Corps de l’article

Introduction

Au Québec, l’intégration des usagers des services de santé mentale est un phénomène relativement bien documenté, que ce soit dans l’organisation des services (Clément et al., 2012 ; Gagné, Clément, Lecomte et Godrie, 2013) ou dans les équipes cliniques (Provencher, Legris et Gagné, 2011). Dans les deux cas, l’objectif affiché par les personnes qui entreprennent ces collaborations demeure, pour reprendre l’expression de Minogue et Girdlestone, l’intégration des usagers des services en tant qu’« equal partners » (2010 : 429). En revanche, leur intégration dans des équipes de recherche demeure, pour l’essentiel, peu documentée. S’ils aident à mieux cerner leur apport du point de vue scientifique, les travaux consacrés à leur contribution à la recherche tendent, à l’exception de certains (Pelletier et al., 2011 et 2013), à laisser dans l’ombre les dynamiques relationnelles entre chercheurs et usagers, ainsi que les éventuelles difficultés d’intégration de ces derniers.

C’est au champ de la participation des usagers en recherche que nous nous intéressons dans le cadre de cet article et, plus précisément, aux difficultés que soulève parfois leur présence en prenant pour cas d’étude l’intégration d’une personne avec une expérience vécue de la rue et des problèmes de santé mentale dans deux équipes de recherche d’un projet de recherche et de démonstration. Ce projet de type Logement d’abord visait à évaluer de manière quasi expérimentale l’impact d’une intervention combinant un programme de subvention au logement avec un accompagnement clinique s’adressant à des personnes dans la rue avec des problèmes de santé mentale. Le devis de recherche incluait la participation d’un groupe de personnes avec un profil proche de celui des participants au projet de recherche et de démonstration, c’est à dire partageant une expérience vécue des réalités de la rue et des problèmes de santé mentale sans toutefois bénéficier des services du projet. Ces personnes étaient, pour certaines, rémunérées à temps plein ou partiel, et, pour d’autres, dédommagées à chacune de leur participation à un comité du projet. La volonté de faire participer des personnes avec un bagage expérientiel à un projet de recherche et de démonstration reposait sur l’idée qu’elles pouvaient influencer les gestionnaires, intervenants et chercheurs membres du projet en les sensibilisant à ce qu’elles avaient vécu. Elle s’appuyait également sur les constats de l’efficacité de leur emploi pour recruter des participants à des projets de recherche et de la richesse de l’information qu’elles recueillent auprès de leurs pairs lors des entrevues qualitatives de recherche (Boote, Telford et Cooper, 2002 ; Bengtsson-Tops et Svensson, 2010).

Les extraits présentés dans l’article proviennent d’entretiens qualitatifs semi-dirigés réalisés avec une personne (appelée « pair agent de recherche » dans la suite de l’article) ayant collaboré de manière étroite avec deux sous-équipes de recherche du projet de recherche et de démonstration, deux coordonnatrices de recherche ainsi que sept chercheurs et professionnels de recherche (« PdeR » dans le texte) qui ont travaillé avec lui. Ces entretiens étaient réalisés dans le cadre d’une étude qui visait à évaluer qualitativement la participation des pairs au projet de recherche et de démonstration (Godrie, 2014)[1]. Ce cas d’étude met en évidence la complexité des relations qui se nouent entre le pair agent de recherche et ses collègues ainsi que les problèmes identitaires auxquels fait face le premier.

L’analyse offre une vue au plus proche des dynamiques relationnelles vécues par les acteurs impliqués, rejoignant ainsi l’appel de Boote, Telford et Cooper (2002) d’orienter les recherches sur ces dimensions qui ne sont pas ou peu traitées dans la documentation scientifique sur la participation. Ces dynamiques relationnelles éclairent le parcours d’une personne qui est sortie de la rue pour entrer dans un projet de recherche en amenant avec elle les réalités qui font partie intégrante de son univers. Interrogée sur son expérience, celle-ci a expressément souhaité que son témoignage « serve » à ses pairs, c’est-à-dire à d’autres personnes ayant connu la rue et les problèmes de santé mentale, et soit entendu par ses anciens collègues, comme si elle avait ouvert la voie – à ses dépens – à un type de participation qui semble néanmoins prometteur dans le milieu de la recherche.

1. L’expérience du pair dans la première équipe

Alors que le projet est sur le point de démarrer, le chercheur principal fait la rencontre d’une personne âgée d’une trentaine d’années qui a passé plus de dix ans dans la rue et a connu la psychiatrie institutionnelle. Impressionné par son sens de l’observation et l’« intelligence » de ses remarques à propos du monde de l’itinérance, il lui offre un poste dans le projet. Deux mois après son arrivée, elle intègre – à temps plein et avec les mêmes conditions salariales que ses collègues – l’équipe de recherche chargée de recruter les participants du projet en tant que « pair agent de recherche ».

Lors du premier jour de formation des membres de l’équipe sur les méthodes de recrutement, ces derniers rejoignent leur collègue pair à un point de rendez-vous et le trouvent en train de boire de l’alcool alors qu’il se disait abstinent à son entrée dans le projet : « [O]n débarque du métro et il buvait de la bière sur le trottoir, ça faisait vraiment itinérant – enfin ce que j’avais comme conception de l’itinérant » (PdeR2). Le pair explique qu’il boit pour diminuer le stress qu’il ressent à l’idée de suivre cette formation et pour l’aider à gérer la pression de performance qu’il éprouve vis-à-vis de ses collègues formés en recherche : « j’étais le seul pair dans l’équipe de recherche et le seul qui n’avait pas de maîtrise. Je cherchais à me valoriser. »

Une de ses collègues se souvient du malaise qu’il avait alors manifesté devant les coûts engendrés par cette formation sur le projet (hôtel, déplacement et nourriture) et de son regret que cet argent ne soit pas utilisé pour donner davantage de services aux personnes dans la rue : « Il était là : “On mange des fraises avec du chocolat dessus et pendant ce temps, il y a du monde dans la rue qui crève de faim.” (…) Déjà, il avait le sentiment qu’il n’y avait pas assez [d’argent] de versé aux participants (…) » (PdeR2). Un autre agent de recherche va jusqu’à parler de situations « violentes » qui ont alimenté la critique adressée par le pair envers l’univers de la recherche : « Il a été très choqué et nerveux suite à ces réunions [qui] avaient lieu dans des endroits chicos (grand hôtel, avec débauche de nourriture, etc.) (…) » (PdeR4). Ces évènements sont, selon le pair, révélateurs d’une société injuste dans laquelle les ressources pourraient être mieux distribuées et où les uns « font carrière sur le dos des problèmes des autres ».

Le pair considère qu’il a été embauché pour « expliquer des affaires qu’il faut que tu vives pour les comprendre ». De son point de vue, il existe une culture de la rue avec ses codes qui sont difficilement accessibles aux personnes en dehors de cet univers et il souhaitait, à terme, « transformer les intervieweurs en pairs », c’est-à-dire leur transmettre les « valeurs et moeurs » propres aux personnes qui vivent dans la rue. Une intervieweuse reconnaît que sa présence dans l’équipe les aidait à demeurer « centrés sur le participant » et contribuait à « descendre [les chercheurs] de leur piédestal et [à] les ramener à la réalité ». Pour le chercheur principal, les propos du pair renseignaient sur « la façon dont les itinérants interprétaient le projet de recherche (…). C’est beaucoup ça la spécificité : comment les gens vont-ils vraiment ressentir telle et telle chose ? », ce qui enrichissait les discussions de recherche.

Malgré cet apport positif, une tension s’est rapidement manifestée au fil des jours entre le pair, qui s’est « présenté comme le gars qui savait c’était quoi la vie dans la rue » (PdeR2) et ses collègues. Une des membres de l’équipe, qui a réalisé un documentaire sur les jeunes de la rue, revendique elle aussi un certain savoir à propos de cet univers : « Moi aussi je connais la rue, je connais différents facteurs. » Selon elle, le pair « généralisait trop sa manière de vivre la rue à l’ensemble de l’itinérance », ce qui limitait ainsi les possibilités d’avoir un véritable échange et lui causait de la frustration : « Ok, je ne l’ai pas vécue, la rue, mais j’ai fait de l’observation participante pendant tout un été et faire reconnaître que, moi aussi, je peux apporter sur ce point de vue. J’essayais de communiquer qu’il n’y a pas juste une manière de la vivre. » Ses propos sont partagés par un de ses collègues qui estime avoir eu du mal à faire valoir sa connaissance du milieu de l’itinérance auprès du pair.

La coordonnatrice adjointe de recherche estime que le pair ne possédait pas la stabilité psychologique nécessaire pour faire partie de l’équipe. Ses collègues évoquent des échanges qui tournaient parfois à la « confrontation » et leur appréhension que le pair ait des réactions « intenses » ou des « émotions déplacées » (PdeR2) : « On a appris à le découvrir dans tout ça. On avait peur de son attitude au début. » En raison de ce que le pair nomme lui-même ses « problèmes de santé mentale », il passait – selon ses collègues – d’une phase « high à 8 h 30 quand on arrivait le matin », où il « sautait au plafond », à des périodes plus dépressives (PdeR1). À mesure que les semaines passaient, il devient de plus en plus difficile de travailler avec le pair qui « pren[ait] beaucoup d’espace » et « épuis[ait] » ses collègues (PdeR1).

Au cours de ces premières semaines, des simulations d’entretiens avec les participants ont laissé penser que le pair n’était pas assez outillé pour entreprendre le recrutement des participants. Un de ses anciens collègues estime que la fine sensibilité du pair à l’égard de la détresse des participants le conduisait à « protéger » les personnes sans logement, à vouloir recruter tout le monde et à ne pas comprendre pourquoi des personnes – qui ne satisfaisaient visiblement pas aux critères d’admissibilité du projet – n’étaient pas recrutées. Le pair reconnaît lui-même avoir une sensibilité telle que lorsqu’il voit « un pouilleux qui mange dans une poubelle », il a « le goût de le serrer dans [s]es bras ». Pour ces raisons, il n’est pas autorisé à participer au recrutement des participants qui débute un mois et demi après son arrivée. Sa mise à l’écart du recrutement est vécue comme un « soulagement » par ses collègues intervieweurs, de l’avis de l’un d’entre eux. Cette décision aurait consommé la « rupture » avec les autres membres de l’équipe et signé le moment « où ça a commencé à dégénérer vraiment » entre le pair et le reste de l’équipe. L’ambiance de travail ne cesse de se détériorer et, deux mois après son arrivée, le chercheur principal ainsi que les coordonnatrices de la recherche prennent la décision de le licencier. Ses positions « politiquement incorrectes » (PdeR2) et son « franc-parler » (PdeR1) semblent également à l’origine de sa mise à l’écart de l’équipe.

Une fois mis à l’écart de l’équipe, le pair porte cette expérience sur ses épaules comme un poids et, interrogé trois ans plus tard sur cette expérience, il en garde encore un souvenir négatif. Il dit avoir dû partir parce que ses « critiques n’étaient plus les bienvenues » et qu’il s’est « fait haïr alors qu’[il] faisai[t] [s]a job ». Il juge que sa situation à la sortie du projet était pire que celle qu’il avait à son entrée et il dresse un bilan sans appel de son expérience : « Le projet [de recherche] m’a enfoncé dans l’itinérance. » Il dit être entré dans le projet alors qu’il était abstinent et s’être remis à boire en raison du stress qu’il vivait comme employé du projet. Un de ses anciens collègues ajoute, à propos de sa consommation d’alcool, qu’« il a toujours attribué ses rechutes – ce n’est pas le terme qu’il utilisait – au stress du projet ».

La coordonnatrice principale de la recherche évoque une « rancoeur » qu’il avait à l’égard de son recrutement et mentionne le « tort » qui lui a été fait : « Je ne sais pas où il en est, mais on l’a abîmé. » Son entrée dans le projet, sans processus formel apparent de recrutement, a contribué à alimenter les doutes qu’il avait sur sa propre compétence, comme le rapporte un agent de recherche à qui il a confié : « Pourquoi moi ? Car je connaissais le directeur du projet » (PdeR3). Plusieurs interviewés font part de l’impact négatif du manque d’encadrement pour vivre cette expérience, qu’il s’agisse de la coordonnatrice adjointe (« Rapidement, j’avais dit [à un chercheur] quelles structures on met en place pour encadrer la présence des pairs au sein d’un projet ? [Il] ne voyait pas ce que je voulais dire. Il disait : « Tout va bien, c’est correct, [le pair] participe à tel comité. » »), d’un intervieweur qui déplore qu’on « l’a laissé à peu près tout seul » et du pair lui-même qui dit avoir « été lâché lousse ». Un de ses collègues ajoute que le pair s’est « senti abandonné » par les personnes qui l’avaient mis à son poste, ce qui souligne une responsabilité collective dans l’échec de l’expérience (PdeR1). Une intervieweuse, qui constate que le chercheur qui l’a fait entrer dans l’équipe était « un peu hors de contrôle de ce qu’il se passait », insiste également sur la dimension collective de ce qu’elle présente comme un « échec » (PdeR2).

2. L’expérience du pair dans la deuxième équipe

Ayant eu l’occasion d’interagir avec le pair, le chercheur responsable des volets qualitatifs du projet a pu constater ses capacités d’analyse ainsi que l’importance qu’il accordait à la parole des participants au projet. Il lui a proposé de le « transférer – plutôt que de le mettre à la porte – sur le budget [du centre de recherche] comme agent de recherche » à temps partiel et de l’associer à l’analyse des entrevues qualitatives réalisées avec les participants. La participation du pair à ce volet de recherche était d’autant plus intéressante aux yeux du chercheur qu’il possédait une expérience vécue des deux dimensions du projet (troubles de santé mentale et itinérance) et de la toxicomanie, plaçant ainsi l’équipe de recherche au « coeur du projet ».

Le directeur de recherche souhaitait que ce dernier puisse « définir lui-même son espace » au sein de l’équipe ainsi que les tâches qui lui convenaient le mieux. Cette recherche a conduit le pair à réaliser des retranscriptions d’entretiens, à lire des textes classiques de la sociologie ou encore à réaliser des résumés d’entretiens. Ce tâtonnement a pris fin lorsqu’il s’est mis à commenter les verbatim d’entretiens à partir d’une méthode personnelle fondée sur le recoupement entre l’expérience de la rue des participants, sa propre expérience et les données issues de la documentation scientifique. Le chercheur évoque « quelque chose qu’il pouvait faire de tout à fait original et d’exceptionnel par rapport à tout ce qui se faisait ailleurs ». Un agent de recherche juge que cette démarche était « fascinante » parce qu’elle s’appuyait sur une « analyse partagée » : « D’un côté, des chercheurs ou étudiants qui travaillent à partir de leur connaissance du terrain, mais surtout de leurs lectures et, de l’autre, [le pair] qui revenait sur le quotidien de la rue, en mettant en avant des expériences personnelles ou des choses qu’il a vues ou entendues » (PdeR4). Son expérience lui permettait notamment de mettre au jour les codes implicites propres à l’univers de la rue présents dans les entretiens. Au fil des mois, au contact de ses collègues et de ses lectures, il nuançait certaines de ses vues sur le monde de la rue.

Un matin, alors que les membres de l’équipe de recherche attendent le pair dans les locaux du centre de recherche pour commencer une réunion, celui-ci arrive en état d’ébriété. Il explique qu’il a croisé sur la route un de ses amis qui venait de toucher son chèque d’aide sociale et que ce dernier l’a invité à boire une « couple de bières ». Il est désolé de la situation et souhaite tout de même participer à la réunion, ce qui est accepté par l’équipe. Cette situation, qui constitue un autre exemple d’irruption de son quotidien dans l’univers de la recherche, illustre également les aménagements réalisés pour que le pair puisse poursuivre sa collaboration avec l’équipe de recherche.

Un de ses collègues fait part de son hésitation sur ce qui était le rôle qu’il jouait auprès du pair : celui de collègue qui privilégie le rapport « d’égal à égal » et discute de littérature scientifique et de méthodologie, celui d’intervenant face à une personne qui « manifeste de la détresse » et qu’il considère comme une personne trop fragile pour recevoir ses critiques ou encore celui d’un « nobody qu’il aurait pu rencontrer dans la rue et à qui il parle du milieu de la rue » : « [A]vec [le pair], je ne savais pas si j’étais un chercheur ou un clinicien. » Une agente de recherche fait quant à elle part de la crainte qu’elle avait de « le choquer par [son] ignorance de sa réalité et de sa façon de voir les situations » (PdeR5). Des rencontres régulières avaient lieu entre le chercheur, le pair et un agent de recherche qui travaillait de manière privilégiée avec lui, mais celles-ci portaient essentiellement sur l’analyse et non sur ce qui était ressenti par les analystes et qui était, comme souvent, difficile à nommer. Cet agent de recherche regrette de n’avoir pas eu une aide suffisante pour faire face à la situation, « ventiler » et gérer l’impact de sa vie professionnelle sur sa vie personnelle.

Le pair a quitté le projet de recherche quatorze mois après son arrivée dans la seconde équipe de recherche. Peu après, il a délaissé son logement dans une maison de chambres pour retourner dans la rue : « Après, je l’ai croisé avec son chien un peu partout dans Montréal, où il faisait la manche et m’expliquait ses galères pour se loger » (PdeR4). Le pair s’est confié à plusieurs de ses anciens collègues rencontrés dans la rue alors qu’il ne travaillait plus au projet :

Toutes les fois où je le recroise [dans la rue] (…). Il l’avait sur le coeur bien raide. [Il disait :] « Je n’aurais jamais dû travailler pour ce projet, ça m’a rendu encore plus malade que je ne l’étais, ça m’a fait recommencer à boire, j’étais bien mieux avant le projet. » Il a vécu beaucoup de stress et le stress fait consommer, ça fait perdre l’équilibre.

PdeR2

En dépit de facteurs positifs relevés par le pair, tels que la possibilité d’assouvir sa soif de connaissance et de discussion sur le monde de la rue et établir des relations chaleureuses avec ses collègues, plusieurs facteurs ont pesé sur sa décision de démissionner. Parmi eux, il ne s’est pas senti accompagné dans ses deux expériences au sein du projet, ce qu’il compare au fait de laisser une personne se faire battre dans la rue sans intervenir. Il ne percevait pas non plus la valeur de sa contribution et pensait qu’il était remplaçable par n’importe quelle autre personne ayant vécu dans la rue. Un autre facteur est la difficulté à tenir le rythme de l’analyse dans laquelle il était plongé émotionnellement et qui l’éprouvait physiquement et mentalement. Son travail le maintenait sous une tension perpétuelle. Il passait ses nuits à lire, selon un chercheur, et « consommait du café tout le temps pour se maintenir au front. Il était hyper stimulé et hyperactif (…). Il me disait : « Je ne dormais plus. » C’était comme trop à gérer pour lui. » Il ne parvenait pas non plus à faire le « deuil » de son expérience précédente dans l’équipe des intervieweurs. Dans l’ensemble, le pair éprouvait des difficultés à se fondre dans le milieu de la recherche dans lequel il disait de sentir étranger et face à des chercheurs dans leur « tour d’ivoire ».

3. La rue, la santé mentale et l’univers de la recherche

Comment rendre compte des processus à l’oeuvre dans ces deux expériences ? Un premier facteur explicatif concerne, nous l’avons vu, le lien entre la santé mentale et le monde de la recherche. D’une part, sa vie, au confluent des troubles de santé mentale, de l’itinérance et de la consommation, complique son intégration dans les équipes de recherche dont les membres n’ont pas de connaissance expérientielle de ces réalités. D’autre part, ses conditions de travail semblent avoir un impact négatif sur sa santé physique et mentale. Le pair attribue la reprise de la consommation d’alcool à son embauche dans le projet et, notamment, à son expérience dans la première équipe de recherche où les frontières entre les professionnels et les non-professionnels étaient particulièrement marquées. Il ne s’agit pas, dans le cadre de cet article, de cerner la nature et le degré de réalité des problèmes de santé mentale qu’il a vécus, mais plutôt de souligner la complexité des réalités qui peuvent tomber sous l’étiquette de « problèmes de santé mentale ». Par ailleurs, la situation laisse penser que, mises dans une telle situation, nombre de personnes auraient éprouvé des difficultés personnelles, et ce, avec ou sans problèmes préalables de santé mentale.

Dès son entrée dans le projet, le pair agent de recherche a été placé dans une série de positions difficiles à assumer, le tout, dans un milieu qui n’avait pas ou peu d’expérience en matière d’inclusion des pairs. Ce manque d’expérience a entraîné différentes conséquences, dont un flou anxiogène concernant son rôle et les attentes de ses collègues et supérieurs envers lui, et un manque d’accompagnement initial pour faire face à l’augmentation soudaine de ses revenus lors de son embauche, pour le soutenir dans les émotions qu’il vivait et l’aider à gérer son anxiété de performance dans un contexte où il était le seul non-diplômé universitaire des deux équipes de recherche et ne voulait pas décevoir ses collègues. La volonté de « faire la différence », selon ses propres mots, pour les personnes qui vivent dans la rue, l’a conduit à solliciter beaucoup d’attention de la part de ses collègues eux-mêmes sous pression, à ne plus dormir en raison du stress et à se sentir coupable d’être payé quand tant d’autres que lui survivent dans la rue sans argent.

Qui plus est, en analysant les trajectoires de vie des participants au projet, il disséquait de manière systématique toutes les expériences qu’il avait lui-même vécues dans la rue au cours des dix dernières années. L’analyse du vécu de personnes avec un vécu similaire au sien, qu’il s’agisse des dynamiques propres à la consommation, des rapports d’abus et de la dégradation des conditions de santé dans la rue, l’amenait à revivre certaines émotions avec un degré élevé d’intensité :

Lire un résumé ou écouter un enregistrement, ça lui faisait vivre des affaires. Il fallait qu’il aille marcher, fumer une cigarette, il n’en dormait plus la nuit. Ça faisait écho à ce qu’il avait vécu et il était plongé dans ce qui causait sa souffrance ou dans des constats durs à faire sur sa propre existence.

PdeR3

Deuxièmement, les interviewés évoquent la perte d’identité qu’il a subie en raison du changement brusque de ses conditions de vie. Employé à temps plein, le pair percevait plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu au cours des dernières années de sa vie. Il quitte la rue et emménage dans une maison de chambres où résident des personnes en transition entre la rue et le logement résidentiel. Un de ses collègues décrit son quotidien de la manière suivante : « Les gens autour de lui vivaient un pied dans la rue, un pied en logement. Il buvait, il avait un sommeil plus ou moins adéquat, il était sollicité par du monde de son bloc et allait manger à l’Accueil Bonneau et côtoyait du monde de la rue » (PdeR3). Il vit dans un entre-deux entre l’univers de la rue auquel il se sent toujours appartenir et son nouveau milieu de travail qu’il ne souhaitait pas véritablement intégrer malgré les liens amicaux qu’il avait noués avec certains de ses collègues de la seconde équipe de recherche : « C’est votre milieu [à propos de la recherche], ce n’est pas mon monde. »

Un chercheur se souvient qu’il avait une conscience claire des frontières entre les mondes et qu’il « se sentait comme un traître vis-à-vis des siens parce qu’il avait passé la clôture ». Un agent de recherche rapporte que le pair évoquait lui-même « l’ambiguïté d’être pair chercheur, à la fois dedans et dehors » dans une situation qui « lui demandait de prendre du recul avec le milieu de la rue – et en quelque sorte son quotidien, lorsqu’il avait la casquette de chercheur – et, de l’autre, sa vie quotidienne qui devait se poursuivre comme si de rien n’était » (PdeR4). Son intégration dans le projet a eu pour effet de changer son statut aux yeux de ses compagnons de rue, qui lui faisaient sentir qu’il n’appartenait plus à leur univers alors qu’il ne se sentait pas non plus appartenir à son nouvel univers professionnel, produisant ainsi ce qu’un interviewé nomme une « confusion identitaire ». « Infidélité », « trahison » de son milieu, « difficulté de positionnement », « fragilisation » de son identité, « situation d’inconfort » : autant de termes utilisés par les interviewés pour décrire le déracinement produit par l’arrivée du pair agent de recherche. Son identité de pair chercheur, qui s’installait en tension avec son milieu d’appartenance, rejoint l’expérience de l’outsider within décrite par Collins (2004 : 103) et celle de la bifurcated consciousness analysée par Smith (1990 : 23). Ces termes – utilisés en référence à des personnes qui sont passées de l’autre côté de la clôture (qu’il s’agisse d’une frontière raciale entre Blancs et Noirs dans les cas évoqués par Collins et Smith, ou économique et sociale entre des personnes stigmatisées et en situation de pauvreté et des personnes considérées comme citoyennes à part entière) et qui vivent une double imposture à cheval entre deux milieux – semblent ici particulièrement adéquats pour comprendre son vécu.

Mason et Boutilier déplorent, à propos de la documentation sur la recherche participative, qu’elle ne souligne pas assez l’impact de la « complexité des relations hiérarchiques » (1996 : 150) entre les participants, comme si la mise en présence de personnes avec des profils différents était une condition suffisante pour garantir une participation égalitaire. Considérant les expériences dont nous avons rendu compte, que penser de l’idéal de participation des pairs en tant qu’equal partners des chercheurs dans les domaines de la santé mentale et de l’itinérance ? La participation d’un pair encore ancré dans les réalités de la pauvreté, de la maladie mentale, de l’itinérance et de la consommation d’alcool donne à voir et exemplifie les asymétries qui peuvent exister entre les différents statuts sociaux, diplômes et savoirs au sein d’un projet de recherche. Les membres des équipes sont mis à l’épreuve, remettent en question leur propre rôle et adoptent différentes attitudes à l’égard du pair (empathie, acceptation ou encore rejet et disqualification). Ce dernier vit des tiraillements constants entre des univers qu’il n’a pas tout à fait quittés et d’autres dans lesquels il n’est pas tout à fait entré.

Conclusion

De quelle manière les personnes qui subissent le plus l’exclusion sociale peuvent-elles contribuer à la recherche portant sur les réalités qu’elles vivent ? Cette question n’est pas sans rappeler celle, plus ancienne, posée par Spivak dans son célèbre essai (1988), à savoir : les personnes en position subalterne peuvent-elles parler et, si oui, à quelles conditions ? Lorsqu’elles participent à une recherche sur la base de leur expérience vécue, les personnes avec une expérience vécue de la rue et des problèmes de santé mentale ne possèdent que leur parole pour influencer le travail des chercheurs. Or, cette parole est suspecte, car entachée par le préjugé de l’irrationalité qui ne plane jamais loin, et court toujours le risque d’être marginalisée. Leur parole n’a pas non plus la force et le crédit que confèrent le diplôme et les connaissances théoriques. Considérant les hiérarchies entre les statuts et les savoirs mises au jour dans cet article ainsi que les défis qu’elles soulèvent, il est fort probable que les chercheurs qui souhaitent collaborer avec des usagers se tournent vers ceux qui leur ressemblent le plus, c’est-à-dire vers des usagers détenteurs d’un diplôme universitaire et parlant le même langage qu’eux au risque de délaisser l’autre côté de la clôture des savoirs théoriques.

Les deux expériences rapportées ici soulignent néanmoins la nécessité de s’interroger sur les enjeux soulevés par cette collaboration entre chercheurs et usagers, entre autres, sur le profil des pairs intégrés dans la recherche (leur savoir expérientiel suffit-il ou faut-il qu’ils aient une formation en recherche et, si oui, de quel type ?), sur le soutien à leur apporter (professionnel et psychologique) ainsi qu’à leurs collègues, sur la nature de leur contribution et sur la présence d’espaces de gestion des tensions et des conflits interpersonnels qui semblent, bien souvent, n’être que le reflet des hiérarchies qui existent entre les statuts et les savoirs reconnus ou à reconnaître. La mise au jour de telles hiérarchies et la possibilité de les déjouer au profit d’espaces plus égalitaires entre les acteurs impliqués semblent un point de départ autant qu’un des indicateurs possibles pour apprécier ces expériences de participation.