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Traduction et communautés est un recueil de treize chapitres issus de communications à un colloque international tenu à l’Université de Bretagne-Sud en 2006 dans le but de préciser « ce qu’on entend par identité et de se poser la question de la relation entre acteurs sociaux à travers la traduction, plutôt que de se focaliser sur les acteurs eux-mêmes » (p. 7).

Les trois premiers chapitres, « La traduction aux carrefours de la mondialisation : voyage entre l’oralité et l’écriture » de Paul Bandia, « The Scandal Translates Back : La dernière offensive des langues vaincues : traduire le ‘majeur’ par le ‘mineur’ » de Giovanni Nadiani, et « Antjie Krog, Author and Translator : The Twain Does Meet » d’Ilse Feinauer mettent en valeur la traduction dans un contexte postcolonial.

Bandia soulève plusieurs questions de nature linguistique, culturelle et éthique qui entrent en jeu dans la traduction de la littérature africaine vers les langues européennes. Puisque plusieurs langues africaines sont orales, sans système d’écriture, cet article traite non seulement de la traduction interlinguistique d’un ouvrage littéraire africain vers une langue européenne, mais aussi de l’auto-traduction ou de la « traduction-écriture » d’une langue orale vers une langue littéraire. La littérature africaine en langue européenne devient donc un lieu d’innovation et d’hybridité : écrite à la fois dans la langue maternelle de l’auteur et dans la langue du colonisateur, elle exige « un va-et-vient constant entre les cultures de deux communautés distinctes » (p. 30).

Nadiani examine la question de la traduction vers une langue « préexistante mais vaincue » (p. 38). Plutôt que d’examiner les cas où la traduction vers une langue mineure est un acte dévalorisant, Nadiani cherche à montrer comment le traducteur mineur peut donner du prestige à la langue mineure et atténuer le patoisement de cette dernière. Il affirme, par exemple, que puisque la langue majeure est considérée comme élevée et prestigieuse, et la langue mineure, comme grossière, si l’on traduit de façon à mettre en valeur l’étrangeté du texte source, on fait preuve d’une ouverture vers l’altérité et on montre aux générations successives l’utilité de la langue mineure. Nadiani termine en soutenant que traduire vers une langue mineure invite la langue majeure à accueillir l’altérité dans le respect de celle-ci.

Enfin, Feinauer étudie Antjie Krog, auteure, poète et traductrice sud-africaine qui écrit surtout en afrikaans. Feinauer s’intéresse aux traductions publiées par Krog ; plus précisément, elle examine la genèse de ses traductions ainsi que le choix des textes de départ. Selon Feinauer, il apparaît clairement que Krog entend encourager une sorte de réconciliation non seulement entre l’ancien régime et l’actuel, mais aussi entre les divers groupes culturels sud-africains.

Dans « Peut-on traduire les idéologies politiques ? L’exemple de la diffusion du fascisme au Brésil et en Argentine », Erwan Sommerer s’interroge sur le pouvoir de persuasion et de mobilisation d’une idéologie dans un nouveau contexte historique et culturel aux valeurs et aux normes très différentes de celles de l’original. Selon l’auteur, c’est le niveau connotatif plutôt que le niveau dénotatif du vocabulaire politique qui est difficile à transférer d’une langue et d’un contexte à l’autre. En fait, affirme-t-il, la communication entre les communautés de langues différentes n’est possible que si le sens connotatif des mots politiques tels que démocratie, democrazia, democracy et democracia est le même. Soit dit en passant, Sommerer semble ignorer que Newmark (1991 : 154) avait déjà avancé un argument semblable. Pour soutenir son argument, Sommerer étudie deux cas d’espèce : d’un côté, l’adoption du fascisme au Brésil, et de l’autre, le fascisme et le nazisme dans le discours nationaliste en Argentine. Sommerer se demande donc, d’une part, ce qu’il reste d’une idéologie quand les slogans et les mots sont adaptés à un nouveau contexte, et de l’autre, si l’on n’adapte pas l’idéologie, quel serait son intérêt pour la nouvelle communauté. Beau défi, que Sommerer relève en proposant un compromis, soit conserver un peu de l’altérité de l’idéologie politique tout en la rendant intelligible pour la nouvelle communauté.

Ágnes Somló, dans son chapitre « The Role of Literary Translation in the Survival of Hungarian Language and Culture or One of the Ways for a Nation to Maintain Its Identity » étudie la façon dont la littérature traduite a contribué au développement, à la préservation et à l’enrichissement de la culture hongroise. Elle souligne notamment le fait que la traduction a été utilisée comme outil de préservation ou de renouvellement de la langue hongroise à des périodes où cette dernière se voyait menacée (par le latin, l’allemand, le russe…), et se demande, dans la conclusion, si la langue hongroise survivra, aujourd’hui où l’indépendance de la Hongrie n’est plus menacée et où la langue n’est désormais plus un facteur unificateur du peuple hongrois.

Suivent deux études sur la traduction de chansons : « Paris, Berlin, New York en chansons traduites : l’affectivité du traducteur face à l’altérité », de Michèle Laliberté, et « Le sens et l’effet des adaptations des chansons médiévales françaises par Julius Zeyer », de Miroslava Novotná. Laliberté examine un corpus composé de chansons populaires françaises, allemandes et américaines traduites vers l’une ou l’autre de ces trois langues. Son but est de souligner les tendances déformantes de Berman et de développer une sociocritique de la chanson traduite. De son côté, l’étude de Novotná cherche à déterminer les raisons qui ont poussé l’écrivain tchèque Julius Zeyer, un francophile, à adapter (plutôt qu’à traduire) pour la culture tchèque les chansons médiévales françaises. Dans les deux cas, on soulève des exemples de chansons adaptées : Laliberté constate, par exemple, que les chansons américaines traduites vers le français dans les années 1920 ont souvent dit le contraire des textes de départ, et que les chansons américaines traduites vers l’allemand à partir de 1929 ont souvent contredit « les messages textuels des chansons originales américaines » (p. 92). De façon similaire, Novotná explique comment Zeyer adopte une stratégie de « rénovation » en écourtant certains passages et en en étoffant d’autres, en quelque sorte une modernisation des anciens poèmes.

Les chapitres de Claudine Lécrivain et de Thomas Buckley examinent de près la question de l’image de la culture source que l’on transmet à partir des paratextes (Lécrivain) ou à partir des traductions (Buckley). Lécrivain est l’une des rares auteures de cet ouvrage à proposer une définition de « communauté », soit « l’ensemble de ceux qui partagent la ou les mêmes questions » (p. 127). Dans la même veine, on pourra lire deux études de cas portant sur « l’intercommunautaire » : celle de Simos P. Grammenidis, sur l’impact des problèmes traductionnels sur les relations entre deux communautés culturelles : les Français et les Grecs ; et celle de Lucie Raharinirina Rabaovololona, à propos du Lexique du foncier Franco-Malgache. Le corpus de Grammenidis est formé d’ouvrages écrits en français, caractérisés par des traces de l’histoire et de la culture ottomanes. Les traducteurs grecs ont adopté tantôt une « attitude loyale », en éliminant les explications et les procédés typographiques qui marquent les termes étrangers dans le texte français, tantôt une « attitude servile », en reproduisant ces explications, bien qu’elles soient moins nécessaires pour les lecteurs grecs plus familiers avec la culture ottomane. Rabaovololona, quant à elle, examine l’élaboration d’un lexique foncier franco-malgache s’adressant à trois publics différents : les malgachophones (les techniciens, les paysans), les francophones (les représentants des bailleurs de fonds) et les bilingues franco-malgaches (cadres, ingénieurs).

Les deux derniers chapitres, « Le traducteur : équilibriste des frontières » de David ar Rouz, et « Les ‘communautés des traducteurs’ : communautés réelles, communautés virtuelles en traduction » de Freddie Plassard, diffèrent des précédents en ce qu’ils ont pour objet de recherche non pas des textes, mais bien une communauté de traducteurs. Ar Rouz examine les résultats d’une enquête menée en 2006 auprès de 22 employés de l’Office de la langue bretonne et de la maison d’édition Preder. Tous universitaires et experts du breton, les membres de cette communauté de traducteurs n’ont généralement pas de formation en traduction ; ils traduisent pour promouvoir la langue bretonne, mais aussi parce que le métier leur plaît. Plassard, elle, s’intéresse surtout aux listes de diffusion de plusieurs réseaux de traducteurs européens. Elle montre que les membres d’une liste de diffusion forment une communauté selon les caractéristiques décrites par Jean-Claude Beacco et la distingue clairement de communautés d’autres groupes sociaux.

Bien qu’intéressant par la diversité des contextes et des environnements, le contenu de ce livre n’en reflète pas le titre. Certes, Peeters tente, dans son introduction, de tisser un lien thématique entre les chapitres, mais on voit mal au travers de l’ouvrage la différence entre communauté, nation, société, domaine littéraire, groupe social, etc. Si tous ces termes sont synonymes, pourquoi avoir mis l’accent sur les « communautés » ? C’est pourtant bien ce que visait Peeters avec le colloque : « il n’est pas courant de voir les traductologues s’intéresser aux traducteurs sous l’angle de la communauté » (p. 20). Son livre le confirme, hélas. Le sujet est toutefois digne d’intérêt. Pensons notamment à quelques exemples d’études ayant pour thème « les relations entre les acteurs sociaux impliqués dans le processus de la traduction » (Peeters 2010 : 7) : le numéro spécial de Meta sur les réseaux de traduction (Buzelin et Folaron 2007) et le recueil de von Flotow et Nischik (2007) sur les traducteurs, les éditeurs et autres acteurs impliqués dans la sélection et l’acquisition de textes canadiens pour le marché allemand. Les collaborateurs de Traduction et communautés auraient pu mieux cibler leur objet : la communauté.

Enfin, la présentation générale de l’ouvrage du livre laisse souvent à désirer : l’article de Feinauer en particulier contient de nombreuses coquilles, ainsi que plusieurs fautes de ponctuation et de capitalisation. Certains chapitres (Novotná et Laliberté) emploient des notes de bas de page pour les citations alors que d’autres (Bandia et Nadiani) utilisent des parenthèses. Quant aux bibliographies, elles sont présentées selon des protocoles différents même dans une même langue (les articles de Buckley et d’ar Rouz, par exemple, diffèrent des autres articles rédigés en français, et les deux articles rédigés en anglais diffèrent l’un de l’autre) !