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Numéro 1, printemps 2003 Naître
Sommaire (12 articles)
Naissance d’un concept / Birth of a Concept
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Intermédialités : le temps des illusions perdues
Éric Méchoulan
p. 9–27
RésuméFR :
Après l’intertextualité qui visait à sortir le texte de son autonomie supposée; après l’interdiscursivité qui saisissait que l’unité est constituée des multiples discours que ramasse et traverse le texte; voici l’intermédialité qui étudie comment textes et discours ne sont pas seulement des ordres de langage, mais aussi des supports, des modes de transmission, des apprentissages de codes, des leçons de choses. Ces médiations ont des histoires : les intermédialités en forment les plans de consistance. Le concept d’intermédialité opère alors à trois niveaux différents d’analyse. Il peut désigner, d’abord, les relations entre divers médias (voire entre diverses pratiques artistiques associées à des médias délimités). Ensuite, ce creuset de média d’où émerge et s’institutionnalise peu à peu un médium bien circonscrit. Enfin, le milieu en général dans lequel les médias prennent forme et sens : l’intermédialité est immédiatement présente à toute pratique d’un médium. Encore faut-il en percevoir aussi l’actualité en fonction des nouvelles figures sociales du travail immatériel.
EN :
After intertextuality, which sought to strip the text of its supposed autonomy and read in it the play of other, pre-existent texts and to restore it to a series of texts; after interdiscursivity, which grasped that unity is composed of a multiplicity of discourses which the text gathers together and traverses; we now present intermediality: the study of how texts and discourses pertain not only to language systems but also to the materials and means of transmission, to the experience of codes and to the lessons from things. These mediations have histories, and intermedialities situate these histories on solid ground. Intermediality functions on three different analytical levels. It can indicate, first of all, the relationships among diverse media (and even among diverse artistic practices associated with those media). Next, it functions on the level of the media melting pot from which a well-defined medium slowly emerges and is institutionalised. Finally, it operates in the overall environment in which media take on form and meaning. Here, intermediality is immediately present whenever a medium is put into practice. To do so, we must also perceive its actuality by taking into account the new social figures of immaterial work.
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Sens(a)ble Intermediality and Interesse: Towards an Ontology of the In-Between
Henk Oosterling
p. 29–46
RésuméEN :
In this article the specific quality of the “in-between” or “inter” within the notion of intermediality is explored. First the Gesamtkunstwerk and Foucault's “esthetics of existence” are analyzed in terms of intermediality. By tracing the historical roots of this notion the perspective for its actuality is widened. Next, a positioning of the “inter” in a mainly German discussion on intermediality is elaborated, criticizing hermeneutics and dialectics. Subsequently this discussion is related to a philosophical debate on the sublime and on mediation by French philosophers of difference as Derrida, Lyotard and Nancy. Finally the contours of an ontology of the “in-between” are redefined in terms of the Kantian and Heideggerian Inter-esse.
FR :
Dans cet article, la qualité spécifique de « l’entre » ou de « l’inter » est explorée à partir de la notion d’intermédialité. Dans un premier temps, le Gesamtkunstwerk (oeuvre d’art totale) et les « arts de l’existence » de Foucault sont analysés du point de vue de l’intermédialité. En retraçant les racines historiques de cette notion, l’actualité de ses perspectives est élargie. Dans un second temps, un questionnement sur « l’inter », fondé en grande partie sur un débat germanophone portant sur l’intermédialité est proposé, afin de critiquer l’herméneutique et la dialectique. Par la suite, cette discussion est retraduite dans les termes d’un débat philosophique sur le sublime et la médiation mené par les philosophes de la différence, Derrida, Lyotard et Nancy. Enfin, les linéaments d’une ontologie de « l’entre-deux » sont définis à partir de l’ « inter-esse » kantien et heideggerien.
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Commencements
Silvestra Mariniello
p. 47–62
RésuméFR :
Cet article pose la question du commencement de l’intermédialité, non dans le but d’en repérer l’origine ou de retracer le développement historique de la pratique intermédiale, mais afin de saisir les implications épistémologiques du concept. Dans une première partie, l’auteur reprend la discussion du concept dans Qu’est-ce que la philosophie de Deleuze et Guattari pour montrer le périple que la conceptualisation (de l’intermédialité) dessine. L’enjeu n’est pas tellement d’arriver à répondre à la question « qu’est-ce que l’intermédialité? », mais d’apercevoir la dynamique que ce questionnement déclenche et dans laquelle il s’inscrit, ainsi que d’explorer l’intermédialité dans sa dimension non objectuelle. Dans une deuxième partie, l’article pose la question du sujet. Si les médias reconfigurent le monde habitable en manipulant la distance, en nous proposant des expériences cognitives « désobjectivantes », en pluralisant et en relativisant la vérité, qu’en est-il du sujet? Dans quelle mesure le commencement d’un concept, qui vient répondre à cette réalité, ouvrant des horizons inconnus, participe à, ou témoigne d’une métamorphose du sujet?
EN :
This article addresses questions concerning the beginning of intermediality, not in order to identify its origin, nor to retrace the historical development of the intermedial practice, rather with the intent of grasping the epistemological implications of the concept. In the first part, the author explores Deleuze and Guattari's discussion of the concept, in Qu'est-ce que la philosophie?, in order to show the path that the conceptualization (of intermediality) traces. It is not important to be able to answer the question “what is intermediality?” what is crucial is rather to understand the dynamics that the questioning concerning intermediality triggers, as well as explore intermediality in its non-objectual dimension. In the second part, the article raises the question of the subject. If media reconfigurate the world by manipulating distance, by presenting us with “desobjectifying” cognitive experiences, by pluralizing the truth and making it relative, what becomes of the subject? To what extent the beginning of a concept, that emerges as an answer to a certain reality and opens up unknown horizons, takes part in and testifies for a metamorphosis of the subject?
Conceptions d’une naissance / Conceptions of Birth
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Naître en paradis
Jean-Paul Gauthier
p. 65–74
RésuméFR :
Si l’on a pris l’habitude de lire un de nos mythes fondateurs, celui d’Adam et Ève, comme témoignant du sort défavorable attaché à l’être humain, c’est que l’on a épousé le point de vue de Dieu pour lequel le bien et le mal s’opposent radicalement. Ce texte prend le contre-pied d’une telle lecture en épousant le choix de nos premiers parents en faveur de la contingence, ce qui, d’une part, nous permet de réviser le concept de liberté, ce qui nous engage, d’autre part, à éprouver la relativité du bien et du mal, lesquels n’ont de cesse en chaque geste de s’entremettre.
EN :
If we have taken the habit of reading our foundational myths, those of Adam and Eve, as witnesses of the unfortunate lot tied to mankind, it is that we have espoused the point of view of God, for whom good and evil are radically opposed. This text wishes to propose a completely different view, by espousing the choice of our first parents who favoured contingency. This, on the one hand, permits us to revise the concept of liberty, and engages us, on the other, into feeling the relativity of good and evil, which never cease, in every gesture, to be intertwined.
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Naissance sur l’échafaud ou la tragédie du début du XVIIe siècle
Christian Biet
p. 75–105
RésuméFR :
La naissance du théâtre français, et particulièrement de la tragédie française, date des dernières années du XVIe siècle et des vingt premières années du XVIIe, au moment où émerge ce qu’on peut appeler la « modernité ». Maintenant oublié, et recouvert par le mythe du classicisme français, ce « théâtre de l’échafaud » s’apparente au théâtre élisabéthain et à la comedia espagnole, aussi bien pour son esthétique générale que pour sa manière de représenter le sang, les crimes et les viols, par des actions spectaculaires. Les exemples d’Alexandre Hardy et de Nicolas-Chrestien des Croix, montrent ainsi que cette nouvelle tragédie entend mettre en scène des actions tragiques (sanglantes) en même temps qu’elle pose à un nouveau public et dans de nouveaux lieux, des questions philosophiques, politiques et religieuses, soulevées par les faits sanglants du temps, par les troubles qui ont saisi la France et par les récentes horreurs des guerres de Religion dont le public a nécessairement le souvenir. La loi, l’ordre, la nature humaine, la souveraineté, la légitimité, le Salut, sont les grands sujets dont la scène s’empare. Ce faisant, elle oblige les spectateurs à les voir, à en être saisis, mais aussi à les penser. Car si le théâtre veut intéresser son public, il doit le faire d’une part grâce à la représentation de transgressions et de contradictions en acte, d’autre part en plaçant l’assemblée des spectateurs face à des corps souffrants et dans une position où chacun devient une sorte de juge : un juge impuissant mais impliqué. La naissance de la modernité et la naissance du théâtre moderne apparaissent donc simultanément en Europe et célèbrent l’invention d’une nouvelle distance critique.
EN :
Birth of French theater, and particularly of French tragedy, really takes place during the very last years of the XVIth Century and the twenty first years of the XVIIth, exactly at the same time the emergence of “modernity” can be conceived. Now forgotten, after the myth of the French classicism had been built, this “theater of the scaffold” (in French, “échafaud” means “stage” and “scaffold” as well) goes with the Elisabethan drama and the Spanish comedia, as they have the same main aesthetic stakes, especially the representation of blood, crimes, rapes, through a theatrical action. Alexandre Hardy and Nicolas-Chrestien des Croix, for instance, took part in the creation of a new tragedy, setting on stage tragic (bloody) actions and addressing philosophical issues, which raised political and religious questions for a new audience, in new places, representing, from a distance, the murderous times, the terrible events of France's recent history, and the horrors of the Religion Wars, which every audience was then accustomed to. Law, order, human nature, sovereignty, legitimacy, and Salvation, are those essential matters which the stage takes over, leading the spectators to see them, to be dazzled by them, and also to reflect upon them. Theater, performing transgressions and contradictions interest the audience, setting the assembly of the spectators in front of suffering bodies, in a position where everyone can be a sort of judge: impotent but involved. Hence, the birth of Modernity and the birth of modern theater appear simultaneously in Europe, through the invention of a new critical distance.
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Le ventre du géant : Mircea Cartarescu et la mnémotechnique
Johanne Villeneuve
p. 107–122
RésuméFR :
Cet article propose une lecture du livre Le rêve de Mircea Cartarescu et des figures qui y entrelacent la mort et la naissance. La poétique tératologique du romancier et poète roumain permet de revenir sur l’héritage de la mnémotechnique ou de « l’art de la mémoire » (Francis Yates) en évoquant la réminiscence, et en liant à la naissance même de la mémoire d’une narratrice l’image de la mort. En cette liaison refont alors surface de vieilles hantises que Cartarescu déforme à dessein : l’écriture devient « vivante », sa matérialité procède à des accouchements monstrueux, et l’expérience de la lecture devient l’expérience paradoxale de la mort.
EN :
This article proposes a reading of Mircea Cartarescu's book, Le Rêve (The Dream) and of its figures that intertwine death and birth. The teratological poetics of the Roumanian novelist and poet will be an opportunity to propose a return to the heritage of mnemotechnics or the “art of memory” (Francis Yates) by evoking reminiscence, and by linking the very birth of the female narrator's memory to an image of death. From within this close bind re-surface ancient hauntings that Cartarescu deform at will: writing becomes “alive” its materiality gives rise to monstrous births, and the experience of reading becomes a paradoxical experience of death.
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Nation/Natio: Raymond Williams and “The Culture of Nations”
Christopher Prendergast
p. 123–138
RésuméEN :
This article invites us to return to the example of Raymond Williams, and his essay “the Culture of Nations” as a then timely — and continuingly relevant — intervention in the debates about nation and postcoloniality. In linking the categories of nation, “natio” and place, Williams attempts to show that — at least in the case of Britain — the identities in question are produced from complex, multiethnic, long-haul histories, irreducible to the superficial discourses of ethnic patriotism. His argument is at once a confrontation with racism and — more controversially — with liberalism, or at least that version of the latter which seeks to oppose the former in the name of purely abstract juridical “rights”.
FR :
Cet article propose un retour à l’exemple de Raymond Williams et à son essai « The Culture of Nations », en tentant de souligner l’intérêt — toujours actuel — de son intervention dans le cadre des débats sur la nation et sur la post-colonialité. En tissant des liens entre ces notions de nation, de « natio » et de lieu, Williams tente de montrer que — dans un contexte britannique à tout le moins — les identités en question sont produites à partir d’histoires de longues durées, complexes et multi-ethniques, irréductibles aux discours superficiels sur le patriotisme ethnique. Son propos le conduit à affronter les questions du racisme et — de façon beaucoup plus controversée — du libéralisme, ou du moins cette version du libéralisme qui entendrait invalider le racisme au nom de « droits » juridiques purement abstraits.
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Intermédialité et interperformativité / Web Last Entry: Bombay, 1stJuly... A Travel Log through Time, Space and Identity de Andrea Zapp
Bruno Lessard
p. 139–154
RésuméFR :
L’art numérique hybride ayant été négligé jusqu’ici dans la recherche sur l’intermédialité, l’auteur interroge ce type de transformation dans un site Web dirigé par l’artiste allemande Andrea Zapp, Last Entry: Bombay, 1 st July...a Travel Log through Time, Space and Identity (1996-98), qui est basé sur un roman de Virginia Woolf, Orlando (1928). La naissance du sujet genré dans un environnement virtuel nécessiterait un élargissement de l’esthétique occidentale vers le développement d’un discours sur l’art numérique qui réfléchirait sur la performance spatiale entre l’usager et le médium et entre les médias eux-mêmes, c’est-à-dire une interperformativité kinesthétique.
EN :
Hybrid digital art having been neglected by scholars of intermediality, the author inquires into this type of transformation by analyzing a Web site designed by the German artist Andrea Zapp, Last Entry: Bombay, 1 st July...a Travel Log through Time, Space and Identity (1996-98), which is based on Virginia Woolf's Orlando (1928). In a virtual environment the birth of the gendered subject implies a widening of Western aesthetics toward the construction of a critical discourse on digital art that would study the spatial performance between user and media and between media themselves, that is, a kinaesthetic interperformativity.
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What is Necromedia?
Marcel O’Gorman
p. 155–164
RésuméEN :
This paper explores the collusion of death and technology by investigating: the military's early adoption of new technologies for the purpose of human destruction; superstition and ghost industries invoked by the mainstreaming of new technologies; the use of technology to push us into a posthuman era that heralds and celebrates the end of liberal humanism; technology's promise of immortality, which causes us to forget our finitude. The exploration is framed by various media scenes extracted from two recent Hollywood movies, Vanilla Sky (Crowe, 2001) and American Beauty (Mendes, 1999). The paper is not about these movies, but rather, it draws on them as case studies, information narratives about the incorporation of technology in American culture. By defining this new area of study and coining a new term, the author hopes to provoke interest in Necromedia Theory as an antidote to the uncritical incorporation of new technologies into everyday life, and to the relentless development of technology for technology's sake.
FR :
Cet article aborde la collusion entre mort et technologie en explorant l’adoption par l’industrie militaire des nouvelles technologies à des fins de destruction humaine; mais aussi les superstitions et les industries fantômes invoquées par l’afflux massif des nouvelles technologies, l’utilisation qui est faite de la technologie pour nous pousser vers une ère post-humaine qui prône et célèbre la fin d’un certain humanisme libéral, les promesses d’immortalité dont sont garantes les technologies et qui nous font oublier notre finitude. Cette exploration se trouve encadrée par diverses scènes médiatiques, extraites de deux récents films hollywoodiens, Vanilla Sky (Crowe, 2001) et American Beauty (Mendes, 1999). Cet article ne traite pas directement de ces films, il les emploie, plutôt, comme des études de cas, des récits induisant cette incorporation de la technologie dans la culture américaine. En définissant ce nouveau champ d’étude, et en créant ce nouveau concept, l’auteur espère susciter un intérêt pour une théorie nécromédiatique (Necromedia Theory), qui s’offre comme un antidote aux incorporations non critique des nouvelles technologies dans la vie quotidienne, et au développement incessant de la technologie pour elle-même.