Résumés
Résumé
Cet article affronte l’ambiguïté de l’image ethnographique en prenant comme base le riche corpus fourni par le timbre-poste colonial français de l’entre-deux-guerres. Le timbre offre un champ privilégié d’analyse dans la mesure où l’appropriation d’une image de la vie authentique indigène active un processus de re-présentation de l’objet – son encadrement dans une forme lisible par le récepteur européen –, analogue au processus de transcription ethnographique, où les éléments de la culture étudiée sont intégrés et enregistrés suivant des schémas étrangers à leur nature. Une analyse du timbre, en dégageant ses fonctions à la fois indiciaires et iconiques, révèle une tendance à se structurer en couches sémiotiques, en une superposition de signes, qui se prêtent à une certaine manipulation idéologique. En plus, la compartimentation de la réalité protéiforme indigène par la forme du timbre devient l’instrument d’une appropriation plus générale. Le timbre-poste se transforme en porte-objet microscopique, dans le cadre duquel des aspects de la vie indigène se profilent comme des spécimens ethnographique ou zoologique. La vie et la culture indigènes sont ainsi soumises à une gamme d’optiques dont tous sont hégémoniques parce que saisis du point de vue de la puissance européenne colonisatrice.
Abstract
This paper explores the ambiguity of the ethnographic image on the basis of the rich corpus provided by French colonial stamps during the interwar years. The stamp offers a privileged field of analysis in that its appropriation of images of authentic native life activates a process of re-presentation of the object analogous to the process of ethnographic transcription, where elements of a given culture are integrated and recorded according to patterns alien to its nature. An analysis of both the indexical and iconic functions of the postage stamp reveals a tendency within in it towards a layered semiotic structure in which signs are superimposed on each other, in such a way as to facilitate a certain degree of ideological manipulation. Furthermore, the compartmentalization by the stamp of the complex reality of native life leads to an even more general appropriation. The stamp becomes a microscopic sample framing aspects of native life that appear as ethnographic or zoological specimens. Native life and culture are in this way submitted to a range of viewpoints, all of which are hegemonic to the extent that they are seen from the perspective of the European colonizing power.
Corps de l’article
Introduction
Comme nous l’ont montré des expositions récentes, tels les Zoos humains au Louvre en 2000[1], et des enquêtes, telles Images et Colonies de 1993[2], la IIIe République en France (1870-1940) a été profondément marquée par l’image de l’autre, et surtout l’autre pour ainsi dire apprivoisé par la domination coloniale. Cette documentation iconographique a le mérite, en nous rappelant la coïncidence historique entre l’expansion coloniale et l’avènement du regard ethnographique, de souligner la profonde ambiguïté du rapport entre le discours scientifique et la domination économique. Dans les deux cas, un corpus important d’images – cartes postales, affiches, vignettes, photographies – fournit la base d’une analyse des enjeux principaux mis à l’œuvre par l’affrontement des cultures. Cet affrontement, et l’ambiguïté profonde qu’il recèle, est évident surtout en France dans la période de l’entre-deux-guerres, où il se manifeste notamment dans les grandes expositions coloniales organisées à Paris en 1931 (ill. 1 et 38) et en 1937 (celle-ci faisant partie de la Foire mondiale), expositions qui, dans notre ère postcoloniale, sont de plus en plus étudiées[3]. Cet affrontement se manifeste aussi durant cette période sous une forme de représentation visuelle beaucoup plus répandue, quoique paradoxalement beaucoup moins remarquée, celle du timbre-poste[4]. En analysant le timbre-poste colonial français, ce travail essaiera de cerner plus étroitement l’ambiguïté de l’image colonialiste/ethnographique et notamment sa structure sémiotique.
Quoique les enjeux complexes et parfois contradictoires du projet ethnographique européen aient été sujets, depuis les années 1950, à une discussion intense[5], la question de la représentation de l’ethnologie par – et pour – des non-spécialistes a été, d’une manière générale, beaucoup moins étudiée. L’apport d’expositions récentes, comme celles que je viens de signaler, a été considérable ; mais vu la largeur de leur champ d’enquête, elles n’ont évidemment pas toujours pu se pencher suffisamment sur la construction complexe de l’image ethnographique. Cela est regrettable dans la mesure où, jusqu’à un certain degré, l’appropriation d’une image de la vie authentique indigène – en utilisant photographies, dessins ou gravures – active un processus de re-présentation de l’objet – son encadrement dans une forme lisible par le récepteur européen –, analogue au processus de transcription ethnographique, où les éléments de la culture étudiée sont intégrés et enregistrés suivant des schémas souvent étrangers à leur nature. Ce problème de transcription est évidemment compliqué lorsque l’image indigène appropriée est sortie de son contexte scientifique pour être insérée dans un cadre plus abstrait ou général – affiche, timbre-poste ou autre reproduction graphique – et ainsi soumise à la possibilité de lectures plus aléatoires. Toute transformation technique ou médiatique de l’image comporte donc fatalement la possibilité d’une manipulation, manipulation que tout projet anthropologique subit jusqu’à un certain point[6]. En ce sens le timbre-poste colonial – qui dans certaines de ses manifestations se veut une sorte de document ethnographique ou pseudo-ethnographique (voir ill. 9-32) – fournit un exemple privilégié d’analyse. Un but important de ce qui suit sera donc, en soumettant le timbre-poste colonial à une analyse sémiotique – suivant principalement les catégories proposées par C. S. Peirce –, de montrer comment sa structure – avec ses multiples couches signifiantes – se prête à des glissements sémantiques et ainsi aux pratiques plus ou moins consciemment manipulatrices qui hantent le projet ethnographique.
Le corpus
Le corpus que constitue le timbre-poste colonial est énorme. Je limite donc ici le champ d’enquête à l’époque du développement moderne des colonies qui coïncide précisément avec leur promotion au moyen du timbre-poste, c’est-à-dire la période 1900-1950, et surtout les années 1930 et 1940[7]. À partir des années 1960, les colonies commencent à accéder à l’indépendance et, quoique le problème du colonialisme demeure, les enjeux changent. Mon objet d’étude sera l’Afrique, où l’on trouve la plus grande concentration de colonies européennes, et en particulier les colonies françaises, dont les timbres constituent à la fois une partie significative, pour ainsi dire, des archives de la politique coloniale européenne de l’entre-deux-guerres, et une manifestation exemplaire de la tension à l’intérieur du timbre-poste entre fonction affichée de documentation ethnographique et message sous-jacent idéologique. Parfois, je me reporterai à des exemples de timbres-poste coloniaux anglais, surtout pour souligner des aspects de la structure sémiotique du message philatélique.
La structure sémiotique du timbre-poste
La structure sémiotique du timbre-poste est complexe[8] ; une complexité qui reflète les multiples fonctions que le timbre-poste remplit. En tant qu’indice, le timbre-poste traditionnel ou définitif – utilisant des symboles (mots et chiffres) – indique le pays émetteur et le prix de port payé du courrier auquel le timbre est attaché. En tant qu’icône, le timbre-poste définitif présente aussi (normalement) une image symbolique du pays – tête de monarque ou icône nationale ; en plus, le timbre-poste commémoratif, dont le format est généralement plus grand, ajoute une icône supplémentaire qui indique ou commémore un personnage, un site ou un événement que l’émission du timbre marque. En remplissant des fonctions à la fois indiciaires et iconiques, le timbre a tendance à se structurer en couches sémiotiques, une superposition de signes qui reflètent les diverses fonctions que remplit le timbre. Souvent une certaine tension se remarque entre la fonction affichée (officielle) et les messages idéologiques sous-jacents, tension qui souligne la structure essentiellement hétérogène du timbre-poste.
Dans la période 1920-1960, dont il s’agira ici, il est possible de distinguer deux modèles essentiels de timbre-poste colonial. Tous les deux sont de grand format ; la distinction de taille entre timbres définitifs et timbres commémoratifs observés dans les pays européens n’opère pas pour la plupart dans le cas des colonies. Ce choix du grand format répond non seulement au besoin de promouvoir des images attrayantes des pays coloniaux (ce qui implique une profusion de signes iconiques), mais aussi à celui de compenser le manque relatif d’emblèmes historiques ou idéologiques qui pourraient à la fois représenter individuellement, et d’une manière compréhensible pour les destinataires européens, toutes les différentes colonies africaines, et les distinguer les unes des autres – les premiers timbres coloniaux français n’ayant été souvent que des timbres français définitifs avec le nom de la colonie surajouté. C’est à l’intérieur du grand format, standardisé à partir des années 1920, que les deux modèles de structuration philatélique picturale se distinguent.
Le premier modèle – le plus simple et le plus généralement utilisé – est celui de l’image unique, gravure ou photogravure, qui présente des scènes, des personnages ou d’autres aspects de la vie coloniale (ill. 9-32). D’une structure sémiotique apparemment simple, ce genre de timbre essaie de communiquer, par la présentation d’une seule icône, une vision à la fois documentaire et idéologique de la colonie, la fonction ethnographique ou taxidermique affichée de l’image philatélique étant le plus souvent doublée d’un vernis exotique ou pittoresque. Sous l’apparence transparente de ces timbres, donc, on peut discerner une volonté de manipulation idéologique. Ce décalage sémiotique est visible aussi au niveau symbolique, où les messages essentiels indiciaires se présentent selon les conventions et utilisent la langue des puissances coloniales. Le second modèle manifeste dans sa structure une certaine parenté avec les armoiries (ill. 2-4) : cette sorte de timbre réunit de multiples éléments sémiotiques à l’intérieur d’un cadre ou d’un écusson. La structure sémiotique est donc complexe, le message étant fabriqué non à partir d’une icône unique, mais à partir de plusieurs éléments disparates. Ainsi, images ou emblèmes indigènes plus ou moins authentiques se trouvent encadrés par un modèle de structuration essentiellement européenne : les armoiries. L’absurdité du mélange ainsi créé est masquée par une longue tradition qui fait que l’image paraît naturelle au destinataire français.
Un tel mélange est évident dans un timbre-poste définitif de 1938 provenant de l’ancienne colonie africaine britannique, Swaziland (ill. 4). Ce timbre réunit en effet deux classes de signes iconiques : la première, associée au pouvoir colonial : couronne, tête de roi, carte de la colonie ; la deuxième, exprimant des aspects pittoresques de la vie indigène : treillis, boucliers, paysages avec cases. Et deux classes de signes indiciaires : la première, symbolique, incluant le nom du pays, le prix de port, l’étiquette « Postage et revenue » ; la seconde, iconique, et comprenant tous les éléments indiqués qu’on vient de citer sous la rubrique signes iconiques. En plus, ces différents signes sont superposés d’une manière très étagée : le prix de port est superposé sur la carte du pays qui est posée sur un écusson, celui-ci étant superposé à son tour sur un fragment de paysage indigène, le tout n’occupant que la partie basse du timbre, comme une prédale. Le même principe est suivi dans la partie principale du timbre où il y a quatre couches d’éléments sémiotiques. Dans des timbres ultérieurs du pays (1956, 1962), ces éléments et niveaux de représentation deviendront de plus en plus espacés, transformant le modèle « armoiries » en un design plus « ethnographique » et moderne qui se rapproche de notre première catégorie (ill. 5 et 6). Même ici, cependant, les marques de la présence ou de la domination européennes demeurent (image de la reine Elizabeth II, couronne, devises en anglais).
Quelles conclusions peut-on tirer de ces modèles de structuration sémiotique opératoires à l’intérieur du timbre-poste colonial ? D’abord, le fait que le « langage » du symbolisme philatélique est infiniment souple et se prête à des articulations des plus inédites et complexes : disposition d’éléments en niveaux superposés, empiètement d’images, mélange hétérogène de signes ; ensuite, que le cadre fourni par le timbre-poste, modèle simple ou modèle écusson, est apte à apprivoiser, pour ainsi dire, une symbolique indigène, établissant l’illusion d’une parité entre les éléments provenant de la culture du pays et ceux qui viennent des pouvoirs coloniaux. La fausseté de cette parité entre éléments symboliques est soulignée par l’utilisation en tant que signes indiciaires de la langue et des insignes des instances coloniales. Enfin, l’utilisation du cadre standard du timbre-poste européen assure la soumission de la réalité protéiforme indigène à une compartimentation physique et conceptuelle qui lui est étrangère.
Les messages idéologiques du timbre-poste colonial
La vision coloniale
La compartimentation de la réalité protéiforme indigène par la forme du timbre-poste qu’on vient de noter devient l’instrument d’une appropriation plus générale. Tout se passe comme si le timbre se transformait en porte-objet microscopique dans le cadre duquel des aspects de la vie indigène (humain ou animal, voir ill. 7 et 8) se profilent comme des spécimens ethnographiques ou zoologiques. La vie et la culture indigènes sont ainsi appropriées par le regard européen et le corps et la culture indigènes soumis à une gamme d’optiques : ethnographique, biologique, économique, politique, esthétique (le pittoresque, l’exotisme). Tous ces regards sont hégémoniques parce que saisis du point de vue de la puissance européenne ou colonisatrice[9].
Le choix des thèmes
Malgré le nombre très élevé d’émissions de timbres-poste coloniaux européens, le choix des thèmes reproduits est assez restreint, comprenant le plus souvent des types indigènes mâles et femelles (ill. 9-24) ; agriculture et chasse (ill. 25-32) ; flore et faune ; paysages (ill. 33) ; rituels (ill. 34) ; masques (ill. 35). Cette thématisation des objets, qui se présentent au regard anthropologique ou scientifique européen, est surtout flagrante dans les timbres coloniaux français de l’entre-deux-guerres (ill. 9-32), où coiffures pittoresques et corps nus (de femme et d’homme) sont des motifs repris par presque toutes les colonies du continent. La clarté du dessin ainsi que la qualité de la gravure de ces timbres confirment leur statut de représentations quasi scientifiques ; pourtant, l’élégance ou l’insouciance des poses des personnages représentés suggèrent également des images exotiques ou érotiques de rêverie (par exemple, ill. 12 et 32). Ainsi, même à l’intérieur de timbres représentant des images aussi nettes et focalisées que celles-ci, on remarque une certaine ambiguïté sémiotique : sont-ce des images scientifiques ou des objets de désir, ou (hypothèse la plus probable) les deux à la fois[10] ?
Ce rêve ou cette fantaisie d’un continent noir homogène et érotique, ouvert au regard et partant à l’appropriation du colon blanc[11], n’est perturbé dans le timbre-poste colonial par une confrontation des civilisations européennes ou africaines qu’à partir des années 1940. Dès 1942, en fait. Un timbre de Madagascar de 1942 (ill. 36), émis par le régime de Pétain, montre le colon français en tipoye porté par des nègres, ce genre d’images étant généralement absent du timbre-poste colonial des années 1920-1940. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale que le progrès, sous forme de médecine, commerce, transport et industrie occidentaux, commence à faire une percée à l’intérieur du timbre et amène avec lui la présence de l’homme blanc.
Cette confrontation des mondes européen et africain peut suivre deux dynamiques, et s’approprier deux systèmes iconographiques. Dans le premier modèle dynamique, un seul objet ou une seule présence européenne arrive à faire configurer ou converger toute une série d’aspects hétérogènes de la réalité indigène. Ainsi, dans un timbre de l’Afrique-occidentale française de 1950 (ill. 37), où le médecin blanc fait une piqûre à un bébé noir, cette action est témoignée non seulement par la mère africaine de l’enfant, mais aussi par toute la gamme des races du continent, dont les visages se profilent le long des deux bords latéraux du timbre. Ici le modèle « armoiries » a été repris par le timbre-poste pour suggérer d’une manière succincte la diffusion générale, en Afrique, des bienfaits européens, en l’occurrence les œuvres sociales France d’Outre-mer. Une dynamique inverse mais analogue est proposée par un timbre du Cameroun de 1931 (ill. 38), qui marque l’Exposition coloniale internationale de Paris : la richesse et la variété des formes et de la culture indigènes se réunissent pour s’exposer à Paris, comme si elles n’avaient d’autre fonction que de fournir des objets de curiosité, scientifique ou phantasmique, à la consommation européenne.
La confrontation de deux iconographies, ou plutôt la polarisation de deux civilisations autour d’une icône ponctuelle, est une astuce exploitée dans beaucoup de timbres coloniaux des années 1940 et 1950. L’analyse de cinq timbres-poste de cette époque (ill. 39-43, le dernier date de 1961) montrera la manière dont l’espace du timbre colonial devient de plus en plus envahi par la présence d’icônes représentant la « modernité » européenne. Le premier exemple, un timbre (poste aérienne) du Cameroun de 1946 (ill. 39), nous propose la juxtaposition assez surprenante d’un jeune guerrier camerounais et un masque africain avec l’hélice d’un avion. Ici, donc, l’élément « ethnographique », représenté par deux images exemplaires (masque et guerrier indigènes), est modéré par l’image par excellence de la modernité, le moteur d’un avion. Ainsi, quoique la fonction manifeste de cette juxtaposition soit d’afficher le message du progrès qu’apporte le transport aérien, un autre message, sous-jacent, suggère que les traditions indigènes sont sur le point d’être consignées au musée, dont la version populaire sera justement la collection philatélique. La fable de cette transformation coloniale sera en effet racontée par d’autres timbres de ce genre[12].
Ainsi, un timbre très grand format du Cameroun de 1949 (ill. 40) reprend l’image de l’avion, en l’occurrence le nouvel appareil LockheedConstellation, qui, tout en représentant le progrès, la rapidité des communications modernes et l’accélération du développement des colonies apporté par les puissances coloniales, exprime aussi l’imposition par l’Europe d’un nouveau rythme sur la vie indigène. Ce thème est repris par un timbre du Togo de 1947 (ill. 41), où un jeune courrier indigène, qui porte sa lettre au bout d’un bâton fendu, traverse une jungle en concurrence avec cette même Constellation qui traverse le globe dans le timbre du Cameroun (ill. 40). La transformation de la vie indigène s’accélère dans des timbres de la décennie suivante, où l’affrontement des deux systèmes iconographiques – européen et africain – s’exprime par la domination progressive du modèle européen. Ainsi, dans un timbre de la Côte-d’Ivoire de 1961 (ill. 42), le même courrier noir est prêt à endosser l’uniforme du facteur, échanger son bâton contre une bicyclette et quitter la jungle pour entrer dans le nouveau bureau de poste illustré au fond du timbre. De même, dans un timbre de l’Afrique-Équatoriale française de 1954 (ill. 43), notre jeune Africain, qui porte une chemisette « polo » européenne, conduit un tracteur sur un fond de paysage industriel que survole un avion et dont presque toute trace de la vie traditionnelle africaine a été supprimée. Nous verrons dans le paragraphe suivant comment la transformation de la vie indigène par la modernisation coloniale marquera la présentation physiologique de l’homme noir.
L’ambiguïté du statut du Noir dans le développement et la modernisation de l’Afrique est exprimée dans un timbre du Dahomey de 1942 (ill. 44) qui marque la Quinzaine impériale et qui symbolise la Vocation. Dans cette image de propagande colonialiste, l’apparence du jeune Africain, qui profite de l’éducation européenne – il se penche sur une carte de l’Afrique à côté d’une pile de livres, sous les noms de Galliéni et Lyautey (pionniers et promoteurs en Afrique d’une « politique indigène ») –, est subtilement européanisée : vêtu à peu près comme un écolier colon, ses traits sont aryens et sa peau a un ton blanchâtre. Certes, cette image ambiguë, qui provient de l’époque fasciste de Pétain, sera corrigée plus tard. Ainsi, à la fin de la guerre, le héros noir est représenté et commémoré comme tel, comme dans ce timbre de Madagascar de 1945 (ill. 45) qui présente le portrait de Félix Eboué, « premier résistant de l’Empire », comme tout autre héros français. Avec l’avènement de l’indépendance des colonies africaines françaises pendant les années 1960, ce sont les insignes du pouvoir colonial qui seront repris par les nouveaux États. Ainsi, dans un timbre qui marque l’Indépendance du Sénégal en 1961 (ill. 46), le symbole de la République française se transforme en une Marianne noire.
Questions politiques
Le timbre-poste constitue évidemment un moyen exemplaire pour la diffusion de la propagande. Cette possibilité a été exploitée de manière différente selon les époques et les conjonctures du moment. Un exemple classique de guerre de propagande menée par le timbre-poste est fourni par les émissions des colonies françaises pendant la Deuxième Guerre mondiale. On sait qu’au début des années 1940, le général de Gaulle, exilé en Angleterre, a commandé à Edmond Dulac toute une série de timbres de format « commémoratif », portant tous les insignes de la France Libre. Les timbres de Dulac devaient constituer une riposte aux timbres coloniaux émis par le régime Vichy et qui portent la tête du maréchal Pétain. La différence stylistique entre les deux séries d’émissions est très significative. Les timbres de Pétain (voir ill. 47-52 pour les émissions des pays africains dans cette série) sont purement conventionnels, telles de petites images gravées, reprenant souvent des thèmes déjà largement utilisés par le timbre colonial des années 1930. La tête du maréchal est très mal intégrée à l’image : sa surimposition sur des scènes ou paysages indigènes témoigne en effet de la conception rapide et péremptoire de cette émission.
Les timbres d’Edmond Dulac (voir ill. 53-58 pour les émissions des pays africains dans cette série), en revanche, constituent une révolution dans le design du timbre-poste colonial. D’abord, du point de vue de la forme, en utilisant la nouvelle technique de photogravure et en exploitant la possibilité de produire de riches couleurs saturées, ces timbres arrivent à produire une vision intégrale et cohérente de la réalité complexe dont ils constituent le signe. Quoique les signes indiciaires des instances coloniales soient toujours en français, imitant la forme des motifs indigènes et en reprenant leur rythme, ils s’intègrent beaucoup mieux dans la totalité du design. Dulac arrive ainsi à reprendre et à renouveler les deux modèles de présentation philatélique que j’ai signalés au début : le modèle image unique et le modèle « armoiries ». Dulac adopte le principe de ce dernier modèle dans ses dessins pour Madagascar, l’Afrique-Équatoriale française et le Cameroun (ill. 53, 54, 56), créant une unité à la fois esthétique et logique. En ce qui concerne l’image unique (ill. 55, 57, 58), il s’agit d’une même création de rythme et de cohérence à l’intérieur d’une image qui suscite l’adhésion du destinateur, colon ou indigène, aussi bien que du destinataire.
Pour ce qui est du contenu, Dulac arrive, à partir des éléments de la vie et de la culture africaines par rapport à leurs liens avec la France, à faire une synthèse beaucoup plus réussie que dans les timbres coloniaux jusqu’ici. Pas de trace, par exemple, de condescendance dans la présentation du profil des deux soldats, un Noir et un Arabe, dans un timbre de l’Afrique-Occidentale française de 1945 (ill. 55) : les armes et les uniformes modernes, ainsi que la dignité avec laquelle les soldats africains les portent, attestent le respect et l’égalité. De même, Dulac arrive à intégrer un symbole de la modernité – la locomotive – dans un ensemble de motifs indigènes de Djibouti (ill. 58), en créant un rythme qui englobe presque tous les signes – iconiques, indiciaires ou symboliques – du timbre. En essayant d’établir ainsi un rapport authentique entre l’image que le timbre propose et la réalité à laquelle il répond – en maintenant, en d’autres termes, un lien vital entre les fonctions iconique et indiciaire à l’intérieur du timbre –, Dulac aura une influence profonde non seulement sur la présentation ultérieure de l’image coloniale, mais aussi sur le design du timbre-poste de l’après-guerre en général.
Conclusion
Quels ont donc été les mobiles profonds de la politique coloniale à travers ces images exotiques, conçues et gravées à Paris et à Londres par des artistes européens (Pierre Gandon, Edmond Dulac), avant d’être exportés aux bureaux de poste africains ? Tout porte à croire que, sous l’alibi d’une profusion d’images ethnographiques, la fonction du timbre-poste colonial a été d’attirer de nouveaux colons, de promouvoir le prestige culturel et scientifique français, de séduire les collectionneurs européens, surtout les jeunes ; une politique qui comprend une forte dose de propagande culturelle. Pourtant, à la suite de l’indépendance des colonies, les éléments essentiels perdurent, même si les enjeux ont changé. Car, dans le monde contemporain, où le commerce devient de plus en plus fondé sur l’échange des signes – culture, art, musique, mode –, la différence prime. En se transformant en affiche touristique, le timbre-poste colonial n’a donc eu besoin de changer ni de forme, ni de fond, seulement d’en reconfigurer les éléments sémiotiques (ill. 59 et 60) : aujourd’hui, l’image ethnographique, comme toute autre image touristique, invite non pas à affronter l’Autre, mais tout simplement à en consommer les signes qui expriment la différence[13].
Parties annexes
Note biographique
David Scott
David Scott est professeur de français à l’Université de Dublin, Trinity College, où il tient une chaire personnelle en Études textuelles et visuelles. Auteur de livres dans le domaine de l’histoire de l’art (Paul Delvaux : Surrealizing the Nude, 1992), de la littérature (il a présenté l’édition GF du Spleen de Paris de Baudelaire, 1987), de texte et image (Pictorialist Poetics, 1988) et de la sémiotique du visuel (European Stamp Design : a Semiotic Approach, 1995), il a également organisé plusieurs expositions à Dublin, Londres et Paris sur l’art moderne, le design et les institutions culturelles. Membre du comité de rédaction des revues Word&Image et L’Image, président de l’Association internationale pour l’Étude des rapports entre texte et image (aierti/aiwis), il prépare actuellement un livre intitulé Sémiologies du voyage.
Notes
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[1]
Expositions organisées par N. Bancel, P. Blanchard et S. Lemaire. À consulter aussi, N. Bancel et P. Blanchard, De l’indigène à l’immigré, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1998.
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[2]
N. Bancel, P. Blanchard et L. Gervereau, Images et Colonies : iconographie et propagande coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1962, Paris, BDIC/ACHAC, 1993.
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[3]
Voir par exemple le premier chapitre du livre d’E. Ezra, The Colonial Unconscious. Race and Culture in Interwar France, Ithica & Londres, Cornell University Press, 2000, p. 21-46.
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[4]
En fait, Images et Colonies comprend une courte étude d’O. Peyron des timbres-poste coloniaux, op. cit., p. 174-175.
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[5]
À la suite de Lévi-Strauss et de l’anthropologie structurelle, la critique philosophique – surtout celle de la déconstruction – s’est vouée à une interrogation et à une problématisation des bases théoriques de l’ethnographie. Celle-ci est-elle une science humaine dont la pratique n’exclut pas la possibilité d’une certaine objectivité, ou un domaine complexe où le jeu de la différence et l’impossibilité d’exclure ou de rectifier le biais du point de vue de l’observateur éliminent toute rigueur scientifique ? Voir J. Derrida, « La Structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 409-428.
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[6]
Un commentateur récent demande si la vocation de l’ethnologie n’est pas d’« étendre encore plus loin le domaine des sciences humaines à l’image des sciences exactes, en leur conservant la même fonction : appliquer un discours théorique et rationnel à une pratique technique et manipulative ». Voir F. Affergan, Exotisme et Altérité. Essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie, Paris, P.U.F., 1987, p. 22.
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[7]
Pour la politique du timbre-poste, voir D. Altman, Paper Ambassadors. The Politics of the Stamp, Australie, Angus & Robertson, 1991. Pour l’histoire du colonialisme français, voir R. Giradet, L’Idée coloniale en France, Paris, La Table Ronde, 1972.
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[8]
Pour la sémiotique du timbre-poste, voir D. Scott, European Stamp Design. A Semiotic Approach, Londres, Academy Ed., 1995, et « La Sémiotique du timbre-poste », Communication et langages, no 120, 1999, p. 81-93.
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[9]
« [Le Blanc] établit entre le monde et lui un rapport appropriatif » dit à bon droit F. Fanon dans son analyse de l’imposition de stéréotypes coloniaux sur la culture noire dans son livre magistral, Peau noire, masques blancs (Paris, Seuil, 1952).
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[10]
Pour une analyse approfondie du discours colonial, voir H. K. Bhabha, The Location of Culture, Londres, Routledge, 1994, et notamment son chapitre « The Other Question », où il écrit « the productive ambivalences of the object of colonial discourse – the “ otherness ” which is at once an object of desire and derision, an articulation of differences contained within the fantasy of origin and identity » (p. 67).
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[11]
On pense au Voyage au Congo (1927-28) d’A. Gide avec sa recherche en Afrique d’une beauté noire, et sans doute homoérotique, et sa découverte des horreurs de l’exploitation coloniale.
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[12]
On retrouve cette tension entre restitution ethnographique de la vie indigène et modernité dans le livre Afrique fantôme (1932) de M. Leiris, dans lequel la recherche d’informateurs ethnographiques fiables est souvent entravée par des habitudes de la vie coloniale moderne : par exemple, un petit informateur indigène ne vient pas le dimanche parce que, ce jour-là, il va à la messe.
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[13]
Voir M. Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1994.