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Introduction

L’objet de cette étude est d’éclairer et de restituer un des sens de Lagon, lagunes, tableau de mémoire de la franco-sénégalaise Sylvie Kandé (2000). En effet, un des traits particuliers de cette oeuvre semble résider dans son aptitude à s’affranchir des exigences d’un « ordre du monde » institué pour se constituer sa propre logique d’ordonnancement. En ayant recours au vocabulaire d’Édouard Glissant (1997), on peut dire que Lagon, lagunes constitue à la fois « une mesure de la démesure » du monde dont elle dévoile les "travers" et une « démesure de la mesure » de ce monde dont elle propose la démarche pour sa "traversée".

Le concept de « mesure » désigne, selon Glissant (1997 : 91) lui-même, « une quête de l’essence des choses, une régulation de la poursuite du vrai », voir une érection de la métrique en termes de « norme » ou de « règle », situées au principe de toute pratique routinisée.

Quant à la « démesure », elle sert; en tant que concept, à décrire l’obstacle positif, c’est-à-dire, l’heureuse dialectique par laquelle la norme métrique se mue en mouvement, en « hérésies fécondes » (Glissant, 1997), débouchant sur une richesse de l’imaginaire et de la création. Il remplit alors la même fonction que « la traversée », constituant ici le repère central de la grille de lecture que nous appliquerons à Lagon, lagunes.

À partir de cette lecture, l’oeuvre apparaîtra dans un premier temps, comme le lieu d’expérimentation d’une « pensée de l’écriture du monde » Fonkoua (2002 : 227), c’est-à-dire la confrontation d’un monde spécifique avec le monde réel (mesure générale du monde – contexte – travers). Dans un deuxième temps, Lagon, lagunes pourra se lire comme l’actualisation d’une « esthétique de la reconstruction », car son auteur y reformule la pratique de la littérature, en défiant l’orthodoxie, pour convertir les règles admises de l’écriture en une hérésie (les formes du texte, la littérature et sa mémoire).

1. Mesure de la démesure : le monde et ses « Travers »

Par sa texture, Lagon, lagunes aborde la problématique de la métrique du monde. L’oeuvre ne donne pas lieu à une diégèse "ordinaire". Elle ne suit pas une trame ordonnée, conformément à l’architecture traditionnelle de l’oeuvre littéraire. Il ne s’agit pas d’une histoire, mais plutôt de l’expérience d’un cheminement, entrepris, non pas par un personnage, mais plutôt par une conscience incarnée par « la rebelle mise au ban des identités admises ». Ce personnage emblématique affronte les conformismes, à la recherche d’un point d’ancrage, avant de se complaire dans l’errance, ce hors-norme, érigé dorénavant en norme.

Mais surtout, comme pour la plupart des oeuvres écrites par les auteurs issus des sociétés africaines ou antillaises ou de toute autre société « dominée », on peut approcher Lagon, lagunes en évoquant un double contexte : d’une part le contexte de la rencontre déterminante entre les mondes non européens et les sociétés occidentales, né principalement de l’esclavage et de la colonisation, et d’autre part le contexte des interrogations, ou des tentatives de définitions du rapport à soi, du rapport à l’autre et du rapport au monde suscité par cette rencontre.

Dans les deux cas, a lieu un ensemble de transformations ou de configurations nouvelles du monde (traversée ou franchissement des frontières, migrations, rencontres, échanges,…) imprévues, qui ne semblent pas avoir été suffisamment prises en compte ni par les sujets d’hier, ni tout à fait par les sociétés d’aujourd’hui[1].

C’est pourquoi, si l’on considère le triptyque Afrique – Antilles – Occident comme un monde achevé, celui-ci apparaît sous la forme d’une entité traversée par deux blocs monolithiques, que la théorie sociale pose généralement sous le prisme de l’antithèse. Dans le champ discursif, il est ainsi possible de situer d’un côté, selon les mots de Michel Foucault (1970), « l’ordre du discours occidental », caractérisé à certains égards, par la prétention absolutiste et universaliste pour l’occident à se proclamer « la mesure du monde ». Puis, de l’autre côté, le renversement à partir duquel pour reprendre Bernard Mouralis (1975), le discours africain ou néo-africain « cessant d’être subordonné à l’initiative européenne devient une production proprement africaine ». Ce moment se trouve être précisément celui de la négritude, que V. Y. Mudimbé (1982 : 36-48) à la faveur d’une réflexion sur les normes ou les conditions de possibilité d’un « ordre du discours africain », définit comme :

« Affirmation fondée sur la géographie et l’ensemble des valeurs politiques, morales, sociales, culturelles du monde noir. Elle est formation de stratégie pour une cohérence de la théorie et une fécondité de la praxis ».

ibid. : 37

Autrement dit, malgré le paradoxe caractéristique de “la parole nègre”, celle-ci entend résonner définitivement en s’appuyant sur les catégories de « la différence ».

L’intérêt de l’oeuvre de Sylvie Kandé ne réside pas tant dans la posture médiane rendue par la problématique du métissage dont l’investissement, à défaut d’une approche prudente, peut prêter à confusion. En effet, cette posture ne sera salutaire qu’à condition qu’elle permette de sortir de l’impasse ontologique et/ou identitaire engendrée par les blocs monolithiques. Or, à l’observation, malgré ses apports et ses acquis[2], la fonction du métissage semble relever quelques fois d’une intention de compromis politique, que tout autre chose. Kandé (1999 : 17-18) écrit à cet effet :

[…] Tropes d’une ressemblance dans une économie d’échange inégal, le métissage est une métaphore qui parle d’un conflit de pouvoir et de ses négociations. Il est donc apparu tantôt comme une stratégie de rédemption, ou d’accumulation eugéniste de forces (re)productives, tantôt comme une forme de dégénérescence. En cela il n’a souvent été qu’une extension politique de la question zoologique de l’hybridation […]

C’est dire qu’en lieu et place d’une interprétation unanimiste qui le définirait comme un « entre-lieu heureux » (Laurier et Turgeon, 2002 : 1), le métissage engendre des attitudes de réception controversées. Certains écrivains francophones comme Abdoulaye Sadji et Ousmane Socé Diop l’ont approché avec la méfiance que suscite toute « utopie trompeuse » (Lüsbrink, 2002). Il en est de même pour Amselle (2000 : 50), dénonçant ce qu’il considère comme les « pièges » de la notion :

Tout métissage renvoie à l’idée préalable que l’humanité est composée de lignées séparées qui, enfin, peut-être, vont se trouver réunies. Derrière la théorie du métissage, il y a celle de la pureté des cultures.

En outre, le caractère “flottant” de l’image du métis selon les moments politiques et les expériences socio-historiques, a exposé l’idée et la notion de métissage à la tentation d’une troisième identité sur un modèle de type oppositionnel, suivant le schéma des deux blocs antagonistes traditionnels[3] (identité blanche, identité noire).

C’est pourquoi, la thématique du métissage, comme on pourra le remarquer dans l’oeuvre de Sylvie Kandé, semble davantage remplir une fonction de complexification de l’unicité, et de relativisation de l’absolu, voire de dépassement des « identités admises ».

Dans ce sens, l’intérêt de Lagon, lagunes est à situer à notre avis, non pas dans les identités apparentes, revendiquées ou non de son auteur, mais plutôt dans la démarche proposée en vue de sortir des stigmates identitaires. Aussi, tout en assumant sa “différence”, Kandé refuse-t-elle de lire le monde à partir du postulat de « la différence ». Ayant une claire conscience de ce que « la différence ne correspondant ni aux sociétés forgées par la colonisation et l’esclavage, ni même à quelques autres sociétés »[4] ne suffit plus à prendre la mesure du monde, Sylvie Kandé tourne en dérision la prétention univoque ou “uniphone” du « vouloir dire le monde » propre à l’ordre du discours occidental.

Les caractéristiques de ce discours portent d’abord sur l’enjeu de la langue. En effet, l’histoire de vie de l’auteur, indistincte à bien des égards de celle des espaces dont elle se réclame (culture bretonne et/ou africaine) semble marquée par une hiérarchisation des langues dites « véhiculaires » supérieures en nature et en degré aux langues reléguées au statut de « vernaculaires ». Ainsi ouvre-t-elle les premières pages de Lagon, lagunes en rappelant la terreur du « symbole » instaurée en période coloniale, et dont les effets parurent particulièrement dévastateurs en « postcolonie » :

D’abord il fallait trouver le symbole, caché au fond d’une histoire […]

C’est qu’au père là-bas et à la grand- mère là haut dans leurs finistères antipodes, on avait prêché tout pareil que langue maternelle est impie. Qui blasphème dans l’enceinte de l’école portera, suspendu à son cou un morceau de bois, sabot ou “symbole” épiera la bouche des autres enfants jusqu’à trouver le prochain qui blasphème. Refilera cet albatross en riant […] Alors, il fallait d’abord trouver mon symbole, ce bois suspendu à mon cou qui m’empêchait de parler mon langage.

Kandé, 2000 : 11-12

« Le symbole », tel que l’ont vécu les institutions scolaires d’Afrique et d’ailleurs[5], fut à la fois une stratégie pédagogique et une politique linguistique à caractère policier, c’est-à-dire répressif, dont le résultat escompté devait porter sur l’imposition et l’assimilation d’une langue unique : la langue française, seule autorisée à être usitée (contre une interdiction des langues maternelles ou locales sous peine d’humiliation dont la mise en scène est rendue par « le symbole »). Parlant de son impact socio-psychologique sur les écoliers nègres, Dadié définit dans Climbié, le symbole de la façon suivante :

Le symbole! Vous ne savez pas ce que c’est! Vous en avez de la chance. C’est un cauchemar! Il empêche de rire, de vivre dans l’école, car toujours on pense à lui. On ne cherche, on ne guette que le porteur du symbole […] le symbole a empoisonné le milieu, vicié l’air, gelé les coeurs! Du jour où le symbole parut, un froid régna sur l’école. L’on chantait bien au début comme à la fin des classes, mais pas avec le même abandon, le même entrain, la même fougue. Et les recréations, joyeuses, bruyantes, […] elles aussi hélas, s’en ressentirent.

1973 : 108-109

Les caractéristiques de l’ordre du monde dominant, portent ensuite sur les stigmates des origines, au sens où l’entend le point de vue essentialiste. Le texte se trouve donc traversé par un ensemble de séquences anecdotiques, servant à interroger par exemple les institutions de la nomination ou du discours sur la race, et sur le sang.

À propos des noms et de la sémantique qu’ils engagent, la scène illustrative est celle du lundi 22 juin, date de la cérémonie de remise des prix aux écoliers :

Au nom du père, je me levais bien vite, une houle légère agitait alors le peuple des maîtres et des parents qui voyaient, dans l’appel de ce nom hors raison alphabétique, un barbarisme incongru doublé d’une sorte de traîtrise […]

-car comprenez-vous (m’avait expliqué la jeune C. sautant menu dans la cour de l’école) […] certaines alliances sont condamnées à ne produire que d’extravagants bicéphales […].

Kandé, 2000 : 16-17

L’autre vécu, illustratif du déséquilibre et des irrégularités du monde que décrit Kandé, se déroule dans un marché dakarois :

- […] Toubabesse […] (J’entends au milieu des vrilles de son rire) […] je me retourne pour voir qui, pour rire moi aussi […] Mais dans ce coin du marché, personne d’autre que moi à qui le geste s’adresse. Pourtant dans ma banlieue grise, pas de mois ne passaient sans que l’on me dise :

– Rentre dans ton pays rentre chez toi rien à faire que les tiens ont toujours bien mérité de la France […] dégage et plus vite que ça, la patrie ça ne se quémande pas.

2000 : 36

Prise entre les « travers » des blocs antagonistes stigmatisés « blanc - noir », «pur - impur », « l’extravagante, négresse et française, qu’on affuble du nom burlesque de mulâtresse » (Kandé, 2000 : 16), rejette l’idée d’une « racine pure », ainsi que celle de l’absolu d’une généalogie devenues chères de part et d’autre, aux discours occidentaux et africanistes sous forme de racisme partagé[6]. Elle finit alors par emprunter le visage de la rebelle mise au ban des identités admises, et proclame :

Frères, grands merci mais [je ne reconnais à personne le droit de m’habiter]. Reprenez vos insignes, vos badges et vos brevets, vos paramnésies, parangons, paraphrases. Reprenez vos parades.

Prenez garde à ma couleur, je ne suis pas noire il est vrai mais belle. Et si ce n’est pas le soleil qui m’a brûlée, ma peau souvent grésille de l’absence même d’estampille […]

Mon clan dispersé a connu toutes les ordalies et mon nom n’est pas un qui ait besoin de prendre leçon de parenté. J’ai le sang amer mais je sais toutes les routes. Vous, continuez à chercher à la pierre qui roule ses racines […].

Kandé, 2000 : 44-45

Mais comment vaincre alors les « travers » de ce monde ?

L’auteur de Lagon, lagunes semble avoir recours à l’imaginaire de « la traversée ». Il s’agit d’une éthique de la représentation, et de la création par laquelle les fixités, les « frontières », les lieux communs de la différence et de l’ipséité, subissent une heureuse redéfinition. Telle que pratiquée ici, « l’esthétique traversière » est d’abord affaire de littérature, du point de sa forme textuelle, puis de sa fonction; elle relève ensuite d’une pensée de l’histoire.

2. Démesure de la mesure : le temps de la « traversée »

2.1. Une esthétique de la reconstruction : les formes du texte

Ce qui fonde et légitime le caractère « reconstructeur » de l’esthétique littéraire de Kandé, c’est d’abord la solution qu’elle apporte au problème de la littérature et des ses formes traditionnelles, c’est-à-dire classiques, et, ensuite, à la question du rapport entre littérature et histoire.

Un des sens de l’institution littéraire réside dans une « doxa » reconnue et acceptée des formes du texte. Parmi celles-ci, résident en première place la théorie et la pratique des genres littéraires. La croyance formaliste a pu ainsi établir que toute histoire littéraire reste fondamentalement celle d’une lutte ou d’une rupture par alternance périodique entre les genres et leurs rôles dominants. Hans Robert Jauss écrit plus précisément :

L’évolution historique de la littérature permet de saisir les genres littéraires dans l’alternance périodique de leur rôle dominant ou dans les rivalités éclatant entre les genres voisins. Cette théorie a pour base une « hiérarchie des genres », qui se modifient sans cesse.

1986 : 65

Dans le même sens, Daniel Mortier affirme que :

[…] Les genres littéraires ont occupé et occupent encore une place importante dans les horizons de création et de réception de la littérature. Se modifiant insensiblement ou spectaculairement, apparaissant, disparaissant ou réapparaissant au gré des esthétiques, se contaminant ou au contraire, s’opposant de plus en plus radicalement, ils se sont imposés aux écrivains et aux lecteurs ou aux spectateurs. Ils ont également été utilisés et transformés par eux consciemment ou inconsciemment selon des processus complexes.

2001 : 7

En remplissant ainsi une fonction de reconnaissance ou de rejet de l’oeuvre littéraire et de son auteur, c’est-à-dire en jouant un rôle de classification ou de hiérarchisation du produit littéraire et de sa valeur, la théorie et la pratique des genres littéraires restent une unité de mesure de l’institution littéraire en général.

C’est, précisément contre cette « terreur dans les lettres », selon l’expression de Jean Paulhan que se dresse Lagon, lagunes dans la perspective de la problématique des formes traditionnelles ou classiques de l’oeuvre littéraire.

Pour comprendre cette posture de Sylvie Kandé, il faut évoquer le projet senghorien de recherche des éléments constitutifs d’une civilisation africaine et d’une esthétique négro-africaine. En effet, c’est à partir d’une approche, avant la lettre, « traversière », que L. S. Senghor systématisera l’idée de l’unité des arts ou de la confusion des genres en tant que particularité de l’expérience littéraire africaine. Il postulera en conséquence, une totalité de l’art littéraire africain sans

« Douanier ni poteaux indicateurs aux frontières. Du mythe au proverbe, en passant par la légende, le conte, la fable, il n’y a pas de frontières […] À l’intérieur même des genres, les murs de classification se révèlent poreux ».

Senghor, 1964 : 242

Sylvie Kandé, comme la plupart des auteurs africains, francophones, ou d’ailleurs, construit dès lors, son oeuvre, selon le principe d’une insubordination vis-à-vis des règles classiques des genres littéraires. Lagon, lagunes trouve par exemple son fondement dans le recours à une intergénéricité qui rassemble roman, poésie, théâtre, contes, mythes et épopées :

Quand je n’ai pas de bleu, je prends du rouge […], ma toile à moi est écrue, j’y coule du blanc, (en elle le noir abonde). Le jaune et l’ocre giclent, beaucoup de gris laisser sécher puis ajouter une pincée de mica, des bleus et du blues. Ensuite j’attaque à l’encre et au fusain en mêlant tout, en commençant par les trois coins.

2000 : 45

Le « je » romanesque se confond souvent au récit sous le mode homodiégétique (la forte occurrence de la fonction émotive) ou intègre les personnages à la fois singuliers et pluriels, d’une manière hétérodiégétique, dans une diégèse dont les repères espace – temps semblent difficiles à maîtriser, balançant entre imaginaire et réel, histoire et fiction. Le texte est tout aussi poétique, en ce qu’il est à la fois une prose poétique et une poésie en prose. Quand il se mue en représentation théâtrale, Lagon, lagunes est subdivisé en actes, en scènes rendues par des tirades et des didascalies. Enfin, Il est par moments un lieu où se croisent épopées et mythologies grecques et africaines.

Il tient une tablette sur ses genoux, un stylet entre le médius et l’annulaire; son long pied plat repose sur un billot de bois calé. C’est Thot le scribe, archiviste des lettres et du temps, le dieu des comptes, des lignes et des points de naissance […] Parfois on l’appelle Hermès le messager, celui qui fit don aux alchimistes de la table d’Émeraude. Parfois Eshu, l’espiègle gardien des carrefours. C’est lui que Râ, monarque exilé de la terre, envoya dans sa largesse aux hommes, pour leur rendre la lumière.

Kandé, 2000 : 22[7]

En plus d’être une mosaïque faite de fragments génériques, lagon, lagunes est également riche en indices intertextuels. Si l’on considère l’intertextualité au sens bakhtinien, c’est-à-dire, en tant que dialogue de textes, alors elle devient une pratique « traversière » permettant, par exemple aux éléments frontaliers de l’oral et de l’écrit, ou à ceux des langues politiquement marquées comme le français et l’anglais, d’intégrer l’échange ou l’indistinction. D’où, les usages de superpositions linguistiques, par lesquelles, sans éléments métadiscursifs, ni notes explicatives, la phrase en anglais est associée le plus naturellement au texte en français[8].

Dans cette même perspective, l’oeuvre de Sylvie Kandé « se nourrit sans cesse des lectures de son auteur ». Il apparaît ainsi qu’en une soixantaine de pages, quarante six citations sont dénombrées, marquées par des crochets et répertoriées en fin d’ouvrages. En somme, l’oeuvre fait appel, pêle-mêle à des textes extraits des quatre coins du monde littéraire, c’est-à-dire :

- De l’Afrique noire et des Antilles :

Le titre Lagon, lagunes s’inspire ainsi selon l’aveu de son auteur, du Cahier d’Aimé Césaire, on y note également des traces de coups de pilon de David Diop « jadis, j’ai eu moi aussi une grand-mère au bord de son fleuve lointain que jamais n’ai de mes yeux vue » (p. 11). Ainsi que la présence de Léon Gontran Damas et ses Névralgies (p. 55), de L. S. Senghor (p. 65), de Glissant dans ses poèmes complets (p. 63), Tchicaya U’tamsi (p. 54), Noël Ebony (pp. 44, 62), Cheik Hamidou Kane (p. 36), Amadou Hampâté-Bâ (p. 45),…

- De l’Europe et de l’Amérique

Les classiques Pierre Corneille et son le cid, « va, cours, vole et nous venge» (p. 17), la bruyère (p. 41), les romantiques et symbolistes Victor Hugo (p.36), Charles Baudelaire (pp. 13-14, 45 et 57), Aloysius Bertrand (p. 35), Francis Ponge (p. 47). Les Anglais et Américains Richard Sieburth (p. 26), Claude Mc Kay (p. 27), Julie Dash (p. 28), Derek Walcott (p. 33), sans oublier des écrits de voyage, des recherches historiques et ethnographiques comme ceux de Victor Segalen (p. 31), Yves Benot (p. 26) et Marcel Griaule (p. 33). Le tout constituant, par une sorte de porosité, un texte cohérent dont les éléments s’enchâssent, le plus souvent, par des artifices typographiques inhabituels (parenthèses crochets, italiques, anagrammes et autres jeux de mots sous formes de dessins ou d’icônes).

On remarquera ce même procédé intertextuel, signe d’une « traversée » de l’écriture, dans son allure esthétique, sa forme générique, et sa posture géo-idéologique, chez le congolais Alain Mabanckou (2005) et son Verre cassé. Ce qui a fait dire à la critique que l’oeuvre de Mabanckou « emporte tout sur son passage, les convenances, les traditions, les politiquement correct [...] »[9]

Outre la forme du texte, l’autre manifestation de « la traversée » porte sur l’écriture, en tant que représentation du monde.

Pour ce faire, l’auteur de Lagon, lagunes semble avoir recours à la notion d’« entre-deux » proposée par D. Sibony (1991) et dont la richesse comme le remarque R. Fonkoua à propos des Antilles françaises, permet de saisir le mouvement général du monde ou la situation précise du monde en mouvement. En effet, en prenant appui sur ce concept, les blocs occidentaux, antillais, africains ou métis apparaissent comme « ni tout à fait autres, ni tout à fait semblables » (Founkoua, 2002 : 13), entretenant alors « des liens de différences et de ressemblances mêlées d’éloignement et de rapprochement diffus » (ibid.).

L’« entre-deux » permet à Sylvie Kandé de substituer à “l’ordre du monde réel”, un “ordre du monde littéraire”, dont le lieu commun apparaît aujourd’hui non plus comme écriture de l’unicité, de l’absolu ou du singulier-universel, mais en tant qu’éthique de la multiplicité des lieux, de la pluralité des mondes. C’est pourquoi, l’écriture de Kandé semble suivre un mouvement dont la progression part, un peu à la manière de celle de Glissant, auteur de la postface, « par déplacement de la filiation et de l’enracinement vers l’impossible filiation et l’impossible enracinement » (Founkoua, 2002 : 280).

Tel est, un des sens de la métaphore lunaire, remplissant dans le texte, une « fonction traversière », en termes d’ubiquité, de mouvement et de métamorphose. Dans son traitement de la métaphore astrale, Gilbert Durant (1984) constate l’opposition établie entre la lune et le soleil. Ici, « la fille unique du soleil et de la lune, fille au visage lunaire, drapée dans un pagne bleu croissant » (Kandé, 2000 : 17-20), use de ce symbole pour défier le singulier auquel elle oppose le pluriel, pour réconcilier le masculin et le féminin, le même et l’autre,… Inséparable du signe de l’instabilité (mesure du temps, mouvement cyclique), lieu de passages et des « flux », la métaphore lunaire permet de jeter une passerelle entre les dichotomies et les étanchéités. En cela, elle un moyen sûr, permettant d’entreprendre efficacement l’expérience de « la traversée ». Mais, cette dernière ne porte pas que sur l’imaginaire ou sur l’écriture littéraire. Elle intéresse particulièrement toute démarche d’élaboration d’une pensée de l’histoire.

2.2. La littérature et sa mémoire

L’intérêt du traitement par Lagons, lagunes du rapport entre littérature et mémoire au sens d’histoire, se situe dans la mise sur pied d’un « tableau de mémoire » qui entend procéder à l’invention d’une histoire générale à côté de l’histoire officielle et dominante.

La problématique historique chez Kandé peut s’analyser sous deux formes :

Une première forme à travers laquelle la distance géographique, à la fois politique et anthropologique instaurée entre les mondes européens, africains, antillais et américains se trouve suspendue, voire effacée dans le cadre de la représentation. Plus précisément, à partir de certains dénominateurs historiques communs (l’esclavage ou la traite négrière, la colonisation et la révolution française), les histoires « inexistences » de l’Afrique noire et des Antilles se trouvent « déterritorialisées », décentrées, (ré)inventées en une histoire “nouvelle” à côté des histoires “anciennes” de l’Europe ou de l’occident. Les modalités de cette histoire reposent principalement sur une certaine figure du personnage historique et de son rôle dans le changement opéré du monde.

C’est donc en considérant l’histoire de l’Afrique, des Antilles et celle de l’occident comme faisant partie intégrante, au même titre, et dans la même trame, de « l’histoire générale du monde », que Sylvie Kandé, concevra cette histoire comme celle de Sun-Diata, le héros légendaire de l’empire du Mali, placé alors dans le même contexte paradigmatique que Louis XIV, « le roi soleil » de l’histoire de la monarchie française.

De même, cette histoire ne saurait échapper ni à Vincent Ogé, le mulâtre supplicié, ni à Toussaint Louverture, l’esclave victorieux :

J’ai vu un jour le tableau d’un peintre dans un grand musée humain. Toussaint, à cheval sur une révolte rouge pourfend la lune de son grand sable trempé.

Kandé, 2000 : 13

La dimension « traversière » de cette approche repose sur sa proximité avec une vision idéologique empruntée en grande partie à Aimé Césaire.

En effet, Kandé reprend la conception césairienne de l’histoire des « sans histoires » intégrée à l’histoire générale du monde, laquelle conception s’arrête particulièrement à l’épisode de la révolution française pour élever Toussaint Louverture au rang de « une des origines de l’actuelle civilisation occidentale » (Césaire, 1981 : 23) :

Le combat de Toussaint Louverture fut […] le combat pour la reconnaissance de l’homme et c’est pourquoi il s’inscrit et inscrit la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue dans l’histoire de la civilisation universelle.

Kandé, 2000 : 343-344

Prenant ainsi le contre-pied de l’historiographie dominante, qui établit une frontière étanche entre les histoires occidentales (l’exemple de la révolution française), antillaises (le cas de la révolution de Saint-Domingue) et africaines (l’ère des grands empires et des résistances), Sylvie Kandé souscrit à l’idée selon laquelle le problème colonial, « la révolution nègre », « la révolte des mulâtres » puis à certains égards « la fronde des grands blancs » doivent servir, au même titre que la « révolution française », à écrire les pages de l’histoire occidentale et partant de l’histoire universelle. C’est pourquoi elle ne distingue pas le sujet blanc, du sujet noir ou du sujet mulâtre dans son écriture de l’histoire du monde où ces différents acteurs semblent avoir rempli la même fonction historique : celle d’avoir « éclaboussé le bel ordonnancement des couleurs et des privilèges » (Kandé, 2000 : 25).

La deuxième forme du traitement de l’histoire par Sylvie Kandé, semble elle aussi conforme à l’éthique de la « traversée ». En effet, d’un point de vue méthodologique, Kandé se soumet aux modalités proposées par Paul Veyne (1978) dans son comment on écrit l’histoire. À partir du choix apparent de « l’événementalisation », servant efficacement à la réinterprétation ou à la contre-interprétation, l’auteur de Lagon, lagunes, a procédé à une (ré)invention des événements, et des personnages dans leurs différents rôles.

C’est ainsi que le personnage de Sun-Diata vient contrarier l’historiographie africaniste en se présentant chez Kandé, non pas absolument sous l’angle de « l’Afrique glorieuse », mais par moments sous la figure du dictateur africain avide de sang et de faux complots :

Mais Sun-Diata ce matin s’ennuie. Parcourt à l’endroit et à l’envers quelques lignes d’une sourate […] appelle son griot.

-Tu sais quoi le divertissement qu’il faudrait à mon quotidien c’est une mutinerie oui un complot tiens que je m’amuserais à mater.

2000 : 42-44

Tout comme la figure de Toussaint Louverture, le héros haïtien, représenté dans sa geôle, muni d’un manuscrit, devient une synecdoque généralisante du poète ou de l’acteur nègre :

En arrivant à Fort-de-Joux, Toussaint n’avait d’autres bagages que son journal posé à même le crâne, dessous son mouchoir de tête. De bicorne, point, car on l’en décoiffa, séance tenante. Pour le confier aux bons soins de deux matons qui le déshabillèrent […] en s’aidant d’un tisonnier. Se saisissent des liasses de papier.

- qu’est ce que c’est que ça ? (s’esclaffent-ils) un nègre grimaud poète […] l’un agace son bec avec un brûle-gueule, l’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait. Lancent le manuscrit dans la cheminée pour encourager le feu.

ibid. : 14

De même, suivant le principe de la stratification, de l’éparpillement, du décentrement, voire de « la déterritorialisation » des différentes trames, des lieux et des déroulements de l’histoire, le personnage de Vincent Ogé, au cours de son acte révolutionnaire, est soumis à un anachronisme qui le fait fredonner un rythme récent, rebelle à l’ordre dominant.

Il fredonne : « get up, stand up, stand up for your right …».

ibid. : 23

Avant de choisir, comme le héros stoïque des causes justes, la manière de sa mise à mort.

Ogé a pleuré et crié merci. […] Tranchez-moi la tête : lira qui voudra dans mon crâne […].

ibid. : 26

Visiblement, Lagon, lagunes se pose du point de vue de l’écriture de l’histoire, de la narration et des contre-narrations du champ historique, comme une belle expérience de la « traversée » du monde dont Kandé a réussi à défier les « travers ».

D’abord par l’instauration d’une « géographie littéraire », affrontant les obstacles que pose la géographie humaine, fille de la raison politique, dans tout projet d’élaboration d’un nouvel ordre du monde. Ensuite, par l’adoption d’une historiographie nouvelle, dont le sujet ou les acteurs échappent à l’ordonnancement des idéologies racio-politiques. Enfin, par l’expérimentation d’une méthodologie de « l’invention », s’appuyant sur le principe de la « déterritorialisation » (événementalisation, éparpillement, décentralisation, anachronisme, et anticipation).

Conclusion

Lagon, lagunes tableau de mémoire est un véritable lieu d’expérimentation de la « traversée » non pas parce que son auteur se serait assignée pour rôle de s’apparenter au « navigateur » européen qui choisit comme mode de vie l’art du voyage (voyage du conquérant), ni au voyageur nègre ayant subi, malgré lui l’aventure de la déportation (voyage du conquis), ni même à toute autre type de voyageur « passeur de frontière », mais méconnaissant l’éthique de « la traversée » . L’expérience que propose l’auteur de Lagon, lagunes est intéressante parce qu’il s’agit d’une heureuse « traversée » qui consiste à opposer au monde réel, traversé par de nombreux « travers » un monde littéraire, c’est-à-dire un monde de l’imaginaire au moyen duquel l’auteur se pose d’une part comme « passeur » cherchant à relier les antithèses du monde. C’est ainsi qu’elle est parvenue à proposer une esthétique particulière de la littérature en général et celle de l’Afrique francophone spécialement, donnant ainsi à redéfinir la nature et la fonction des littératures des « pays dominés ». Ces littératures trouvent dorénavant un point d’honneur à « traverser » les cultures, les mémoires, les imaginaires et, surtout à défier la métrique des normes instituées.