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Deux siècles d’esclavage est la deuxième édition de L’Esclavage au Canada français. Histoire et conditions de l’esclavage, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1960, et le Dictionnaire, la troisième édition de l’ouvrage paru chez Éditions Hurtubise HMH Ltée, en 1990. Les textes de 2004 sont la version légèrement corrigée des publications antérieures.
L’Esclavage au Canada français (le texte fondateur) comporte douze chapitres. Ils sont précédés, bien sûr, d’une introduction et débouchent sur une conclusion et une annexe, les deux étant également riches en idées et en faits. L’introduction et les deux premiers chapitres concernent la question de la demande d’esclaves adressée au gouvernement français par des autorités politiques de la Nouvelle-France, celle de l’esclavage de facto et de la légalisation de l’esclavage d’Amérindiens et de Noirs, entre 1629 et la capitulation de la Nouvelle-France en 1760 et plus tard. Le chapitre III traite du nombre officiel d’esclaves, du problème de leur identification, de leur énumération et de leur provenance. Selon nous, le chapitre IV, « Le marché aux esclaves » ; le chapitre V, « Des propriétaires à tous les échelons de la société ; le chapitre VI, « La condition de vie des esclaves » ; le chapitre VII, « Les esclaves et les sacrements » ; le chapitre VIII, « Crimes et châtiments » ; le chapitre IX, « L’Esclave a-t-il des droits d’homme libre » et le chapitre XI, « Les Canadiens ont-ils du sang d’esclaves ? » pourraient être regroupés sous une section intitulée : « Les conditions de vie des esclaves ». Le chapitre XII prétend que les esclaves « disparaissent » un à un à la veille de l’abolition de l’esclavage en 1833.
Enfin, la bibliographie utilisée par l’auteur de L’Esclavage, et qui servira aussi, dans une large mesure, pour rédiger le Dictionnaire, est impressionnante. Elle regroupe les sources manuscrites puisées tant dans les archives publiques que privées, les sources imprimées, les inventaires et les dictionnaires, les études spéciales sur l’esclavage au Canada français et ailleurs, et les ouvrages divers.
Quant au Dictionnaire, il peut être considéré à la fois comme le complément et le prolongement de L’Esclavage. Il ne reprend pas l’historique de l’ « institution servile » au Canada français mais il étaye de façon compétente certaines des propositions contenues dans L’Esclavage, et tente d’articuler un nombre considérable d’informations, lesquelles permettent la constitution d’un dossier biographique, d’une part, sur les esclaves amérindiens et les esclaves noirs, et, d’autre part, sur leurs propriétaires.
Marcel Trudel montre, par exemple, que l’esclavage a existé au Canada français (ou au Québec), pendant quelque cent vingt-cinq ans ; que l’esclavage légal est fondé sur l’autorisation accordée par Louis XIV, le 1er mai 1609, en réponse notamment au « long plaidoyer […] pour réclamer une cargaison de nègres » (L’Esclavage, 1960, p. 29) ; que, parmi les raisons avancées pour justifier ces demandes, figurent la culture du chanvre ; le défrichement des terres et l’élevage ; la résolution du problème social que constituent les parents devenus invalides ou qui sont sans enfants ; la participation éventuelle des Noirs à la défense militaire de la Nouvelle-France ; la possibilité de maîtriser la cherté de la vie en comptant sur une main-d’oeuvre gratuite ou bon marché ; et l’occasion pour les femmes esclaves de concourir au bien-être, y compris l’instruction, des enfants, en l’absence de leurs parents partis pour la guerre ou préoccupés par le commerce ou les voyages.
L’Esclavage et le Dictionnaire comportent des données riches sur la question de la stratification sociale des Amérindiens et des Noirs, la nature des relations entre Québécois de souche et ceux-ci, et le racisme institutionnel pratiqué en Nouvelle-France et au début du Bas-Canada. Le lecteur se rend compte que l’esclavage n’a pas pour objet que la christianisation du « sauvage » amérindien ou noir. Il est aussi un élément important de l’inégalité socioéconomique. De plus, il fonde les représentations officielles des « vrais de vrais » et des « autres », ces derniers étant estimés mineurs. Selon L’Esclavage, le Catéchisme (1702) de Mgr Saint-Vallier exclut de la fonction de prêtre, donc des avenues du pouvoir, toute personne esclave, tout esclave affranchi et tout descendant d’esclave même s’il n’a jamais été lui-même esclave. Cette décision constitue, selon nous, le premier acte officiel de ségrégation fondée sur la condition et la race dans l’histoire du Québec. Chef de l’Église catholique, Mgr Saint-Vallier est aussi membre du Conseil souverain de la Nouvelle-France.
Une autre donnée importante de L’Esclavage et du Dictionnaire est la présence, parmi les Québécois de souche, les immigrants, les Amérindiens et les Noirs, de métis et de mulâtres. On ne devrait pas sous-estimer non plus l’analyse convaincante de Trudel relative à la contribution multiple des Amérindiens et des Noirs à une certaine diversification ethnique du peuple québécois et au développement de la société, tant des points de vue politique et économique que culturel. Il est regrettable que les démographes et les sociologues n’aient pas jugé bon d’exploiter ce filon pour mieux cerner l’évolution multiple de celle-ci, notamment, celle des conduites harmonieuses et conflictuelles.
Il y a lieu de se réjouir de ce que, dans l’édition de 2004, Trudel ait eu à se départir, quoique de façon incomplète, de certains aspects racistes du langage des premières éditions. Par exemple, l’expression « petite sauvagesse » est remplacée par « petite Amérindienne », « les sauvages » deviennent « les Amérindiens » et le mot Noir est utilisé au lieu de nègre. De même, certains jugements très discutables ont disparu. Ainsi, « [le nègre] rêve manifestement d’égaler le Blanc » ou encore « […] nous sommes convaincus que le nègre a beaucoup plus de fierté que le sauvage » (L’Esclavage, 1960, p. 252 et 2004, p. 248). Il va de soi que la désignation d’un groupe, qui se trouve dans une situation d’assujettissement, n’est pas neutre. Elle est un des privilèges des détenteurs du pouvoir.
Un jugement, qui ne rallie pas tous les suffrages, se rapporte à « l’air d’humanité » que Trudel croit percevoir dans « notre esclavage », c’est-à-dire l’esclavage canadien-français et catholique, par rapport à celui pratiqué dans d’autres pays. Ce thème de la supposée spécificité culturelle de l’esclavage surprend. On peut en dire autant de celui de « l’immoralité de l’esclave [amérindien et noir] » (Deux siècles, 2004, chapitre X, « De la débauche et du mariage »), alors que l’immoralité des maîtres, attitude que laisse supposer la violence exercée par certains d’entre eux, n’est à aucun moment mise en évidence ou condamnée. De plus, Trudel donne la malheureuse impression que la soi-disant « immoralité » de l’esclave est un fait de nature plutôt que la réaction normale de celui-ci face à un système de domination qui le pousse à transgresser les interdits sociaux édictés précisément par les propriétaires d’esclaves.
Au demeurant, en dépit des critiques qu’on peut leur adresser, Deux siècles d’esclavage et le Dictionnaire constituent des travaux incontournables ; ce sont des références. De plus, ils permettent de constater que tout n’a pas été dit sur l’histoire sociopolitique et culturelle du Québec. Ils ont aussi le mérite d’inciter le chercheur ou le lecteur le moins averti à entreprendre le « combat pour l’histoire», sans se laisser abrutir par la doctrine des consensus et des modèles à suivre. Enfin, la tradition de recherche qu’ils illustrent introduit heureusement le désordre dans la pensée unique du passé et de l’histoire.
Pour s’en convaincre, s’il en était besoin, il faut se rappeler que L’Esclavage au Canada français paraît la même année (1960) que l’Histoire du Canada français de Lionel Groulx, prêtre catholique et chef de file nationaliste d’une partie importante de l’intelligentsia. Ces publications illustrent, dans une large mesure, deux conceptions différentes de l’histoire. L’une est dite objective ou « réaliste » et laïque, l’autre, chrétienne et patriotique, chacune étant néanmoins militante à sa façon.
La première révèle, sur un ton parfois caustique et provocateur, des aspects inconnus ou peu connus de la genèse de la société québécoise, notamment l’existence et la dynamique de l’esclavage, le traitement inégalitaire des Amérindiens et des Noirs, les avantages socioéconomiques et politiques que la gestion de l’« institution servile » offre aux groupes dominants, et le processus de marginalisation de groupes plus faibles. Cette image « nouvelle » du Canada français figure parmi les « petites révolutions » de l’époque. Aussi fut-elle accueillie par certains comme un mensonge ou l’expression d’une effronterie insolente.
En revanche, la deuxième, s’inspirant largement des travaux de Faillon, de Casgrain, de Garneau et de Sulte, tend à présenter le Canada français comme un modèle de pureté chrétienne et comme la victime perpétuelle de groupes hostiles coalisés contre lui, dont les Amérindiens et les Anglais. De plus, contrairement à Trudel, Groulx nie aux Amérindiens et aux Noirs le statut de groupe historique. Ce qui n’est pas surprenant puisqu’il prétend que le « petit peuple » canadien-français ne s’est développé que par ses propres moyens. C’est le postulat du développement frileux et solitaire.
Pour apprécier à leur juste valeur les travaux pertinents de l’historien Marcel Trudel, il faut donc les replacer dans le contexte effervescent du début des années soixante. En ce temps-là et même beaucoup plus tard d’ailleurs, dans certains milieux intellectuels et politiques, la distance n’avait pas aboli une certaine mémoire historique apparemment caractérisée par la « fabrication de l’oubli ». Dans cette conjoncture de répression culturelle, L’Esclavage au Canada français apparaît comme l’oeuvre patiente et difficile d’un chercheur autonome et iconoclaste.