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« La démocratie survivra-t-elle à son triomphe? », demande Marcel Gauchet dans La démocratie contre elle-même. Cet ouvrage, composé d’articles publiés dans Le Débat, revue qu’il dirige avec Pierre Nora aux éditions Gallimard, est une exploration des contradictions de la démocratie contemporaine qui tendent à miner les fondements du vivre-ensemble démocratique. Le fil conducteur reliant ces articles écrits sur une vingtaine d’années est la volonté de « déchiffrer et [de] comprendre les déconcertants visages de la démocratie qui s’installe, triomphante, exclusiviste, doctrinaire et autodestructrice » (p. i). La thèse de M. Gauchet est qu’au coeur du malaise démocratique se trouvent les droits de l’homme dont la consécration politique date du combat antitotalitaire, et, plus précisément, des enseignements de la dissidence au sein des pays de l’Est. La puissance d’attraction des droits de l’homme réside dans le fait qu’ils entretiennent une certaine ambiguïté en associant la critique politique à un principe de protection qui fait « signe vers une action politique sans partis politiques et vers un avenir de la démultiplication des libertés personnelles et des plaisirs privés » (p. v).
C’est en raison d’une « puissante poussée d’individualisme » qu’advient la « politique des droits de l’homme ». Car la démocratie des droits de l’homme se nourrit d’une alliance entre l’individualisme et une interprétation de la démocratie à l’aune des impératifs du sujet de droit. Le problème est qu’une politique des droits de l’homme ne permet pas à la collectivité d’agir sur elle-même. Celle-ci perd donc de vue « l’objectif d’une politique démocratique digne de ce nom » (p. xii). C’est pourquoi Marcel Gauchet affirme qu’en définitive les « droits de l’homme ne sont pas une politique ».
Mais il y a plus, car l’avènement de la démocratie des droits de l’homme suppose des reconfigurations de la croyance, de la psychologie ou de l’éducation. Ces réflexions s’insèrent dans le cadre du déploiement historique de la modernité, telle que l’auteur l’a théorisée notamment dans Le désenchantement du monde (1985) et La religion dans la démocratie (1998), à la faveur d’une « sortie de la religion ». En rassemblant ainsi des textes portant sur la politique, la psychologie et l’éducation, M. Gauchet poursuit son ambition de penser à la fois « l’être-ensemble » collectif et sa contrepartie subjective qu’est « l’être-soi » individuel.
Dans « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », M. Gauchet s’étonne devant la fortune soudaine des droits de l’homme dont l’avant-garde intellectuelle s’était jadis employée à dénoncer le caractère strictement formel. Si la politique demeure « une action qui cherche à se donner les moyens de l’exigence qui la porte » (p. 5), force alors est de constater que les droits de l’homme se situent dans un en deçà de la politique, malgré la place qu’ils occupent dans le débat politique français. Mais la politique selon les droits de l’homme est néanmoins doublement révélatrice pour M. Gauchet : elle montre une certaine incapacité à se représenter l’avenir et une impuissance à penser la coexistence de l’individu et de la société. Ainsi, la menace qui guette une politique des droits de l’homme est celle de penser l’individu comme référence ultime de la politique au détriment des instances collectives du vivre-ensemble démocratique. L’impuissance politique des droits de l’homme impose donc un dépassement du référent individuel afin de se doter d’une politique capable de donner prise « sur l’ensemble de la société » (p. 26).
L’avènement des droits de l’homme comme politique s’inscrit, nous l’avons dit, dans le processus général de la modernité, selon M. Gauchet, c’est-à-dire dans la fin de la fonction structurante de la religion. Dans « La fin de la religion? », il expose les grandes lignes de cette sortie de la religion. La religion première, celle qui a façonné l’humanité pendant des millénaires, est une religion de dépendance totale à l’égard d’un dehors inaccessible et incontestable. Dès lors, elle s’avère être une forme d’« impouvoir institué » (p. 33) qui interdit aux êtres humains de croire en la possibilité d’agir dans et sur le monde. Mais à la faveur d’un long et complexe déploiement historique, la religion sécrète les conditions de son propre dépassement et ouvre la possibilité d’une emprise des humains sur le présent et même sur l’avenir. C’est lorsque s’inaugure l’ère des professionnels de la religion, et donc d’une nécessaire médiation humaine entre Dieu et les croyants, que le processus de la sortie de la religion sera irréversiblement enclenché. D’une société radicalement tournée vers le passé et les ancêtres, l’humanité bascule vers une société de l’avenir et de la progéniture, société qui est celle du « désenchantement du monde ».
Toutefois, à la sortie de la religion, la croyance demeure. Elle conservera son caractère religieux pour certains qui devront se contenter de la reléguer à la sphère privée. Dans « Croyances religieuses, croyances politiques », M. Gauchet explique qu’au niveau public ou politique, la croyance au sein des sociétés autonomes prendra la forme des idéologies. Celles-ci se présentent comme des réponses aux interrogations suscitées par la sortie de la religion : « imaginer le futur, […] le prévoir et […] en percer l’énigme » (p. 94) seront les tâches auxquelles s’attarderont les grandes idéologies. En tant que systèmes d’intelligibilité et de prévision, elles sont invariablement composées de trois éléments : une théorie expliquant le social ; des choix politiques précis ; et des certitudes sur l’avenir. En d’autres termes, au sein des idéologies cohabitent « la prétention scientifique, le réalisme politique et l’ambition prophétique » (p. 97). Les grandes idéologies partagent aussi le même objectif, soit retrouver l’unité collective perdue avec la sortie de la religion. Mais l’idéologie en tant que religion séculière n’est qu’une « étape particulière de son développement » (p. 106). Car nous sommes vraisemblablement au seuil d’une nouvelle mutation des idéologies dont le caractère religieux s’estompe, ce qui implique alors l’avènement d’un « nouvel âge de la politique et, plus largement, de l’action historique » (p. 107).
La sortie de la religion, l’arrivée des idéologies, la primauté de l’individu et le couronnement des droits de l’homme engendrent une crise de civilisation dont les effets se manifestent de manière particulièrement aiguë au sein de l’école républicaine. Dans « L’école à l’école d’elle-même », M. Gauchet traite de cette crise et, plus généralement, du statut de l’enfant dans les sociétés démocratiques. Car la question de la crise de l’école renvoie à l’idée que l’on se fait de l’enfant. La position de M. Gauchet est claire : on ne naît pas individu, on le devient. Ainsi l’enfant ne peut être considéré comme un individu à part entière par la société démocratique. Néanmoins, si les démocraties concèdent une « dissemblance de nature » entre les enfants et les adultes, elles leur supposent tout de même une « identité de droit » (p. 130). La remise en cause actuelle de la pédagogie s’inscrit donc dans la tension entre les droits de l’enfant et la nécessité collective de faire de lui un individu. Le noeud du problème réside justement dans la création d’une harmonie entre ces deux postulats, ce qui est d’autant plus difficile à réaliser que l’éducation suppose une certaine mise en cause et même une violence à l’égard de l’être-soi de l’élève. Mais, malgré le fait que le problème de l’école paraît à bien des égards sans réponse, M. Gauchet ne désespère pas. Selon lui, « l’humanité n’avance qu’en se vouant aux problèmes qu’elle est incapable de résoudre » (p. 169).
Heureusement pour elle, puisqu’elle doit se colleter à des paradoxes qui semblent, à prime abord, insolubles. Dans « Pacification démocratique et désertion civique », M. Gauchet souligne que le triomphe de la démocratie s’accompagne d’un « mouvement de désertion civique » dont l’abstention électorale et la déconsidération du personnel politique ne sont que les manifestations les plus évidentes (p. 176). Alors que l’effondrement du contre-modèle soviétique a renforcé les assises de la démocratie libérale et rendu légitime l’idée que l’individu est le « vrai vecteur » de l’histoire (p. 180), il a aussi été l’illustration la plus frappante de l’échec de la puissance collective face aux impératifs de l’économie. Parallèlement, la crise de l’État-providence assène un coup de plus à la confiance en la capacité d’action de la collectivité sur le social. C’est dire que le triomphe de la démocratie repose aussi sur l’évidement de son contenu, d’où le sentiment d’une « dépossession insupportable » que manifeste la désertion civique. « À quoi bon la démocratie, se demande M. Gauchet, si c’est de toutes les façons pour ne pas pouvoir grand-chose au travers d’elle? » (p. 180).
La pacification démocratique pose aussi problème. La lutte des classes, dans sa forme traditionnelle, s’éclipse en faveur de nouvelles formes de luttes au coeur desquelles se trouve la nature, l’ordre vital. Désormais, les questions entourant la « réalité du vivant : l’âge, le sexe, la fécondité, la morbidité » formeront les lignes de démarcation. La particularité de cette nouvelle forme de lutte est que les individus seront appelés à lutter tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Qui plus est, la pacification démocratique implique d’accepter le conflit au sein de la Cité démocratique, et cette perte de l’espoir d’une réconciliation possible de l’humanité produit une violence peut-être plus difficile à supporter que la violence politique traditionnelle. Car, comme l’écrit M. Gauchet, il y a « en face de moi non pas un ennemi qui veut ma mort, mais un contradicteur qui me signifie la dépossession inscrite dans l’appartenance sociale, l’écartèlement du sens inhérent à l’être-avec-d’autres » (p. 192). Sentiment d’impuissance collective, prépondérance de l’ordre vital et dépossession de l’être-soi : la désertion civique n’est peut-être que la première — et la plus inoffensive — manifestation du malaise démocratique contemporain.
Dans « Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes », M. Gauchet prévoit, avec 12 années d’avance, le « coup de tonnerre » (L. Jospin) qu’a été le résultat du premier tour de scrutin des élections présidentielles françaises de 2002. Selon lui, l’abandon du thème de la lutte des classes serait à l’origine du succès électoral de l’extrême-droite en France. Plus particulièrement, c’est à la faveur d’un « divorce » entre les élites politiques et les citoyens que se poursuit la lutte des classes. Pour se sentir « peuple », il ne faut que se sentir « privé de représentation et dépourvu de prise sur la décision politique » (p. 208) ; autant dire, donc, que dans les démocraties contemporaines, l’ensemble des citoyens peut, certes à des degrés variables, se sentir « peuple ». La percée de Jean-Marie Le Pen est tributaire de sa qualité « d’outsider » (p. 211, italique dans le texte) dont les thématiques électorales rencontrent un écho populaire favorable. En se positionnant ainsi sur l’échiquier politique français, il se présente comme le « support d’une demande de démocratie frustrée » (p. 212). Ses deux thèmes fétiches, l’immigration et la sécurité, sont de vrais problèmes politiques, malgré le refus des élites françaises d’y faire face. Ce refus engendre un sentiment « d’impuissance collective » alimentant soit le Front national, soit la désertion civique. C’est pourquoi le recours à la xénophobie, chez Le Pen et ses épigones, marque en quelque sorte « l’instrument de la reconquête imaginaire d’un pouvoir perdu » (p. 221). Pour contrer cette fausse reconquête, M. Gauchet plaidait (dès 1990, il faut le souligner) pour une plus grande clarté politique, qui doit passer par l’ouverture d’un débat démocratique sur la question de l’immigration. Non pas parce qu’il faut mettre un terme à l’immigration, mais parce qu’il importe que la France se dote d’une politique d’immigration en bonne et due forme comme il en existe dans la plupart des pays à immigration aujourd’hui. Ce serait grâce à ce type de réalisation que le « peuple » pourrait peut-être se défaire du sentiment d’impuissance collective qui l’habite et ainsi résister aux chimères d’un Le Pen.
La personnalité des individus modernes n’est pas non plus à l’abri des transformations engendrées par l’évolution historique de nos sociétés. Dans « Essai de psychologie contemporaine I : Un nouvel âge de la personnalité », M. Gauchet brosse un tableau des grandes mutations psychologiques de l’être-soi contemporain. C’est à la faveur d’un apaisement, c’est-à-dire d’une « réduction des conflits […] manifestes avec les autres […] comme à une réduction des conflits visibles avec soi » (p. 230) qu’advient ce nouvel âge de la personnalité. Cet apaisement se voit même dans la sensibilité contemporaine à la violence : plus elle s’éclipse de la vie quotidienne, plus les individus sont choqués par sa réapparition fortuite. Au fait, nous apprend l’auteur, nous sommes passés d’une période marquée par la confrontation à une époque de l’évitement où le conflit est soit nié, soit contourné. Le « sacre » contemporain de la mobilité (p. 234) reste emblématique de cet évitement, puisque le conflit exige la permanence et la stabilité. Les transformations de la famille participent aussi à cet apaisement. En effet, cette dernière cesse d’être une institution pour devenir « une affaire privée » (p. 239). Les tâches institutionnelles dont elles s’occupaient jadis sont délaissées, ce qui met d’autres institutions comme l’école en difficulté. Car cette dernière suppose une socialisation préalable de l’enfant, ce qui était une des tâches de la famille traditionnelle. Si le sens le plus profond de la socialisation est d’apprendre « à se regarder comme un parmi d’autres » (p. 244, italique dans le texte), force alors est de constater que « l’adhérence à soi » ou le narcissisme est l’un des traits marquants de l’être-soi contemporain.
Pour M. Gauchet, il est possible de distinguer entre trois âges de la personnalité. Le premier est celui de la personnalité traditionnelle au sein duquel le sentiment de la honte gouverne largement l’action humaine. Les « sociétés à honneur » font que la « pire des épreuves est de perdre la face » (p. 250). Mais l’incorporation des normes sociales ne fait pourtant pas de l’individu un être de part en part soumis au social. Bien au contraire, dans le cadre des normes intériorisées, son action demeure fortement indépendante. Le deuxième âge est celui de la personnalité moderne ou de l’individu du compromis. C’est « l’âge d’or de la conscience et de la responsabilité » pour des individus davantage marqués par la culpabilité que par la honte (p. 252). À la charnière entre la personnalité moderne et la personnalité contemporaine se trouve la figure de l’individu conformiste, de celui qui existe sur le mode de l’ignorance par rapport à ce qui le précède et, plus généralement, à tout ce qui échappe à la sphère de ses intérêts privés. Cela rend difficile la prise en charge des devoirs de citoyenneté et fait que la sphère publique est aujourd’hui « envahie par l’affirmation des identités privées » (p. 254). L’avènement de la personnalité conformiste, en quelque sorte le troisième âge de la personnalité, engendre de nouvelles pathologies, qui sont centrées justement sur la question de l’identité. Elle est aussi liée à une modification des troubles psychopathologiques qui se révèle dans « l’angoisse d’avoir perdu les autres », doublée d’une « peur des autres » (p. 260). L’ensemble de ces troubles renvoie à une mutation de l’idée que nous avons de l’inconscient et de la manière par laquelle il participe à la constitution de la subjectivité contemporaine.
Dans « Le tournant de 1995 ou les voies secrètes de la société libérale », M. Gauchet revient sur les grèves de décembre 1995 et sur les transformations politiques, sociales et intellectuelles révélées ou suscitées par cet important événement politique. D’une part, la grève a illustré les mutations de la droite et de la gauche en France. Dans le cas de la droite, elle montre à quel point celle-ci est incapable de trouver des têtes d’affiches d’envergure nationale capables de gouverner adéquatement le pays. Comme le résume l’auteur, la France connaissait à l’époque un « Président erratique et un gouvernement improbable, coiffé d’un premier ministre doté des plus brillantes qualités, sauf la capacité politique » (p. 298). Le suicide politique qu’a été la dissolution chiraquienne reste emblématique du chaos politique engendré par sa gouverne pour le moins malhabile. En contrepartie, la gauche (notamment le Parti socialiste) s’avère être une formidable machine à former des gouvernants, d’autant plus qu’avec la mise en place de l’État-providence, elle est devenue le « parti organique » en France. Néanmoins, elle est aux prises avec un problème d’envergure : comment être de gauche sans avoir à sa disposition le moteur de ce qui a été historiquement sa force, à savoir la planification? La perte de cet instrument de puissance publique fait qu’elle doit établir un « pacte avec le diable […] dès qu’elle gouverne », en ce sens qu’elle doit gouverner tout en respectant les lois du marché, ce qui tend à la rendre vulnérable aux reproches de l’extrême-gauche (p. 303). De manière générale, la France semble dépourvue d’un parti de la réforme. Alors que celle-ci devient de plus en plus inévitable, il semble y avoir un « abandon du volontarisme » et un recours au « machiavélisme de l’impuissance » autant à droite qu’à gauche (p. 306).
D’autre part, par rapport au social, l’analyse des événements de décembre 1995 montre qu’il n’y a pas eu de « mouvement social », quoiqu’en disent les médias. Car un mouvement social (comme en juin 1936 ou en mai 1968) est une « coagulation de forces capables de modifier les termes du compromis social ou porteuses de sociabilités nouvelles » (p. 307-308). Les grèves de 1995 étaient des grèves conservatrices en ce sens qu’elles visaient à maintenir le statu quo. De plus, elles ont consacré une nouvelle figure politique en France, celle des associations. Et le milieu associatif serait tributaire de la mise en place d’un « État-providence politique, parallèle à […] l’État-providence culturel » (p. 312, italique dans le texte). Car sans les subventions de l’État français, les associations ne pourraient exister, encore moins la figure « inédite » du « militant de métier » (p. 313). M. Gauchet demeure sceptique quant aux retombées positives des associations dans la vie politique, puisqu’elles tendent à s’autojustifier par une lecture abusive des causes défendues. « Le volume de la subvention est à la taille de la crainte qu’[elles] inspirent », écrit M. Gauchet (p. 313).
Enfin, décembre 1995 réintroduit la figure de l’intellectuel critique, mais la remise en cause radicale du social-historique a passablement changé depuis les années 1960-1970. Ces intellectuels critiques acceptent désormais la démocratie, renvoyant aux oubliettes la recherche d’une alternative à la société actuelle. C’est justement là que réside l’une des forces majeures des « nouvelles radicalités » (Philippe Raynaud). Or, les « promesses non tenues de la démocratie libérale » (p. 318) seraient à l’origine de cette renaissance de l’intellectuel critique. Ce nouveau phénomène pose problème parce que la critique radicale reste « très peu instructive, elle n’éclaire guère les situations qu’elle a la vertu de signaler ». C’est pourquoi M. Gauchet plaide pour l’idéal certes « vieux » mais néanmoins probant qu’est celui des « choix collectifs effectués en connaissance de cause » (p. 325).
Le dernier texte du livre, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », analyse l’évolution politique des 20 dernières années, qui a été celle du « sacre des droits de l’homme » en tant qu’idéologie (p. 326). Pour M. Gauchet, les droits de l’homme ne sont toujours pas une politique, ils ne réussissent pas à assurer une prise sur le social et ils demeurent une « politique » de l’impuissance collective. Le problème actuel est qu’ils sont non seulement devenus une politique mais aussi le tout de la politique, autant la « norme organisatrice de la conscience collective » que « l’étalon de l’action politique » (p. 330). C’est pourquoi les droits de l’homme révèlent un profond malaise politique de la démocratie, malaise dont la source se trouve au coeur même des idéaux démocratiques. Bref, malaise d’une démocratie s’instituant contre elle-même.
Pour comprendre le sacre des droits de l’homme, M. Gauchet esquisse les grandes lignes d’une histoire de la démocratie moderne, et, plus précisément, de l’émergence de l’individu de droit. Avec la sortie de la religion, le droit naturel moderne met l’individu au coeur de l’être-ensemble. Grâce à sa nouvelle légitimité, l’individu sujet de droit acquiert une autonomie telle qu’il remplace la référence religieuse, mais pour qu’il triomphe enfin comme « fondement » de la vie collective, il doit au préalable traverser deux phases distinctes. Une première, que M. Gauchet situe à la fin de l’Ancien Régime, où l’individualisme réussit à susciter la Révolution française sans pour autant inaugurer le règne de l’individu. Une seconde, qui s’étale sur les deux derniers siècles, où se produit la « constitution pratique de l’individu concret, à l’intérieur d’une société où son existence est reconnue juridiquement mais où, simultanément, l’essentiel de la théorie est pour nier son rôle au profit de la dynamique collective » (p. 341-342). Le « nouvel homme » des droits de l’homme naît à la faveur de ces deux phases qui font de lui un être à la fois indépendant et lié aux autres. Mais il y a plus, car la primauté politique des droits de l’homme coïncide avec une certaine éclipse de la politique. L’effet conjugué de la perte de la capacité mobilisatrice de la politique et du sentiment d’une impuissance collective face à l’avenir crée un vide politique. Les droits de l’homme vont occuper ce vide en donnant un sens au mouvement de nos sociétés et en fixant la « nature de l’être-ensemble » démocratique (p. 348).
Nous l’avons vu, à la sortie de la religion, les idéologies prennent le relais en tentant de retrouver l’unité humaine perdue. Si, dans un premier temps, elles étaient au nombre de trois (conservatrice, libérale, socialiste) et en conflit les unes avec les autres, le sacre des droits de l’homme représente l’avènement de « l’idéologie unique » (p. 353). En dépit d’une apparente hétérogénéité du social, il existe une « puissante communauté de vues sur le légitime » (p. 355) qui fait que nous habitons des sociétés foncièrement homogènes. Le droit, par exemple, devient la référence ultime et la clé de la vérité dans les affaires humaines. L’idéologie des droits de l’homme connaît une grande efficacité, car elle permet de solutionner les problèmes les plus urgents sans toutefois être en mesure d’expliquer les causes du problème ni de trouver les moyens pour éviter que le problème resurgisse. Elle commande une triple révision du rapport à l’espace public : 1) les médias de masse deviennent le lieu de la discussion politique en trouvant dans les droits de l’homme une idéologie compatible avec leurs propres contraintes (à savoir la nécessité d’une situation concrète, d’un message simple et de valeurs consensuelles) ; 2) le consensus autour des droits de l’homme dévoile le caractère interchangeable des politiciens et des appareils en compétition pour le pouvoir ; et 3) les acteurs perdent la volonté de se doter d’une vision d’ensemble du social-historique. En définitive, « la politique selon les droits de l’homme pourrait bien se révéler le tombeau de la politique » (p. 368).
Mais l’idéologie des droits de l’homme ne sera pas la figure ultime de la démocratie, selon M. Gauchet. La question évacuée par les droits de l’homme, c’est-à-dire la question politique ou la capacité à agir sur le social, reviendra au centre des préoccupations des communautés humaines. Au fait, il voit dans la « fédération des nations européennes » un chantier propice à la réactivation de la question politique au-delà de celle des droits de l’homme, d’autant plus que la montée du droit oblige à repenser autrement l’idée de la représentation en politique. Ces quelques phénomènes permettent à M. Gauchet d’envisager une possible reconfiguration de la politique qui permettrait aux acteurs de reprendre possession de l’agir-ensemble.
Tout comme pour ses livres précédents, la lecture de La démocratie contre elle-même est un véritable bain d’intelligence. La capacité d’analyse et de synthèse de Marcel Gauchet y est déployée avec la même finesse et la même rigueur auxquelles il nous a habitués depuis qu’il élabore les éléments constitutifs de son oeuvre. Saluons aussi l’idée de mettre à la disposition du grand public, dans une collection bon marché, des textes généralement assez peu accessibles (surtout au Québec et au Canada). D’ailleurs, il serait souhaitable que M. Gauchet fasse de même pour ses articles datant d’avant son « tournant » libéral, par exemple ceux parus dans les revues aussi secrètes qu’intéressantes que sont Textures et Libre. Il serait alors possible de mieux situer le déploiement général de sa pensée et ses soubassements théoriques, car si la direction que prend son oeuvre est relativement claire aujourd’hui, ses interrogations fondatrices demeurent tout de même obscures.