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1. Introduction

Cet article vise à cerner un aspect fondamental de la narrativité qui est resté longtemps un impensé de la théorie narratologique[2], ou du moins un phénomène jugé secondaire, qui semblait ne concerner qu’une certaine forme de « paralittérature ». Il s’agit d’interroger la dimension passionnelle du récit, tant sur le plan de la structuration interne du discours (objet de la narratologie « classique » d’orientation « thématique ») que sur celui de l’interaction entre le producteur et l’interprète de la production sémiotique ou discursive (objet de la narratologie « postclassique »[3] d’orientation « pragmatique »).

Avant d’exposer l’articulation de notre propos, il faut d’emblée préciser l’usage que nous ferons du terme passion, qui se réfère ici à une forme très générale de pathos associée à la narrativité ou figurée par elle, et non à la seule espèce de la « passion amoureuse », telle qu’elle est thématisée par une certaine littérature. Cette acception large du terme est revenue à la mode ces quinze dernières années sous l’impulsion de la sémiotique néo-greimassienne qui, après s’être attachée à définir les différentes formes de l’agir, se penche désormais sur les états qui affectent le sujet (voir Greimas et Fontanille, 1991 ; Hénault, 1994 ; Fontanille et Zilberberg, 1998 ; Landowski, 2004). Pour résumer, on pourrait dire qu’au lieu de ne s’intéresser qu’au rapport actif d’un sujet qui vise un objet, on s’intéresse désormais également au rapport passif d’un sujet qui est affectépar un objet[4]. Cet objet qui affecte le sujet manifeste sa présence par une forme quelconque de résistance opposée à l’agir, et c’est cette résistance qui tend à produire des émotions[5]. D’Aristote à Ricoeur, l’agir a toujours été associé au pâtir, l’action à la passion, l’activité à la passivité, même si les typologies narratologiques « classiques », qui se fondent sur la définition du récit comme imitation d’actions, ont presque toujours privilégié le premier pôle au détriment du second. Cette nature généralement implicite de la dimension passionnelle de la narrativité transparaît d’ailleurs dans ce passage de Ricoeur qui commente Aristote :

Les références ne manquent pas, dans la Poétique, à la compréhension de l’action – et aussi des passions – que l’ Éthique articule. Ces références sont tacites, alors que la Rhétorique insère dans son propre texte un véritable « Traité des passions ». La différence se comprend : la rhétorique exploite ces passions, tandis que la poétique transpose en poème l’agir et le pâtir humains.

Ricoeur, 1983 : 94

Dans ce passage, Ricoeur insiste sur la représentation mimétique de l’agir et du pâtir propre à la forme narrative, mais nous verrons qu’il ne faut pas minimiser la dimension « rhétorique » (au sens large que Perelman donne à ce terme) du récit : la « force » de l’intrigue réside aussi dans les émotions qu’elle suscite chez le destinataire, telles que la crainte ou la pitié évoquées par Aristote, ou telles que la surprise, la curiosité, le suspense ou la tension narrative dans des typologies plus récentes. Il faut ajouter que la relation active/passive doit toujours être pensée dans un rapport dialectique : il s’agit de mettre l’accent, dans une perspective phénoménologique, sur la manière dont l’objet affecte le sujet, précisément dans la mesure où ce dernier tente d’agir sur lui.

Notre propos sera d’éclairer cette intrication fondamentale entre l’agir et le pâtir et de montrer leur rôle respectif dans le phénomène de la narrativité, en tenant compte de deux plans distincts mais interdépendants : le plan figural et le plan discursif. Dans un premier temps, nous insisterons sur le fait que l’objet du récit est de nature non seulement actionnelle mais également passionnelle : il ne saurait y avoir de récit de l’« action pure », car un tel discours perdrait toute forme de pertinence, serait incapable de former une intrigue et se cantonnerait à dresser la chronique d’une action routinière, à relater les faits et gestes d’un sujet pleinement maître de son destin et, par conséquent, privé d’histoire(s), ignorant tout des aventures et des mystères qui rythment nos vies, qui confèrent à l’existence le caractère de complétude ou d’incomplétude provisoire avec lequel nous sommes familiers, de rétention et de protention qui caractérise la temporalité humaine.

Dans un deuxième temps, définir l’objet du récit en tenant compte de sa pertinence anthropologique (qu’est-ce qui fait une bonne histoire ?) nous amènera à traiter la dimension « dialogique » de la séquence actionnelle qui devient, à l’aide de la représentation, une séquence narrative, la période d’un discours alternant nouement et dénouement. Nous montrerons notamment que, dans l’interprétation d’un récit, l’activité cognitive anticipatrice (qui prend la forme de pronostics ou diagnostics) apparaît indissociablement liée à la réticencetextuelle manifestée par la mise en intrigue des événements[6] : cette « réticence » met l’interprète dans une situation de passivité partielle vis-à-vis du déroulement de l’histoire, mais elle permet en même temps d’exciter sa curiosité, d’engendrer du suspense, de polariser la réception par l’anticipation d’un dénouement qui tarde à être exposé et qui produit, en relation avec l’excitation ludique de cette attente, un certain plaisir[7]. La dimension passionnelle du récit, qui représente l’« agir » et le « pâtir humain », se transforme alors en un trait passionnant du discours, en un effet poétique qu’Aristote qualifiait de « cathartique » et qu’il associait, dans le genre tragique, aux émotions de crainte et de pitié. Par conséquent, la dimension passionnelle du récit doit également être interrogée au niveau de la réception car, ainsi que le rappelle Ricoeur, l’esthétique, en tant que théorie de l’actualisation d’un texte par un sujet, a pour thème

[...] l’exploration des manières multiples dont une oeuvre, en agissant sur un lecteur, l’ affecte. Cet être affecté a ceci de remarquable qu’il combine, dans une expérience d’un type particulier, une passivité et une activité, qui permettent de désigner comme réception du texte l’ action même de le lire.

Ricoeur, 1985 : 303

Notre approche de la narrativité propose une réflexion phénoménologique portant sur les passions qui sont au fondement de tous les récits, que ces derniers soient factuels – ils trouvent alors leur ancrage dans une tension vécue qui appelle son « dénouement » par la prise de parole ou par la représentation sémiotique – ou qu’ils soient de nature fictionnelle – les tensions ordinairement vécues sont imitées, remises en question, voire façonnées par la fiction qui contribue ainsi à les « apprivoiser » (voir Bruner, 2002) ou, au contraire, à les mettre au service d’une dynamisation des formes de vie individuelles ou collectives (voir Watzlawick, Weakland et Fish, 1980). La réactivation d’une réflexion portant sur les rapports entre passion et narration permet ainsi de repenser la fonction anthropologique des récits et rejoint de ce fait les ambitions de la poétique aristotélicienne, qui soulignait déjà l’importance des effets cathartiques liés au muthos tragique. Si la réflexion est ancienne, nous montrerons néanmoins qu’elle demeure complexe et qu’elle a connu une éclipse sans précédent au moment où la théorie narratologique atteignait son apogée en France, c’est-à-dire durant la période structuraliste où ses « outils heuristiques » fondamentaux se sont cristallisés. Aujourd’hui, malgré l’émergence d’une « sémiotique des passions » en France[8] et malgré le succès, en analyse du discours, des approches énonciative, pragmatique, rhétorique ou interactionniste (voir Plantin, Doury et Traverso, 2000), il semble que le renouvellement en profondeur des « acquis » de la période structuraliste reste encore un terrain de recherche en friche.

2. Narrer l’agir et le pâtir…

Dans la narratologie thématique « classique », c’est la dimension active des événements représentés, sous la forme de schémas relevant d’une « logique actionnelle », qui a occupé le devant de la scène, depuis Propp (1970) jusqu’à Adam (1994), en passant par Greimas (1966), Bremond (1973), Larivaille (1974), etc. Et pour cause : le récit est, par définition, une mimèsis praxéos – une imitation d’actions. Or l’action se définit en premier lieu par son agentivité, c’est-à-dire par tout ce qui la distingue : 1) de l’événement vécu passivement (le patient s’oppose à l’agent) ; 2) de l’événement naturel (le principe de causalité en mécanique s’oppose à la rupture introduite par l’intentionnalité du sujet) ; 3) de l’immobilité d’un état (l’état s’oppose au procès, comme le statisme s’oppose au dynamisme). La représentation des passions serait par conséquent l’apanage d’autres genres mimétiques, tels que le portrait, la description ou le lyrisme. Le récit, en tant que forme mimétique différenciée, serait donc a priori défini comme la reprise, dans l’actualité d’un discours, d’une action passée ou fictive, qui se définirait par son intentionnalité et par le dynamisme d’une temporalité possédant une certaine extension et articulée par une « mise en intrigue ».

Cet a priori concernant l’objet du récit est particulièrement évident si l’on se penche sur les travaux menés dans les domaines de la sémiotique narrative, de l’intelligence artificielle ou de la psychologie cognitive : dans ces travaux, l’élément dynamique de la narrativité est toujours exprimé par la structure téléonomique de l’intention, du but ou de la planification. Mais toutes ces dichotomies – agent/patient, action/passion, agir/pâtir, activité/passivité, procès/état, action/événement, etc. – masquent en fait l’intrication fondamentale de ces différentes dimensions au sein de tout phénomène. Ainsi que l’affirmait Ricoeur lors d’un entretien avec Greimas autour de la sémiotique des passions :

D’un point de vue phénoménologique, on ne peut rencontrer le problème du pâtir que si on a affaire à des êtres «agissants». Si nous n’étions simplement que des êtres mécaniques, si nous n’étions pas les auteurs de nos actions, capables de passer par les modalités du vouloir et du pouvoir, nous ne saurions pas ce que c’est que les passions. C’est à des êtres agissants qu’il arrive ce quelque chose : souffrir.

Cité dans Hénault, 1994 : 211

L’une des avancées majeures réalisées par la sémiotique des passions néo-greimassienne consiste précisément à avoir fait (ré)apparaître la corrélation fondamentale entre l’intensité de l’événement et l’extension du procès :

[Sur le plan] de la transformation discursive, la forme sensible est celle de l’ événement, caractérisé par son éclat et sa saillance, et sa conversion intelligible et extensive engendre le procès, souvent défini comme un « entier » quantifiable et divisible en aspects ; inversement, le procès n’est saisissable pour le sujet du sentir que s’il est modulé par l’intensité qui en fait un événement pour l’observateur. La corrélation fondatrice de la schématisation narrative du discours serait donc celle-ci :

événement ⇔ procès
  intensité      extensité

Fontanille et Zilberberg, 1998 : 77

Une telle corrélation doit être examinée dans toutes ses implications. Il apparaît ainsi que l’événement dont la « saillance » particulière en fait l’objet d’un récit potentiel est toujours caractérisé par une forme d’incertitude dans son appréhension : par exemple lorsqu’on sort d’une routine ou lorsqu’on n’est pas sûr d’atteindre un but difficile que l’on s’est fixé. Ainsi que le rappelle Eco à la suite de Van Dijk, les conditions élémentaires pour l’émergence d’une séquence narrative « importante » (c’est-à-dire « conversationnellement admissible ») imposent cette nécessité :

[...] les actions décrites sont difficiles et […] l’agent n’a pas un choix évident quant au cours des actions à entreprendre pour changer l’état qui ne correspond pas à ses propres désirs ; les événements qui suivent cette décision doivent être inattendus, et certains d’entre eux doivent apparaître inusuels ou étranges.

Eco, 1985 : 137

Se fixer un but difficile à atteindre suppose ainsi de prendre le risque de ne plus maîtriser l’ensemble des facteurs nécessaires à l’accomplissement d’une intention, et donc de se découvrir en même temps partiellement impuissant face à un destin qui nous échappe, qui n’est pas écrit d’avance. L’émotion, ainsi que l’a montré Peirce, surgit précisément dans la conscience de cette perte de contrôle partielle sur les événements :

Peirce a souligné le fait qu’une émotion commence avec une situation imprévue de confusion et de désordre. Nous sommes intrigués par les causes d’une situation nouvelle et conscients que notre contrôle normal sur les événements est interrompu. Le futur est soudain incertain. Notre assurance habituelle a perdu son support. Nous sommes pris dans les courants croisés de sentiments conflictuels. Dans cette situation chaotique, l’interprétant immédiat introduit l’émotion comme une hypothèse simplificatrice […]. Peirce a remarqué que lorsqu’une hypothèse plus rationnelle et critique devient accessible, l’émotion tend à refluer.

Savan, 1981 : 325, notre traduction

L’expérience temporelle qui est au coeur de la narrativité, cette temporalité saillante et dynamique qui se trouve au fondement du récit, se creuse par l’angoisse face à un avenir qui risque de nous échapper : il ne s’agit pas simplement de la protensivité d’une planification ou d’un but, d’un sujet tendu vers un objet et de la conjonction attendue de ces deux termes ; le nouement de l’intrigue dépend essentiellement de tout ce qui peut survenir entre-deux, dans cet espace « tendu » où rien n’est assuré, dans cette attente anxieuse qui anticipe la conjonction ou la disjonction finale. Dans la pure agentivité (pour autant que l’on puisse postuler son existence), il n’y aurait rien de dramatique, aucune amorce de narration, le résultat serait certain et, par conséquent, il ne serait pas « attendu » avec impatience ; l’agir se résumerait à un geste ou à une routine qui demeurerait irracontable aussi longtemps que le sujet demeurerait maître de son destin, aussi longtemps qu’il resterait cet agent idéal ne connaissant aucune limite à sa liberté et à sa volonté. Si le protagoniste a faim, il se rend dans un restaurant, commande et mange un repas. Si le protagoniste veut se rendre à son travail, il prend le train et arrive à l’heure au bureau. Cela ne fait pas une histoire. De telles séquences actionnelles peuvent être formalisées à l’aide de « scripts », mais c’est la transgression du script qui permet de nouer un récit (voir Baroni, 2002a). La pure agentivité est marquée du sceau de l’invisibilité : en elle, même le but finirait par s’effacer derrière le geste ou l’habitude, et le temps s’effondrerait, il se figerait en « temps mort » d’une extension que seul le temps des horloges permettrait de mesurer.

L’ethnométhodologie a souligné la qualité « émergente » du sujet et de ses buts, motifs ou raisons d’agir, qui sont formulés après coup, lorsqu’il éprouve par exemple une contrariété imprévue, ou lorsqu’on lui demande de rendre des comptes, lorsqu’il s’agit d’assumer la portée de ses actes. Dans cette approche, ainsi que le résume Louis Quéré, « le sujet intentionnel, conscient, volontaire et responsable, est le résultat émergent de l’accomplissement d’un cours d’action, plutôt que son origine ou sa cause » (1998 : 132). De la même manière, l’histoire et sa temporalité émergent par l’expérience d’un « heurt », par un dérangement de nos routines qui embrayent l’aventure au sein de laquelle des enjeux peuvent commencer à se dessiner avec une clarté progressive, qui demeure toutefois partiellement voilée parce qu’elle reste marquée jusqu’au bout du sceau de l’incertitude. Ce n’est que rétrospectivement, au-delà du chaos passionnant de l’aventure, au-delà du temps de la lecture, dans le temps logifié de l’interprétation, que tout peut sembler enfin à sa place, que le travail de configuration peut déployer un ordre plus ou moins fragile ou définitif, un sens plus ou moins mystérieux ou réducteur, plus ou moins surprenant ou attendu.

Entreprendre une action, c’est se heurter à une résistance potentielle, c’est prendre le risque d’échouer dans l’actualisation d’un projet. Quand ce risque apparaît nul, quand on nage en pleine routine, il n’y a rien à raconter, le monde est absent, il n’y a pas « événement », le temps est réduit à une simple répétition, à un éternel retour du « présent-absent ». Au contraire, lorsque l’action est menacée dans son accomplissement, lorsqu’elle est contrariée d’une manière ou d’une autre, lorsqu’on est amené à produire des pronostics sur son succès ou son échec, alors l’événement devient sensible, la temporalité s’approfondit et nos anticipations luttent contre l’incertitude d’un futur insondable, dont la présence devient écrasante. De même, quand on nage en plein brouillard, quand on ne parvient plus à identifier les objets ou les êtres, ni à saisir le sens de leurs actions, nos diagnostics s’opposent à un présent ou à un passé lourd de mystères. Il se passe quelque chose et cela méritera peut-être d’être raconté un jour…

Prendre en considération la dimension passionnelle qui est au fondement du récit revient à concevoir que la narrativité consiste précisément en la mise en scène de l’indétermination du monde ou du devenir : c’est le lieu où l’action se représente dans sa dimension passionnelle, dans son incertitude. Dans cet espace mimétique, le monde est toujours à refaire, il est plein des potentialités inexplorées qui se cachent dans les interstices d’une existence trop bien réglée, au sein des ténèbres dans lesquelles s’enracinent aussi bien nos espoirs que nos angoisses. Les récits, en plongeant leurs racines dans un pathos, dans la rupture qui nous vient de l’extérieur, de l’irruption d’autrui dans nos vies, recèlent l’espoir de changements salutaires, d’une nouveauté qui possède la vertu de nous libérer de la solitude, du radotage et de l’ennui d’une existence sclérosée.

3. Le dialogisme de la séquence narrative

Sur le plan de l’interaction entre le narrateur et son destinataire, la dimension passionnelle joue un rôle qui a été longtemps négligé, marginalisé, voire totalement ignoré dans les travaux d’orientation structuraliste. Ainsi que l’affirme Jean-Paul Bronckart :

S’il est rarement posé comme tel, le statut dialogique de la séquence narrative est néanmoins évident. […] Cette séquence se caractérise toujours par la mise en intrigue des événements évoqués. Elle dispose ces derniers de manière à créer une tension, puis à la résoudre, et le suspense ainsi établi contribue au maintien de l’attention du destinataire.

1996 : 237

Un tel point de vue sur le statut dialogique de la séquence narrative, qui insiste sur le rôle de la tension dans le processus de la mise en intrigue, s’il était déjà latent dans les travaux de Tomachevski (1925), a été fort peu discuté durant l’âge d’or de la narratologie structuraliste, et cela pour plusieurs raisons. Alors que le Nouveau Roman occupait l’avant-scène de la production littéraire, l’intrigue, la tension narrative et, en particulier, le suspense apparaissaient comme l’apanage d’une production populaire, commerciale et déclassée. Par ailleurs, d’un point de vue purement épistémologique, le parti pris de l’approche structuraliste rendait caduque une interprétation fondée sur le dialogisme, puisque l’objet des recherches devait être les structures immanentes des textes, abstraction faite de tout contexte de production ou de réception. Par conséquent, ce n’est que dans les travaux dont la portée était limitée à des corpus populaires (par exemple les travaux de Charles Grivel sur l’intérêt romanesque dans des romans populaires du xixe siècle) et sous l’influence des « théories de la réception », qui ont émergé vers le milieu des années 1970, que l’on a recommencé à prendre en considération les effets passionnels associés aux intrigues littéraires. Pourtant, même dans les travaux sur la réception, le point de vue cognitiviste a continué à dominer largement la réflexion au détriment d’une analyse des affects et une réticence demeurait quand il s’agissait de généraliser la portée des réflexions sur le suspense, la curiosité ou la tension narrative au-delà du corpus « paralittéraire ».

Roland Barthes, par exemple, évoque le suspense, qui dépend d’une lecture linéaire et d’une certaine forme de « réticence » textuelle (1970). Il décrit avec précision les codes « herméneutique » et « proaïrétique » qui structurent les récits « classiques » selon une logique irréversible, mais, en même temps, il définit le type de jouissance qui repose sur ces « codes irréversibles » comme un plaisir honteux, une perversion, une forme de « voyeurisme » et une soumission à la logique commerciale du marché des biens symboliques (1973). Quant à Wolfgang Iser (1976), s’il a évoqué la technique « commerciale » du roman-feuilleton et les indéterminations provisoires sur lesquelles elle repose, ce sont plutôt les indéterminations radicales du texte littéraire d’avant-garde, celles qu’on trouve par exemple dans l’oeuvre de Joyce, qu’il a valorisées et discutées[9]. Il faudra en fait attendre le « retour de l’intrigue » dans l’esthétique postmoderne et l’émergence d’une critique ad hoc pour voir poindre, dans le prolongement de l’analyse aristotélicienne de la catharsis, une véritable réflexion sur les questions de l’immersion, de l’identification au personnage et des caractères passionnels et ludiques du récit (voir Eco, Jauss, Picard, Jouve, Schaeffer, etc.).

Entre-temps, une conception réifiée de la « séquence narrative », fondée sur une logique actionnelle dérivée des travaux de Propp (1928), s’était imposée. Chez Larivaille, qui constitue un cas exemplaire, la séquence narrative élémentaire est décrite comme un « segment » situé sur le plan de « l’aventure humaine » (1974 : 384), le récit en tant que discours se définissant au contraire comme la « prise en charge, par la parole ou l’écriture, d’un ensemble d’États (“situations”) et de Transformations […] couvrant un segment variable de la chaîne existentielle » (ibid. : 385). D’une manière générale, cette séquence canonique, qui correspondrait à la « structure profonde » du récit, était assimilable à un épisode dans lequel un agent transformait un état initial en un état final par l’intermédiaire d’un procès temporellement orienté. Une telle perspective a pour conséquence que les dimensions passionnelles et dialogiques de ce procès narratif ont été abstraites et que, donc, cette conception de la narrativité est affranchie du soupçon de l’artifice racoleur, de l’effet poétique visant à produire du suspense ou de la tension « dramatique ». Il s’agissait en fait, ainsi que l’a dénoncé par la suite Meir Sternberg (1992 : 486), d’une conception de la séquence narrative démotivée, dépoétisée et dés-intriguée (« de-plotted »), qui privilégiait un point de vue rétrospectif sur le récit et qui écrasait la temporalité inhérente à l’actualisation des productions narratives.

L’expression « mise en intrigue » a finalement fait sa réapparition dans le vocabulaire des poéticiens vers le milieu des années 1980, notamment dans les travaux de Paul Ricoeur, mais il est frappant de constater qu’elle a perdu au passage sa signification passionnelle : la corrélation qui paraissait autrefois évidente entre l’intrigue et le suspense a été effacée au profit de la mise en évidence d’une médiation configurante, conférant les traits de la totalité et de la complétude à l’événement pris en charge par le récit, et le chargeant au passage d’un sens[10]. Cette conception herméneutique de l’intrigue, qui définit l’« intelligence narrative » comme une « innovation sémantique » permettant de « comprendre » l’événement, tend aujourd’hui à effacer le fait – pourtant évident pour le sens commun et pour la critique jusqu’à un passé récent – que l’intrigue relève avant tout de la natureintrigante du récit, de son caractère mystérieux ou (au moins provisoirement) suspensif.

Il faut rappeler que, dans leur forme canonique, les « récits à intrigue » relèvent d’une forme particulièrement peu coopérative de communication. Barthes définissait d’ailleurs le « récit classique », c’est-à-dire le récit de fiction structuré par une intrigue, comme « un sujet que l’on tarde à prédiquer » et il a montré que la dynamique de ce genre de narration consistait en une « dynamique statique », le problème étant « de maintenir l’énigme dans le vide initial de sa réponse » (1970 : 75-76). Si l’intrigue configure le récit, si elle le rythme par l’attente d’un dénouement et lui confère, rétrospectivement, les propriétés ressenties de l’unité et de la totalité, c’est bien parce qu’elle renonce à exprimer les choses directement, à mettre d’emblée de l’ordre dans le chaos. Il s’agit au contraire, par le biais de l’intrigue, de mettre en scène le chaos à l’intérieur de l’harmonie configurante d’un discours ou, pour reprendre une métaphore borgésienne, de dresser les plans d’un labyrinthe pour y égarer provisoirement son lecteur. À l’inverse de la conception structuraliste, il s’agit de ne pas confondre la « matière première » du récit – en l’occurrence un segment de l’aventure humaine – et la « mise en intrigue », qui consiste à structurer dialogiquement la production sémiotique en déterminant ses charnières essentielles dans l’ordre du discours, charnières dont rendent compte les notions de noeud et de dénouement. Il s’agira également, contrairement cette fois à la conception ricoeurienne, de souligner les propriétés passionnelles, et non seulement herméneutiques et configurantes, de la mise en intrigue.

4. Les deux modalités alternatives de la mise en intrigue

À la suite des distinctions introduites par Sternberg (1992), ce sont les termes de curiosité et de suspense qui nous serviront à décrire la résultante passionnelle des deux modalités fondamentales de l’interprétation d’un récit, que nous proposons de baptiser quant à elles par les termes suivants :

  1. pronostic : anticipation incertaine d’un développement actionnel dont on connaît seulement les prémisses ;

  2. diagnostic : anticipation incertaine, à partir d’indices, de la compréhension d’un événement décrit provisoirement de manière incomplète.

Pronostic et diagnostic sont donc, l’un comme l’autre, des anticipations par rapport au développement ultérieur du récit, mais ils se distinguent sur le plan de l’appréhension cognitive de l’action. Nous préférons cette terminologie[11]  à celle de Sternberg, qui oppose prospection et rétrospection, parce que le suffixe met clairement en jeu un « savoir » anticipé (une gnôsis) et non pas un « spectacle », et que le préfixe « dia- » n’implique pas exclusivement la recherche d’une cause située dans le passé, mais intègre également l’identification d’éléments actuels (par exemple une identité, un lieu ou une intention) qui sont provisoirement dissimulés[12]. Nous pensons en effet que la curiosité de l’interprète ne porte pas toujours sur le passé de l’événement décrit et qu’elle doit surtout être évaluée en fonction de la plus ou moins grande transparence du discours, quel que soit son objet. Pour simplifier l’appréhension de cette terminologie en distinguant ce qui relève d’une stratégie « rhétorique »[13] du discours, d’une activité cognitive dans le processus interprétatif, ou d’un effet passionnel éprouvé en relation avec cette activité (qui représente l’effet visé par la « figure rhétorique », c’est-à-dire le pathos du logos), nous proposons la synthèse suivante.

Tableau 1

• Stratégie de mise en intrigue

relation chronologique d’un événement marqué par une disjonction de probabilité

représentation obscure d’un événement présent ou passé

• Activité cognitive mise en oeuvre dans l’interprétation

pronostic

diagnostic

• Tension narrative qui affecte l’interprète

suspense

curiosité

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La corrélation entre la tension narrative qui affecte l’interprétation et l’activité cognitive qui lui est associée met en lumière le double aspect, irréductiblement actif et passif, de toute interprétation. Bien que nous nous servions des termes de curiosité et de suspense pour discriminer deux modalités de la tension narrative, ces effets se structurent fondamentalement selon plusieurs phases ou étapes similaires, qui voient se succéder un questionnement, une attente (entretenue par une certaine « réticence textuelle », durant laquelle incertitude et anticipation se mêlent dans l’expérience esthétique) et, enfin, une réponse, dont le contenu est potentiellement inattendu, qui clôture le processus global et permet d’en évaluer rétrospectivement l’unité. Sur l’axe syntagmatique du récit, suivre le destin de la tension narrative nous conduit, par conséquent, à articuler trois phases du récit, qui sont actualisées successivement par l’interprète :

  1. Le noeud produit un questionnement qui agit comme un déclencheur de la tension narrative. Que ce questionnement soit lié à un pronostic ou à un diagnostic concernant la situation narrative, l’interprète est toujours amené à identifier une incomplétude provisoire du discours qui peut être explicitée sous la forme d’interrogations du type « Que va-t-il arriver ? », « Que se passe-t-il ? » ou « Qu’est-il arrivé ? ».

  2. Le retard configure la phase d’attente pendant laquelle l’incertitude ressentie est partiellement compensée par l’anticipation du dénouement attendu. L’anticipation la plus élémentaire porte sur l’attente que le texte se clôturera effectivement par un dénouement : sans cette attente du dénouement, qui se fonde sur le schématisme canonique de l’intrigue (alternance nouement/dénouement), la tension narrative ne serait pas configurante, car elle ne polariserait pas le récit vers une réponse textuelle à venir[14]. C’est donc bien la dialectique de l’incertitude et de l’anticipation qui fonde la tension narrative, dont l’une des fonctions primaires est de « rythmer » le récit.

  3. Enfin, le dénouement fait survenir anaphoriquement la réponse que fournit le récit aux questions de l’interprète : l’anticipation (sous forme de pronostic ou de diagnostic) est alors confirmée ou infirmée et, dans ce dernier cas, une surprise peut conduire à une réévaluation complète ou partielle de l’interprétation. Cette phase conclusive permet également d’évaluer la complétude du récit, qui forme ainsi une totalité réalisée après avoir été (longtemps) attendue.

La première phase est déterminante dans la distinction entre curiosité et suspense. En effet, c’est en fonction de la forme que va prendre le questionnement répondant à l’incomplétude provisoire du récit qu’il est possible de déterminer si nous sommes confrontés à une mise en intrigue encourageant la formulation d’un diagnostic incertain, ou d’un pronostic plus ou moins aventureux, et donc favorisant l’économie de la curiosité ou du suspense.

La mise en intrigue visant la production de suspense tendra à faire réagir l’interprète en l’amenant à se demander : « Que va-t-il arriver ? », « Qui va gagner ? », « Le fera-t-il ? », « Comment va-t-il faire ? », « Réussira-t-il ? », etc. Pour que ces questions implicites soient efficaces, c’est-à-dire pour que l’interprète soit véritablement amené à s’interroger au point que l’attente d’une réponse soit marquée, il faut que le développement chronologique de l’action fasse apparaître une « disjonction de probabilité » jugée importante en fonction de « compétences encyclopédiques » partagées entre le producteur du récit et son interprète (voir Eco, 1985). Les situations typiques qui codent le suspense sont, par conséquent, les interactions « sous-codées » ou celles qui apparaissent par nature les plus instables : les conflits, les transgressions ou les méfaits, les buts difficiles à atteindre, etc. Dans ce contexte, le fait que le narrateur ne dévoile pas d’emblée le résultat de cette (inter)action sous-codée explique que la relation chronologique apparaisse comme provisoirement réticente sur le plan de l’échange d’information.

À l’inverse, on supposera que le récit suit une stratégie de la curiosité si les questions que l’on est amené à se poser à ce stade prennent les formes suivantes : « Que se passe-t-il ? », « Que veut-il ? », « Qui est-il ? », « Que fait-il ? », « Qu’est-il arrivé ? », « Qui l’a fait ? », « Comment en est-on arrivé là ? », etc. De telles interrogations sont obtenues soit par un obscurcissement stratégique dans la représentation des événements, soit par un bouleversement de la chronologie (l’effet étant placé avant la cause par exemple). L’ignorance de l’interprète est souvent doublée, au niveau de la fabula, par celle du protagoniste aux prises avec des événements mystérieux, ce qui entraîne que la représentation énigmatique n’apparaît pas nécessairement comme une rupture de l’immersion ; quoi qu’il en soit, les incipits in medias res peuvent être associés à cette forme alternative de mise en intrigue. Le diagnostic porte alors sur le présent ou sur le passé l’histoire qui sont provisoirement incompréhensibles.

La seconde phase, qui s’étale entre le moment où la question surgit et celui où elle est résolue, définit l’espace temporel durant lequel la tension narrative peut véritablement être éprouvée, car, située entre l’actualisation du noeud et celle du dénouement, elle est la seule de ces trois phases qui correspond nécessairement à une duréesensible, structurant et orientant la temporalité du récit. Cette phase, durant laquelle la tension se développe, dépend directement de la nature provisoirement incomplète de la narration, du « retard » qui est introduit entre le questionnement induit chez le destinataire et la réponse textuelle qui sera fournie. L’anticipation de l’interprète sous forme de diagnostic ou de pronostic vise une reconquête partielle du contrôle perdu dans l’interaction discursive. Ce « contrôle passif », fondé sur une anticipation incertaine, n’efface cependant pas entièrement la tension narrative (c’est-à-dire l’incertitude), qui est maintenue jusqu’au dénouement final, potentiellement surprenant. L’anticipation incertaine, qui s’enracine dans un répertoire de séquences actionnelles sous-codées dont dispose l’interprète, permet ainsi l’établissement d’une téléologie du discours en dessinant d’emblée les contours de l’intrigue, dont le dénouement est anticipé avant d’être pleinement actualisé. Ce répertoire de « schèmes séquentiels » (Baroni, 2006a), qui permettent d’anticiper la structure globale du récit, relève de la maîtrise par l’interprète d’une sémantique de l’action plus ou moins complexe et de la connaissance de stéréotypes narratifs (architextes, scénarios intertextuels, etc.) et culturels (scripts, matrices interactives, etc.).

La dialectique de l’incertitude et de l’anticipation, de la passivité réceptive et de l’activité interprétative, liée au retardement stratégique du dénouement, met en relation la portion du récit déjà actualisée (où se situe le noeud, qui agit comme un catalyseur de l’anticipation) avec un « à-venir » possible du discours, anticipé mais non encore survenu. En général, plus le dénouement paraît imminent, plus l’intensité du discours augmente.

Figure 1

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Il apparaît impossible de considérer la dernière phase de l’intrigue, qui amène un dénouement, indépendamment du processus dynamique qui a conduit jusqu’à elle. C’est sur ce point, notamment, qu’une approche dialogique de la narrativité fait évoluer le schématisme de la séquence narrative telle qu’elle a été réifiée par les narratologues structuralistes : en effet, le schéma actantiel de Greimas, qui figeait la narrativité dans une forme logique a priori, ne permettait pas de tenir compte des éventuelles surprises accompagnant son actualisation. Le dénouement représente le moment où survient la réponseattendue, et si sa propriété structurale anaphorique dépend de sa responsivité, c’est qu’il est nécessairement lié au questionnementinitial et aux hypothèses provisoires avancées par l’interprète pour anticiper cette réponse.

Par rapport à la curiosité et au suspense, qui polarisent l’interprétation vers l’« à-venir » du récit, la surprise conduit au contraire à réévaluer la manière dont nous l’avions actualisé antérieurement. La surprise débouche alors sur une prise de conscience : elle active en quelque sorte la fonction « heuristique » de la tension narrative, qui peut être définie comme une dynamique de la « récognition » (voir Sternberg, 1992 : 519-524). Les surprises narratives sont précisément le lieu où le « transcodage des normes et des valeurs extra-textuelles » (Iser, 1979 : 287) peut se réaliser. Aux abductions sous-codées qui visaient à anticiper la totalité du discours narratif succède une « méta-abduction » à même de renouveler notre compréhension du récit et du monde qu’il représente[15].

Il est important de préciser enfin que, dans le contexte de la narrativité, et surtout si le récit est de nature fictionnelle, la tension qui caractérise l’attente prend généralement une tonalité positive. C’est la raison pour laquelle la « réticence » sur laquelle se construit la mise en intrigue est perçue non comme un défaut de « coopération » de la part du narrateur (Grice, 1967), mais, au contraire, comme une façon de renforcer l’intérêt du discours, de lui donner du « relief ». La tension narrative se réalise dès lors selon une modalité passionnante plutôt que simplement passionnelle, du moins si l’on associe à ce dernier terme la tonalité habituelle d’un pathos négatif ou d’un affect désagréable[16].

La tension narrative se définit ainsi davantage par les traits tensifs de l’excitation ludique que par ceux de la souffrance et du pâtir, même si la stratégie du suspense passe généralement par la mise en scène de situations qui seraient habituellement considérées comme désagréables dans la vie réelle. De la même manière que l’on prend plaisir à se faire peur en empruntant les « montagnes russes » dans un parc d’attractions, dans le contexte de la narrativité, il devient possible de jouir, sans danger réel, de la représentation de situations qui, ordinairement, nous angoisseraient de manière insupportable[17]. Ainsi que nous l’a suggéré Jacques Bres, la « réticence » de la mise en intrigue pourrait par conséquent avoir pour fonction d’apprendre au petit homme que le plaisir tient aussi à la satisfaction différée de ses désirs, d’où naît peut-être la conscience du temps et ce qui le rend humain. En général, d’ailleurs, le dénouement, en mettant fin à l’immersion dans l’espace imaginaire et ludique de la narrativité, est ressenti comme une frustration.

Néanmoins, sur ce point, il faut noter une différence fondamentale entre les récits de nature fictionnelle et les récits factuels. Dans les récits de vie tels que les autobiographies, les témoignages ou l’historiographie, il peut arriver que la « charge passionnelle » de l’événement narré, du fait qu’elle a été réellement éprouvée, du fait qu’elle se situe dans la continuité d’un corps qui a d’abord ressenti la souffrance avant de la raconter, conserve au moins partiellement sa tonalité négative originale (voir Baroni, 2006b). La compassion éprouvée par l’interprète, son « empathie » envers le destin du protagoniste, ne peuvent dès lors pas être simplement « délectables ». Quoi qu’il en soit, il est certain que la mise en intrigue modifie en profondeur la perception des tensions qu’elle met en scène : du fait qu’elle contient en germe la promesse d’une résolution harmonieuse, cette tension acquiert une valeur proprement structurale, comme les dissonances dans une progression musicale qui n’apparaissent pas comme des fausses notes, mais comme des tensions pertinentes dès lors que l’on s’attend à ce qu’elles se résolvent au terme de la phrase.

5. Conclusion

Nous avons montré que l’organisation du récit en séquences dépendait de ce que l’on appelle le phénomène de la « mise en intrigue des événements » et que ce processus reposait essentiellement, si on le replace dans son contexte dialogique et passionnel, sur une stratégie textuelle tensive visant à intriguer le destinataire en retardant l’introduction d’une information qu’il souhaiterait connaître d’emblée. Nous avons mis en évidence deux formes fondamentales de stratégies rhétoriques permettant de nouer une intrigue, qui sont chacune étroitement liées à des questions relatives à la saisie cognitive des (inter)actions figurées : soit l’information retardée porte sur le développement ultérieur d’un cours d’actions dont l’issue reste incertaine (dès lors, la relation chronologique génère du suspense) ; soit c’est la compréhension d’un événement actuel ou passé qui est provisoirement entravée (il s’agit alors d’une mise en intrigue par la curiosité). L’approche passionnelle de la narrativité souligne que le « nouement » de l’intrigue peut être considéré comme une sorte d’interrogation adressée à un destinataire pour susciter, chez ce dernier, une réponse prenant la forme d’un affect (suspense ou curiosité) et d’une participation cognitive accrue visant à compenser la perte de maîtrise dans la circulation de l’information en anticipant la réponse attendue. C’est dans la tension entre la réponse anticipée de l’interprète et la réponse textuelle effective, dans la surprise potentielle que réserve le récit, que se joue en grande partie le sens de l’histoire.

Benveniste soulignait par ailleurs que l’« interrogation » faisait partie d’un « appareil de fonctions » qui permettent à un locuteur d’influencer l’allocutaire et qu’elle mettait ainsi en évidence la dimension énonciative des faits de langage :

Dès lors que l’énonciateur se sert de la langue pour influencer en quelque manière le comportement de l’allocutaire, il dispose à cette fin d’un appareil de fonctions. C’est, d’abord, l’interrogation, qui est une énonciation construite pour susciter une « réponse », par un procès linguistique qui est en même temps un procès de comportement à double entrée. […] Ce qui en général caractérise l’énonciation est l’accentuation de la relation discursive au partenaire, que celui-ci soit réel, imaginé, individuel ou collectif.

1974 : 84-85

Si les fondements de l’intrigue se situent effectivement, comme nous le pensons, dans cette « accentuation de la relation discursive » qui passe par une forme de questionnement, alors un tel point de vue devrait nous inviter à dépasser la dichotomie trop simpliste qui oppose traditionnellement histoire et discours. Le phénomène de la mise en intrigue, dont dépend la « séquentialisation » du récit, est donc bien fondamentalement inséparable du dialogisme, et ce qui a pu être considéré autrefois comme une propriété structurale et immanente du texte est en fait la trace la plus évidente du contexte « interlocutif » ou « dialogique » dans lequel il s’insère.

L’absence apparente de finalité pratique immédiate, qui caractérise souvent le récit littéraire – ce qu’on a appelé parfois, surtout dans le registre fictionnel, sa « dépragmatisation » –, est susceptible d’être compensée par ce phénomène de tension narrative qui vise un « faire ressentir » structurant le discours et définissant sa pertinence au niveau de la relation interlocutive. Ce trait du récit rappelle par ailleurs la « fonction phatique » (Jakobson, 1963) dans laquelle les liens de l’union sont créés par un simple échange de mots, la langue ne fonctionnant pas comme un moyen de transmission de la pensée. Mais, au-delà d’une simple fonction « phatique » que remplirait la mise en intrigue, il importe de souligner que le plaisir que nous tirons de la mise en scène de nos tensions existentielles, de leur conversion, par la médiation de la mise en intrigue, en des tensions narratives, a certainement un rapport beaucoup plus profond avec la manière dont nous appréhendons les changements imprévisibles ou les « zones d’ombre » qui affectent nos existences. Pour Jerome Bruner :

Concevoir une histoire, c’est le moyen dont nous disposons pour affronter les surprises, les hasards de la condition humaine, mais aussi pour remédier à la prise insuffisante que nous avons sur cette condition. Les histoires font que ce qui est inattendu nous semble moins surprenant, moins inquiétant : elles domestiquent l’inattendu, le rendent un peu plus ordinaire. « Elle est bizarre, cette histoire, mais elle veut dire quelque chose, non ? » : il nous arrive de réagir ainsi, même en lisant le Frankenstein de Mary Shelley.

2002 : 79-80

Si les récits sont en mesure d’opérer ce colmatage des événements qui lézardent nos certitudes et qui écornent notre pouvoir sur le monde, ils peuvent tout aussi bien, à l’inverse, nous aider à produire des changements salutaires, qui nous permettent de sortir du cercle vicieux de la répétition, de l’ennui et de la souffrance qui finit par naître de l’ennui (voir Watzlawick, Weakland et Fish, 1980).

Si notre perception de l’univers repose sur une construction symbolique qui a pour but de rendre le monde « habitable », il importe que cette construction soit en mesure d’évoluer quand elle révèle ses limites, de s’adapter aux « heurts » incessants que lui oppose une expérience concrète, irréductible à nos schémas prévisionnels et interprétatifs. Les anecdotes étranges que l’on se raconte, mais surtout les récits de fiction, par leur pouvoir de forger des « mondes possibles inédits », permettent ainsi d’explorer des virtualités insoupçonnées de la réalité[18] ; ils visent alors à nous « défamiliariser » de notre quotidien. Dans ce registre, les récits cherchent davantage à ébranler un monde, qui échappe ainsi au radotage, qu’à réduire les écarts inévitables qui existent entre les événements et notre horizon d’attente. Le mouvement irrépressible de l’Histoire et des histoires s’exprime à travers ce débordement perpétuel, porteur d’espoirs ou d’angoisses, dont seule la narrativité permet de rendre compte.