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Selon les données issues du recensement de 2006, seulement 8,6 % des autochtones de 25 à 34 ans étaient détenteurs d’un diplôme universitaire au Québec, contre 27,8 % chez les allochtones appartenant au même groupe d’âge (Richards 2011 : 7). La littérature fait état de facteurs d’ordre socio-économique, historique, scolaire, psychosocial, financier et culturel agissant comme des obstacles à la réussite des populations autochtones, tels que les stigmates intergénérationnels issus du régime des pensionnats indiens, la maîtrise insuffisante de la langue d’enseignement, le racisme et les préjugés, l’éloignement géographique, les responsabilités familiales, le manque de modèles ou de personnes ressources autochtones dans le milieu scolaire, la préparation scolaire inadéquate des étudiants et, surtout, les conflits de valeurs culturelles avec les instances éducatives (CANADA 1996 ; Malatest 2002 ; Rodon 2008 ; Loiselle 2010). En outre, la motivation personnelle des étudiants autochtones, identifiée par Loiselle (2010) comme un facteur déterminant de la persévérance scolaire, se trouve doublement mise à l’épreuve, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des murs des établissements scolaires.

Au lendemain de l’annonce de l’adoption des quatre-vingt-quatorze appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation (CVR 2012) par le gouvernement Trudeau en décembre 2015, plusieurs cégeps et universités québécois, à l’instar de leurs pendants canadiens, travaillent à mettre en place ou à bonifier une offre de services d’accueil et de soutien visant à favoriser la diplomation des étudiants autochtones. Ces mesures rejoignent les recommandations de la Maîtrise indienne de l’éducation indienne (FIC 1972), de l’Association des universités et collèges du Canada (AUCC 1975 dans Marcil 1977), du rapport Erasmus-Dussault (CANADA 1996), de l’Assemblée des Premières Nations (APN 1988) et de différents auteurs autochtones (Hampton 1995 ; Battiste et al. 2002), lesquels identifiaient l’urgence d’adapter les institutions supérieures aux besoins des étudiants autochtones il y a déjà plusieurs années. L’AUCC, devenue depuis peu Universités Canada, a réitéré en juin 2015 sa volonté d’accroître l’accessibilité des étudiants autochtones aux études postsecondaires par la signature d’une entente de principes élaborée en collaboration avec « les collectivités autochtones », reconnaissant, entre autres, « leurs objectifs d’autonomie et d’autodétermination » et leur sous-représentation étudiante au sein de ses quatre-vingt-dix-sept institutions membres (Universités Canada 2015).

Le projet d’adaptation culturelle de programmes et de contenus a pour sa part été entériné, notamment, par quelques établissements postsecondaires au Canada, dont l’Université de Sasketchewan à travers l’Indian and Northern Education Program (1961), le Collège Manitou de La Macaza (1973-1976) et le Saskatchewan Indian Federated College (1976), qui deviendra la First Nations University of Canada en 2003. Or, parmi les initiatives déployées, l’Institution Kiuna[1] est aujourd’hui le seul établissement postsecondaire au Québec à offrir à la fois un programme curriculaire et des services adaptés à l’intérieur d’un projet pédagogique conçu par et pour les Premières Nations.

Considérant que l’attachement sécuritaire permet une meilleure adaptabilité aux défis et aux chocs rencontrés (Siegel 2013) et que l’ancrage culturel représente un facteur de protection pour de nombreux persévérants autochtones (Hookimaw-Witt 1998 ; Huffman 2001 ; Joncas et Lavoie 2015), cet article vise à démontrer que l’instauration d’une sécurité culturelle[2] à l’intérieur de la formation postsecondaire peut favoriser la persévérance et la réussite scolaire d’étudiants de Premières Nations. Pour illustrer mon propos, j’examinerai les stratégies par lesquelles l’Institution Kiuna s’emploie à promouvoir les perspectives autochtones, la reconnaissance historique et la réappropriation culturelle à l’intérieur de son projet pédagogique, tout en proposant une analyse de l’impact qualitatif de celui-ci sur la réussite éducative d’étudiants de Premières Nations.

Je procéderai tout d’abord à un bref survol de l’histoire de l’Institution Kiuna dans le but de contextualiser l’influence qu’aura eue le Collège Manitou de La Macaza sur le projet d’« autochtonisation curriculaire » (Lefevre-Radelli et Dufour 2015). Par la suite, j’analyserai les défis inhérents à l’adaptation culturelle de programmes postsecondaires destinés aux étudiants autochtones, à la lumière de débats conceptuels et théoriques menés autour des Tribal Colleges and Universities (TCU)[3]. Cette étape permettra de détailler la posture idéologique de la direction de l’Institution Kiuna. Par la suite, je m’intéresserai à l’instauration d’une sécurité culturelle à travers les principaux thèmes de développement de son programme Sciences humaines – Premières Nations, soit l’identité, la communauté et la société. Ces résultats seront articulés à travers l’analyse des réponses des vingt-sept étudiants[4] et diplômés francophones de Kiuna ayant participé à la recherche.

Les résultats et citations présentés sont issus d’un terrain de recherche conduit entre 2013 et 2015 dans le cadre de mon mémoire de maîtrise en anthropologie de l’Université de Montréal, réalisé sous la direction principale de Marie-Pierre Bousquet (Dufour 2015). Au cours de cette période, plusieurs visites et activités spéciales ont été organisées à l’Institution Kiuna et à l’Université de Montréal. La cueillette de données a essentiellement été effectuée à travers l’utilisation de questionnaires écrits anonymes ainsi que la réalisation d’entrevues semi-dirigées individuelles et de groupe (ou cercles de partage). Les données quantitatives ont été obtenues par l’utilisation d’un questionnaire anonyme, élaboré dans le cadre de mon emploi de chargée de projet du volet Jeunes autochtones du Projet SEUR de l’Université de Montréal et de mon projet de recherche (voir Dufour 2015). Des suivis consensuels ont également été faits avec plusieurs diplômés de l’Institution par l’entremise des réseaux sociaux et de rencontres informelles. Le projet de recherche, sa méthodologie et ses résultats ont été approuvés par la direction du Conseil en éducation des Premières Nations (CEPN)[5] et de l’Institution Kiuna. Une recherche documentaire a également été effectuée autour des Tribal Colleges and Universities ainsi que du Collège Manitou de La Macaza.

La petite histoire de l’Institution Kiuna

Le Collège Manitou de La Macaza (1973-1976) a été l’un des premiers établissements postsecondaires créés par et pour les Premières Nations au Canada. Institut collégial affilié et bilingue, il a contribué à l’émergence d’un nouveau leadership autochtone et eu un impact direct sur l’éducation autochtone au Québec comme au Canada (Stonechild 2006 ; Janin 2011 ; Dufour 2015). Ghislain Picard et Lise Bastien, devenus respectivement chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL) et directrice générale du CEPN, comptaient notamment parmi les étudiants du collège lors de sa fermeture précipitée en 1976 :

Quand Manitou a fermé, c’est toujours resté comme un rêve que ça revienne. […] Les jeunes avaient mis beaucoup d’espoir dans Manitou. C’était sortir de chez soi, s’accomplir dans autre chose et se retrouver... Une force collective là… être ensemble ! De voir ce nid-là, où les gens pouvaient être ensemble, c’était fabuleux... du moins, pour certains d’entre nous. Ça a été assez déterminant et ça l’est encore. […] Manitou, c’est la genèse. Kiuna, c’est le programme, la collaboration avec les cégeps pour la certification, la cohorte anglaise et française, la mixité. Recréer des nids de réflexion sur la question autochtone : on a pas mal la même mission !

Lise Bastien, entrevue téléphonique, 18 août 2014

Le projet de création d’un second établissement d’enseignement postsecondaire des Premières Nations du Québec est donc le résultat de plus d’une dizaine d’années de travail du CEPN en collaboration avec APNQL et ses communautés membres. L’initiative a par la suite été adoptée à l’unanimité lors du Forum socioéconomique de Mashteuiatsh de 2006 (FSPN 2006 : 2.36). Plusieurs emplacements répondant aux deux principaux critères de sélection, soit le bilinguisme et la proximité des grands centres urbains, ont été envisagés pour la construction de l’établissement incluant la grande région de Montréal (Dollard-des-Ormeaux), les abords du Collège Champlain à Saint-Lambert et les Laurentides. Des facteurs contextuels tels que les règlements de zonage, l’efficacité du suivi communicationnel, les résistances manifestées par certains résidents et les besoins spécifiques du projet ont cependant contribué à complexifier la recherche. Lors d’une rencontre à la table des chefs de l’APNQL, à Odanak, la communauté hôte a offert de servir de terre d’accueil pour le nouveau collège. La proposition de la communauté abénaquise bilingue, située à la croisée des chemins entre Montréal, Québec, Drummondville, Trois-Rivières et Sorel, fut acceptée à l’unanimité. Quelques mois plus tard, soit à partir de février 2011, les premiers employés administratifs, soit Prudence Hannis (directrice associée), Pierre Lainé (coordonnateur des affaires étudiantes et du recrutement) et Sylvie O’Bomsawin (secrétaire et réceptionniste), ont fait leur entrée en fonction. Au mois de juin de la même année, c’est au tour du corps professoral et du personnel de soutien d’arriver en poste. Le 22 août 2011, les premières cohortes étudiantes débarquent à Kiuna.

L’Institution Kiuna

L’Institution Kiuna
Dessin de E. Dufour d’après un photomontage par Nicolas Ottawa, CEPN. Source : https://www.facebook.com/KiunaCollege/photos

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Les étudiants de l’Institution Kiuna sont issus de diverses nations, principalement les nations mohawk, attikamek et innue, mais également huronne-wendate, abénaquise, anichinabée, crie, malécite et autres. Près de 90 % des étudiants sont issus des communautés autochtones alors que 10 % ont grandi dans des environnements urbains. La très grande majorité est inscrite au programme novateur de Sciences humaines – Premières Nations (300.B0) qui conduit à l’obtention d’un diplôme d’études collégiales (DEC). Les installations scolaires présentent une capacité d’accueil de cent vingt-cinq étudiants au sein de ses six classes équipées à la fine pointe de la technologie et des télécommunications (système de vidéoconférence, tableaux interactifs, connexion Internet, etc.). On y trouve également une petite bibliothèque, un parc informatique, une grande salle communautaire (ou salon des étudiants), un studio de radio et un extérieur gazonné, juste assez grand pour recevoir un tipi, un séchoir, une ou deux tentes prospecteur, un shaputuan et un rond de feu. Un complexe de résidences a également été prévu à l’intention des étudiants.

Le projet pédagogique de l’Institution Kiuna s’articule autour d’une adaptation de programmes collégiaux visant l’atteinte de compétences dites universelles et de barèmes éducationnels provinciaux, tout en privilégiant un important travail de renforcement culturel. Il s’inscrit actuellement dans le troisième des quatre modèles d’universités autochtones de Hampton (2000) qui vise à transformer « l’outil d’assimilation en un instrument d’autonomisation » (Stonechild 2006). Si, à son heure, le Collège Manitou a constitué « une revendication du droit des autochtones à un système scolaire autonome » (Beaudoin 1977a : 27), le CEPN aspire également à la création d’un éventuel système d’éducation parallèle pour tous les ordres d’enseignement, axé sur une autonomie locale et un soutien régional, qui s’accompagnerait d’un autocontrôle de la part des communautés (Lise Bastien, entrevue téléphonique, 18 août 2014)

Or, en l’état actuel des choses, l’organisme accepte de composer avec une formule de compromis et de collaboration avec différents acteurs gouvernementaux et institutionnels en attendant de pouvoir accroître son autodétermination.

« Une école faite pour nous autres » : défis conceptuels et solutions innovantes

L’Institution Kiuna poursuit donc trois objectifs : 1) offrir une éducation de qualité dans un environnement familier qui met en valeur la culture et les traditions des Premières Nations ; 2) améliorer l’accès aux études postsecondaires ainsi que la réussite et le taux d’obtention d’un diplôme chez les jeunes et les adultes qui s’y inscrivent ; 3) faire un pas de plus vers l’autonomie des établissements d’enseignement des Premières Nations (Kiuna 2011). En plus d’orienter les contenus des programmes de formation, ces objectifs se traduisent par l’organisation d’activités et des sorties pédagogiques spécialement adaptées. Celles-ci se caractérisent par différentes initiatives allant, par exemple, de la réalisation d’ateliers de transmission de pratiques et savoirs traditionnels par des aînés en résidence, à l’organisation de conférences conceptuelles par le moyen de vidéoconférences livrées par des chercheurs contemporains autochtones. La juxtaposition de ces différents systèmes de savoir rejoint notamment l’orientation stratégique tentée par le programme de sciences sociales du Collège Manitou tel que décrit en 1977 par Foley : « Manitou a essayé d’incorporer les concepts de la conscience ethnique, concernant la langue autochtone, la culture, le spiritualisme et la culture matérielle, avec les aptitudes technologiques du monde industriel tels : la lecture de statistiques, le journalisme, le cinéma et l’imprimerie » (1977 : 35). Ce type de projets pédagogiques est organisé selon un principe de continuité culturelle. Le concept de continuité culturelle s’inscrit en tant que réponse aux enjeux discontinualistes et conflictualistes[6] (Huffman 2001 ; Gauthier 2005 ; Spindler et Spindler 2000) identifiés comme des entraves majeures à la rétention et à la réussite scolaire des étudiants autochtones. Inspirée du travail d’anthropologues tels que Boas et Malinowski, cette notion a été, entre autres, utilisée pour illustrer les difficultés des étudiants autochtones dans les collèges américains (Huffman 2001 : 4) :

[Les efforts précédemment investis en matière d’éducation autochtone] ressemblent davantage à une certaine forme d’endoctrinement qu’à un véritable enseignement puisqu’ils insistent sur l’importance d’imposer une certaine forme de savoir et une vision particulière du monde qui ne correspondent aucunement aux expériences de vie des autochtones.

Deloria dans Huggman 2011 : 4

Dans un contexte de déracinement culturel associé au régime des pensionnats autochtones et aux autres violences assimilatrices, le concept de continuité culturelle pourrait être envisagé comme résultant de l’intégration des réalités et expériences socioculturelles des populations étudiantes dans les cursus scolaires et les méthodes pédagogiques (Alberta Education 2006). Il vise à construire un pont intergénérationnel entre les valeurs et perspectives traditionnelles et les nouveaux défis adaptatifs auxquels sont confrontés les membres des Premières Nations (ibid.). Le modèle théorique de Chandler (Chandler et al. 2010) a contribué à mettre en lumière l’importance de la continuité culturelle dans la construction identitaire des jeunes autochtones. Selon celui-ci, le mal-être et les comportements autodestructeurs chez les jeunes autochtones résulteraient notamment de « l’effondrement de la continuité personnelle et culturelle ». En ce sens, l’ethnocentrisme scolaire (De Canck 2008) et les grands manques historiques au sein des programmes éducatifs nationaux (Bastien 2008 ; Dufour 2013 ; Bories-Sawala 2014) empêcheraient le développement d’une identification dite narrativiste, c’est-à-dire « faisant ressortir la cohérence d’une histoire à l’intérieur de laquelle ils [les jeunes autochtones] se situent » (Chandler et al. 2010). Ce type d’ancrage serait particulièrement important pour le développement identitaire et l’attachement sécuritaire des nouvelles générations autochtones.

S’étant intéressés aux fondements didactiques des Tribal Colleges and Universities, Badwound et Tierney (1988) notent que l’intégration d’une certaine continuité culturelle à même les compétences et contenus occidentaux engendre cependant bon nombre de paradoxes et de dilemmes en matière d’applications pratiques et organisationnelles :

On pourrait être appelé à se demander comment une organisation pourrait intégrer efficacement des concepts si fondamentalement divergents et conflictuels […] Pour servir adéquatement les besoins de ses étudiants, un « collège tribal » doit présenter des stratégies efficaces ancrées dans l’histoire et la culture du peuple concerné.

ibid. : 13

Plusieurs auteurs ont exprimé un certain scepticisme quant à la possibilité de promouvoir l’identité « indienne » au sein d’une éducation institutionnelle (Kilfoil 1979). Huffman souligne que cette dualité culturelle et éducationnelle a été notamment documentée à travers l’orientation temporelle, les méthodes pédagogiques articulées autour de valeurs antagonistes (p. ex. coopération/compétition), le développement cognitif et l’incongruité des points de vue issus des expériences historiques des nations en présence (2001 : 2). Or, ces paradoxes semblent souvent s’inscrire à l’intérieur d’une dichotomie culturelle opposant les catégories « autochtones » et « non autochtones » qui constituent des carcans étanches bien que souvent mal définis et arbitraires (Kilfoil 1979). De l’avis de plusieurs auteurs contemporains, cette dichotomie culturelle aurait tendance à invalider tout processus d’hybridation, d’appropriation et d’innovations culturelles (Kilfoil 1979 ; Collin 1988 ; Bousquet 2005). Bien que l’expérience et les difficultés rencontrées par le Collège Manitou aient eu l’effet de démontrer l’ampleur du défi engendré par la conciliation de paradigmes idéologiques et d’identités culturelles différents (Foley 1977), les compétences adaptatives dont ont fait montre les Premières Nations à travers les âges tendent à prouver que ce défi n’est pas incommensurable dans un contexte différent de celui de La Macaza.

Pour l’Institution Kiuna, il ne s’agit pas de donner dans la promotion d’une identité passéiste et cristallisée dans une époque révolue, bien au contraire : « La tradition, c’est aussi d’avoir un avenir! » (Terry, Attikamek, Montréal, 26 février 2015) L’équipe de professionnels de Kiuna tente de répondre à ce double mandat à travers l’enseignement de l’histoire, de la politique, de l’anthropologie, de la littérature, des humanités, etc. L’enrichissement de programmes postsecondaires à l’intention de populations étudiantes présentant en elles-mêmes de nombreuses particularités scolaires et socio-économiques nécessite la mise en place d’approches innovantes. Pour y arriver, Kiuna favorise la sécurité culturelle et l’enracinement identitaire au sein de son projet éducatif.

Unité et diversité culturelle : Amérindianisation 2.0

L’identification même des traditions et des valeurs dites autochtones à intégrer au cursus culturel constitue un autre défi de taille et l’est encore davantage lorsqu’elle s’adresse à une population hétérogène regroupant différentes nations et communautés. Ce mandat se distingue de celui des TCU américains, lesquels sont habituellement articulés autour d’une seule et même culture, mais rejoint en tous points le processus d’identification introduit à travers le projet du Collège Manitou qui réunissait également au sein de ses cohortes anglophone et francophone des étudiants issus de différentes nations et provinces du Canada.

Le fait de reconnaître la valeur de ces cultures-là dans nos contenus, c’est se reconnaître. Il faut travailler beaucoup sur les points communs, il y en a beaucoup. L’histoire des Premiers Peuples, l’acculturation, les politiques assimilatrices qui ont été imposées sur toutes les Premières Nations, la dépossession du territoire, la mise en réserve, la Loi sur les Indiens… donc tout ça, c’est commun à nous tous. […] C’est un profil Premières Nations d’abord et avant tout. […] Peu importe l’expertise de l’enseignement, on doit parler de la culture.

Lise Bastien, entrevue téléphonique, 18 août 2014

Terry, Attikamek, Obedjiwan

Terry, Attikamek, Obedjiwan
Dessin de E. Dufour d’après une photo. Source : Collection personnelle de Terry

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L’identification autochtone a eu l’occasion de rallier de nombreux acteurs à l’intérieur du discours politique, social et académique depuis les années 1970. Tel que nous le verrons en cours d’analyse, elle semble connaître une appropriation particulièrement fluide chez les étudiants de Kiuna. Reconnaissant d’emblée que le concept identitaire est une notion complexe, victime de son usage fourretout et, donc, de son ambiguïté, son emploi est ici justifié par sa très grande récurrence au coeur des discours des participants et professionnels autochtones. Il doit être abordé à la lumière de la définition de l’identité proposée par Tap (1979) :

[…] un système de sentiments et de représentations de soi, c’est-à-dire […] l’ensemble des caractéristiques physiques, psychologiques, morales, juridiques, sociales et culturelles à partir desquelles la personne peut se définir, se présenter, se connaître et se faire connaître, ou à partir desquelles autrui peut la définir, la situer ou la reconnaître.

ibid. : 8

et de celle de l’identité culturelle telle que définie par Dorais (2004) :

[…] processus grâce auquel un groupe d’individus partageant une manière partiellement commune de comprendre l’univers, d’agir sur lui et de communiquer ses idées et ses modèles d’action prend conscience du fait que d’autres individus et d’autres groupes pensent, agissent et (ou) communiquent de façon plus ou moins différente de la sienne.

ibid. : 5

Tout comme l’identité individuelle, l’identité culturelle repose sur un processus interactionnel et subjectif qui se manifeste à travers deux facettes ontologiques et complémentaires, soit la similarité et l’altérité (ibid.).

De manière générale, l’identité panindienne[7] intègre simultanément des éléments qui s’associent ou se différencient de leur propre culture régionale sans que vienne s’entrechoquer cette double identification. L’émergence d’une nouvelle identification collective permet aussi de confirmer que l’identité culturelle est sujette à une flexibilité situationnelle (Fitzgerald 1972). Par exemple, un étudiant peut s’identifier simultanément en tant qu’Innu et Autochtone, selon le contexte dans lequel il se trouve. De ce fait, un individu peut être socialisé et acquérir des référents culturels non exclusifs et définis par plus d’une culture (Kilfoil 1979). Par les rapports qu’ils entretiennent avec la culture dominante eurocanadienne, mais aussi avec les autres communautés et nations autochtones, les jeunes sont donc appelés à sélectionner les marqueurs identitaires qui leur sont profitables et qu’ils sont susceptibles de s’approprier. Ce processus prévoit délibérément des emprunts utilitaires dans une perspective de revendications et d’autonomisation.

« Une école où tu réapprends à être fier de ce que tu es » : pertinence culturelle et motivation personnelle

L’une des approches stratégiques du programme Sciences humaines – Premières Nations est de permettre aux étudiants de connaître l’histoire, voire les histoires, des peuples autochtones. Les contenus des cours d’histoire intègrent entre autres les grandes victoires, les défaites, les difficultés et la résilience de leurs peuples à travers les cursus académiques en plus de les mettre en contact avec des porteurs de cultures traditionnelles. Les échanges avec les aînés en résidence permettent aux étudiants en situation d’appropriation ou de réappropriation identitaire de développer un attachement sécuritaire qui favorisera leur ouverture à l’altérité et leur autonomie. Ce postulat rejoint d’ailleurs celui de Hampton (1995) pour qui l’éducation dispensée aux étudiants autochtones doit leur permettre de reconnecter avec leur identité culturelle dans le but de favoriser un mouvement d’autonomisation individuelle et collective. Les étudiants de Kiuna interrogés ont tous abondé en ce sens. Chacun à leur façon, ils expliquent que le fait de pouvoir contextualiser les facteurs historiques et politiques ayant mené à leur marginalisation socio-économique et culturelle permet d’effectuer un nouvel enracinement historique et communautaire. Cet ancrage narrativiste (Chandler et al. 2010) permettra à son tour d’envisager une certaine continuité personnelle et culturelle à l’intérieur de perspectives passées et futures :

Quand je parle de Kiuna, je dis toujours que c’est chez nous [...] Parce que c’est vrai que, quand t’es jeune, tu ne sais pas qui tu es. Tu ne sais pas pourquoi tout ce qui se passe autour de toi. Une fois arrivée ici, tu comprends beaucoup mieux c’est quoi être une autochtone…

Annick, Attikamek, Odanak, 16 avril 2014

Annick, Attikamek, Manawan

Annick, Attikamek, Manawan
Dessin de E. Dufour d’après une photo. Source : Collection personnelle d’Annick

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Le programme Sciences humaines – Premières Nations permet aux étudiants autochtones de se reconnaître à travers les enseignements prodigués au sein du système postsecondaire québécois. Bien que le processus d’enculturation s’amorce généralement dès les premières années de vie de l’enfant, dans l’état actuel des choses nombreux sont les étudiants autochtones qui atteignent le niveau collégial sans avoir eu l’occasion d’aller à la rencontre de leur identité culturelle. Or, la motivation personnelle, identifiée comme un facteur déterminant dans la réussite postsecondaire des étudiants autochtones (Loiselle 2010), peut être avantageusement promue à travers un souci de pertinence culturelle (Hookimaw-Witt 1998). Pour les étudiants de Kiuna, l’éducation postsecondaire ne semble pas se limiter à un passage préparatoire et obligé en vue de leur intégration socioprofessionnelle. Elle constitue également une occasion privilégiée de faire l’acquisition de nouvelles connaissances relatives à leurs réalités propres. Au dire des étudiants, les apprentissages au sein du programme Sciences humaines – Premières Nations occasionnent un processus de développement personnel et collectif, voire de rattrapage identitaire, dont les bénéfices peuvent être ressentis au quotidien. Cette perception se dissocie de la vision utilitariste instaurée par les défenseurs du courant intégrationniste de l’après-guerre (Dufour, à paraître) pour qui l’argument socio-économique représentait, et représente toujours, la principale considération éducationnelle. Plutôt que de concevoir l’acculturation et l’enculturation exogame comme une étape nécessaire à la réussite scolaire, le projet pédagogique de Kiuna prévoit le renforcement de l’identité culturelle qui agira à son tour comme un facteur de protection au service de l’attachement et, donc, de l’accomplissement des étudiants.

L’ensemble des vingt-cinq étudiants de l’Institution Kiuna ayant participé (anonymement) au questionnaire écrit ont révélé éprouver un niveau d’intérêt élevé pour leur formation collégiale. En effet, leurs réponses se répartissent sur les deux échelons supérieurs de l’échelle d’appréciation. Soixante-huit pour cent (68 %) d’entre eux ont indiqué éprouver « beaucoup » d’intérêt pour les études collégiales [en cours], et 32 % ont révélé en éprouver « moyennement ». Tous les participants aux entrevues ont affirmé que la pertinence culturelle caractérisant le programme Sciences humaines – Premières Nations ainsi que l’organisation d’activités culturelles extracurriculaires ont contribué tant à leur persévérance scolaire qu’à leur définition identitaire :

[À Kiuna] on apprend qu’il y a des poètes autochtones, il y a des chanteurs autochtones, y a des producteurs autochtones, y a des réalisateurs. Ça permet aussi de savoir : « Moi je peux faire ça aussi dans la vie. C’est possible pour moi de faire ça! » C’est super motivant d’étudier ici !

Jennifer, Huronne-Wendate, Odanak, 23 avril 2014

Ce qui est l’fun ici aussi, c’est que t’as plein d’activités culturelles pis tu réapprends des choses, là. Comme tout à l’heure [...] on a fait des hand drums. Je viens d’une famille quand même assez traditionnelle, j’ai vu ça toute ma jeunesse. Ça m’a comme manqué un peu avec les études, tout ça. Ici je peux comme concilier les deux.

Jimmy, Innu, Odanak, 16 avril 2014

Le besoin de recevoir une éducation culturellement signifiante et d’en apprendre davantage sur leur culture d’origine est également observable chez les jeunes métissés ou ayant grandi hors de leur communauté :

Ils parlaient de Kiuna dans le journal de ma communauté [Viger], alors je me suis dit : « C’est l’fun je vais pouvoir me connaître plus en tant qu’autochtone parce que j’ai vécu hors réserve toute ma vie et je sentais que ça me manquait [...] » Je trouve que ça valorise vraiment une personne. C’est tellement une culture différente de mon quotidien [...] Ce n’est pas vraiment à Kiuna que j’en apprends sur ma culture malécite, mais ça m’a amené à me questionner et à interroger mes tantes, mon oncle, ma famille… et avec ça, j’ai plus appris. Et souvent ils demandent de faire des travaux sur notre culture… il fallait que je me questionne.

Louis-Xavier, Malécite, Montréal, 7 août 2014

Louis-Xavier, Malécite, Viger-Otterburn Park

Louis-Xavier, Malécite, Viger-Otterburn Park
Dessin de E. Dufour d’après une photo. Source : Collection personnelle de Louis-Xavier

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Les témoignages viennent confirmer qu’un cursus arrimé à un contexte culturellement adapté permet de faire l’acquisition de connaissances et d’expériences significatives qui contribuent à la motivation scolaire, et donc, à la réussite postsecondaire d’étudiants autochtones. En de telles circonstances, l’éducation collégiale des étudiants des Premières Nations pourrait s’inscrire dans le modèle théorique de Tinto (1975) qui définit le parcours postsecondaire comme un rite de passage à l’insertion socioprofessionnelle, à la différence du fait que l’initiation proposée par l’Institution Kiuna s’opère dans un cadre culturellement familier, ancré dans une perspective de continuité plutôt que de remplacement. Le projet éducatif de Kiuna vise à préparer l’étudiant aux défis du milieu qu’il aura choisi, sans pour autant tendre vers l’assimilation. Il veille cependant à offrir un contexte postsecondaire culturellement sécuritaire et communautaire pour faciliter l’atteinte de ces objectifs.

« Notre » identification communautaire

Le mot « kiuna », issu de la langue abénaquise, pourrait être traduit par l’expression « à nous », ou « la nôtre », voire par le pronom possessif « notre » (Hannis 2014). L’émergence d’une identification communautaire s’inscrit en quelque sorte en continuité avec celle instaurée au sein du campus de La Macaza, malgré les différences fondamentales qui distinguent les installations des deux établissements :

[À Manitou] On vivait comme sur une communauté. On avait recréé l’esprit communautaire : tout le monde ensemble qui se parle, qui se voisine… C’était une base militaire et, donc, c’était un village en soi. Un village complètement autonome avec toutes les infrastructures qui recréent la communauté […] Il y avait aussi les arts, les activités parascolaires, tout ça autour!

Lise Bastien, entrevue téléphonique, 18 août 2014

Les étudiants de Kiuna habitent pour leur part un complexe de résidences composé de quatre nouveaux immeubles d’habitation pouvant loger jusqu’à quatre-vingts personnes, à raison d’environ quatre étudiants par unité. Contrairement au campus de La Macaza, les installations de Kiuna ne permettent pas d’accueillir les familles de la population étudiante et sont situées à même une communauté préexistante (Odanak). Quelques appartements familiaux, de deux à trois chambres, sont toutefois à la disposition des étudiants-parents et de leurs enfants.

Si la petite taille de l’établissement peut d’abord susciter des appréhensions chez certains étudiants, elle est par la suite perçue comme un atout facilitant l’intégration, la personnalisation des services et, surtout, l’esprit communautaire chez la majorité d’entre eux. Les étudiants de Kiuna disent apprécier les relations personnalisées qu’il leur est possible de développer avec le corps enseignant et non enseignant. Elle permet au personnel d’assurer un suivi des présences et de la progression individuelle de chacun, tout comme d’intervenir de manière ciblée avant que ne puissent dégénérer certaines situations problématiques. La proximité ainsi encourue confère un sentiment de sécurité et permet d’adoucir le sentiment d’aliénation familiale et communautaire :

— C’est juste de se dire qu’on est pareils… Tsé, on vit la même chose.

— On a comme les mêmes valeurs !

— OUI !

— [...] y a comme toujours la communauté quelque part.

— Communauté ! Ici on retrouve ce qu’on a laissé dans la réserve !

Lucie, Annick et [anonyme], Odanak, 16 avril 2014

L’utilisation du concept de communauté, tant par les étudiants que par les membres du personnel, pour désigner, non pas la communauté d’Odanak, mais l’Institution Kiuna, invite à un certain approfondissement conceptuel. Selon Weibel-Orlando (1991), l’existence d’une communauté est définie par le partage d’un territoire, d’un langage et d’un éthos (valeurs et traits culturels) communs. Cette notion renvoie également à la création d’un système de transmission et de partage d’intérêts, de valeurs et traits distinctifs (ibid.). S’interrogeant sur l’utilisation systématique du concept de communauté en contexte autochtone, Bousquet rappelle que la survie et le système de valeurs algonquines seraient traditionnellement axés sur l’autonomie et la souveraineté décisionnelle des familles par rapport à leur bande, et que certaines réserves autochtones se caractériseraient par l’absence manifeste de projet ralliant ses membres (Bousquet 2005). Or, toujours selon Bousquet, la présence d’un esprit communautaire nécessite également « que ses membres travaillent ensemble à une cause commune » (ibid. : 158). Ces positionnements conceptuels amènent à postuler que chacune des cohortes linguistiques de Kiuna pourrait être considérée comme une nouvelle entité partageant effectivement un esprit communautaire. S’étant intéressé aux dynamiques de mobilité dans la construction identitaire de jeunes autochtones du Québec, Girard note que leur processus de construction identitaire « se distingue de celui des générations précédentes puisqu’il cherche à se reconstruire à partir d’un territoire beaucoup plus large que le territoire ancestral traditionnel, qui est généralement associé à la réserve, aux territoires de chasse et de trappe, ainsi qu’aux sites patrimoniaux » (2010 : 93). Cet éclaircissement permet à mon avis d’élargir, voire de dédoubler le concept de communauté pour l’appliquer à contexte contemporain tel que celui de Kiuna. Non seulement les étudiants et le personnel font-ils le choix volontaire (bien que parfois déchirant) d’être et de rester à Kiuna, à l’intérieur d’une communauté d’adoption – ou « artificielle » (Foley 1977 : 36) –, mais l’essence même de l’identité collective qui transcende l’individualité des parcours postsecondaires repose essentiellement sur un système d’échanges de transferts et de débats d’idées autour d’intérêts autonomistes partagés.

Or, l’Institution Kiuna présente aussi ses défis en matière d’identification communautaire. L’un des principaux s’articule justement autour d’un des critères définis un peu plus tôt par Weibel-Orlando (1991), soit le partage d’un langage, voire d’un système de communication commun. Pour répondre aux différents profils linguistiques des communautés autochtones du Québec, le programme Sciences humaines – Premières Nations, tout comme son prédécesseur du Collège Manitou, comprend une cohorte francophone et une anglophone. En 2011, on comptait dix-neuf étudiants francophones pour six étudiants anglophones, lesquels étaient majoritairement mohawks. Ceux-ci formaient en quelque sorte une double minorité, par leur origine ethnique au sein de la population générale, et linguistique au sein de l’établissement des Premières Nations. Au fil des années, la direction et ses nombreux partenaires ont réussi à rétablir un certain équilibre en matière de représentativité des deux cohortes. Ainsi, à l’hiver 2015, la population étudiante de Kiuna se caractérise par des ratios de 52 % d’étudiants francophones et 48 % d’étudiants anglophones.

Toujours est-il que c’est sur cette frontière linguistique que se situent les véritables défis en matière d’interpénétration et d’identification communautaire, lesquels furent aussi observés lors de l’arrivée de la cohorte francophone sur le campus de Manitou en 1976 (Foley 1977). Bien que certaines rivalités historiques et culturelles pourraient tendre à expliquer cette division, les étudiants de la cohorte francophone de Kiuna évoquent plutôt des contraintes communicationnelles et logistiques. Rappelons qu’un grand nombre d’écoles de communautés font face à d’importants défis pédagogiques et linguistiques qui les contraignent souvent à prioriser les apprentissages essentiels sans pouvoir couvrir adéquatement l’ensemble du programme ministériel. Ainsi, d’un côté comme de l’autre, l’apprentissage d’une deuxième langue officielle telle que le français (p. ex. pour les Mohawks) ou l’anglais (p. ex. pour les Attikameks) correspond à la mise à l’étude d’une troisième langue, qui est souvent reléguée au troisième plan. Au cours de l’enquête de terrain, un grand nombre d’étudiants francophones et anglophones issus de tous les échantillons de recherche confondus – particulièrement ceux qui ont été éduqués dans des programmes d’immersion linguistique à l’intérieur des communautés – ont dit éprouver d’importantes difficultés à communiquer dans l’une ou l’autre de ces langues officielles. Tout en reconnaissant leur autochtonie partagée, plusieurs étudiants évoquent un inconfort linguistique pour justifier leur incapacité à entrer en relation avec les étudiants de la cohorte anglophone. Certains participants attestent néanmoins avoir réussi à développer des relations cordiales et même des relations d’amitié, tout en reconnaissant (et se désolant!) qu’il existe une frontière marquée entre les deux groupes. Pour tenter de remédier à cette situation, la direction de Kiuna organise des activités conjointes destinées à susciter un certain rapprochement. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’elle annonce, à l’intérieur de son rapport annuel, un axe prioritaire pour l’année 2014-2015 articulé autour de « l’altérité » et visant le rapprochement des deux cohortes (Kiuna 2014 : 14). Mikayla Cartwright, enseignante de littérature de la cohorte anglophone pour l’année 2013-2014, remarque néanmoins que des progrès notables ont été amorcés en matière de rapprochement (M.C., Montréal, 11 février 2015). Ce mouvement ne résulterait pas tellement de l’organisation d’activités formelles, mais plutôt de l’initiative des étudiants eux-mêmes qui, sensibilisés par les facteurs historiques et politiques à l’origine de ces divisions, tenteraient d’établir de nouveaux ponts :

Collectivement, ils font définitivement partie d’un tout. Tous ensemble. Chacun d’entre eux, en tant que jeunes autochtones, qu’ils soient métissés ou non, qu’ils parlent leur langue vernaculaire ou qu’ils ne l’aient pas apprise ; peu importe le langage qu’ils parlent, ils font partie d’une entité solide. Parce qu’ils représentent notre avenir, une sorte de groupe culturel panindien.

M.C., Montréal, 11 février 2015, notre trad.

L’Institution Kiuna compte une forte majorité d’employés issus de Premières Nations. Cette majorité est principalement formée par le personnel non enseignant (82 %). En 2015, un peu moins de la moitié du corps enseignant de Kiuna s’identifie à une Première Nation (pour 43 % des enseignants de Manitou en 1976), malgré la volonté de prioriser l’embauche d’enseignants autochtones. Le manque de diplômés autochtones amène donc l’établissement à compléter son équipe avec des candidats allochtones présentant pour leur part une bonne connaissance des réalités culturelles et une expérience de travail en milieux autochtones. Au cours des entrevues, les étudiants ont dit apprécier la présence d’enseignants de Premières Nations à Kiuna, mais ont aussi indiqué que les principaux critères de prédilection n’étaient pas associés à l’ethnicité, mais à la compatibilité des codes relationnels et, surtout, au sens de l’humour. Cette donnée semble indiquer que les étudiants interrogés privilégient des critères d’identification culturels et relationnels à des barèmes biologiques, voire ethniques. L’entité solidaire, renforcée par les enseignements issus du programme Sciences humaines – Premières Nations, permet également de reconnaître les étudiants métissés au même titre que les étudiants nés de deux parents autochtones et d’aplanir les réflexes de discrimination interne vécue dans d’autres contextes. En cours d’enquête, plusieurs informateurs ont fait référence à des expériences passées de stigmatisation à l’intérieur desquelles le fait de ne pas parler la langue vernaculaire, d’habiter hors de la communauté, de poursuivre des études postsecondaires ou d’avoir des amis allochtones semblerait avoir légitimé une remise en question de leur identité culturelle par les pairs. En se référant à plusieurs de ces critères d’exclusion, Louis-Xavier observe que ce type de raccourcis réducteurs est souvent symptomatique de ceux « qui ne savent pas » (Louis-Xavier, Malécite, Montréal, 11 août 2014) ou dont l’éducation n’a pas permis une véritable mise en perspective des contextes historique et politique qui ont mené à cette ségrégation.

Car, au-delà des défis communicationnels et logistiques, s’articule ce qui semble constituer l’un des plus puissants tissus conjonctifs des Autochtones du Canada et même du monde entier, soit l’expérience coloniale. L’émergence d’une identification panindienne ou autochtone à l’intérieur d’une socialisation tertiaire semble donc s’amorcer par une réaction antagoniste et par différenciation par rapport aux peuples oppresseurs. Indépendamment des échanges précoloniaux et des similitudes idéologiques et culturelles, ce sont les violences ethnocidaires ainsi que les rapports de pouvoir qui ont soudé les nations autochtones contre les agressions coloniales. Le construit identitaire, tel que défini par Leap (1974), ne prévoit-il pas l’action simultanée et réciproque de ses forces internes et externes ? Cette analyse rejoint d’ailleurs celle de Boudreau qui observe, au sein des communautés ojibwas, que la seule identité qui semble faire l’unanimité parmi un important foisonnement de marqueurs identitaires individuels s’articule autour du contexte de domination euro-américaine (2000 : 75). En réponse à ce référent, ils seraient tous, collectivement, « Amérindiens (« Indians ») », et cette « amérindianité » primerait alors sur le fait d’« être ojibwa » (ibid.). Ensemble, les nations autochtones tenteront de reconstruire le passé au moyen d’emprunts, d’hybridations et d’appropriations pour pouvoir y enraciner le présent et assurer un avenir meilleur aux prochaines générations. Par l’étude de l’histoire des Premières Nations et des politiques qui ont caractérisé son évolution socio-économique et culturelle depuis la colonisation jusqu’à ce jour, les étudiants sont appelés à contextualiser et à se positionner par rapport aux enjeux auxquels sont confrontées leurs familles et communautés, pour tenter de proposer des pistes de solution et, ainsi, faire montre de leadership et d’esprit d’initiative.

Leadership et « petites victoires »

À la liste d’objectifs officiels de l’Institut collégial Kiuna et de son programme Sciences humaines – Premières Nations, se greffe un objectif explicite qui rejoint celui qui a été formulé il y a plus de quarante ans par l’Association des Indiens du Québec lors de la création du Collège Manitou : la formation de nouvelles générations de leaders de Premières Nations (Rémi Cadieux, entrevue téléphonique, 16 décembre 2014). Il va sans dire que l’étude de l’histoire de la colonisation et des politiques assimilatrices et néocoloniales qui ont forgé la situation actuelle des Premières Nations n’est pas sans susciter une certaine indignation chez les étudiants. Plusieurs d’entre eux racontent avoir éprouvé de la rage, des sentiments d’impuissance et de frustration en sortant, par exemple, des cours d’histoire ou de politique. L’encadrement personnalisé, les échanges avec les pairs, le développement de la pensée critique et la perméabilité ethnoculturelle de l’Institution semblent néanmoins permettre aux étudiants de mobiliser cette colère en l’articulant au sein d’une réflexion constructive tournée vers l’avenir. De ce nouveau feu émerge un élan vers la mobilisation, la volonté d’agir et la prise en charge individuelle et collective :

Je crois que Kiuna change un individu, nous sommes plus sensibles aux questions autochtones et je sens une certaine montée de nationalisme autochtone qui va naître de ce collège. Une nouvelle génération de leaders !

Jimmy, Innu, 29 janvier 2015

En se référant aux réponses que les étudiants de Kiuna ont fournies au questionnaire écrit, on remarque que le fait de pouvoir contribuer au bien-être de leurs communautés constitue un « facteur motivant » (Loiselle 2010) dans des proportions particulièrement élevées (dans un rapport de 64 %). À l’occasion des cours de politique, de littérature et d’humanité, les étudiants sont exposés aux contributions de différents auteurs et théoriciens autochtones susceptibles de les inspirer dans leur positionnement. Ils sont fréquemment mis en relation avec différents leaders des Premières Nations qui représentent des modèles de réussite intégrée, c’est-à-dire des professionnels autochtones qui ont réussi à concilier aspirations individuelles et collectives. Ces figures pourront agir à titre de mentors ou de modèles de réussite pour inspirer les étudiants dans leur processus d’identisation (Dorais 2004), voire dans la formulation d’aspirations et d’idéaux qui leur sont propres.

Lucie, Innue, La Romaine

Lucie, Innue, La Romaine
Dessin de E. Dufour d’après une photo. Source : Collection personnelle de Lucie

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Au printemps 2013, l’Institution Kiuna présentait ses quatre premiers diplômés. Or, pour trois de ceux-ci, ainsi que pour près de 55 % des autres étudiants de la première cohorte, Kiuna représente une deuxième, voire troisième tentative d’intégration au niveau collégial après un premier abandon postsecondaire (Hannis 2014). Ces expériences infructueuses rejoignent celles de plusieurs étudiants du Collège Manitou pour qui l’entrée au campus de La Macaza a constitué « une deuxième chance » d’intégrer les études supérieures (Kilfoil 1979 : 61). L’Institution Kiuna propose de prendre en considération les contextes particuliers des étudiants lors de leur admission dans le but de leur permettre de redresser leurs dossiers scolaires et d’intégrer l’université. Une session de transition peut être offerte en fonction des besoins individuels de chacun des étudiants avant d’accéder au programme Sciences humaines – Premières Nations (300.b0).

La réussite des quatre premiers diplômés de Kiuna a agi en tant que modèle de persévérance et vecteur de détermination pour plusieurs autres étudiants. Dès l’année suivante, soit en 2014, dix nouveaux étudiants obtiendront leur DEC en Sciences humaines, profil Premières Nations. À l’hiver 2015, ils étaient plus de vingt-cinq diplômés – en incluant les douze diplômés de la cohorte attikamek 2013-2014 associée à l’attestation d’études collégiales (AEC) en éducation spécialisée hébergée par l’Institution Kiuna. La direction de l’Institution envisageait la diplomation d’une quinzaine d’étudiants additionnels au printemps 2015 (Pierre Lainé, Odanak, 27 janvier 2015). Outrepassant les taux exceptionnels de rétention du Collège Manitou (évaluée à 74 % en 1976), l’Institution Kiuna présente, en 2015, un taux de rétention de 85 %. L’esprit communautaire de Kiuna permet de tisser un filet de sécurité autour des étudiants en vue de leur résilience scolaire : « On parle de persévérance scolaire, mais la persévérance scolaire c’est quoi ? C’est pas seulement l’effort d’un seul individu… c’est le personnel de l’école, l’engagement de la communauté aussi, des parents aussi… » (Flamand 2014) Ce dernier témoignage permet d’introduire un autre défi rencontré par l’Institution, soit celui de concilier différentes conceptions de la réussite: « C’est ça l’enjeu de Kiuna, c’est d’être un collège […], mais d’être un collège qui s’adapte à la réalité autochtone. D’abord, il faut définir qu’est-ce que la réalité autochtone, puis il faut définir ce que c’est, la réussite. » (Pierre Lainé, Odanak, 2014)

Le concept de réussite est en soi relatif à la culture et au contexte (Lapointe et Sirois 2011). À l’intérieur de l’enceinte de Kiuna, son application ne se limite pas à une évaluation quantitative au terme d’examens périodiques, mais correspond plutôt à une progression individuelle ou collective. La direction de Kiuna considère que le développement psychosocial constitue également un critère d’évaluation crucial de la réussite individuelle et collective :

J’ai appris plein de choses aussi… Avant, je me qualifiais […] d’ignorante de la culture autochtone. Tsé, même si j’suis autochtone, j’savais pas grand-chose sur notre culture là, et ça m’a comme juste [...] renforcé l’identité [...] je suis moins gênée aujourd’hui là [...] J’ai découvert que j’aimais ça vraiment, le contact là ; le contact humain ! [...] Avant, j’avais honte là, mais asteure, non. J’suis contente. J’suis contente d’être une Innue.

Lucie, Innue, Odanak, 16-04-2014

La persévérance, voire l’accomplissement d’un travail de longue haleine, peu importe sa nature, semblent constituer un gage de réussite pour plusieurs participants interrogés et ce, peu importe le temps investi et la vitesse de réalisation. Cette conception de la réussite autochtone, articulée autour d’un processus continu d’apprentissage, est aussi relevée par plusieurs autres auteurs (Montpetit et Lévesque 2005 ; SCAQ 2007 ; Gauthier 2015). L’utilisation de critères d’évaluation qui ne sont pas limités à la performance aux épreuves standardisées est identifiée comme un facteur favorisant la réussite scolaire des étudiants autochtones américains par l’auteur cherokee Robert G. Martin (2005). En ce sens, il rejoint le concept de réussite éducative telle que définie par le Conseil supérieur de l’éducation (CSE 2002). Selon celui-ci, la réussite scolaire « se mesure notamment par les résultats scolaires et l’obtention du diplôme » tandis que la réussite éducative, de nature plus holistique, est « mesurable surtout par des indicateurs d’ordre qualitatif » et renvoie « à la notion de projet, à la réalisation de la personne, à son développement personnel et professionnel […] ». L’Institution Kiuna se doit cependant de composer avec le système méritocratique du système d’éducation qui, selon plusieurs auteurs autochtones, récompense la performance et la compétition au détriment des valeurs traditionnelles de réciprocité, de générosité et de leadership, tout en privilégiant une vision analytique et morcelée plutôt qu’une approche intégrée et holistique (Badwound et Tierney 1988 ; Martin 2005). En tant qu’institut collégial, Kiuna doit également répondre aux critères du Collège Dawson, du Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue et du ministère de l’Éducation et des Études supérieures, notamment en ce qui concerne les politiques de présences aux cours, les évaluations scolaires et les critères de diplomation de ses étudiants pour assurer leur réussite.

L’après-Kiuna – ou l’intégration postcollégiale

Bien qu’il n’existe pas encore à ce jour d’université autochtone au Québec, la très grande majorité des étudiants actuels de Kiuna ayant répondu au questionnaire écrit (80 %) se sont dits intéressés par l’université. Une très grande proportion des diplômés actuels sont d’ailleurs actuellement inscrits dans une université provinciale. L’intégration aux milieux universitaires semble avoir bien réussi pour l’ensemble des finissants interrogés. Leur formation collégiale leur a permis non seulement de répondre adéquatement aux exigences scolaires de leur cursus universitaire, mais également de croire en leurs propres capacités et leurs chances de succès :

Je pense qu‘en sortant ici je me faisais plus confiance [...] je suis plus forte aujourd’hui. Pis que je peux réaliser ce que je veux… mais qu’il faut mettre des efforts [...] Je pense que c’est le fait d’avoir réussi quelque chose. Je me suis dit : après, si je peux réussir ça, je peux réussir d’autres affaires qui s’en viennent. C’est plus une façon de penser qui a changé !

[Anonyme], Attikamek, Odanak, 16 avril 2014

Il est d’ailleurs intéressant de dresser un parallèle avec les résultats obtenus par Nichols et Monette (2003), selon lesquels les diplômés autochtones des TCU américains présenteraient de meilleures compétences adaptatives pour une éventuelle intégration de même que pour réussir au sein des établissements allochtones. Toujours selon ces auteurs, ces compétences seraient partiellement attribuables au renforcement identitaire transversal à l’adaptation de programmes scolaires de ces établissements (ibid. : 127).

Conclusion

Le projet pédagogique de l’Institution Kiuna vise à fortifier l’enracinement culturel et identitaire de l’étudiant au moyen de l’instauration d’une certaine continuité culturelle au sein de ses apprentissages. Par l’étude de l’histoire des Premières Nations et des politiques qui ont caractérisé son évolution socio-économique et culturelle, ainsi que par les activités et les sorties pédagogiques, les étudiants ont également accès au patrimoine culturel dont le contexte colonial les a partiellement précédemment privés.

L’environnement communautaire, favorisé par la petite taille de l’institut, occasionne une certaine proximité au sein d’une même cohorte linguistique, tout comme la personnalisation des relations avec le personnel administratif et enseignant. La communauté ainsi créée, tout comme l’identification de type panindien, agit comme un facteur de protection supplémentaire, liant les individus au sein d’un sentiment de solidarité partagé, favorable à la persévérance scolaire.

À travers leurs parcours, les étudiants sont aussi encouragés à prendre leurs propres repères en regard de leur identisation (Dorais 2004), c’est-à-dire de la définition de leur identité propre. Ce processus s’apparente à celui au cours duquel l’Institution Kiuna, forte des apprentissages tirés de l’expérience de Manitou, a réussi à se dissocier de son prédécesseur pour présenter une formule personnalisée et actualisée. Le programme Sciences humaines – Premières Nations propose aux étudiants d’aller à la rencontre de l’altérité et d’innover, chacun à leur façon, dans différents domaines et divers milieux. Certains diplômés retournent périodiquement se ressourcer, voire « recharger les batteries » à Kiuna, grâce de courtes ou moyennes visites, pour revoir les amis et le personnel :

C’est comme dans l’temps avec nos ancêtres qui se rassemblaient pendant l’été pour partir chacun de leur bord à leur campement d’hiver pour la chasse et la trappe... Kiuna c’est : « les étudiants arrivent, se rassemblent, repartent chacun de leur bord et reviennent ».

Terry, Attikamek, Montréal, 5 mars 2015

En plus d’illustrer l’importance de l’esprit communautaire dans les parcours individuels des étudiants et diplômés, cette métaphore permet d’observer que la continuité culturelle inscrite à l’intérieur du cursus spécialisé de Kiuna, permet aux étudiants d’établir leurs propres repères culturels et identitaires au sein de leurs expériences subséquentes. Dans un contexte de modernité, les réseaux sociaux tels que Facebook offrent une plateforme pour la redéfinition de nouveaux codes culturels et relationnels, facilitant ainsi le réseautage et l’identification de ses membres répartis sur le territoire. Cette dimension a en quelque sorte l’effet de renégocier les frontières identitaires traditionnellement associées au territoire (Bousquet 2002), déjà repoussées par le phénomène de migration interne décrit par Girard (2010).

Outils de recherche de terrain et d’analyse

Outils de recherche de terrain et d’analyse
Dessin de E. Dufour

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La synthèse analytique ici présentée permet d’illustrer les grandes lignes du projet pédagogique de Kiuna et de présenter les témoignages d’étudiants et de diplômés qui en ont fait l’expérience. Il nous est encore impossible de déterminer les impacts à long terme qu’aura eus l’Institution Kiuna sur les parcours socio-économiques et culturels de ses étudiants. Or, à la lumière de mes résultats de recherche, je peux conclure que l’adaptation culturelle de programme et des services, telle que prodiguée par l’Institution Kiuna, a indubitablement favorisé la réussite éducative d’étudiants de Premières Nations au sein du système postsecondaire.