ce que partiellement, l’État. De même, la structure des opportunités politiques resterait avant tout une histoire d’État, comme l’indiquent Goldstone et Tilly (2001) dans leur discussion de l’effet de différents types d’articulation entre opportunités et menaces. Pourtant, la question du rapport à l’État demeure un enjeu peu débattu, et ce, en dépit de ses implications pour la conceptualisation et l’étude des mouvements sociaux.
L’État, la complexité institutionnelle et le pouvoir
Dans un article remarqué, David Snow (2004) dénonce la conception étroite de l’action collective qui guiderait toujours la réflexion de l’approche du processus politique. Il lui reproche notamment d’écarter du champ d’étude des mouvements sociaux les activités qui sortent de l’arène politique et qui ne prennent pas pour cible l’État. Par exemple, certains mouvements religieux et d’aide de soi (self-help movements) ne peuvent être appréhendés à partir de l’approche du processus politique dans la mesure où l’accès aux ressources de l’État n’est pas l’enjeu central de ces mobilisations. De même, depuis le début des années 1990, de plus en plus de mobilisations en faveur de l’établissement de codes de conduite sociaux et environnementaux prennent pour cible les firmes multinationales et leurs fournisseurs, le but étant de favoriser des mécanismes privés et non étatiques de régulation de l’économie internationale.
L’accent sur le rapport à l’État a des conséquences non seulement sur les choix guidant le type de mobilisations étudiées mais aussi sur les conclusions que l’on peut tirer de l’évolution des mouvements sociaux. Ainsi, un mouvement qui cesserait de prendre l’État pour cible et donnerait priorité à des activités autres que les manifestations publiques disparaîtrait du radar des tenants de l’approche du processus politique. On dira alors que ce mouvement a disparu ou qu’il est entré dans une phase de déclin. C’est précisément ce que contestent des auteures telles que Staggenborg et Taylor (2005) dans leur évaluation de la trajectoire du mouvement des femmes aux États-Unis. Selon elles, seule l’utilisation d’une définition restrictive des mouvements sociaux mène à conclure au déclin du mouvement des femmes ; une définition qui irait au-delà de la lutte pour l’accès aux ressources de l’État et des manifestations permet de voir une transformation plutôt qu’un déclin de ce mouvement social.
Cette définition restrictive implique également une conception très étroite du politique. Celle-ci est tributaire de la division entre le privé et le public, chère au libéralisme, et est porteuse d’une forte connotation normative dans la mesure où elle contribue à banaliser ou à discréditer certains types de revendication et de mobilisation (Armstrong et Bernstein, 2008 : 79). De plus, certains mouvements sociaux, tel le mouvement des femmes, se sont constitués en partie autour de la remise en question de la distinction entre le public et le privé, comme nous le rappelle le fameux slogan féministe « The personal is political ! ». Ces catégories ne vont donc pas de soi et sont souvent des enjeux de lutte.
Conceptualiser les mouvements sociaux essentiellement dans leur rapport à l’État suggère également que ce dernier est la principale source de pouvoir au sein de la société et que la politique institutionnelle représente un espace unique, unifié et homogène (Armstrong et Bernstein, 2008). Il n’y aurait, selon cette logique, qu’un seul principe organisateur des rapports sociaux et politiques : l’État. Les acteurs qui sont politiquement marginalisés prendraient ainsi l’État pour cible pour améliorer leur situation. Cette représentation des motivations des acteurs court le risque de tomber dans un réductionnisme qui rappelle l’économisme marxiste et libéral.
Armstrong et Bernstein (2008) proposent une alternative intéressante. Plutôt que de postuler que l’État est la source de tout pouvoir et l’enjeu de toutes les luttes politiques, elles s’inspirent des travaux néo-institutionnalistes et font l’hypothèse que la société est composée de multiples espaces institutionnels potentiellement en contradiction les uns avec les autres. Elles n’affirment pas a priori quel espace institutionnel est le plus important ni quelle est sa logique et sa structure ; elles laissent au contraire ces questions ouvertes afin d’y répondre empiriquement. Bien qu’elles reconnaissent que l’État jouit d’un statut particulier, d’autres institutions offrent des systèmes de classification, des principes organisateurs et des ressources culturelles et matérielles qui peuvent êtres utilisés par les mouvements sociaux dans la formulation et l’avancement de leurs revendications. Une institution peut ainsi alimenter la remise en question d’une autre institution. La localisation d’un acteur à l’intersection de multiples institutions aura donc un effet sur sa capacité de mobilisation et d’action.
Ce décentrement du rapport à l’État a plusieurs conséquences pour l’étude des mouvements sociaux. Tout d’abord, il implique de prendre au sérieux les mouvements qui ne visent pas l’État mais qui prennent pour cible des systèmes de classification, des codes culturels et d’autres modes de domination symbolique et/ou matérielle. Les mouvements sociaux ne sont alors plus définis comme tels en fonction de la cible qu’ils privilégient, puisque celle-ci n’épuise pas les conditions d’émergence et de signification sociale des mobilisations. Ensuite, ce décentrement suppose que les motivations des acteurs sont plus complexes que ne le laisse entendre l’approche du processus politique et qu’elles varient selon les institutions et les époques. L’accès aux ressources de l’État n’est pas nécessairement un bien recherché, d’autant plus quand l’État en question est fortement soumis à d’autres sources d’autorité et de pouvoir ou quand il est relativement absent du champ de définition des relations sociales qui sont concernées.
Le décentrement du rapport à l’État permet de penser la façon dont différents systèmes d’autorité, publics et privés, nationaux et supranationaux, s’articulent les uns aux autres et alimentent des conflits tout en offrant aux acteurs de nouvelles avenues pour agir. Il permet également de penser la façon dont les champs multi-organisationnels se forment et se transforment en fonction des institutions qui les soutiennent ou les répriment. Enfin, cette perspective remet en question la distinction entre politiques institutionnelle et non institutionnelle qui sous-tend les catégories de challenger et de politymember — ou outsider et insider — utilisées par les tenants de l’approche du processus politique.
La critique du réductionnisme étatique développée notamment par Armstrong et Bernstein doit être évaluée empiriquement et plusieurs contributions de ce numéro vont dans ce sens. Cependant, remettre en question la place accordée au rapport à l’État dans l’approche du processus politique implique-t-il nécessairement d’abandonner complètement cette perspective ? Cesse-t-on de travailler dans l’optique de l’approche du processus politique dès lors que l’on décentre le rapport à l’État et que l’on reconnaît que les mouvements sociaux évoluent dans un environnement multi-institutionnel ? Plutôt que d’essayer d’identifier les frontières de cette approche, il nous semble plus constructif d’avancer quelques pistes de réflexion sur la façon dont certains de ses éléments centraux peuvent être réévalués à la lumière des critiques présentées ci-dessus. Deux éléments retiendront particulièrement notre attention. Il s’agit des opportunités politiques et du binôme challenger/member.
Les opportunités politiques
Opérer un décentrement du rapport à l’État nécessite un élargissement de la notion d’opportunités politiques. D’une part, le caractère structurel des opportunités politiques devrait être relativisé, au sens où ces dernières ont un rapport contingent aux changements survenant dans le contexte de l’action. L’interprétation que les acteurs font des opportunités (ou des menaces) qui se présentent à eux semble même parfois indépendante de tout changement structurel. D’autre part, la multiplicité des champs institutionnels dans laquelle s’insère l’action collective offre des espaces de définition des conflits et des enjeux de contestation qui permettent la cohabitation d’opportunités aux formes extrêmement variables. Comme l’ont déjà souligné les auteurs néo-institutionnalistes, les institutions modèlent les identités collectives, agrègent ou dispersent les gens, les attirent et les retiennent dans certains contextes spatiaux-temporels au sein desquels l’action collective prend forme et se manifeste. Les gens prendront ainsi pour cible non seulement l’État, méta-institution par excellence, mais également les formes d’autorité et les institutions qu’ils rencontrent dans leur vie quotidienne : l’usine, la famille, l’Église, etc.
Par ailleurs, la conception du pouvoir que proposent Armstrong et Bernstein, ancrée dans une perspective foucauldienne du rapport entre pouvoir et connaissance, peut également servir à revoir la conceptualisation de la notion d’opportunités politiques. Par exemple, le travail de mise en lumière des contradictions des pratiques et des discours institutionnellement dominants — travail réalisé notamment par les mouvements sociaux — amène à une conception des opportunités qui est plus discursive que structurelle.
Le binôme challenger/member
La complexité institutionnelle implique aussi de reconsidérer le schéma de base du modèle du processus politique posant les mouvements comme nécessairement extérieurs à l’État, marginalisés politiquement et donc cherchant à faire pression sur celui-ci pour être inclus. En premier lieu, nous voudrions soulever la question de la multiplicité des logiques d’action au sein même de l’État, que nous concevons non pas comme un acteur unifié mais comme un ensemble de lieux de pouvoir, duquel peuvent émerger des contradictions ou des processus de transformation liés à la dynamique de différents mouvements sociaux. Autrement dit, les frontières entre l’État et les mouvements ne sont pas données d’avance. Par exemple, les travaux portant sur le féminisme d’État ont mis en lumière les alliances tissées entre militantes d’organisations féministes et fonctionnaires agissant à différents paliers de l’administration publique ou encore dans des agences spécialisées dans la condition féminine (Stetson, 2001).
De même, les mouvements sociaux pénètrent de plus en plus la vie institutionnelle, à un point tel qu’ils peuvent être à l’origine de nouveaux partis politiques (Goldstone, 2001b) et même devenir une source d’innovation institutionnelle en faisant campagne, par exemple, pour l’implantation de nouvelles formes non étatiques de régulation (Bartley, 2007). Aussi, plutôt que postuler que les mouvements sociaux sont nécessairement extérieurs à la vie institutionnelle, il convient de les situer le long d’un continuum d’influence (Goldstone, 2001a : 9). Une telle conceptualisation a des implications profondes pour notre façon d’envisager les opportunités politiques puisqu’elle suppose que celles-ci ne sont pas forcément extérieures aux mouvements.
Le contenu du numéro
Les contributions à ce numéro font écho aux critiques et aux propositions formulées ci-dessus. Le numéro s’ouvre sur un hommage de Doug McAdam à Charles Tilly, avec qui il a longtemps collaboré. Bien qu’il s’efforce de relativiser les critiques adressées au modèle du processus politique, McAdam reconnaît la pertinence des objections d’Armstrong et Bernstein (2008) et remarque que les travaux empiriques à la croisée des études sur les mouvements sociaux et les organisations leur donnent raison. Hanspeter Kriesi, un autre des principaux tenants de l’approche du processus politique, défend celle-ci en répondant directement à plusieurs des pistes suggérées dans cette présentation. Il affirme néanmoins que l’approche a sous-estimé l’importance du rôle du public dans la mise en oeuvre des campagnes des mouvements sociaux et propose un modèle tripartite — autorités, public, challengers — pour pallier cette lacune. Par la suite, Marcos Ancelovici présente une esquisse d’une théorie de la contestation inspirée de la théorie des champs de Pierre Bourdieu, qui élargit la notion de structure des opportunités et permet ainsi de tenir compte des luttes contestataires qui ne visent pas l’État. S’appuyant lui aussi sur une approche bourdieusienne, Lilian Mathieu étudie le mouvement contre la double peine en France. D’après Mathieu, se concentrer sur l’interaction entre l’espace des mouvements sociaux et le champ politique permet de mieux saisir la dynamique de ces mobilisations qu’une simple application de la notion de structure des opportunités politiques, qu’il juge trop rigide.
Deux articles se penchent ensuite sur les mobilisations transnationales en faisant ressortir la réflexivité des acteurs, la culture politique et les pratiques sociales quotidiennes comme éléments explicatifs des formes de mobilisation. Tout d’abord, Geoffrey Pleyers se penche sur les réseaux altermondialistes afin d’examiner les valeurs qui sont à la base du soutien généralisé dont jouit la forme réticulaire et non hiérarchique de ce mouvement. Celle-ci ne serait donc pas liée aux opportunités politiques ni au type de cible visée par le mouvement. L’article de Pascale Dufour et Renaud Goyer sur la Marche mondiale des femmes propose quant à lui une lecture géographique des mobilisations pour approfondir notre compréhension du transnationalisme au-delà des présupposés stratégiques-instrumentaux qui caractérisent les études fondées sur l’approche du processus politique. Cette perspective permet notamment d’explorer le travail quotidien sur les rapports de pouvoir à l’intérieur du mouvement, ainsi que de mettre en valeur la multiplicité des cibles qui caractérise certains mouvements transnationaux.
Le numéro se poursuit dans l’exploration de deux cas latino-américains servant de base à l’application de réflexions théoriques sur les rapports entre mouvements sociaux, d’une part, et entre ceux-ci et la sphère partisane, d’autre part. Stéphanie Rousseau étudie les mouvements féministe et autochtone en Bolivie en développant un modèle d’analyse intersectionnelle des rapports de domination, mettant le processus politique au deuxième plan dans l’explication de la formation des frontières identitaires des mouvements. Les mouvements sociaux apparaissent dans ce modèle comme étant eux-mêmes producteurs d’exclusion et reproducteurs de différentes formes de domination, et la dynamique d’interaction entre mouvements apparaît comme un aspect crucial pour comprendre la transformation des mouvements. Hélène Combes, quant à elle, retrace le parcours des cycles de protestation accompagnant la construction du Parti de la révolution démocratique (PRD) au Mexique, mettant en évidence la circulation intense entre mouvements sociaux et parti. Son article contribue à nuancer l’opposition entre politiques institutionnelle et contestataire, notamment dans les trajectoires individuelles des militants.
Deux autres articles présentent ensuite des études de mouvements axés sur des causes morales et/ou éthiques. Ces causes comportent de multiples dimensions et peuvent aussi être comprises comme résultant d’un recadrage de luttes anciennes. Tel est le cas de l’article de Sophie Dubuisson-Quellier, qui présente une étude de la mobilisation des consommateurs dans le cadre des luttes pour « moraliser le marché ». Ces mobilisations multi-institutionnelles, qui ne visent pas l’État de façon centrale mais bien plutôt des acteurs économiques — consommateurs, producteurs, commerçants — présentent des ambigüités et des contradictions dont la moindre n’est pas le rapport que ces mobilisations entretiennent avec le capitalisme comme mode de production dominant. Manlio Cinalli et Foued Nasri, de leur côté, abordent un ensemble d’acteurs hétérogènes qui forment le mouvement de soutien aux immigrants illégaux et mettent en relief les dynamiques multi-organisationnelles qui émergent du contexte multi-institutionnel propre aux pays membres de l’Union européenne. Bien qu’il souligne la difficulté de distinguer clairement les insiders des outsiders dans un cadre multi-institutionnel, leur article insiste également sur la pertinence de l’approche développée par Tilly pour comprendre les mobilisations actuelles autour des enjeux touchant la politique européenne.
Pour clore le tout, l’article de Daniel Cefaï constitue sans doute la contribution se démarquant le plus de l’approche du processus politique dans ce numéro. À travers un essai sur les acquis de la sociologie pragmatiste développée dans les deux dernières décennies en France, il évoque les avantages heuristiques de cette école en ce qui a trait à la compréhension de différentes dimensions de l’action collective. Celle-ci met notamment au centre de la réflexion les notions de culture publique et de contextes de sens pour comprendre l’émergence et la transformation de l’action collective.
Les différentes contributions de ce numéro répondent aux questions évoquées plus haut en ce qui concerne aussi bien la nécessité de décentrer le rapport à l’État dans l’étude des mouvements sociaux que de théoriser la dynamique multi-institutionnelle qui résulte de ce décentrement ou encore d’approfondir la réflexion sur le pouvoir et le politique en brouillant les frontières entre challengers et insiders. Cela permet de complexifier les analyses des rapports de domination et des formes de contestation qu’ils entraînent. Nous espérons que ce numéro thématique contribuera à faire progresser la réflexion et le débat relatifs à l’approche du processus politique tout en réitérant son apport majeur à l’étude des mouvements sociaux.
Comme l’a remarqué le philosophe Charles Taylor, la conversation que nous entamons avec les gens qui nous entourent continue bien après leur mort ; nous persistons à leur parler et leur voix ne cesse de nous interpeller. Tilly est mort il y a maintenant plus d’un an, mais sa voix reste vive. Nous l’avions originellement contacté avant qu’il ne meure pour lui demander de répondre aux textes de ce numéro. Malheureusement, il était déjà très affaibli et n’a pas eu le temps de brandir sa plume. Sa pensée ne continue pas moins de nous inspirer.
Parties annexes
Bibliographie
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