Résumés
Résumé
Cet article porte sur la signification de l’union libre analysée à travers le prisme de l’instabilité conjugale. Dans une perspective comparative, on montre que l’union libre, plus répandue au Québec, y est plus stable qu’ailleurs au Canada, où la popularité du mariage est plus intense. Partout au Canada, le mariage tend à réduire l’instabilité parmi les couples dont la vie conjugale s’est amorcée par une union libre, et ce, de façon plus importante que l’arrivée d’un enfant. De plus, on observe que ce n’est qu’après une durée de vie commune assez longue que les conjoints de fait qui ont un enfant se rapprochent des couples mariés.
Mots-clés:
- union libre,
- mariage,
- rupture d’union,
- statut conjugal des parents,
- Québec
Abstract
This article examines common-law relationships through the prism of conjugal instability. In a comparative perspective, we show that common-law relationships, more popular in Quebec, are more stable there than elsewhere in Canada, where marriage is more prevalent. Yet across Canada, marriage – even more so than the arrival of a child – tends to decrease instability in couples whose conjugal life began as a common-law union. It is only after living together for a fairly long period of time that the stability of common-law couples, with or without children, begins to approximate that of married couples.
Keywords:
- common-law union,
- marriage,
- conjugal breakup,
- conjugal status of parents,
- Quebec
Corps de l’article
Depuis le milieu des années 1970, la popularité de l’union libre comme mode de formation des couples n’a cessé de grandir au Canada. La proportion de couples en union libre a augmenté dans toutes les régions canadiennes, mais de façon plus marquée au Québec : en 2011, près de quatre couples québécois sur dix (37,8 %) vivent dans ce type d’union comparativement à 14,5 % ailleurs au Canada (Statistique Canada, 2013). Par ailleurs, depuis 1995, plus de la moitié des naissances au Québec se produisent hors mariage : en 2011, cette proportion atteint 63 % et est près de deux fois plus élevée que le pourcentage (32 %) observé pour l’ensemble du Canada[1] en 2010 (Girard, 2012). La plupart du temps, les naissances hors mariage sont le fait de couples en union libre : au Québec, dans moins de 3 % des cas, la naissance n’a pas fait l’objet d’une reconnaissance par le père sur l’acte de naissance (Girard, 2012).
La progression soutenue de l’union libre et le fait qu’elle constitue de façon croissante non plus seulement une voie d’entrée dans la vie conjugale mais un cadre dans lequel avoir et élever des enfants forcent à s’interroger sur la signification que revêt dorénavant cette forme d’union conjugale. L’union libre est-elle en voie de se substituer au mariage et peut-on supposer que la nature de l’engagement que les conjoints cohabitants prennent l’un à l’égard de l’autre s’apparente à celle des conjoints mariés, une fois atteinte une durée minimale de vie commune ou lors de la naissance d’un enfant dans l’union? Cette interrogation s’avère particulièrement pertinente lorsque la séparation survient et que se pose la question du partage des avoirs et de la provision d’une pension alimentaire à l’ex-conjoint. Elle est également loin d’être tranchée, comme en témoigne l’approche suivie par le Québec dans l’affaire très médiatisée connue du grand public sous le nom de Éric c. Lola qui traite différemment les couples en union de fait des couples mariés au moment de la séparation (Cour Suprême du Canada, 2013), par opposition au Family Law Act adopté récemment par la Colombie-Britannique, qui considère comme mariés les couples en union libre après deux ans de vie commune pour le partage des avoirs (Province of British Columbia, 2011).
Dans cet article, nous abordons la question de la signification de l’union libre à travers le prisme de la stabilité des unions. Dans un premier temps, nous examinons le devenir des unions libres au Québec et dans les autres provinces canadiennes en tenant compte du fait qu’un certain nombre se transforment en mariage alors que d’autres constituent le cadre de l’arrivée d’un enfant. Dans un deuxième temps, nous tentons de vérifier l’opportunité d’établir une durée minimale de vie commune à partir de laquelle les unions libres au Québec s’apparenteraient aux mariages, du moins en regard de la stabilité de l’union. Auparavant, nous présentons une brève revue de littérature qui tente de cerner l’évolution plus généralisée de la place qu’occupent le mariage et l’union libre dans les sociétés occidentales.
Évolution du mariage et de l’union libre dans les sociétés occidentales
La seconde transition démographique
Certains auteurs situent dans le cadre de la seconde transition démographique[2] la montée progressive de l’union libre et le recul graduel du mariage (Van de Kaa, 1987; Lesthaeghe, 1995 et 2010). Selon Lesthaeghe (1995 et 2010), cette seconde transition démographique correspond à une profonde transformation de l’institution de la famille, à la fois dans les mentalités et les comportements. Les changements des mentalités trouvent leur racine dans la montée continue de la valorisation de l’autonomie de l’individu, ce qui entraîne un rejet des contrôles institutionnels de l’Église et de l’État. Ce mouvement profond a permis, entre autres, de remettre en question le caractère universel et irrévocable du mariage, mais aussi la rigidité des rôles institutionnalisés des hommes et des femmes, transformant du même coup les critères sur lesquels les individus se fondent pour apprécier la qualité de leurs relations conjugales. Ces changements conduisent-ils à une crise de l’engagement? Constatant « les taux élevés de séparation au sein des unions consensuelles et l’augmentation du divorce », Lesthaeghe (2010, p. 145-146), à l’instar de Giddens (1992) dont le concept de « relation pure » (pure relationship) renvoie à une relation révocable dès lors qu’elle n’apporte plus un niveau de satisfaction suffisant à chacun des conjoints, conclut que « les effets de la demande croissante de qualité dans les relations interpersonnelles » réduisent la force de l’engagement.
Du point de vue des comportements, la seconde transition démographique se déroule en trois phases qui se démarquent respectivement par la progression du divorce, la montée de l’union libre et l’accroissement de la proportion des couples en union libre qui fondent leur famille sans se marier. Cette transition ne se réalise pas partout au même rythme, mais elle est amorcée dans toutes les sociétés occidentales. Ainsi, à la fin de la première décennie du 21e siècle, on observe de grandes variations de la proportion des naissances hors mariage : faible en Grèce (6 %) et en Suisse (17 %), forte aux États-Unis (41 %), cette proportion dépasse la moitié en France (53 %), en Suède et en Norvège (55 %) et atteint plus de 60 % en Islande (64 %) et au Québec (63 %) (Girard, 2012).
Lesthaeghe (2010) présente la progression du divorce comme l’un des phénomènes marquant la première phase de la seconde transition démographique, et associe l’union libre à un choix susceptible d’accroître les risques de rupture d’union. Rindfuss et Van den Heuvel (1990) vont dans le même sens : le choix de l’union libre ne repose pas sur une perspective de permanence. Les unions conjugales sont donc dorénavant marquées par une instabilité croissante. Les unions libres envisagées comme un test de la compatibilité du couple sont promptes à se rompre dès que les partenaires se rendent compte que leur union est peu satisfaisante, et celles qui conduisent au mariage restent fragiles, car les exigences des couples en matière de qualité de vie conjugale se sont accrues dans un contexte de valorisation de l’autonomie individuelle. De même, celles qui se définissaient comme un remplacement du mariage posent aussi des critères de satisfaction et d’épanouissement individuel très élevés qui les rendent vulnérables. Cette forte instabilité des couples, que la venue des enfants n’atténue que partiellement, a pour conséquence une augmentation de la monoparentalité et de la recomposition familiale (Lapierre-Adamcyk et Le Bourdais, 2008; Lesthaeghe, 1995).
La place de l’union libre comme mode de formation des couples et comme fondement de la famille
De nombreux travaux ont illustré la place grandissante de l’union libre comme mode de formation des unions (Quilodrán, 2012). Par exemple, en France, entre 1965 et 1995, l’union libre a augmenté de façon notoire, passant de 10 % à 90 % des nouveaux couples (Toulemon, 1996). Au Québec, 20 % des premières unions formées au début des années 1970 sont des unions libres contre 80 % vers 1990 et, ailleurs au Canada, ces pourcentages sont respectivement de 15 % et de 50 % (Lapierre-Adamcyk et Le Bourdais, 2004).
Les unions libres se transforment souvent en mariage, surtout au moment de l’arrivée d’un enfant. Ce phénomène, fréquent au début de la généralisation de l’union libre, s’est beaucoup atténué avec le temps. À cet égard, Perrelli-Harris et al. (2012), à partir de l’expérience de onze pays européens observés de 1970 aux années 2000, montrent que, parmi 100 femmes ayant conçu leur premier enfant dans le cadre d’une union libre, le pourcentage de celles qui donnent effectivement naissance dans cette union augmente dans tous les pays étudiés au cours de la période et que, parallèlement, on observe une baisse du pourcentage de celles qui se marient avant la naissance de cet enfant. Trois ans après la naissance, le pourcentage de femmes toujours en union libre augmente partout. Par exemple, il passe de 36 % dans les années 1970 à 57 % au début des années 2000 en Norvège, de 39 % à 58 % en France, de 10 % à 46 % en Grande-Bretagne (Perrelli-Harriset al., 2012). Par contre, même si son attrait diminue et qu’il est reporté à plus tard, le mariage continue d’avoir des adeptes : au cours de la période étudiée, trois ans après la naissance, le pourcentage de femmes qui se sont mariées passe de 59 % à 32 % en Norvège, de 56 % à 30 % en France, et de 88 % à 44 % en Grande-Bretagne.
Cherchant à caractériser la signification que revêt l’union libre, Kiernan (2002) suggère que l’acceptation de cette forme d’union dans les différentes sociétés procède en quatre temps qui correspondent à des stades distincts de diffusion. Dans la première phase, l’union libre correspond à un phénomène d’avant-garde et n’est l’affaire que d’une frange limitée de la population. Dans la deuxième phase, cette forme d’union est dorénavant acceptée comme une étape transitoire qui permet aux conjoints de tester la compatibilité de leur union avant le mariage. Dans un troisième temps, l’union libre devient une alternative au mariage, dans ce sens qu’elle ne se réduit plus nécessairement à un passage transitoire dans les parcours de vie des individus mais constitue désormais un cadre acceptable pour avoir et élever des enfants. Enfin, dans le quatrième stade, l’union libre n’est plus différenciable du mariage : contrairement aux couples non mariés qui, dans la phase précédente, choisissaient l’union libre comme une alternative au mariage, les couples sont dorénavant indifférents à l’idée de se marier ou non (Heuveline et Timberlake, 2004). Par ailleurs, d’autres auteurs ont plutôt cherché à classifier les différents types d’unions libres existant à un moment donné selon le sens qu’elles revêtent dans la vie des individus. Ainsi, par exemple, Villeneuve-Gokalp (1990) a développé une typologie qui distingue les unions libres suivant qu’elles constituent un prélude au mariage, un mariage à l’essai, une union stable sans engagement, un substitut au mariage ou encore une union instable (pour une application de cette typologie au Canada, voir Dumas et Bélanger, 1997).
Dans une étude récente, Perelli-Harris et Sanchez Gassen (2012) examinent la place de l’union libre dans le cadre des lois et des politiques familiales de neuf pays européens, mettant l’accent sur les similitudes et les différences entre le mariage et l’union libre. En conclusion, les auteurs constatent que, même si dans certains pays les couples en union libre ont les mêmes droits et responsabilités que les couples mariés, ces deux formes d’union continuent d’être considérées comme des institutions légales distinctes. Ils se demandent « si la loi doit encadrer ce type de relation, étant donné la nature incertaine et fluide des unions libres et, certainement, le désir de nombreux couples de vivre dans une relation sans obligations légales » (traduction libre, p. 463).
La stabilité des mariages précédés ou non d’une union libre
La progression de l’instabilité des unions conjugales a fait l’objet de nombreuses études, notamment par l’examen de la fréquence des ruptures des mariages, en fonction du fait qu’ils aient été précédés ou non d’une union libre. On a ainsi montré que les mariages qui ont commencé par une union libre sont plus instables que les mariages directs. Au Canada, la cohabitation prénuptiale s’associe à un risque accru de divorce, après avoir neutralisé l’effet de la présence de beaux-enfants, du statut conjugal des époux au moment de l’union, de la séparation des parents et des différences d’âge entre les conjoints (Hall et Zhao, 1995). En Grande-Bretagne, Lau (2012) estime qu’en comparaison avec les couples mariés, le risque de séparation des couples hétérosexuels en union libre est 3,4 fois plus élevé. Dans une étude portant sur seize pays européens, Liefbroer et Dourleijn (2006) montrent que les mariages précédés d’une union libre sont plus instables que les mariages directs dans les sociétés où l’union libre en est à ses débuts, ainsi que dans celles où elle est devenue le comportement de la majorité : il s’agirait d’un effet de sélection qui s’inverse avec la progression de l’union libre. Dans la première situation, les couples qui choisissent l’union libre rejettent l’institution du mariage et sont plus susceptibles de se séparer que la majorité qui se marie directement; dans le second cas, ceux qui se marient directement représentent un groupe minoritaire qui valorise davantage les aspects traditionnels du mariage et en conséquence sont moins susceptibles de divorcer. Aux États-Unis, Manning et Cohen (2012) démontrent que l’existence d’un projet de mariage au début de la cohabitation a un effet positif sur la stabilité de l’union, et que ce projet annule la différence avec les couples qui se marient directement. D’autres études montrent que l’instabilité plus grande des unions qui ont débuté par une union libre semble se maintenir même au-delà de la venue d’un enfant (Le Bourdais, Neill et Marcil-Gratton, 2000), et la recomposition familiale qui s’est effectuée grâce à la formation d’un couple en union libre est plus fragile que lorsqu’il y a mariage (Desrosiers, Le Bourdais et Laplante, 1995; Martin, Le Bourdais et Lapierre-Adamcyk, 2011).
Dans cet article, nous examinons de façon détaillée la question de l’instabilité des unions libres, révélatrice de la nature de l’engagement que les conjoints prennent l’un à l’égard de l’autre, comme le suggère Lesthaeghe. Plutôt que de mettre l’accent sur la stabilité des mariages, précédés ou non d’une union libre, nous nous concentrerons sur la stabilité des unions libres elles-mêmes, compte tenu du fait qu’une proportion plus ou moins grande d’entre elles se transforment en mariage, ou encore que de nombreux couples décident d’avoir un enfant sans se marier. Cette analyse se fera dans une perspective de comparaison entre le Québec et les autres provinces canadiennes. Dans une seconde partie, en nous appuyant sur la situation du Québec, nous tenterons de vérifier la pertinence de fixer une durée à partir de laquelle l’engagement des couples en union libre s’apparenterait à celui des couples mariés, en utilisant l’instabilité des unions comme indicateur. Cette analyse sera effectuée par le recours à la typologie des unions libres développée par Villeneuve-Gokalp (1990) et reprise par Dumas et Bélanger (1997).
La mesure de l’instabilité des unions libres : sources de données et méthodes
La mesure de l’instabilité des unions libres est une opération complexe. D’une part, comme nous l’avons mentionné précédemment, l’union libre constitue pour de nombreux couples une période transitoire conduisant au mariage. Il faut donc tenir compte de cette réalité si l’on espère mesurer de façon adéquate la propension des unions libres à se rompre. D’autre part, il est aussi nécessaire de prendre un certain recul pour observer les ruptures d’union : ces dernières se produisent à des durées variables depuis le début de l’union, et ce n’est donc qu’à partir d’un certain nombre d’années que l’on peut statuer sur la stabilité (ou l’instabilité) comme telle des unions. Enfin, comme les unions libres ne font l’objet d’aucun enregistrement obligatoire, les données nécessaires à leur observation proviennent obligatoirement d’enquêtes, le plus souvent rétrospectives, dans lesquelles les répondants fournissent des informations sur leur histoire conjugale.
Au Canada, l’Enquête sociale générale (ESG) sur les transitions familiales réalisée par Statistique Canada en 2006 a collecté des informations rétrospectives sur les unions libres et les mariages que les individus ont connus au cours de leur vie. Cette enquête a rejoint un échantillon de 23 608 répondants habitant dans un ménage privé, hommes et femmes âgés de 15 ans et plus, cet échantillon étant représentatif de la population des dix provinces canadiennes (Beaupré et Cloutier, 2007). Pour chacune des unions que les répondants ont connues (jusqu’à concurrence de quatre mariages et de quatre unions libres), l’ESG a recueilli la date de l’entrée en union et, le cas échéant, la date de la conversion de l’union libre en mariage ou de la dissolution de l’union (par séparation, divorce ou décès du conjoint). À partir de ces informations, on a repéré 13 855 mariages directs (c’est-à-dire non précédés d’une union libre) et 8 689 unions libres, suivies ou non d’un mariage. Le recours aux dates de début et de fin d’union a permis de classer les unions et de reconstituer l’histoire conjugale des répondants jusqu’au moment de l’enquête. L’ESG a également collecté des informations permettant de reconstituer la chronologie de l’ensemble des enfants que les répondants ont eus ou adoptés. Il est ainsi possible de suivre le déroulement des unions libres depuis leur formation et de noter le moment de l’arrivée d’un enfant, de la transformation de l’union en mariage ou encore de la fin de l’union. L’analyse est menée à partir de 6 719 unions libres conclues entre 1977 et 2000[3].
Nous avons eu recours aux tables d’extinction pour estimer la proportion des unions libres qui, comparativement à celles qui subsistent comme telles à chaque durée, se transforment en mariage ou mènent à une séparation en fonction de la durée écoulée depuis le début de l’union. Le principe de base de ces tables est assez simple. Il consiste à calculer, pour chaque durée donnée, la probabilité qu’ont les répondants en union libre de connaître un mariage ou une séparation, en rapportant le nombre d’individus qui connaissent l’un ou l’autre événement à l’ensemble des répondants qui ne l’ont pas encore vécu et qui sont toujours en observation. Les unions libres toujours en cours au moment de l’enquête, de même que celles qui se sont terminées par le décès du conjoint, sont censurées (c’est-à-dire retranchées du groupe à risque) à la date où l’observation s’arrête ou à laquelle le décès survient. Générées pour les dix premières années suivant le début de l’union, ces tables mettent en lumière la progression de la proportion des couples qui transforment leur union en mariage et des couples qui se séparent avant qu’un mariage ne se produise, et la diminution parallèle de la proportion des couples qui sont toujours en union libre.
Les tables d’extinction, bien qu’elles permettent de suivre le déroulement des unions libres dans le temps, souffrent de limites liées d’une part à l’impossibilité de tenir compte de façon simultanée de plusieurs facteurs, comme la période de formation de l’union ou la région de résidence, le nombre de cas disponibles dans les enquêtes devenant vite insuffisants pour une telle analyse et, d’autre part, ces tables ne permettent pas de mesurer l’effet sur la stabilité des unions d’événements qui surviennent au fil du temps, comme l’arrivée d’un enfant dans le couple ou la transformation de l’union libre en mariage. Pour combler ces lacunes, nous avons utilisé la régression semi-paramétrique à risques proportionnels (ou modèle de Cox). Celle-ci permet de mesurer l’effet net de chaque facteur sur le phénomène étudié, une fois neutralisée la contribution de chacun d’eux.
Les facteurs inclus dans l’analyse sont ceux qui, selon les études démographiques, sont les plus susceptibles d’expliquer les variations observées de la stabilité des unions conjugales. Outre la comparaison entre le Québec et les autres provinces canadiennes, nous avons retenu cinq facteurs disponibles dans l’enquête :
Le rang de l’union : les unions de rang 2 ou plus étant, de manière générale, plus instables que les premières unions (Dumas et Péron, 1992). Nous avons regroupé les unions libres qui correspondaient à la première union conjugale des deux conjoints et un deuxième groupe comprend toutes les autres unions libres, qu’elles se soient formées à la suite d’une première union libre rompue ou après l’échec d’un mariage.
La période durant laquelle l’union libre s’est formée, les études récentes montrant que l’instabilité conjugale a crû au cours des dernières décennies (Le Bourdais et Lapierre-Adamcyk, 2004). Quatre promotions sont retenues : 1977-1985, 1986-1991 1992-1996 et 1997-2000. Ce choix est motivé par un souci de comparabilité avec l’étude de Dumas et Bélanger (1997) pour les deux premières promotions et par l’intérêt de faire ressortir la progression de l’instabilité conjugale au cours des années 1990.
L’âge au début de l’union[4], mesuré de façon continue, les unions conclues à un âge précoce étant généralement plus instables que les unions plus tardives (Balakrishnan, Rao, Lapierre-Adamcyk et Krotki, 1987).
Le statut de l’union : pour chacune des unions incluses dans l’analyse, la valeur que prend cette variable, fixée à 0 au début de l’union, peut changer et prendre la valeur de 1 au cours de la période d’observation, soit à partir du moment où l’union libre se transforme en mariage. Ce facteur aide à clarifier les différences observées entre les deux régions dans la stabilité des unions libres. L’union libre est davantage instable que le mariage, lequel jouit d’une popularité nettement plus marquée ailleurs au Canada qu’au Québec (Lapierre-Adamcyk et Le Bourdais, 2008).
La naissance d’un enfant dans l’union, variable dont la valeur change dès la naissance de l’enfant. Les études passées montrent que l’arrivée de l’enfant dans l’union tend à réduire les risques de rupture (Wu, 1995).
Des variables d’interaction (ou variables conditionnelles) sont également introduites dans l’analyse pour tenir compte de l’effet différent qu’exerce, par exemple, la naissance d’un enfant dans l’union sur les risques de séparation des couples vivant au Québec comparativement à ceux vivant dans les autres provinces canadiennes.
Facteurs associés aux variations de l’instabilité des unions libres
Résultats des tables d’extinction
La figure 1 illustre qu’au Canada, seulement 22 % des unions libres existent toujours sous cette forme dix ans après le début de l’union, 34 % des couples se sont séparés avant qu’un mariage ne survienne et 44 % se sont mariés. Cette figure révèle aussi la diversité de la réalité canadienne. Comme plusieurs travaux l’ont montré, le Québec se distingue nettement de l’ensemble des autres provinces canadiennes en matière de comportements conjugaux (Le Bourdais et Lapierre-Adamcyk, 2004; Kerr, Moyser et Beaujot, 2006). La proportion d’unions libres qui subsistent comme telles est deux fois plus élevée au Québec qu’ailleurs au Canada (33 % contre 16 %) et les mariages y sont nettement moins fréquents (29 % contre 53 %), les séparations avant la survenue du mariage y sont plus nombreuses, mais l’écart entre régions est plus modeste (38 % contre 31 %).
La figure 2 reprend le même type d’analyse mais en distinguant cette fois la période durant laquelle l’union a débuté. On tente par-là de vérifier si on observe une augmentation ou une diminution de la probabilité de rupture au fur et à mesure que l’union libre a progressé dans la société. Seules les premières unions libres sont retenues pour cette analyse[5]. On remarque d’emblée que l’évolution suivie au fil du temps suit la même direction dans les deux régions, progressant par à-coups au Québec et de façon graduelle ailleurs au Canada. Au Québec, les unions conclues avant 1991 apparaissent nettement plus stables que celles formées de 1992 à 2000. Ainsi, le risque cumulé de ruptures au 10e anniversaire passe d’environ 33 % pour les unions libres formées avant 1992 à un peu plus de 45 % pour les promotions suivantes, ce qui correspond à une augmentation relative de 32 %. Ailleurs au Canada, l’instabilité augmente de façon plus régulière, la probabilité cumulée de rupture au 10e anniversaire passant de 29 % dans la promotion 1977-1985 à 40 % dans la promotion 1997-2000. En bref, l’instabilité des unions libres a crû dans les deux sociétés. C’est davantage par la place qu’occupe le mariage que le Québec et les autres provinces se distinguent. Cette particularité s’observe dans toutes les promotions, et de façon plus marquée dans la promotion 1997-2000, où à peine deux couples québécois sur dix ont transformé leur union en mariage comparativement à près d’un couple sur deux ailleurs au Canada. Par conséquent, la proportion d’unions libres subsistant comme telles dans cette promotion est trois fois plus élevée au Québec que dans les autres provinces (33 % contre 11 %). La place très contrastée du mariage rend cependant difficile l’interprétation des différences dans les risques de ruptures. Nous y reviendrons dans l’analyse multivariée.
Le rang de l’union est un autre facteur important à considérer pour comprendre les différences entre les deux régions. La figure 3, qui distingue le devenir des unions libres en fonction de ce facteur, montre que les unions libres qui constituent la première union conjugale pour les deux conjoints sont moins susceptibles de persister en tant que telles au Québec que les unions libres de rang plus élevé (30 % contre 39 %). Cela tient essentiellement à l’attrait plus marqué du mariage chez les couples qui sont en première union (32 % comparativement à 24 %), la probabilité cumulée de rupture variant peu en fonction du rang de l’union (38 % et 37 % respectivement). Ailleurs au Canada, on observe sensiblement les mêmes différences entre unions de rang 1 et de rangs subséquents. Le seul fait digne de mention consiste en l’écart plus grand qui sépare les premières des secondes au chapitre des séparations (34 % contre 27 %). Dans les deux régions, les résultats surprennent, les études antérieures ayant montré de façon unanime que les unions de rang plus élevé sont en général plus instables que les premières unions. Nous y reviendrons plus loin.
Résultats de l’analyse multivariée
Les résultats des tables à extinction font ressortir des différences très nettes entre le Québec et les autres provinces canadiennes, différences qui sont toutefois obscurcies par l’attrait contrasté du mariage dans les deux régions. Pour tirer au clair ces relations, le tableau 1 présente les résultats de l’analyse multivariée (modèle de Cox) réalisée pour l’ensemble des unions libres observées au Canada de 1977 à 2000. Cinq modèles sont présentés. Le modèle A regroupe les trois facteurs pris en compte dans les tables à extinction : la période de formation de l’union, la région et le rang de l’union. Les modèles suivants incluent tour à tour l’âge des répondants au début de l’union, le statut de l’union et l’arrivée d’un enfant dans le couple. Les coefficients des régressions sont présentés sous leur forme exponentielle (rapports de risque). Un coefficient supérieur à 1 indique que le facteur considéré accroît le risque de séparation des couples dont l’union a commencé par une union libre, et un coefficient inférieur à 1 qu’il le diminue.
Le modèle A montre que seules les unions formées après 1996 se démarquent de manière significative de celles de la promotion 1986-1991 (catégorie de référence) avec un risque de rupture 24 % plus élevé. Dans ce premier modèle, le Québec et les autres provinces ne se distinguent pas de façon significative en matière de rupture d’union. Quant au rang de l’union, on retrouve le résultat surprenant observé à la figure 3, soit que les couples qui sont dans une union de rang supérieur ont une propension plus faible (de 19 %) de se séparer que leurs vis-à-vis en première union. L’introduction de l’âge au début de l’union dans le modèle B vient renverser cet effet : les couples dans une union de rang supérieur ont alors 20 % plus de chances de se séparer que ceux qui sont en première union. Cette inversion est liée au fait que les premières unions comprennent une plus forte proportion de couples formés à un âge précoce. Or, comme on le voit dans le modèle B, le risque de séparation diminue (de 4 % par année) à mesure que l’âge au début de l’union augmente.
Le modèle C, qui ajoute le statut de l’union dans l’analyse, montre que les couples qui se marient voient leur risque de séparation réduit de moitié comparativement à ceux qui sont toujours en union libre. La prise en compte de ce facteur a pour effet de rendre significatif l’impact de la région de résidence. Les couples québécois en union libre se distinguent alors de leurs vis-à-vis vivant ailleurs au Canada par un risque plus faible (0,88) de séparation. C’est donc l’attrait plus grand du mariage en dehors du Québec et la stabilité plus grande associée au mariage qui occultaient cette réalité dans les analyses précédentes.
Le modèle D reprend les facteurs de base, en excluant cette fois le statut de l’union, pour introduire la naissance d’un enfant dans l’union. Il s’agit là d’un frein important au risque de rupture : l’arrivée d’un enfant réduit de 33 % le risque de séparation des couples, comparativement à ceux qui sont toujours sans enfant. La prise en compte à la fois de la transformation de l’union en mariage et de la naissance d’un enfant dans le modèle E a pour effet de diminuer sensiblement l’impact de l’enfant sur la propension des couples à se séparer (le rapport de risque passe de 0,67 à 0,76), mais non celui de la transformation de l’union en mariage. Enfin, l’inclusion des deux facteurs dans l’analyse confirme le fait que les risques de rupture sont plus faibles au Québec que dans les autres provinces canadiennes.
Effets d’interaction entre divers facteurs
Le tableau 2 reprend les résultats du modèle E présentés au tableau 1 et examine à tour de rôle dans les modèles suivants les effets différents (ou effets d’interaction) qu’exercent certains facteurs, par exemple la naissance d’un enfant, sur les risques de rupture des répondants en fonction des modalités d’un autre facteur, tel le fait d’habiter au Québec ou dans les autres provinces canadiennes. Quatre effets d’interaction sont examinés ici[6].
Le modèle F examine d’abord l’effet variable entre régions du statut de l’union. La prise en compte de cette interaction ne modifie en rien les coefficients associés à la promotion ou au rang de l’union ou encore à l’âge au début de l’union. Elle permet cependant d’illustrer la stabilité plus grande des unions libres qui perdurent comme telles au Québec comparativement à celles recensées dans les autres provinces. Pendant les périodes où les couples sont en union libre, les risques de rupture sont plus faibles au Québec qu’ailleurs au Canada (rapport de 0,90 comparé à 1). Par contre, à partir du moment où l’union se transforme en mariage, l’instabilité est fortement réduite dans les deux régions, mais la différence entre les deux régions n’est pas significative[7]. Dans chaque région, pendant qu’ils sont en union libre, les couples ont un risque deux fois plus élevé de se séparer que ceux qui se sont mariés (0,90 contre 0,44 au Québec; 1 contre 0,53 ailleurs au Canada). L’intensité plus grande de la diffusion de l’union libre au Québec s’associe donc à une plus grande stabilité des couples pendant qu’ils vivent dans ce type d’union.
Le modèle G vise à vérifier si le rang de l’union joue de façon similaire sur le risque de séparation au Québec et ailleurs au Canada. Il révèle que les premières unions libres sont significativement plus stables au Québec qu’elles ne le sont dans les autres provinces canadiennes (réduction du risque de 13 %). Les unions de rangs plus élevés paraissent également plus stables au Québec (rapport de 1,11 comparativement à 1,18 ailleurs au Canada), mais la différence entre régions n’est pas significative sur le plan statistique. Par ailleurs, à l’intérieur de chaque région, on trouve la relation attendue : les unions de rangs supérieurs sont significativement plus instables que celles de premier rang (1,11 contre 0,87 au Québec; 1,18 contre 1 ailleurs au Canada).
Le modèle H examine l’effet d’interaction existant entre la transformation de l’union en mariage et la naissance d’un enfant, c’est-à-dire lorsqu’on tient compte du fait de vivre un seul événement (mariage ou naissance) ou les deux et de l’ordre dans lequel ils sont vécus. On y observe que la conclusion d’un mariage parmi les couples sans enfant exerce un frein marqué sur les risques de séparation par rapport aux couples non mariés et sans enfant (réduction du risque de rupture de 54 %). La naissance d’un enfant au sein des couples en union libre tend également à réduire les risques de séparation, mais moins fortement (réduction de 29 %). Le fait d’être à la fois marié et d’avoir un enfant contribue à diminuer encore davantage le risque de séparation, de façon plus marquée pour les couples ayant eu un enfant avant de se marier (le coefficient passe de 0,71 à 0,39), de façon moindre mais tout de même significative pour les couples mariés qui donnent ensuite naissance à un enfant (de 0,46 à 0,39). En d’autres termes, l’engagement que les conjoints prennent l’un face à l’autre en se mariant semble constituer un gage de stabilité de l’union nettement plus grand que la venue d’un enfant, face auquel les droits et obligations des parents demeurent qu’ils soient ensemble ou séparés.
Enfin, le modèle I cherche à vérifier si la naissance d’un enfant joue de façon similaire sur la propension des couples à se séparer au Québec et ailleurs au Canada. Dans ce modèle, on n’observe pas de différence dans les risques de séparation entre les deux régions (0,96 contre 1) lorsque les couples sont sans enfant. Lorsque l’enfant survient, le risque de rupture diminue substantiellement dans chaque région, mais la réduction est plus forte au Québec (le coefficient passe de 0,96 à 0,62) qu’ailleurs au Canada (de 1 à 0,83), et l’écart entre régions dans le risque de séparation des couples avec enfants (0,83 versus 0,62) est significatif.
En bref, il appert que les couples québécois se distinguent nettement de ceux des autres provinces canadiennes : sans doute parce que l’union libre y est plus répandue, cette forme d’union est plus stable au Québec qu’ailleurs au Canada, où la popularité du mariage est plus intense. Toutefois on constate que, partout au Canada, le mariage tend à réduire substantiellement le risque de séparation des couples dont l’union s’est amorcée par une union libre, cette réduction étant nettement plus importante que celle associée à l’arrivée d’un enfant. Dans ce cas, le Québec se distingue de nouveau par un effet réducteur plus marqué de la venue de l’enfant qu’ailleurs au Canada.
L’union libre : substitut au mariage? À partir de quel moment?
Peut-on légitimement considérer comme identiques les conjoints mariés légalement et les conjoints de fait[8]? Étant donné l’instabilité constatée, peut-on détecter un seuil à partir duquel les conjoints de fait auraient « contracté » l’un à l’égard de l’autre un niveau d’engagement semblable à celui que les conjoints mariés prennent formellement au moment de leur mariage? Autrement dit, peut-on identifier une durée de vie commune à partir de laquelle les risques de séparation des uns et des autres convergent?
Dans le débat sur la signification de l’union libre, la durée de l’union représente un facteur important. Ainsi, sous l’angle juridique, les lois fiscales et sociales québécoises ont été modifiées au cours des dernières décennies dans le but d’octroyer aux conjoints de fait les droits et obligations qui s’attachent traditionnellement au statut matrimonial. Chaque loi définit la notion de « conjoint de fait » sur la base d’éléments aussi diversifiés que l’âge des conjoints, l’existence d’un lien matrimonial avec une autre personne, la représentation publique, la présence d’un enfant commun et la durée de la cohabitation. En général, le législateur exige une période minimale de trois ans. Lorsqu’un enfant naît de l’union, certaines des lois réduisent le délai requis à un an.
Notons que c’est en 1965 que le législateur québécois a assimilé pour la toute première fois les conjoints de fait aux conjoints mariés dans une loi dite statutaire, en permettant à une « veuve non mariée » d’obtenir une rente viagère aux termes de la Loi sur le régime de rentes du Québec[9]. La durée de la cohabitation exigée était alors de 7 ans. Sous l’impulsion de la Charte québécoise des droits et libertés adoptée en 1975[10], les autres législations sociales et fiscales seront modifiées dans le même sens. À la fin des années 1980, époux et conjoints de fait ont donc pu prétendre à l’ensemble des mesures de soutien social et économique mises à la disposition des couples (Roy, 2011). Comme l’expliquent Goubau, Otis et Robitaille (2003, p. 5), la reconnaissance des conjoints de fait en droit public est fondée sur « […] l’idée que la décision de se marier ou non concerne essentiellement l’organisation des rapports privés entre individus […] et qu’il s’agit dès lors d’un choix éminemment privé qui ne devrait pas avoir d’incidence sur l’accès aux avantages et aux services dispensés par l’État ».
Vraisemblablement influencé par les décisions de la Cour suprême relatives aux droits à l’égalité garantis par l’article 15 de la Charte des droits et libertés[11], le législateur québécois étendra l’application des lois sociales et fiscales aux conjoints de fait homosexuels dès 1999. Le législateur fédéral lui emboîtera le pas l’année suivante en modifiant dans le même sens les lois relevant de ses sphères de compétences[12].
Certes, les modifications à la pièce apportées au corpus législatif au fil des années n’auront pas favorisé l’uniformisation des définitions de l’union de fait. En 1998, le gouvernement du Québec s’était pourtant engagé à modifier les définitions de « conjoints de fait » contenues dans les différentes lois statutaires afin d’en harmoniser les critères[13]. Cette intention est toutefois restée lettre morte. Encore aujourd’hui, il faut donc consulter chacune des lois sociales et fiscales pertinentes pour connaître les éléments de définition applicables, notamment la durée de cohabitation au terme de laquelle le législateur assimilera les conjoints de fait aux époux[14].
Il importe de souligner que l’assimilation juridique des conjoints de fait aux époux n’a jamais franchi le seuil du droit privé. Contrairement à une certaine croyance populaire, les conjoints de fait n’ont pas, au Québec, de droit et d’obligation l’un à l’égard de l’autre. Au nom des principes du libre choix et de l’autonomie de la volonté, le Code civil du Québec s’abstient donc d’encadrer les rapports mutuels de ceux et celles qui, en ne se mariant pas, se voient imputer la volonté de demeurer en marge du droit privé. La Cour suprême vient tout juste de confirmer la validité constitutionnelle de cette politique législative (Roy, 2013)[15].
Par ailleurs, on peut supposer que les conjoints eux-mêmes attachent de l’importance à la durée de leur union pour en mesurer la stabilité. Lorsque le débat se précise, entre autres lorsqu’on s’interroge sur le bien-fondé de considérer les conjoints de fait comme des époux légalement mariés au moment de leur séparation, la durée est souvent considérée comme un élément crucial.
Typologie des unions libres
Les quelques travaux sociodémographiques qui ont abordé la signification de l’union libre ont retenu le critère de 3 ans de vie commune comme constituant un seuil significatif à partir duquel l’union acquerrait un statut équivalent à celui du mariage en tant que cadre de vie conjugale et de formation d’une famille (Dumas et Bélanger, 1997; Villeneuve-Gokalp, 1990). Ce choix est-il fondé? Pour répondre à cette question, nous utilisons la typologie proposée par Villeneuve-Gokalp (1990) qui vise à classer les unions libres sur un continuum qui va de l’union instable à l’union considérée comme substitut au mariage. Les événements qui définissent les catégories de cette typologie sont la transformation de l’union en mariage ou la venue d’un enfant et, pour les couples qui n’ont connu ni l’un ni l’autre événement, la survie de l’union libre jusqu’au seuil de 3 ans. Nous retiendrons également le seuil de 5 ans dans l’analyse qui suit afin de vérifier la pertinence d’adopter une durée déterminée pour juger de l’engagement des conjoints l’un face à l’autre.
Seules les unions libres des répondants québécois rejoints par l’ESG 2006 servent pour cet exercice empirique. Les différentes catégories retenues sont les suivantes :
prélude au mariage : mariage avant le 1er anniversaire de l’union libre (incluant les unions précédées d’une naissance au cours des six derniers mois)[16];
mariage à l’essai : mariage entre le 1er et le 3e (ou 5e) anniversaire (incluant les unions précédées d’une naissance au cours des six derniers mois);
union stable sans engagement : union libre sans enfant, sans mariage et sans rupture avant le 3e (ou 5e) anniversaire;
substitut au mariage : union libre sans mariage et sans rupture avant la naissance d’un enfant qui survient avant le 3e (ou 5e) anniversaire;
union instable : union libre sans enfant et sans mariage, qui se termine par une rupture avant le 3e (ou 5e) anniversaire;
catégorie résiduelle qui regroupe des cas que l’on ne pouvait classer dans les cinq catégories précédentes (par exemple, des unions ayant donné lieu à une naissance rapidement suivie d’une séparation avant le seuil retenu). Elle représente 1,9 % (seuil à 3 ans) et 3,9 % (seuil à 5 ans) de l’ensemble des unions libres. Ses effectifs étant trop peu nombreux pour qu’elle soit analysée séparément, elle a été écartée de l’analyse.
La figure 4 présente la distribution des unions libres selon la typologie établie au seuil de 3 ans ou de 5 ans. Lorsque le seuil est fixé au 3e anniversaire, on voit que 15,8 % des unions se sont déjà transformées en mariage (4,2 % au cours de la première année; 11,6 % dans les deux années suivantes); 15,5 % ont vu un enfant naître et sont considérées comme des substituts au mariage; 16,6 % ont mené à une séparation et sont classées comme des unions instables; enfin, 52,0 % sont considérées comme des unions stables sans engagement. Seules les unions libres de ce dernier groupe peuvent changer de statut entre le 3e et le 5e anniversaire. Notons que le tiers d’entre elles (18 % sur 52 %) changent de catégorie. Ainsi, au 5e anniversaire, les unions instables voient leur part augmenter de 16,6 % à 24,0 %, les mariages à l’essai, de 11,6 % à 16,5 %, et les substituts au mariage, de 15,5 % à 21,0 %. Cinq ans après la mise en couple, à peine un peu plus du tiers (34,2 %) des unions libres sont classées comme des « unions stables sans engagement ». Le déplacement du seuil met bien en évidence le caractère fluide des catégories saisies à un moment précis, certains couples renforçant leur engagement par un mariage ou la venue d’un enfant, d’autres mettant un terme à leur union.
Risque de rupture (jusqu’au 10e anniversaire) des différentes catégories d’unions libres
Quel est le devenir de ces différentes catégories d’union libre, une fois passé le 3e ou le 5e anniversaire? Les unions libres ayant donné lieu à une naissance ou celles suivies d’un mariage sont-elles tout aussi susceptibles de se rompre que celles où les couples sont demeurés en union libre? Par ailleurs, les unions suivies d’un mariage sont-elles comparables aux mariages directs où les couples se sont mariés sans avoir cohabité?
Les probabilités cumulées de séparation pour chaque catégorie d’unions libres ont été calculées à partir des tables d’extinction. Pour la comparaison, des tables d’extinction ont été établies pour l’ensemble des mariages directs, et pour deux sous-catégories définies en fonction de la venue ou non d’un enfant (analogues aux « substituts au mariage » et aux « unions libres stables sans engagement »). Comme on peut le voir à la figure 5, les probabilités cumulées de rupture estimées depuis le début de l’union jusqu’au 10e anniversaire varient de façon prononcée en fonction des différentes catégories d’unions libres établies au 3e anniversaire. On note d’abord que 43 % de l’ensemble des unions libres observées se sont rompues (incluant les 16,6 % d’unions libres dites « instables », c’est-à-dire les unions qui se sont rompues au cours des 3 premières années sans qu’il y ait eu de mariage ou de naissance, catégorie non représentée sur la figure). Par comparaison, 17 % de l’ensemble des mariages directs avaient mené à une séparation.
La catégorie des « unions libres stables sans engagement » présente la probabilité de rupture la plus élevée : le tiers de ces unions se sont rompues avant de fêter leur 10e anniversaire. Suivent presque à égalité les « préludes au mariage » et les « substituts au mariage » avec des probabilités cumulées de séparation qui tournent autour de 30 %; ces résultats vont dans le même sens que ceux observés dans l’analyse précédente, à savoir que le mariage et la venue d’un enfant s’avèrent des freins à la séparation. Parmi les mariages sans enfant et sans rupture au cours des trois premières années, la probabilité cumulée de rupture est de 14 %, soit nettement moins de la moitié de celle de la catégorie des unions libres sans engagement (33 %). Parmi les couples mariés qui ont eu un enfant, 11 % ont vu leur union se rompre, soit une proportion près de trois fois plus faible (30 %) que leurs vis-à-vis en union libre (« substituts au mariage »). De ces résultats se dégagent deux points importants : au-delà du 3e anniversaire, la stabilité des unions libres n’est pas assurée, peu importe qu’elles se soient transformées ou non en mariage, et l’instabilité est plus grande lorsque ni mariage ni enfant ne surviennent; deuxièmement, les unions libres sont nettement plus instables que les mariages directs.
La figure 6 reprend le même type d’analyse et permet de comparer les probabilités de rupture selon qu’on adopte le seuil de 3 ou de 5 ans pour classifier les unions. Sans surprise, on remarque que le passage de 3 à 5 ans a pour effet de réduire la proportion d’unions qui mènent à une séparation (exception faite des « préludes au mariage » dont la définition n’est pas affectée par le changement de seuil). Les « mariages à l’essai » voient leur probabilité cumulée de rupture passer de 26 % à 21 %, une réduction de 19 %; les unions qui se sont ajoutées à cette catégorie sont le fait de couples ayant vécu ensemble au moins trois ans avant de se marier, des unions sans doute plus solides. Les unions dites « stables sans engagement » enregistrent également une diminution très nette de leur probabilité cumulée de rupture (de 33 % à 24 %), soit une baisse relative de 27 %; elles continuent toutefois d’être les plus instables parmi les catégories établies au 5e anniversaire. Enfin, les « substituts au mariage », affichent une stabilité clairement plus grande lorsqu’on porte de 3 à 5 ans le seuil retenu : la probabilité de rupture au 10e anniversaire passe de 30 % à 20 %, une réduction relative de 33 %, et se rapproche du coup de celle enregistrée par les « mariages à l’essai ».
On notera par ailleurs que le classement des mariages directs au 5e anniversaire montre aussi une amélioration de la stabilité ultérieure, une réduction d’un point de pourcentage (de 14 % à 13 %) dans la probabilité de rupture pour les mariages sans enfant, et de 4 points de pourcentage (de 11 % à 7 %) pour les couples mariés qui ont un enfant. La probabilité au 10e anniversaire pour ces catégories de mariages directs reste largement inférieure à celle qui est observée pour les catégories d’unions libres.
En bref, on voit bien que le choix d’un seuil à 3 ans correspond à une durée qui ne permet pas de considérer que les couples toujours en union libre, même quand un enfant est né, ont pris des engagements analogues à ceux des couples mariés. Le seuil de 5 ans semble mieux repérer de tels couples.
Vue d’ensemble et conclusion
Cet examen de l’instabilité des unions conjugales apporte un éclairage intéressant sur la question de la signification de l’union libre. L’instabilité des unions qui commencent par une union libre s’accroît avec le temps : cela s’observe tant pour les couples qui sont toujours en union libre que pour ceux qui ont transformé leur union en mariage, et à la fois au Québec et dans les autres provinces canadiennes. Ce résultat confirmerait l’hypothèse selon laquelle la diffusion de l’union libre, dès qu’elle est amorcée, signale l’apparition de nouvelles valeurs où l’épanouissement personnel est davantage recherché que le respect des obligations institutionnelles.
En second lieu, les résultats démontrent qu’une association existe entre l’intensité de la diffusion de l’union libre et le niveau d’instabilité des unions. On sait que depuis le début des années 2000 l’union libre est devenue un mode généralisé de formation des couples et de la famille au Québec, et ce, nettement plus qu’ailleurs au Canada. Or on a montré que l’union libre persiste en tant que telle plus longtemps au Québec qu’ailleurs au Canada, qu’elle s’y transforme en mariage moins fréquemment, et qu’en conséquence les unions libres, surtout les premières unions, y sont plus stables. Toutefois, il faut se rappeler que les épisodes de vie en union libre sont exposés à un risque de rupture plus élevé que les périodes qui suivent un mariage, quelle que soit l’intensité de la diffusion de l’union libre. Le mariage viendrait donc marquer de façon plus visible un engagement plus solide des conjoints l’un à l’égard de l’autre.
Un autre élément qui renforce cette interprétation vient du fait que le mariage constitue un frein plus efficace pour réduire le risque de séparation que la venue d’un enfant. Si la décision de se marier et la décision d’avoir un enfant sont des indicateurs de la nature de l’engagement que les couples prennent l’un face à l’autre, les résultats suggèrent que le mariage est une marque qui signale une volonté plus ferme de s’engager dans une union de long terme. Cela peut sembler surprenant, car la venue d’un enfant comporte des responsabilités qui affectent davantage le mode de vie des couples que le mariage et qui perdurent une fois l’union rompue. Cependant, même à l’heure de la contraception moderne et de l’accessibilité de l’avortement, il se pourrait que la « décision » d’avoir un enfant ne soit pas prise de la même façon par chacun des deux conjoints, ou encore que la conception que les hommes et les femmes se font de leur épanouissement personnel passe moins par l’enfant que par leur relation de couple, d’autant plus que la séparation du couple ne brise pas le lien parent-enfant.
Enfin, peut-on dire que la durée de vie en union libre constitue un indicateur que cette forme d’union devient de plus en plus analogue à un mariage? Il semble bien que sur la base de la mesure de l’instabilité, l’union libre, suivie ou non d’un mariage, ne peut être considérée comme le substitut d’un mariage direct, lequel semble attirer des couples dont les valeurs diffèrent de celles des couples qui optent pour l’union libre au moment d’amorcer leur vie commune. Cependant, si l’on observe la stabilité des unions à long terme, par exemple jusqu’au 10e anniversaire, on constate que les unions libres où une naissance s’est produite au cours des 5 premières années ont une probabilité de se séparer équivalente aux unions libres qui se sont transformées en mariage entre le 1er et le 5e anniversaire (20 % contre 21 %). On n’observait pas ce résultat lorsque le seuil de classement était fixé à 3 ans plutôt qu’à 5 ans. Ce n’est donc qu’après une durée assez longue que les couples en union libre qui ont un enfant peuvent être considérés comme des couples mariés; ils deviennent alors analogues aux couples classés comme des « mariages à l’essai ». Pour les couples qui sont dans une « union libre sans engagement », c’est-à-dire sans enfant au seuil de 3 ou de 5 ans, la probabilité de rupture demeure plus élevée que dans les autres types d’union libre, se situant à 33 % et 24 % respectivement.
Dans le cadre du débat social sur les droits et obligations des conjoints en union libre, les résultats des analyses de la stabilité de cette forme d’union incitent à la réflexion. Les Québécois, nettement plus engagés que les autres Canadiens sur la voie d’une transformation de la conjugalité, ont opté en grand nombre pour l’union libre, l’attrait du mariage s’étant fortement affaibli dans cette province. Ont-ils la conviction que cette union, dans laquelle ils n’hésitent pas à fonder leur famille, est l’équivalent du mariage? On peut croire que c’est le cas pour beaucoup d’entre eux, à tout le moins pendant que la vie commune comble leurs aspirations, et que nombre de lois sociales les traitent comme des couples mariés. Par contre, au moment de faire face à la séparation et aux conséquences inhérentes à l’absence d’encadrement juridique pour guider le partage des avoirs et déterminer les responsabilités mutuelles en matière d’obligation alimentaire, ces couples se retrouvent sans balises et sans recours légaux. Indéniablement, les discussions qui ont cours, tant parmi les couples en union libre que dans la société, devront tenir compte d’une part des besoins de liberté exprimés par le choix généralisé de l’union libre et, d’autre part, de la nécessité d’une plus grande solidarité entre conjoints, même au-delà de la rupture de l’union.
Parties annexes
Notes biographiques
Céline Le Bourdais est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Statistiques sociales et changement familial au Département de sociologie de l’Université McGill. Souvent motivées par des questions de politiques publiques, ses recherches ont examiné les bouleversements profonds que les familles ont connus au cours des 40 dernières années au Canada et au Québec. Utilisant des données et des méthodes d’analyse de pointe, ses travaux ont bien souvent été les premiers à mesurer l’ampleur des changements qui étaient en train de s’opérer, tels la propension croissante des femmes à connaître la vie en famille monoparentale, ou l’importance que revêt pour un enfant le fait de naître en union libre ou au sein d’une famille en regard des risques qu’il a de voir ses parents se séparer par la suite.
Évelyne Lapierre-Adamcyk est professeure émérite au Département de démographie de l’Université de Montréal. Sa carrière a été consacrée à l’étude de l’évolution de la fécondité et de la famille au Québec et au Canada, en particulier les transformations spectaculaires de la famille marquées par l’instabilité conjugale, le recul du mariage, la montée de l’union libre et des recompositions familiales. Elle a aussi contribué au développement des données recueillies par sondage, participant ainsi à la diversification des possibilités d’analyse et d’interprétation des phénomènes sociodémographiques relatifs à la famille.
Alain Roy est professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il concentre ses activités de recherche et d’enseignement dans les domaines du droit de la famille (patrimonial et extrapatrimonial), du droit de l’enfance et du droit de la jeunesse. Il a agi à titre d’expert du Procureur général du Québec dans le cadre de l’affaire connue du grand public sous le nom d’Éric c. Lola [Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5]. En avril 2013, le ministre de la Justice du Québec lui a confié la présidence du comité consultatif sur le droit de la famille dont le mandat est d’évaluer l’opportunité de réformer le droit de la famille et, le cas échéant, d’identifier les axes de réforme à privilégier.
Notes
-
[1]
Pour les naissances où l’état matrimonial est connu.
-
[2]
La première transition démographique correspond au passage de régimes démographiques marqués par une forte mortalité et une forte fécondité vers d’autres régimes caractérisés par une faible fécondité ainsi que par une faible mortalité. Une forte croissance de la population s’est produite pendant la période de transition, en raison du décalage entre la réduction de la mortalité qui a précédé la baisse de la fécondité. À l’échelle mondiale, à la fin de la transition, la croissance démographique serait nulle (Chesnais, 1986).
-
[3]
La limite inférieure a été fixée en 1977 afin de réduire les biais associés à des problèmes de mémoire et de faciliter la comparaison avec l’étude antérieure de Dumas et Bélanger (1997). La limite supérieure a été établie à 2000 afin de ne retenir que les unions ayant pu durer un minimum de cinq ans.
-
[4]
L’âge au début de l’union correspond à l’âge au début de l’union du répondant qui a déclaré l’union libre.
-
[5]
L’évolution observée pour les autres unions libres ne diffère pas sensiblement.
-
[6]
D’autres effets d’interaction ont été examinés pour voir, par exemple, si l’effet stabilisateur de la transformation de l’union libre en mariage (ou de l’arrivée de l’enfant) variait d’une promotion à l’autre. Cet examen n’a révélé aucune relation significative sur le plan statistique.
-
[7]
L’écart entre les deux coefficients (0,51 contre 0,44) n’est pas significatif au seuil de 0,05.
-
[8]
On utilise de façon interchangeable les expressions « couple en union libre » et « conjoint de fait ».
-
[9]
. Loi sur le régime de rentes du Québec, L.Q. 1965, c. 24, art. 105.
-
[10]
L.R.Q., c. C-12, art. 10.
-
[11]
Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982), R.-U., c. 11]), art. 15.
-
[12]
Loi sur la modernisation de certains régimes d’avantages et d’obligations, L.C. 2000, c. 12.
-
[13]
Assemblée nationale du Québec, 18 juin 1998, p. 12069-12070.
-
[14]
Notons que l’article 61.1 de la Loi d’interprétation (L.R.Q., c. I-16) prévoit une définition supplétive de la notion de conjoint de fait. Ainsi, « [s]ont des conjoints les personnes liées par un mariage ou une union civile. Sont assimilés à des conjoints, à moins que le contexte ne s’y oppose, les conjoints de fait. Sont des conjoints de fait deux personnes, de sexe différent ou de même sexe, qui font vie commune et se présentent publiquement comme un couple, sans égard, sauf disposition contraire, à la durée de leur vie commune. Si, en l’absence de critère légal de reconnaissance de l’union de fait, une controverse survient relativement à l’existence de la communauté de vie, celle-ci est présumée dès lors que les personnes cohabitent depuis au moins un an ou dès le moment où elles deviennent parents d’un même enfant ».
-
[15]
Québec (Procureur général) c. A - 2013 CSC 5 - 2013-01-25.
-
[16]
Dans ce cas-ci, Villeneuve-Gokalp suppose que le mariage est l’événement déterminant.
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