Résumés
Résumé
Cet article cherche à comprendre, à partir d’une étude de réception des publics de l’exposition Rubens (Lille, 2004), la façon dont les visiteurs convoquent et utilisent les savoirs, mais aussi les compétences de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie de l’art. En s’interrogeant sur les modalités de réappropriation, par les publics, des dispositifs de médiation culturelle propre à l’exposition et sur l’utilisation de savoirs et outils disciplinaires préexistants, c’est une nouvelle forme de médiation vers l’oeuvre qui est identifiée : la capacité des visiteurs à utiliser et capter, en plus des savoirs disciplinaires, les compétences « savantes ».
Abstract
Based on a study of the public’s reception of an exhibition of Rubens work in Lille in 2004, this article seeks to understand the ways in which visitors to the exhibition deploy and employ their knowledge and training in history, sociology and anthropology of art. Paying attention to the appropriation by the public of the tools of cultural mediation made available by the exhibit itself but also their existing knowledge and disciplinary tools, the article identifies a new form of mediation, which is the capacity of visitors to use and deploy, in addition to disciplinary knowledge, certain skills as “intellectuals.”
Corps de l’article
S’il est encore discuté des possibles conditions du « choc esthétique » dans le rapport individuel à la peinture, la sociologie de la réception a aussi identifié l’importance de la médiation culturelle [1] développée dans la perspective de créer des liens entre les publics et les oeuvres culturelles et artistiques. Ces dernières décennies ont d’ailleurs vu la multiplication de dispositifs communicationnels, où se mêlent généralement analyses formelles de la peinture, présentation du contexte sociohistorique de la création et repères biographiques sur l’artiste. Ce faisant, les dispositifs de médiation culturelle dépassent, le plus souvent, l’unique analyse interne de l’oeuvre qui permet d’en apprécier la dimension esthétique, pour rappeler aussi le caractère humain de la création. En effet, soumis à l’analyse traditionnelle des formes, des couleurs ou de la touche, qui vise à comprendre les significations du tableau, à en saisir les codes picturaux pour mieux dater l’oeuvre et la situer dans son contexte historique, le tableau fait aussi l’objet d’analyses culturelles, symboliques et sociales qui viennent à la fois en démultiplier le sens et en faire un objet expliquant et illustrant le contexte de la création. Aussi la muséographie relative aux beaux-arts articule-t-elle, en général, des liens entre histoire [2], histoire sociale [3] et anthropologie [4] de l’art. L’exposition Rubens, qui s’est tenue au Palais des Beaux-arts de Lille en 2004, en est un bel exemple [5].
Par le biais d’une étude des publics, une équipe de chercheurs s’est interrogée sur ce qui se passe du côté de la réception [6] d’une telle exposition, typique de la muséographie de beaux-arts : quels en sont les publics ? Comment les visiteurs s’approprient-ils les oeuvres peintes ? Quels sont leurs rapports à Rubens, homme et oeuvre ? Quels rôles les dispositifs communicationnels jouent-ils dans ces processus de réception ?
Cette étude a été réalisée en quatre sessions, afin de couvrir l’ensemble de la période d’ouverture de l’exposition. Au cours de chacune des sessions, d’une moyenne de cinq jours, des entretiens compréhensifs (préalable à la visite et au sortir de l’exposition) ont été réalisés et des questionnaires ont été remplis. Finalement, 51 entretiens ont été recueillis auprès de 84 personnes, tantôt seules, tantôt en groupes. Les interviewés étaient choisis de manière aléatoire et les enquêteurs privilégiaient la continuité du discours de ces visiteurs.
L’analyse des entretiens enregistrés et intégralement retranscrits a permis d’observer que, au gré de leur visite, les publics se saisissent d’une part des informations qui leur sont délivrées par l’intermédiaire des dispositifs communicationnels [7]. Aussi, des échos de textes (introduisant aux différentes salles) sont indéniablement présents dans les propos tenus par les visiteurs interrogés. Toutefois, ils ne sont jamais combinés dans une réflexion qui reprendrait les articulations mêmes du discours de l’exposition : les paroles des visiteurs dépassent largement en densité et en complexité les échos d’informations retenus, ces derniers étant retravaillés dans une confrontation avec l’horizon d’attente [8] du visiteur.
À partir de ce constat et considérant que l’étude ne visait pas à démêler ce qui est de l’ordre du préacquis et de l’acquis au cours de l’exposition, nous ne cherchons pas à identifier, dans le cadre de cet article, les impacts des dispositifs communicationnels relatifs à l’exposition, ni à mesurer l’ampleur des savoirs et savoir-faire préacquis mobilisés. Mais nous souhaitons plutôt identifier le type de critique que développe le visiteur, les savoirs et les savoir-faire disciplinaires (préacquis et acquis au cours de l’exposition) qu’il convoque et les façons dont il les utilise. Compte tenu de l’état à la fois des données recueillies [9] et des recherches s’intéressant à ces questions liant médiation culturelle, transmission de connaissances et celle de compétences [10], nous ne proposons pas une démarche sociographique : il s’agit, pour nous, d’identifier des pratiques sociales et plus précisément, les capacités des visiteurs à mobiliser des savoirs, mais aussi des compétences disciplinaires.
Nous verrons alors dans quelle mesure et selon quelles nouvelles configurations on retrouve, dans leurs propos, les liens que tissent les dispositifs de médiation culturelle entre savoirs disciplinaires (histoire, histoire de l’art, anthropologie de l’art). Au-delà de la question des connaissances, les paroles des visiteurs forcent le chercheur à constater les habiletés des publics à utiliser des compétences disciplinaires, préalables et acquises au cours de la visite de l’exposition. C’est alors une nouvelle forme de médiation (Hennion, 1993) vers l’oeuvre que le visiteur fait lui-même émerger : ni un dispositif communicationnel, ni un médiateur, mais une aptitude à utiliser des outils et savoir-faire savants, qui participe au surgissement de la réception de l’exposition par les visiteurs, avec toute « une procession hétéroclite de médiations, plus ou moins profondément inscrites dans de la matière et plus ou moins reconnues et partagées, toutes situées dans l’entre-deux qui va des humains aux choses » (Hennion, 1993 : 73).
Les visiteurs, la grammaire des formes et l’histoire de l’art
À la lecture de l’ensemble des entretiens, on repère rapidement, au-delà du jugement esthétique le plus commun (« c’est beau », « ce n’est pas beau »), un mode d’analyse classique de l’oeuvre peinte, caractéristique des méthodes traditionnelles de lecture du tableau développées en histoire de l’art [11] : les visiteurs évoquent les supports, le trait, la touche, le traitement des couleurs, la composition générale. Ils développent ainsi une analyse interne de l’oeuvre, pour reprendre une terminologie du champ littéraire [12], analyse qui utilise une boîte à outils beaucoup plus complexe que celle que proposent les dispositifs communicationnels de l’exposition [13].
L’événement permet aux visiteurs de (re)découvrir la diversité des supports sur lesquels Rubens a travaillé. Le jugement de goût n’épargne bien sûr pas cet ensemble hétéroclite rassemblant des oeuvres peintes, mais aussi des tapisseries, des peintures sur bois et des esquisses. C’est ainsi que la valeur accordée à un support peut être façonnée par un regard inexpert et inaccoutumé [14], par une familiarité importante à un autre type de support [15], ou encore par un « frottement » à d’autres mondes de références [16]. En mobilisant les cadres propres aux mondes domestiques, par exemple, la tapisserie appelle tout autant l’idée du beau, que celle de la pratique domestique féminine (la broderie), ou du labeur, permettant aux visiteurs de statuer sur leur adhésion ou leur rejet à cette technique.
Mais le rapport du visiteur au support ne s’arrête pas là : dépassant la question du goût, certaines personnes interrogées pointent, à partir d’une réflexion sur les supports, des éléments constitutifs du travail de l’artiste. Les peintures sur bois rappellent la phase de préparation des supports ; les esquisses mettent en évidence le travail de dessinateur de l’artiste peintre, « le coup de crayon qu’il a, qui est vraiment exceptionnel » (femme ; 31 ans ; CU Lille ; + bac + 2 ; archéologue) ; elles rappellent aussi que toute oeuvre trouve son origine dans d’autres créations et d’autres pratiques d’artistes, les dessins de Rubens faisant alors « penser à la Renaissance italienne en général […] au Titien, quelque part un petit peu à Michel Ange » (femme ; 27 ans ; États-Unis ; + bac + 2 ; chercheur) ; la tapisserie, même si elle apparaît le plus souvent comme une partie annexe de l’oeuvre de Rubens, n’en révèle pas moins, selon certaines personnes interrogées, des caractéristiques du travail de création comme l’endurance, le haut degré de technicité nécessaire à sa réalisation, la collaboration avec d’autres artistes et artisans, les modes de fonctionnement de l’atelier.
Quoi qu’il en soit, c’est la toile peinte qui génère le plus de commentaires. Si les visiteurs la sanctionnent d’un « j’aime » ou d’un « je n’aime pas », ils sont toujours capables d’expliciter ce jugement, d’en retrouver les fondements à travers une réflexion sur le trait, la couleur, la composition.
Le trait et la couleur : deux composantes fondamentales du travail du peintre, que les visiteurs identifient, tantôt les unissant, tantôt les opposant, prolongeant alors la querelle des Anciens et des Modernes. Aussi, quand la couleur l’emporte pour certains, ce qui importe pour d’autres, « c’est le dessin pur, la pureté du dessin, la couleur importe peu quand le dessin est beau » (femme ; 56 ans ; Haute-Garonne ; bac ; bibliothécaire). Les jugements esthétiques (« c’est beau ») et esthésiques (« c’est époustouflant ») souvent couplés sont justifiés par la réalité d’ » une technique tellement époustouflante », fruit du travail d’ » un excellent dessinateur au départ » (femme ; 61 ans ; CU Lille ; moins du bac ; femme au foyer). Selon ces visiteurs, cette maîtrise technique est lisible dans les oeuvres, conférant aux traits : « réalisme », « force », « richesse », « finesse ».
Les publics développent aussi ce type d’analyse interne au sujet des couleurs. La variété des oeuvres présentées, de l’esquisse aux grands formats, en passant par les peintures sur bois, permet aux visiteurs de trouver des oeuvres correspondant à leurs goûts pour les couleurs. Pour certains, par exemple, « les huiles sur toile [ont] des couleurs, des lumières » qu’ils apprécient moins que les esquisses : « on avait besoin après toutes ces huiles sur toile, de trouver des choses beaucoup plus sobres » (femme ; 44 ans ; Nord ; médiatrice parc naturel), affirme une visiteuse. Des réflexions analytiques étayent, là encore, ces jugements de goût. La question du rendu de la lumière par le travail des couleurs est, dans cette démarche, centrale et commune à une majorité du public : comment Rubens parvient-il à un tel « jeu de clair-obscur », à une telle intensité dans la luminosité qui émane de l’oeuvre, à ce « réalisme des couleurs », à cette « impression de vie » ? C’est dans ce cadre que les personnes interrogées observent le rôle de la couleur et de la touche dans le rendu de la lumière, qu’ils signalent l’effet structurant de la couleur pour les mouvements et pour la composition générale de l’oeuvre. En effet, « la présence de rouge, bleu et jaune qui viennent sans arrêt se cogner sur les toiles […] c’est étonnant, mais toujours pour servir l’oeuvre, ce n’est jamais distribué n’importe où » (homme ; 51 ans ; Nord ; bac + 2 ; fonctionnaire). Au-delà, les visiteurs comprennent que c’est le sens même de l’oeuvre que les couleurs participent à modeler : ainsi, « sur la descente de la croix, on a oublié le côté dramatique avec ces couleurs. […] Le côté dramatique du tableau peut être atténué par la couleur » (femme ; 50 ans ; Nord ; bac ; mère au foyer).
Enfin, le travail de composition est identifié par certains visiteurs comme essentiel à la démarche du peintre. Ce travail est particulièrement visible dans le traitement des corps – les visiteurs parlent de « raccourcis » ou encore, de « positionnement » – qui participe à la « mise en scène » du sujet traité. Cette dernière confère à l’oeuvre, avec le trait et la couleur, une « impression de mouvement », un « sentiment de vie ». Il est bien évident qu’à écouter les visiteurs, on dépasse très largement la seule question du goût, et qu’il faut leur reconnaître, à une majorité, une capacité à l’analyse formelle de l’oeuvre picturale, selon le modèle traditionnel développé par l’histoire de l’art. Et ce regard qui déstructure, qui dissèque le tableau aboutit à une aptitude du visiteur à parler du style de Rubens.
Les publics évoquent un style aux multiples facettes, tantôt précisé, tantôt qualifié, parfois situé dans la perspective qu’offre l’histoire de l’art. Dans un premier temps, généralement, le visiteur interrogé définit le style par des impressions, en fonction de ce qu’a provoqué en lui la confrontation avec l’oeuvre. Il est alors question de « réalisme », de « force », de « puissance », d’ » énergie », de « spontanéité », de « lyrisme ».
Ce premier contact – sur le vif – passé, le visiteur revient souvent à un rapport plus analytique. Il considère ce que compose le style : ce dernier semble mêler à la fois le choix thématique et le savoir-faire technique et artistique. C’est ainsi que certains visiteurs apprécient l’oeuvre du point de vue esthétique sans trouver un intérêt au thème traité, et inversement. Pour autant, la validité du jugement collectif qui a consacré Rubens n’est jamais remise en cause. Ainsi, pour une visiteuse, la peinture de Rubens, « c’est ancien… c’est bien, c’est Rubens, c’est important […] c’est beau, c’est magnifique, mais bon… Ce n’est pas mon goût, en fait ! » (femme ; 37 ans ; Communauté urbaine de Lille ; animatrice).
Ce faisant, le visiteur est à même de replacer l’oeuvre et le style de Rubens dans le large cadre de l’histoire de l’art. Des artistes aînés (Michel-Ange, Raphaël) ou contemporains de Rubens sont évoqués comme des points de repère dans une filiation artistique, spécifiquement en ce qui concerne le trait. Des artistes (Dali, Picasso) et des mouvements artistiques (l’abstraction) modernes sont convoqués et permettent aux visiteurs de qualifier le style de Rubens de « moderne », d’ » audacieux », renvoyant à l’idée d’un artiste qui « osait beaucoup de choses que d’autres n’osaient pas vraiment » (homme ; 54 ans ; Nord ; + bac + 2 ; professeur arts plastiques). Rubens est qualifié d’ » avant-gardiste ».
Ces considérations sur le traitement pictural chez Rubens témoignent, non pas d’une connaissance de l’oeuvre de cet artiste supérieure à ce que proposent les dispositifs de médiation de l’exposition, mais d’une capacité d’une partie des visiteurs – capacité antérieure à la visite de l’exposition [17] – à employer les outils et la terminologie de l’analyse formelle développée en histoire de l’art.
Cette réflexion des visiteurs sur le traitement pictural de l’artiste n’épuise pas la question qui, très largement, les taraude : celle de la création et de son mystère. Qu’est-ce qui, au-delà du savoir-faire technique et artistique, permet au peintre de dépasser son statut d’artisan pour devenir artiste ? « Comment arrivait-il ? Quand il avait son thème, dire : je veux faire ça, et comme ça » (homme ; 54 ans ; Nord ; + bac + 2 ; professeur arts plastiques) ?
Le visiteur, le contexte de la production artistique et l’histoire sociale de l’art
Beaucoup s’accordent sur un point : le résultat dépasse la prouesse technique. Mais alors, quels sont les éléments supplémentaires dont Rubens bénéficie pour parvenir à une telle diversité, une telle quantité, une telle perfection ? Pour le comprendre, la quasi-totalité des personnes interrogées, en plus de l’analyse formelle, porte un regard sur le contexte de la création qui transcende le savoir-faire de l’artiste et contribue à promouvoir la toile peinte en oeuvre d’art. En cela, ces visiteurs sont largement secondés par la médiation culturelle de l’exposition qui livre de nombreuses informations incitant à approfondir certains thèmes comme le mécénat [18]. Si les visiteurs interrogés estiment, dans leur ensemble, qu’ » il faut toujours connaître l’époque de quelqu’un » (femme ; 65 ans ; Belgique ; bac + 2 ; retraitée), de l’artiste, pour comprendre son oeuvre, nous évoquerons plus précisément les thèmes que suggère, chez eux, la perception des grands formats exposés : l’atelier de l’artiste, le mécénat et, enfin, l’enseignement artistique.
Face au nombre de toiles exposées (163 oeuvres au total), à leur qualité, à leur taille, il apparaît comme une évidence à certains visiteurs que les oeuvres de Rubens sont le résultat du travail de plusieurs « pinceaux ». Et ce sont les conséquences et les possibilités qu’offre le contexte de la production en atelier que quelques visiteurs évoquent et que d’autres imaginent.
Si cette forme de collaboration apparaît à certains comme un « gage de qualité » (femme ; 34 ans ; CU Lille ; + bac + 2 ; responsable achats) pour des oeuvres exécutées essentiellement par d’autres, dans le sens où Rubens accepte de les signer ; selon d’autres visiteurs, diriger un atelier est un moyen pour Rubens de « travailler ce qui l’intéressait et de présenter vraiment un tableau impeccable » (femme ; 61 ans ; CU Lille ; – bac ; femme au foyer). Plus généralement, la réalité du travail en atelier constitue une étape vers une autre image de l’artiste. À côté de la figure romantique de l’artiste isolé dans son atelier, apparaît l’image d’un artiste travaillant de concert avec d’autres peintres, collaboration qui nécessite une infrastructure et qui apparaît aux visiteurs interrogés comme relevant d’une organisation commerciale. Ainsi, l’exposition donne le sentiment à certaines personnes de voir
que c’est de la commande publique traitée peut-être par l’école Rubens, à laquelle Rubens mettait la dernière touche et sa signature ! ça démontre un peu le caractère mercantile de sa production […]. C’était un commerçant avant d’être un peintre […]. Peintre de grande qualité sans doute ! Mais qui savait vendre sa production. (Homme ; 59 ans ; Nord ; + bac + 2 ; cadre)
Le travail en atelier est donc identifié comme un des éléments essentiels du contexte de la création artistique : par là même, le visiteur développe, aux côtés de l’analyse formelle de l’oeuvre, une analyse de la création de type sociohistorique.
Par ailleurs, cette configuration du travail en atelier fait écho à l’activisme du mécénat à l’époque de Rubens. Au sortir de l’exposition, la commande apparaît comme un élément vital au travail de l’artiste. À partir de ce constat, les visiteurs s’interrogent sur les rapports entretenus avec les mécènes, notamment les relations commerciales : « Combien il a facturé ça ? Combien ça a permis de faire travailler de personnes ? Est-ce qu’il a eu du mal à avoir ces commandes ? Est-ce que ça s’est discuté ? Y a-t-il eu marchandage ? » (homme ; 67 ans ; Essonne ; bac technique ; retraité). Ou encore et surtout, ils se questionnent sur les rapports de pouvoir entre les deux parties : à quel point le peintre est-il assujetti aux desiderata du mécène ? Les portraits ne retranscrivent-ils pas la volonté du mécène d’être idéalisé ? Le mécénat n’est-il pas une forme de vassalisation de l’artiste ? Conserve-t-il une part de liberté ? Si oui, cette liberté s’exprime-t-elle dans les sujets, ou encore, dans le traitement pictural ? Au-delà, c’est la question de la définition même de l’artiste à l’époque qui est posée : « Est-ce qu’un artiste c’est quelqu’un qui sait extrêmement bien peindre [et qui répond à la commande], ou est-ce que c’est quelqu’un qui sait faire passer ses propres émotions dans sa peinture ? » (femme ; 24 ans ; Nord ; + bac + 2 ; étudiante SHS). En s’interrogeant sur le statut social et symbolique de l’artiste à l’époque, les visiteurs se saisissent d’un des objets de recherche de l’histoire sociale et de la sociologie de l’art. Objets et questionnements sont, dans ce cadre, communs aux publics et aux chercheurs.
Un autre élément engage les visiteurs à s’interroger sur le contexte de production : il s’agit du traitement de la couleur chez l’artiste et des effets qu’il procure. L’ » époque » et la « tradition » apparaissent explicatives des choix et techniques de l’artiste. En effet, si le « rendu est exceptionnel » et « la luminosité formidable, c’est les grands en Italie, ils avaient affiné les techniques à cette période-là au niveau des pigments » (femme ; 45 ans ; Nord ; bac ; câbleuse électrique). La démarche de recontextualisation est plus poussée encore chez quelques visiteurs, pourtant éloignés des mondes de l’art : ils comparent le traitement des couleurs selon les artistes ou les pays – opposant souvent l’école du Nord à celle du Sud ; ou encore ils retrouvent une filiation entre Rubens et des artistes plus récents, tels que Géricault et Delacroix. Dès lors émerge la possibilité de juger le travail de la couleur dans l’oeuvre de Rubens en référence à la notoriété que ce traitement a suscité concernant la personne de l’artiste : qu’on aime ou qu’on n’aime pas la couleur chez Rubens, qu’on la juge esthétique ou non, qu’elle procure ou non des émotions, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une des caractéristiques du travail de l’artiste que l’histoire de l’art a consacrée. Ainsi, une femme explique que ce qui l’a « choquée, c’est les couleurs, ce rouge à côté de ce vert… Encore quand c’est sombre, mais là, sur cette Descente de croix, ça jure […]. Ce rouge, il est brutal », tout en concédant que « c’est vrai que Rubens est connu pour ça » (femme ; 61 ans ; CU Lille ; moins du bac ; femme au foyer). Si l’artiste est replacé dans une filiation, en termes de pratique artistique, il l’est aussi en termes d’enseignement et d’apprentissage qui semblent presque inchangés depuis plusieurs siècles. L’artiste contemporain, par le biais de « son passage aux Beaux-arts », est perçu comme l’héritier direct de Poussin et de Rubens, en passant par Goya et les autres noms que l’histoire de l’art a su reconnaître.
Ainsi, en mettant « tout de suite en évidence ce qu’il faut mettre en évidence par rapport à l’époque » (femme ; 45 ans ; Suisse ; + bac + 2 ; bénévole), les dispositifs d’accompagnement ont permis aux visiteurs de développer, en plus d’une analyse interne de l’oeuvre, une démarche de recontextualisation de la production artistique qui s’apparente aux perspectives que se donnent l’histoire sociale et la sociologie de l’art [19]. Et au-delà d’une simple réappropriation des connaissances diffusées, on découvre une réflexion sur ces nouveaux savoirs à partir de la mobilisation de socles de connaissances, mais aussi d’outils [20] plus anciens.
Enfin, un dernier axe de réflexion vient généralement compléter le regard développé sur l’oeuvre et l’artiste, une démarche supplémentaire qui rendrait capable le regardeur de l’oeuvre picturale d’entrer dans le secret de la composition du tableau.
Le visiteur, la question du créateur et l’anthropologie de l’art
Face à la « monumentalité » des peintures, à leur précision, à leur qualité, les visiteurs interrogés s’estiment confrontés à une oeuvre qui échappe pour partie à une évaluation qui aurait pour norme les capacités humaines : « on se dit, comment il a pu travailler ? Les tableaux font plusieurs mètres de haut, donc forcément avec un échafaudage. Et qui dit échafaudage, dit manque de recul. Une pièce monstrueusement grande pour arriver à se repérer sur l’ensemble du tableau » (femme ; 45 ans ; Suisse ; + bac + 2 ; bénévole). Qu’est-ce que le travail d’un artiste tel que Rubens ? Quels éléments participent à l’alchimie d’où émane l’oeuvre d’art ?
Les visiteurs interrogés discernent bien certains de ces éléments comme la question des supports, le traitement de la couleur, celui du trait, le travail de la composition, la pratique en atelier, l’enseignement artistique reçu, etc. Ils parviennent alors à percevoir la création artistique dans une forme de globalité, comme à travers un kaléidoscope, après dissection de ses différentes composantes. Un élément de l’ensemble manque toutefois, il est pressenti sans pourtant s’offrir entièrement à la compréhension de celui qui regarde le tableau : c’est le génie, cette part de mystère qui demeure et qui permet à l’oeuvre d’art de basculer du monde ordinaire vers celui de la sacralité. Et c’est bien cela qui attire le visiteur, comprendre la « recette de cuisine, le truc, comment il a fait » (femme ; 56 ans ; Haute-Garonne ; bac ; bibliothécaire). Si certains considèrent que le génie n’est pas à chercher du côté de l’homme, la grande majorité des personnes interrogées tissent des liens entre la vie et la personnalité du peintre, et l’oeuvre peinte. Un double mouvement se dessine : il s’agit de comprendre le tableau et le génie créateur à l’aide d’éléments biographiques, mais aussi de déceler la vie et la personnalité de l’artiste à travers la contemplation de la peinture.
Des considérations sur la biographie…
Quelques rares personnes interrogées estiment que l’oeuvre est un tout indépendant qui doit être considéré exclusivement pour lui-même et en lui-même. Selon ce point de vue, la compréhension de l’oeuvre ne doit pas passer par une connaissance de la vie ou de la personnalité de l’artiste, même si « c’est très à la mode de fouiller, de chercher à savoir » (homme ; 73 ans ; Anvers ; + bac + 2 ; retraité). Ce sont les lectures internes qui s’intéressent à la compréhension de l’oeuvre exclusivement par le biais de l’étude de sa structure interne. Connaître la vie du peintre n’est pas « impératif, parce que ce qu’il représente, ce n’est pas sa vie à lui » (femme ; 40 ans ; Nord ; bac + 2 ; secrétaire) et « qu’un auteur ou un artiste doit se regarder par ce qu’il fait » (femme ; 31 ans ; CU Lille ; + bac + 2 ; archéologue) et non pour ce qu’il est.
Cependant, une lecture intégrale des entretiens montre que, dans la pratique, cette posture théorique n’est pas maintenue. Le regard devient plus nuancé et une différence est faite entre « comprendre » et « apprécier » l’oeuvre. Si la biographie « vous aide à comprendre » (homme ; 36 ans ; Yvelines ; moins du bac ; responsable recouvrement), par contre, « on peut apprécier une oeuvre d’art sans rien connaître à l’homme et à l’artiste » (femme ; 26 ans ; Yvelines ; + bac + 2, chargée de communication). Ainsi, connaître la biographie peut être un atout supplémentaire à la compréhension de l’oeuvre, mais apparaît superflu à son appréciation. Dans le cadre de la première motivation (comprendre), la découverte de la biographie est légitime ; alors que, dans le cadre de la seconde motivation (apprécier), elle apparaît déviante, comme nous le verrons.
Une attention portée à la biographie de Rubens apparaît donc rapidement inévitable, du point de vue du public, pour comprendre l’oeuvre. Rubens l’artiste, d’abord. Il est défini comme un des représentants d’une époque et d’une école, celle du Nord, comme le peintre du nu féminin, celui de l’Église catholique et de l’aristocratie, comme un coloriste, un dessinateur, un novateur, un ambassadeur, un homme d’affaires, etc. En somme, replacé dans le cours de l’histoire de l’art, il est un des maillons marquants de l’évolution de la peinture et de la civilisation occidentales. L’oeuvre d’art, produit du travail de l’artiste, résulte alors d’un savant mélange entre qualités diverses développées par le peintre, telles que les compétences commerciales, la maîtrise technique, l’audace, ou encore, un respect des procédés picturaux traditionnels.
Rubens l’homme, aussi. Bien sûr, affirment certains, la contemplation d’une oeuvre de commande ou d’une peinture mythologique ne dit, a priori, rien de la biographie de l’artiste. Pourtant, si l’on porte son attention, par exemple, sur les deux portraits de ses épouses et sur les madones et angelots qui peuplent bien des oeuvres, on peut, estiment certains visiteurs, les percevoir comme autant de métaphores de la famille de l’artiste. On comprend alors que Rubens « aimait montrer son amour de la femme et des enfants » (homme ; 54 ans ; Nord ; + bac + 2 ; professeur arts plastiques) ; que le fait qu’il ait peint « la vierge sous les traits de sa femme avec ses enfants […] ça fait ressortir son bonheur de vivre », et le fait « qu’il était heureux » (femme ; 57 ans ; Isère ; bac + 2 ; gestion).
Ainsi, selon une grande majorité des visiteurs, la peinture révèle des éléments de la biographie de l’artiste et ne se comprend globalement, c’est-à-dire dans son entièreté, qu’en intégrant une démarche de recherche biographique au regard porté sur l’oeuvre. La biographie (artiste et homme) parle donc de l’oeuvre, et inversement.
Mais si chercher à connaître la vie de l’artiste apparaît généralement légitime, les témoignages spécifient parfois que la démarche comporte le risque de basculer dans une posture qualifiée de « voyeuriste », dans le sens où les informations recherchées dépassent le cadre de la production artistique. Il faut savoir éviter de « rentrer dans des détails qui n’ont rien à voir avec la peinture » (femme ; 56 ans ; Deux-Sèvres ; bac + 2 ; secrétaire de direction). Si pour certains, connaître la biographie du peintre, sa vie privée, « c’est important, […] c’est un vrai débat ce rapport entre la vie d’un créateur et sa création » (homme ; 51 ans ; Paris ; + bac + 2 ; proviseur) ; pour d’autres, les éléments à savoir « concernent son travail et la vie privée, mais que s’il y a une grosse influence » sur la production artistique (femme ; 50 ans ; Hauts-de-Seine ; + bac + 2 ; professeur de lettres). Finalement, il s’agit, pour une majorité des visiteurs interrogés, de rentrer dans l’intimité de l’artiste tant que les connaissances que cette démarche apporte permettent de mieux appréhender l’oeuvre. Cette limite posée, comment savoir a priori l’intérêt d’un élément biographique pour la compréhension de l’oeuvre ? Peut-on se poser des règles, comme le proposent des visiteurs ? Par exemple, une connaissance de la biographie serait nécessaire pour les artistes contemporains et superflue pour les artistes du XVIIe siècle ; ou encore, l’intérêt de connaître la biographie et le tempérament de l’artiste varierait d’un peintre à l’autre.
Si ce rapport à la biographie de l’artiste prend ses racines dans une tradition ancienne de production de figures exemplaires [21], le cadre de la visite au musée en renouvelle largement certains principes, en battant notamment en brèche tout rapport hagiographique. Cette relation à la biographie nous semble d’autant plus intéressante à interroger qu’elle prend place dans une société dans laquelle la production de figures exemplaires peut aussi passer par la starisation, utilisant les ressorts hagiographiques de la production du grand homme [22]. Si la muséographie des expositions monographiques, y compris celle sur Rubens présentée à Lille, peut expliquer ce rapport particulier (sans hagiographie) à la biographie de l’artiste [23], l’influence de certains courants scientifiques [24], les circulations et réappropriations par le sens commun des savoirs produits, doivent, nous semble-t-il, également être interrogées.
… Et des réflexions sur la personnalité de l’artiste
Si la figure romantique de l’artiste [25] persiste, proposant l’image du peintre comme « quelqu’un qui est appelé à faire de grandes choses, [qui] doit communiquer avec l’au-delà, […] [qui s’engage dans] une introspection sur le ressenti, sur le vécu, sur des choses qui sont plus sur un mode extra-terrestre, plus céleste » (femme ; 45 ans ; Nord ; bac ; câbleuse électrique), les visiteurs cherchent plutôt à élucider cette qualité inexplicable du génie, qui échappe au monde ordinaire pour flirter avec le domaine de la sacralité. Pour cela, ils saisissent l’oeuvre selon une démarche de type anthropologique [26], comme le résultat d’une individualité en laquelle se mêlent un contexte culturel, social, historique et des facteurs biographiques et psychologiques, dont il s’agit d’identifier les ressors et les mécanismes [27].
Au-delà de la question de la biographie de l’artiste se pose donc celle de sa personnalité que l’on peut déceler par le biais de la contemplation de l’oeuvre et qui éclaire le tableau différemment. Par exemple, concernant le traitement du nu féminin par l’artiste, on peut, estiment des personnes interrogées, deviner, voire comprendre son rapport effectif (traces biographiques) et émotionnel (la personnalité) à la femme. Beaucoup de visiteurs expliquent qu’ils « aiment beaucoup quand il peint les femmes, on s’imagine l’homme qui aime la femme, et c’est appréciable » (femme ; 23 ans ; Lille ; + bac + 2 ; étudiante arts plastiques). Moins fréquemment, des personnes sont gênées par cette transcription du nu féminin que l’artiste propose : elles y voient l’oeuvre d’un artiste « matérialiste », « obsédé », « peu fréquentable » (homme ; 59 ans ; Nord ; + bac + 2 ; cadre). D’autres enfin se questionnent sur une éventuelle pratique homosexuelle de l’artiste.
Le tableau est aussi un miroir des émotions de l’artiste au moment même de la création : elles dévoilent son état d’âme, une partie de sa personnalité. Une visiteuse, par exemple, se souvient qu’en contemplant quelques oeuvres, elle s’est posée « la question : pourquoi il a peint ça ce jour-là ? Parce que ça change complètement de son style habituel ! […] C’est un petit tableau… Mais il y en a quatre ou cinq comme ça, où il y a des couleurs claires, des couleurs vives, où il n’y a pas du tout de noir dans les angles… Et tout le tableau est gai : on a l’impression que ce jour-là il était particulièrement enjoué ! » (femme ; 74 ans ; CU Lille ; + bac + 2 ; retraitée).
Globalement, les qualités personnelles de l’artiste sont déduites de la contemplation des oeuvres et viennent en retour enrichir la compréhension des tableaux. C’est ainsi qu’un portrait très contrasté de Rubens peut être dressé à partir de l’ensemble des considérations des visiteurs interrogés. L’artiste est perçu comme un être « narcissique » « quand il fait son autoportrait étant jeune » (homme ; 59 ans ; Nord ; + bac + 2 ; cadre) ; ses compositions rappellent qu’il est « un fin pédagogue » (femme ; 76 ans ; CU Lille, retraitée) ; les couleurs violentes sur la toile témoignent de « sa passion » ; ses oeuvres pour l’aristocratie parlent de sa « participation à des missions diplomatiques » qui prouvent que, « plus qu’un peintre, il était stratégiquement intelligent » (homme ; 30 ans ; Lille ; + bac + 2 ; avocat). Il est encore considéré comme « généreux », « austère », « rigoureux », « diplomate », etc.
Analyse biographique et dévoilement de la personnalité de l’artiste complètent donc les modalités de réception des visiteurs interrogés – sans que l’expographie et son discours les y engagent – et leur permettent, avec les formes d’analyses développées par l’histoire de l’art, l’histoire sociale et la sociologie de l’art, une compréhension globale de l’oeuvre peinte.
En conclusion, si l’on se penche du côté de la réception, et plus particulièrement celle du sens commun, on constate que les démarches de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie de l’art peuvent être indistinctement adoptées et convoquées, parfois sciemment, mais généralement de façon non formalisée, pour la perception d’un même objet. C’est ainsi que l’oeuvre de Rubens, perçue comme l’un des fleurons de l’art et de son histoire, est soumise à l’appropriation commune, comprise selon des démarches diverses, notamment celles propres à l’histoire de l’art, mais aussi à l’anthropologie.
Pour saisir les sens de l’oeuvre peinte, les visiteurs la soumettent à une analyse considérant ses formes, ses couleurs, sa composition, sa thématique. Le style du tableau est ainsi identifié selon une démarche traditionnelle de l’histoire de l’art. Mais le regardeur ne s’arrête pas là. Pour préciser le style, il recontextualise l’oeuvre comme le fait l’historien issu du champ de l’histoire sociale de l’art, ou bien le sociologue de l’art. L’époque est évoquée, et avec elle, le contexte politique, social, culturel. Mais dans le fond, le trait ou la couleur ne sont pas, pour les visiteurs, que pures techniques, ou que simples résultats d’une commande précise de mécène. Il faut aussi y lire la vie et la personnalité de l’artiste, et les comprendre comme le résultat d’une individualité définie par un contexte social et culturel, une biographie et un cheminement psychologique. Ainsi, dans les paroles des visiteurs, la démarche anthropologique s’ajoute inexorablement aux perspectives de l’histoire et de la sociologie de l’art. Et c’est bien cette vision d’ensemble, dans son aspect inextricable, qui permet aux publics d’entrevoir ce qu’ils cherchent : le génie.
Ces perceptions du sens commun montrent donc une approche très élargie de l’oeuvre, faisant appel à des logiques d’analyse propre à l’histoire, la sociologie et l’anthropologie de l’art. Des savoirs issus de ces logiques sont présents dans les dispositifs scriptovisuels et les discours des conférenciers et des audioguides, mais différemment mobilisés, tantôt plus, tantôt moins développés par le sens commun. Aussi, les publics abordent l’exposition avec, en leur possession, des aptitudes à utiliser les formes d’analyse savantes de l’oeuvre : des « compétences savantes » réappropriées [28], et pas seulement des savoirs savants [29], font partie de l’horizon d’attente du visiteur, avant même sa découverte de l’exposition. C’est ainsi que l’enquêteur recueille, en fin de visite, des propos complexes dans lesquels les informations et les cadres d’analyses muséographiques réapparaissent, dans une forme hybride, intégrés, enrichis, travestis par un travail de bricolage [30] complexe, par la mobilisation de « boîtes à outils » différentes : c’est une nouvelle médiation (Hennion, 1993) qui est identifiée. Aussi, cette circulation des « compétences savantes » et leurs réappropriations par le sens commun interrogent les modalités de la transcription des savoirs savants par les communautés savantes. Pratiquement, le médiateur et le concepteur des dispositifs communicationnels opèrent-ils une distinction entre connaissances et compétences ? Plus globalement, ces résultats peuvent inciter chercheurs et muséographes à penser la question de la circulation des savoirs conjointement à celle portant sur la circulation des cadres et outils de production des savoirs, c’est-à-dire les compétences, les savoir-faire.
Parties annexes
Notes
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[1]
Tout au long de cet article, nous faisons référence à deux acceptions de la notion de médiation. Quand nous évoquons la médiation culturelle, il s’agit de l’ensemble des fonctions et acteurs (dont les dispositifs communicationnels et les médiateurs) qui mettent en relation les oeuvres culturelles et les publics. Cette définition se rapporte aux travaux de Caillet et Lehalle (1995). Elle se distingue nettement de la notion de médiation, telle qu’a pu la développer, notamment, Hennion (1993). Ce dernier estime que cette notion a pour avantage de poser, dans le domaine de la sociologie, la question du rapport entre les principes de l’action collective et le rôle des objets, franchissant ainsi, dans le domaine artistique, le fossé qui existe entre analyse sociale des conditions de la création et analyse esthétique des oeuvres. Par ailleurs, pour d’autres réflexions sur la notion de médiation, consulter Caune (1999), Davallon (1999) ou encore, Lamizet (1999).
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[2]
Se référer à Chalumeau (2002).
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[3]
Consulter l’ouvrage de Hauser et Leenhardt (1984) et celui de Castelnuovo (1976).
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[4]
Se référer notamment à un dossier d’Ethnologie française, « Pour une anthropologie de l’art » (1978), et au site Web Wikipedia à l’article « Anthropologie de l’art ».
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[5]
Le Palais des Beaux-arts de Lille présentait, du 6 mars au 14 juin 2004, une exposition internationale consacrée à Rubens, qui prenait un relief particulier dans les politiques culturelles du musée et de la ville : elle était l’un des fleurons de « Lille 2004, capitale européenne de la culture ».
L’accrochage y était classique : cinq sections rappelaient, selon une évolution chronologique, les principaux thèmes traités par l’artiste. Un grand panneau, aux repères sociohistoriques et biographiques accompagnés de quelques (rares) indications orientant la lecture formelle des oeuvres, marquait l’entrée dans chaque nouvelle section. Concernant les informations relatives aux oeuvres présentées, elles étaient réduites : y figuraient le nom de l’oeuvre, la date et le lieu d’exécution, le commanditaire, le lieu de conservation. L’événement présentait donc un type d’expographie aujourd’hui répandu dans les musées et expositions de beaux-arts. Elle était complétée par un éventail de dispositifs, peu usités par les visiteurs (hormis l’audioguide) si l’on regarde les chiffres obtenus dans le cadre de l’enquête quantitative : visites guidées, audioguides, conférences constituaient autant de ponts permettant aux visiteurs d’accéder aux sens de l’oeuvre.
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[6]
C’est l’exploration de ce questionnement qu’une équipe du CERLIS (CNRS/Paris 5) a entrepris à la demande de la mairie et du Palais des Beaux-arts de Lille. L’étude déployait un volet qualitatif et un volet quantitatif et a donné lieu à la production de trois rapports. Le présent article résulte d’une analyse de contenu secondaire des données recueillies par entretiens auprès de visiteurs de l’exposition. Voir Dessajan et Saurier (2004).
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[7]
Le principal dispositif communicationnel de l’exposition est d’ordre scriptovisuel. Si l’enquête quantitative montre que plus de 80% du public a consulté les textes, rares sont les visiteurs qui les ont lus dans leur intégralité. Par ailleurs, si leur appréciation est globalement positive, des manques informationnels ont été relevés par les lecteurs concernant la vie de Rubens, les techniques picturales et encore le contexte artistique plus large.
Enfin, les deux seuls dispositifs, hors textes, qui ont fonctionné tout au long de la tenue de l’exposition sont les audioguides (utilisés par un visiteur sur quatre selon l’enquête quantitative) et les visites guidées (6% des visiteurs consultés dans le cadre de l’enquête quantitative). Pour cette exposition particulièrement, il est possible d’obtenir des données chiffrées en consultant Eidelman, Saurier, Dessajan et Cordier (2004), ainsi que des données plus qualitatives en se référant au rapport qualitatif. Sur la question plus générale de la réception des dispositifs de médiation culturelle, consulter Le(s) public(s) de la culture, Presse de la Fondation nationale des Sciences politiques, Paris, 2003 ; les articles dans la revue Publics et musées.
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[8]
Cette notion est développée par Jauss (1978).
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[9]
D’une part, les questions sous-jacentes à l’étude et qui ont guidé le recueil des données ne ciblaient pas spécifiquement la question des savoirs et compétences que nous envisageons dans cet article. D’autre part, le nombre des entretiens réalisés ne permet pas de prétendre à une quelconque représentativité.
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[10]
Dans ce domaine de l’art, les chercheurs se sont massivement intéressés à la transmission des savoirs, et non des compétences.
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[11]
Par méthodes traditionnelles, on entend le type de regard développé, notamment, par Winckelmann, dont la vision de l’oeuvre lui permet de définir des unités formelles signifiantes. Pour approfondir les liens qui se tissent entre cette grammaire des formes et l’histoire de l’art, se référer notamment à Chalumeau (2002) et encore à Recht (1998).
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[12]
Concernant la répartition des études littéraires en analyses internes et externes, se reporter à Bourdieu (1992) ou Maurel (1994).
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[13]
En effet, les panneaux scriptovisuels, qui constituent le dispositif le plus consulté, ne proposent pas d’analyse formelle en tant que telle. Seules quelques rares appréciations de forme émaillent le discours.
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[14]
C’est le cas pour ces femmes qui préfèrent les dessins aux oeuvres peintes, parce que « les tableaux, c’est trop fouillis, il y a trop de choses » (femme ; 55 ans ; Lille ; bac ; employée).
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[15]
Ce qui engage certains à penser que « les tapisseries, c’est autre chose, c’est une autre technique » (homme ; 64 ans ; Isère ; + bac + 2 ; retraité) que la peinture.
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[16]
Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous avons développé la notion de mondes de références, inspirée par les travaux de Boltanski et Thévenot (1991), Becker (1982), Veyne (1983), Heinich (1995). Voir Saurier (2003).
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[17]
Puisque certains outils et toute une terminologie sont mobilisés par les interviewés, alors même qu’ils ne sont pas présents dans les dispositifs d’accompagnement consultés, par exemple, l’analyse des raccourcis ou encore la comparaison avec les artistes du XXe siècle.
-
[18]
La structuration même du discours de l’exposition repose sur l’analyse à la fois biographique et du contexte socioculturel de la création. Ainsi, les cinq parties sont les suivantes : les débuts de Rubens, le mécénat princier et aristocratique, le mécénat bourgeois, les commandes religieuses, les tapisseries. Le discours des panneaux suit essentiellement cette même logique d’analyse.
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[19]
Consulter l’ouvrage synthétique de Heinich (2001).
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[20]
Comme le fait de positionner l’artiste par rapport à d’autres peintres et selon des courants artistiques qui n’apparaissent pas dans les panneaux scriptovisuels.
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[21]
On trouve dans cette tradition les hommes illustres, les grands hommes, les héros… jusqu’aux stars du XXe siècle. Consulter les ouvrages de Hartog (2005), Centlivres, Fabre et Zonabend (1998) et encore Heinich (1991).
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[22]
Se référer notamment à Eco (1993).
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[23]
Les informations délivrées sur le créateur, par les dispositifs de médiation culturelle, restent confinées dans le strict cadre de la biographie informant l’oeuvre.
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[24]
L’exemple du structuralisme et de son incidence sur les façons de penser les rapports entre auteur et oeuvre est ici inévitable.
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[25]
Concernant la figure de l’artiste romantique, consulter les ouvrages de Heinich cités en bibliographie.
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[26]
Nous utilisons avant tout le terme anthropologie dans son sens premier de « science générale de l’homme et de l’humanité ». Ceci étant, la démarche empruntée par les visiteurs peut aussi s’apparenter à des formes disciplinaires de l’anthropologie telles que l’anthropologie psychique et de l’art.
-
[27]
Il est à noter que le contexte de l’exposition, plus précisément les dispositifs communicationnels, laisse le visiteur entièrement seul dans cette démarche de type anthropologique : sans connaissances préalables à la visite, le public demeure avec ses interrogations.
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[28]
C’est-à-dire des savoir-faire, comme les techniques d’analyse interne et externe, développés par les scientifiques et réappropriés par des acteurs sociaux hors du domaine scientifique.
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[29]
Entendu comme ensemble du savoir produit par la science.
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[30]
Nous pensons ici précisément à la façon dont De Certeau envisage la notion de bricolage avancée par Lévi-Strauss. Voir Certeau, 1980 : 252.
Références bibliographiques
- BECKER, Howard. 1982. Les mondes de l’art. Paris, Flammarion.
- Boltanski, Luc et Laurent Thévenot. 1991. De la justification, Les économies de la grandeur. Paris, Gallimard.
- Bourdieu, Pierre. 1992. Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris, Édition du Seuil.
- Caillet, Elisabeth et Evelyne Lehalle. 1995. À l’approche du musée : la médiation culturelle. Lyon, Presses universitaires de Lyon.
- Castelnuovo, Enrico. 1976. « L’histoire sociale de l’art : un bilan provisoire », Actes de la recherche en sciences sociales, 6 : 63-75.
- Caune, Jean. 1999. Pour une éthique de la médiation, Le sens des pratiques culturelles. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
- Centlivres Pierre, Daniel Fabre et Françoise Zonabend (dir.). 1998. La fabrique des héros. Paris, Éditions de la MSH, coll. « Ethnologie de la France », Cahier 12.
- Certeau, Michel de. 1980. L’invention du quotidien, Tome 1, Arts de faire. Paris, Union générale d’éditions.
- Chalumeau, Jean-Luc. 2002. La lecture de l’art. Paris, Klincksieck.
- Cuisenier, Jean. 1978. « Pour une anthropologie de l’art », Ethnologie française, 2-3.
- Davallon, Jean. 1999. L’exposition à l’oeuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique. Paris, L’Harmattan.
- Dessajan, Séverine, Delphine Saurier et Jacqueline Eidelman. 2004. Étude de réception des visiteurs de l’exposition Rubens au Palais des beaux-arts de Lille, Tome 2 : Enquête qualitative. Paris, Rapport de recherche CERLIS.
- Eco, Umberto. 1993. De Superman au surhomme. Paris, Grasset.
- Eidelman, Jacqueline, Delphine Saurier, Séverine Dessajan et Jean-Pierre Cordier. 2004. La réception de l’exposition Rubens au Palais des Beaux-arts de Lille, Tome 1 : Étude quantitative. Paris, Rapport de recherche CERLIS.
- Hartog, François. 2005. Anciens, modernes, sauvages. Paris, Galaade.
- Hauser, Arnold et Jacques Leenhardt. 1984. Histoire sociale de l’art et de la littérature. Paris, Le Sycomore.
- Heinich, Nathalie. 2001. La sociologie de l’art. Paris, La Découverte.
- Heinich, Nathalie. 1995. « Les colonnes de Buren au Palais Royal. Ethnographie d’une affaire ». Ethnologie française, Mélanges, 25, 4.
- Heinich, Nathalie. 1991. La gloire de Van Gogh. Paris, Minuit.
- HENNION, Antoine. 1993. La passion musicale. Paris, Métailié.
- Jauss, Hans Robert. 1978. Pour une esthétique de la réception. Paris, Gallimard.
- Lamizet, Bernard. 1999. La médiation culturelle. Paris, L’Harmattan.
- Maurel, Anne. 1994. La critique. Paris, Hachette.
- MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LILLE. 2004. Rubens, exposition Lille, Palais des Beaux-arts, 6 mars-14 juin 2004. Lille, RMN, Palais des Beaux-arts.
- Recht, Roland. 1998. Penser le patrimoine. Mise en scène et mise en ordre de l’art. Paris, Hazan.
- Saurier, Delphine. 2003. « Médiations et co-construction du patrimoine littéraire de Marcel Proust, La Maison de tante Léonie et ses visiteurs ». Thèse de doctorat, Université d’Avignon et des pays du Vaucluse.
- Veyne, Paul. 1983. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris, Le Seuil.
- WIKIPÉDIA. Anthropologie de l’art. http://fr.wikipedia.org/wiki/Anthropologie_de_l%27art. Page consultée le 25 avril 2008