Corps de l’article

Dans Habitants et Marchands de Montréal, publié en 1974, Louise Dechêne déplorait que la traite des fourrures fut longtemps associée à « certains comportements soi-disant caractéristiques : abandon des terres, mauvaise agriculture, insubordination, immoralité, etc.[2] ». Depuis, dans la lignée des travaux de Dechêne, il a été démontré que la participation aux voyages de traite eut des effets multiformes et que les modalités de cette participation se modifièrent dans le temps et dans l’espace[3]. Entre autres, la mise au jour de réseaux de sociabilité influençant le recrutement des engagés et de stratégies déployées par certains voyageurs pour atténuer la contradiction entre les calendriers de la traite et de l’agriculture ont jeté un nouvel éclairage sur l’engagement et nuancé les interprétations traditionnelles. Si l’on admet qu’à l’intérieur de la vallée du Saint-Laurent l’influence et l’attrait de la traite varièrent selon les contextes spatio-temporels, les historiens se sont, jusqu’à ce jour, peu intéressés aux engagés de la région trifluvienne, pourtant reconnue comme un important centre de recrutement[4].

Longtemps au xviiie siècle, les autorités semblent s’être opposées aux voyages de traite sur le Saint-Maurice afin de favoriser la foire de Trois-Rivières. Entre 1681 et 1752, aucun congé n’aurait été délivré pour faire la traite en Haute-Mauricie[5] et, au lendemain de la Conquête, sous peine de punitions sévères, les généraux Burton et Haldimand auraient interdit aux marchands de remonter le Saint-Maurice et d’aller à la rencontre des Amérindiens avant qu’ils n’atteignent Trois-Rivières[6]. Si ces interdictions n’empêchèrent pas les voyages de traite en Haute-Mauricie, comme l’indiquent deux engagements envers Aaron Hart contractés en 1765[7], il s’avère néanmoins assez difficile d’évaluer l’intensité de ces activités illicites. À la suite de l’ouverture de la Haute-Mauricie à la colonisation, en 1774, la situation change sensiblement et des marchands indépendants y auraient alors établi les premiers postes de traite[8]. Peu de temps après, dans le premier tiers du xixe siècle, trois compagnies de traite étendent leurs activités au bassin de la rivière Saint-Maurice : la North West Company (NWC), la Hudson’s Bay Company (HBC) et la King’s posts Company (KPC). Des trois, la NWC fut la première à s’implanter en Haute-Mauricie ; elle y exploita des postes dès le début du xixe siècle, puis se retira du territoire, vraisemblablement en 1814[9]. Quelques années plus tard, entre 1822 et 1831, la HBC et la KPC s’y livrèrent une lutte féroce pour le contrôle du territoire[10]. Fait moins connu, entre le départ de la NWC et l’arrivée des deux autres compagnies, un petit nombre de commerçants indépendants profitèrent de l’accalmie pour intensifier leurs opérations dans le bassin de la rivière Saint-Maurice.

Les activités en Haute-Maurice des trois compagnies mentionnées plus haut ont été étudiées en profondeur par Claude Gélinas[11]. Ses travaux nous renseignent notamment sur leurs stratégies commerciales et sur les comportements économiques des Autochtones qui fréquentaient leurs postes. Néanmoins, les recherches de l’anthropologue, qui s’appuie notamment sur les livres de comptabilité des compagnies, nous renseignent peu sur la main-d’oeuvre qu’elles employèrent. Depuis la publication d’Habitants et marchands[12], les actes notariés et plus particulièrement l’engagement sont privilégiés pour étudier la main-d’oeuvre recrutée pour la traite des fourrures, et ce, malgré que les répertoires de notaires ne puissent être « considérés comme de véritables registres d’enregistrement des allées et venues dans l’Ouest[13] ». Si le recrutement des engagés ne fait pas toujours l’objet d’une visite chez le notaire, certaines embauches étant consignées dans des engagements faits sous seing privé ou se concluant par de simples ententes verbales[14], et que les cas de désertion ou de changement d’allégeance étaient fréquents[15], pareilles lacunes sont à bien des égards compensées par la richesse des informations que les engagements recèlent : le nom de l’employeur, de même que le nom de l’engagé, son lieu de résidence, le salaire, la durée du contrat, la fonction, la destination et diverses clauses ad hoc. Enfin, en ce qui concerne le début du xixe siècle, l’historien ne disposant pas de Trade Licences[16], les greffes des notaires représentent donc une source essentielle pour étudier la main-d’oeuvre employée dans la traite des fourrures[17].

Notre étude repose sur l’exploitation de l’ensemble des engagements contractés devant les notaires de Trois-Rivières entre 1798 et 1831. Au total, nous avons compulsé plus de 350 engagements, dont 336 liés à la traite des fourrures dans le bassin de la rivière Saint-Maurice[18]. Aux fins d’analyse, nous avons conservé uniquement les engagements pour la traite du Saint-Maurice. L’analyse préliminaire de ces actes notariés nous a d’emblée interpellé de deux manières. D’abord, considérant le peu de place qu’ils occupent dans l’historiographie et la prépondérance de grandes compagnies telles que la NWC et la HBC au début du xixe siècle, nous fûmes étonné par la forte présence des marchands indépendants (62 % du total des engagements)[19]. Ensuite, nous fûmes frappé par la grande proportion d’engagements contractés par des Autochtones (40 %), principalement des Abénaquis de Saint-François-du-Lac et de Bécancour (74 %), de même que des Algonquins de la région de Trois-Rivières (19 %)[20].

Ici, sans évacuer les activités des marchands indépendants, nous aborderons plus particulièrement la question de la présence autochtone au sein de la main-d’oeuvre de la traite du Saint-Maurice dans le premier tiers du xixe siècle. Afin de mieux comprendre les modalités de la participation amérindienne à la traite du Saint-Maurice, nous avons choisi de porter notre attention sur deux aspects particuliers de la question. D’une part, quelles motivations poussèrent les Autochtones de la région trifluvienne vers l’engagement dans la traite du Saint-Maurice ? D’autre part, le recrutement d’engagés amérindiens répondait-il à certains besoins particuliers des employeurs ? Comme nous le verrons plus loin, l’étude plus spécifique du rôle des engagés amérindiens nous permettra de suggérer quelques pistes de réflexion à propos des stratégies mises en place par les petits commerçants.

Présence amérindienne dans la main-d’oeuvre salariée de la traite des fourrures

À la même époque où Louise Dechêne publie Habitants et marchands, la troisième conférence nord-américaine sur la traite des fourrures, qui se déroula à Winnipeg en 1978, témoigne de l’émergence d’un nouveau champ de recherche, l’histoire sociale de la traite des fourrures[21]. À l’époque, les instigateurs de ce nouveau champ de recherche postulaient que la traite des fourrures aurait produit « an indigenous society in early western Canada[22] ». Bien que la portée heuristique du concept d’une « Fur trade society » homogène fut par la suite remise en question[23], l’objectif original de l’histoire sociale de la traite des fourrures demeura sensiblement le même : écrire une histoire intégrant l’ensemble des groupes humains, certains ayant été jusque-là marginalisés. Depuis, l’histoire sociale de la traite des fourrures se serait intéressée principalement à trois questions : la dépendance des Amérindiens vis-à-vis des produits européens ; la vie quotidienne dans les postes de traite ; les mariages entre Européens et Amérindiennes et la formation de la population de Métis[24].

Les Autochtones, avec les voyageurs, les Métis et les femmes, constituent indéniablement l’un des principaux groupes longtemps repoussés aux marges de l’histoire de la traite des fourrures. Dans un article publié en 1978, Arthur J. Ray décrivait ainsi le rôle jusque-là réservé aux Amérindiens dans l’historiographie canadienne : « They generally appear only as shadowy figures who are always present, but never central characters, in the unfolding events[25]. » Depuis, des recherches ont permis de démontrer le rôle central des Amérindiens à l’intérieur de cette activité économique[26]. Un des principaux points soulevés par ces travaux est la multiplicité des rôles joués par les Amérindiens. Néanmoins, les modalités et l’ampleur de leur présence à l’intérieur de la main-d’oeuvre salariée de la traite des fourrures demeurent pour l’essentiel méconnues. À ce jour, nous recensons seulement deux articles qui portent spécifiquement sur le recrutement d’engagés amérindiens pour la traite des fourrures[27]. Dans la plus récente de ces contributions, publiée en 2001, Jan Grabowski et Nicole St-Onge examinent le recrutement d’Iroquois de Lac-des-Deux-Montagnes, Saint-Régis et Sault-Saint-Louis par les compagnies de traite pour les années 1800 à 1821. Selon eux, deux principaux facteurs expliqueraient l’embauche massive d’engagés iroquois : la pression démographique qui s’exerce alors dans la vallée du Saint-Laurent – combinée à une raréfaction du gibier dans les territoires de chasse – et les nouveaux besoins des compagnies en engagés spécialisés dans la chasse[28].

À l’image des Iroquois de la région de Montréal étudiés par Grabowski et St-Onge, les Abénaquis de Saint-François-du-Lac et de Bécancour et les Algonquins de Trois-Rivières font eux aussi face aux défis que pose l’explosion démographique dans leur milieu d’origine. En effet, au début du xixe siècle, la chasse serait devenue « une activité de plus en plus difficile à pratiquer pour les Abénaquis[29] ». À l’arrivée des Européens en Amérique du Nord, les Abénaquis habitent un territoire qui couvre actuellement le Maine et le nord de la Nouvelle-Angleterre. À partir du xviie siècle, l’expansion rapide des colonies anglaises pousse bon nombre d’entre eux à migrer vers la vallée du Saint-Laurent. Ces migrations menèrent, au début du xviiie siècle, à l’établissement de deux missions sur la rive sud du Saint-Laurent à Saint-François-du-Lac et Bécancour, à proximité de Trois-Rivières. Après la guerre de 1812-1814, la concession de terres dans les Cantons de l’Est marque un nouveau chapitre dans la contraction des territoires de chasse abénaquis[30]. Aux contraintes imposées par la colonisation sur la rive sud du fleuve se combine un accès limité aux territoires situés sur la rive nord. Ainsi, du début du xviiie siècle jusqu’à la fin de la période couverte par notre étude, les irruptions de chasseurs abénaquis au nord du Saint-Laurent firent à diverses reprises l’objet de plaintes et de contestations des occupants[31]. Face aux pressions grandissantes, les Abénaquis furent bientôt contraints de « réorienter leur économie de subsistance[32] ». Au cours des années qui nous intéressent, l’engagement pour la traite allait donc se présenter comme une solution de rechange pour les Abénaquis de Saint-François-du-Lac et de Bécancour, qui forment alors deux communautés comptant chacune entre 300 et 400 individus[33].

Figure 1

Répartition des engagements amérindiens pour la traite du Saint-Maurice selon la nation, 1798-1831

Répartition des engagements amérindiens pour la traite du Saint-Maurice selon la nation, 1798-1831
Source : Contrats d’engagement conservés dans les greffes des notaires trifluviens. Compilation de l’auteur

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Moins nombreux parmi les engagés de la traite du Saint-Maurice (26 engagements algonquins contre 99 engagements abénaquis), les Algonquins de Trois-Rivières représentent au total une population moins importante que celle des Abénaquis de la rive sud ; entre 1812 et 1828, ils comptent environ une centaine d’individus[34]. À l’instar des Abénaquis, les Algonquins semblent également devoir composer avec une raréfaction du gibier dans leurs territoires de chasse de la Basse-Mauricie. Signe manifeste de cet état, les Algonquins réclamèrent l’expulsion des Abénaquis à la fin des années 1820[35]. Quant aux Têtes de Boule[36] de la Haute-Mauricie, ils n’affrontèrent pas avant les années 1850-1860 une réduction importante de leur gibier de prédilection, l’orignal[37]. Il n’est donc pas étonnant que seulement cinq engagements marquent l’embauche de Têtes de Boule.

Les liens qu’entretenaient depuis longtemps les Abénaquis et les Algonquins avec les marchands trifluviens facilitèrent vraisemblablement leur passage vers le salariat de la traite du Saint-Maurice[38]. Mais surtout, et nous reviendrons sur ce point plus loin, plusieurs Autochtones furent embauchés à titre d’engagés-chasseurs, un rôle qui, de toute évidence, pouvait être perçu comme une occasion de perpétuer la pratique d’une activité traditionnelle. Cela étant, l’histoire des communautés abénaquises et algonquines au début du xixe siècle reste à faire[39]. Dans l’état actuel de nos connaissances, il nous est donc difficile de cerner davantage les conditions à l’intérieur des communautés amérindiennes qui motivèrent certains de ses membres à s’engager.

Identification des engagés amérindiens

Pour déterminer quels étaient les engagements marquant l’embauche d’Amérindiens, nous avons principalement mis à profit les informations contenues dans les contrats d’embauche. Dans un premier temps, nous avons relevé tous les contrats où l’engagé est présenté comme étant Abénaquis, Algonquin, Tête de Boule, Iroquois ou Sauvage (sans spécification). Dans certains cas, toujours à partir des contrats d’engagements, nous avons pu préciser l’identité d’individus simplement qualifiés de Sauvages. En 1821, Ignace Joseph s’engage à deux reprises envers Joseph Louis, un marchand abénaquis[40] ; dans un premier contrat, il est spécifié qu’il est abénaquis, dans le second il est uniquement signalé comme étant un Sauvage. Dans pareils cas, nous avons privilégié des désignations plus précises, telles qu’Abénaquis ou Algonquins, à celle de Sauvage. Dans le même ordre d’idées, nous nous sommes efforcé de raffiner notre démarche en tentant de repérer des engagements amérindiens qui auraient pu échapper à ce premier inventaire. Entre 1816 et 1825, Joachim Bernard s’engage à trois occasions ; or, un seul des contrats indique qu’il est abénaquis[41]. Le prénom et le patronyme étant identiques dans les trois engagements, nous avons considéré qu’ils avaient tous été contractés par le même individu et qu’il s’agissait d’un Abénaquis. Un cas demeure incertain, celui des Guille de Saint-François-du-Lac. Parmi les sept engagements contractés par des Guille de Saint-François-du-Lac, un seul indique que l’engagé est abénaquis. Or, à l’époque qui nous intéresse, tandis que des Guille y forment une importante famille abénaquise[42], d’autres appartiennent au groupe des Canadiens. Malheureusement, le recensement de 1831 et la généalogie dressée par l’abbé J. A. Maurault ne permettent pas de déterminer le groupe d’appartenance de tous les Guille retracés dans ces engagements[43]. Malgré ces incertitudes, nous avons considéré ces sept engagements comme ayant été contractés par des Abénaquis.

La répartition des engagements par nation montre qu’au moins 134 embauches (40 % du total) concernent des Autochtones, dont une très forte proportion d’Abénaquis (74 %) et d’Algonquins (19 %)[44]. Il faut toutefois être prudent face à ces premiers résultats, qui pourraient être altérés par la méthode d’inventaire. Tandis que nous n’avons, pour notre part, relevé qu’un seul Iroquois (recruté par un particulier)[45], les travaux de Gélinas, qui mettent à profit d’autres sources, révèlent que, chacune à leur époque, la NWC et la HBC auraient employé des Iroquois pour le transport de marchandises vers leurs postes de la Haute-Mauricie[46]. Or, les greffes des notaires trifluviens que nous avons compulsés ne livrent aucune trace de telles embauches. Peut-être ces conventions ne firent-elles pas l’objet d’actes notariés, ou encore furent-elles consignées devant un notaire montréalais, ce qui expliquerait, dans un cas comme dans l’autre, qu’elles aient échappé à notre investigation.

Recruter des engagés amérindiens

Tel que nous l’avons mentionné plus haut, en l’absence d’une connaissance profonde de l’histoire des communautés amérindiennes de la région de Trois-Rivières, il nous est difficile de cerner précisément les motivations des Amérindiens qui les poussent vers l’engagement. Néanmoins, les actes notariés livrent des informations précieuses sur leurs conditions de travail (durée de l’entente, salaire, fonction) et, partant, nous renseignent sur le comportement des employeurs. Le recours à la main-d’oeuvre autochtone et ses modalités d’embauche étant passablement variables d’un employeur à l’autre, il nous est apparu nécessaire de bien les distinguer les uns des autres. Dans l’ensemble, les marchands indépendants se démarquent clairement des compagnies de traite, en raison de la forte proportion de contrats qui les lient à des Amérindiens et par les fonctions qu’ils leur attribuèrent.

Tableau 1

Répartition des engagements amérindiens pour la traite du Saint-Maurice par employeur, 1798-1831

Répartition des engagements amérindiens pour la traite du Saint-Maurice par employeur, 1798-1831
Source : Contrats d’engagement conservés dans les greffes des notaires trifluviens. Compilation de l’auteur.

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La North West Company

Arrivée en Haute-Mauricie au tournant du xixe siècle, la NWC y transforme ses postes de traite en simples surveillants dès 1807 afin de protéger le Domaine du roi dont elle est locataire depuis 1802[47]. En lien avec ce changement de vocation, les engagements envers la NWC que nous avons retracés dans les greffes trifluviens (23) se concentrent entre 1806 et 1809 inclusivement ; aucun ne dure au-delà de l’année 1809, et la vaste majorité fut contractée en 1807 (19)[48]. Sur ce petit nombre de contrats, seulement trois concernent l’embauche d’Amérindiens. Comment interpréter une aussi faible représentation autochtone parmi la main-d’oeuvre mobilisée par la NWC en Haute-Mauricie ? S’agit-il d’une véritable défection, ou cette absence serait-elle tout simplement imputable au silence des sources ?

Pourtant, la population de la région de Trois-Rivières n’est pas inconnue à la NWC. Déjà, la compagnie montréalaise emploie des résidants de Trois-Rivières et des paroisses environnantes dans ses canots qui, chaque année, quittent Lachine en direction des Pays d’en Haut[49]. On s’étonnera alors que, faisant déjà appel à ce bassin de travailleurs, la NWC ne l’ait pas sollicité davantage pour ses activités plus rapprochées sur le Saint-Maurice. Quant aux Autochtones, nous savons que la NWC employa plusieurs Iroquois dans l’Ouest[50] et quelques-uns en Haute-Mauricie[51]. La compagnie préféra-t-elle les Iroquois aux Abénaquis et aux Algonquins ? Peut-être, mais il demeure qu’en lien avec ses activités en Haute-Mauricie la NWC entretenait des relations d’affaires avec Claude Pratte[52], un petit marchand trifluvien qui, comme nous le verrons plus loin, recruta à de multiples reprises des engagés amérindiens[53]. Dans l’état actuel de nos connaissances, et avec comme seule référence les engagements contractés à Trois-Rivières, il est difficile d’établir avec précision la provenance de la main-d’oeuvre employée par la NWC dans le district du St-Maurice.

La Hudson’s Bay Company et la King’s Posts Company

En 1821, lors de la fusion de la NWC et de la HBC, cette dernière hérite du Domaine du roi[54]. Or, en juillet 1822, à l’expiration du bail de vingt ans contracté par la NWC, la HBC perd le Domaine au profit de John Goudie, marchand et constructeur de navires de Québec. Dès le mois suivant, celui-ci forme avec un groupe d’associés la King’s Posts Company[55]. Dès lors, la Haute-Mauricie, située entre la Terre de Rupert, exclusivité de la HBC, et le bassin du lac Saint-Jean, partie intégrante du Domaine du roi et réservé à la KPC, acquiert une importance stratégique aux yeux des deux monopoles. La lutte entre ces entreprises prit fin en 1831 par le rachat des années restantes au bail du Domaine du roi par la HBC[56].

Entre 1822 et 1831, les deux rivales cumulent au moins 104 engagements (voire possiblement 118)[57] contractés devant des notaires de Trois-Rivières. Les contrats se concentrent sur de très courtes périodes. Des 41 engagements envers la KPC, 38 furent établis en 1822 (10 engagements), en 1825 (23 engagements) et en 1826 (5 engagements)[58]. À onze reprises (27 %), la KPC recrute des engagés amérindiens. Neuf d’entre eux sont abénaquis[59]. En 1825, Stanislas Vassal, un Abénaquis de Saint-François-du-Lac, est commis et agent pour la KPC et la représente dans six engagements, dont quatre marquent l’embauche d’Amérindiens de Saint-François-du-Lac[60]. Par la suite, Vassal passa au service de la HBC[61]. Contrairement à sa rivale, la HBC fit davantage appel aux notaires trifluviens à partir de la fin des années 1820, 84 % de ses engagements (53/63) ayant été contractés entre 1827 et 1831. Comme l’observait Claude Gélinas, il semble donc qu’à ce moment, la HBC était parvenue à supplanter sa rivale[62]. Au cours de ces cinq années, elle recruta des Amérindiens à douze occasions, dont huit Abénaquis de Saint-François-du-Lac. Nous appuyant à la fois sur les listes d’employés et sur les engagements, nous avons relevé quatre cas, outre celui de Stanislas Vassal, d’Amérindiens qui furent ainsi au service des deux compagnies : François Tête de Boule, Joseph Marie, Simon Annance, Pierre Nigageois[63]. Mais, étant donné que très peu de listes d’employés de la KPC ont été conservées, le phénomène a pu être beaucoup plus marqué, d’autant qu’une des stratégies des entreprises visait justement à « convaincre les employés d[e l’]opposant de changer de camp[64] ».

Les marchands indépendants

Les petits commerçants dominent largement le recrutement des engagés amérindiens, en nombre et en proportion (105 engagements amérindiens sur un total de 209 contrats d’embauche). Qui sont-ils ? Quelques indices nous portent à croire qu’ils étaient en fait des marchands-voyageurs[65] équipés à crédit, en reconnaissance de leur expertise pour la traite des fourrures. À Trois-Rivières, les Hart étaient possiblement les principaux marchands-équipeurs ; à quelques reprises, ils fournirent à Claude Pratte, marchand de la place qui totalise 89 engagements pour notre période, les marchandises nécessaires à ses activités[66]. Quels liens ces petits commerçants entretiennent-ils avec les trois grandes entreprises qui nous intéressent ? En 1800 et en 1804, le même Claude Pratte contracte deux obligations envers McTavish, Frobisher & Compagnie (NWC) : la première pour une somme de 398 livres et la seconde pour 200 livres[67]. Également, en 1801, toujours pour le compte de la NWC, il charge deux forgerons de fabriquer divers outils de chasse : piège à castor sans chaîne, piège à castor avec chaîne, grosse hache, demi-hache, petite hache ou cassetête, couteaux croches, etc.[68]. Or, entre 1800 et 1807 inclusivement, le nom de Claude Pratte n’apparaît dans aucun engagement. Puis, en 1808, Pratte conclut une association avec des marchands pour faire la traite dans le Saint-Maurice, document dans lequel la NWC n’est pas mentionnée[69]. Cet exemple suggère que lorsque des petits commerçants contractent des engagements sans qu’il n’y soit fait mention d’aucune des trois grandes compagnies, leurs activités seraient en fait menées à titre d’indépendants[70]. En ce qui concerne les années 1815-1822, période où l’activité de petits commerçants fut la plus intense, l’hypothèse nous apparaît encore plus probante ; en 1815, la NWC aurait quitté la Haute-Mauricie et en 1822, la KPC et la HBC y sont à peine établies[71].

Au total, la moitié des engagements envers des marchands indépendants concerne l’embauche d’Amérindiens[72]. En se concentrant sur les années 1815 à 1822, ce pourcentage grimpe à 55 %[73]. Comment expliquer le recours plus massif aux engagés amérindiens des marchands indépendants ? D’abord, la très grande majorité des marchands rencontrés résident à Trois-Rivières[74]. Or, comme nous l’avons vu précédemment, dès la première moitié du xviiie siècle, des marchands trifluviens chargeaient déjà des Abénaquis et des Algonquins d’aller chasser jusque dans le Domaine du roi[75]. Cela étant, la NWC, la KPC et la HBC pouvaient elles aussi bénéficier de relations étroites avec les Amérindiens de la région puisque des hommes, tels que Claude Pratte et Stanislas Vassal ainsi que d’autres petits commerçants, oeuvrèrent pour elles. Au-delà des liens que les différents employeurs entretenaient avec les Abénaquis et les Algonquins de la région de Trois-Rivières, leur embauche constituait d’abord une réponse à des besoins spécifiques des marchands.

Les engagés amérindiens : un rôle spécifique

La durée des contrats

Jan Grabowski et Nicole St-Onge observent que la durée des contrats des Iroquois recrutés par la NWC, la XY Company et la HBC a en pratique peu d’importance puisqu’ils furent nombreux à ne contracter qu’un seul engagement à l’expiration duquel ils s’établirent dans l’Ouest[76]. On ne peut formuler le même constat pour les engagés amérindiens employés dans la traite du Saint-Maurice. D’abord, dans le cas qui nous préoccupe, il est peu probable que l’engagement ait entraîné la migration massive d’Abénaquis et d’Algonquins vers la Haute-Mauricie, territoire traditionnel des Têtes de Boule. D’ailleurs, avant 1880, seulement deux Abénaquis auraient possédé un territoire de chasse en amont de La Tuque, située à la limite inférieure de la Haute-Mauricie[77].

En règle générale, les engagements contractés par des Amérindiens employés dans la traite du Saint-Maurice sont relativement courts. Toutefois, la sous-représentation des Amérindiens dans les contrats de plus d’un an (30 %) ne doit pas forcément être interprétée comme le signe d’une forte différenciation entre les engagés amérindiens et canadiens. Ce phénomène serait plutôt à mettre en lien avec la relative proximité du territoire exploité[78] et les activités des marchands indépendants, qui contractèrent 78 % des engagements amérindiens. À l’exception de deux engagements envers Claude Pratte, tous les contrats d’une durée de deux ans et plus concernent la HBC (72 %) et la KPC (21 %)[79]. Ainsi, entre 1815 et 1822, les marchands indépendants recrutèrent plus d’Amérindiens (68) que de Canadiens (55), et la durée des engagements est similaire pour les deux groupes[80].

Figure 2

Répartition des engagements pour la traite du Saint-Maurice selon la durée, 1798-1831

Répartition des engagements pour la traite du Saint-Maurice selon la durée, 1798-1831
Source : Contrats d’engagement conservés dans les greffes des notaires trifluviens. Compilation de l’auteur.

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La courte durée des contrats établis par les marchands indépendants reflète, à notre avis, leur relative précarité ; mais elle témoigne également de la recherche d’une certaine flexibilité. En 1819, Claude Pratte engage Toussaint Basta pour « partir a la premiere requisition […] d’hui au quinze aoust prochain […] aller dans la riviere St-Maurice jusqu’à la fin de la navigation et traite d’automne » et y retourner « vers le commencement de mars prochain ou à l’ouverture de la navigation le printems prochain […] jusqu’à la fin de la traite du printems prochain[81] ». En recrutant spécifiquement pour des périodes fortes comme les traites d’automne et du printemps[82], les marchands évitaient d’employer des engagés durant tout l’hiver et réalisaient par conséquent des économies substantielles. Dans plusieurs engagements envers des marchands indépendants, l’information relative à la durée du contrat reste très imprécise, la date du départ n’étant souvent pas mentionnée, ni même parfois la date du retour. Dans de tels cas, il est probable que les petits commerçants n’employèrent les engagés que lorsque leurs services étaient requis. Par exemple, en 1809, l’engagement de Joseph Boucher envers Claude Pratte stipule qu’il sera payé « douze piastres d’Espagne par chaque mois qu’il sera employé au dit service bien entendu que le tems qu’il ne sera pas employe dans lesdits voyages ne sera point payable[83] ».

Fonctions et salaires : des chasseurs salariés

Dans l’ensemble des engagements pour la traite du Saint-Maurice, 44 % des « bouts de canot » (51/113), 71 % des guides (5/7) et 77 % des chasseurs (20/26) sont amérindiens[84]. Ces statistiques suggèrent que l’on confie aux Amérindiens des rôles spécialisés. Rappelons à cet effet qu’à l’intérieur d’un canot, la position occupée par l’engagé est un indicateur de son niveau de qualification. Les deux « bouts de canot », le « devant » et le « gouvernail », ayant la charge de manoeuvrer l’embarcation, tandis que les « milieux » en assurent essentiellement la propulsion. En règle générale, les « devants » et les « gouvernails » reçoivent des salaires plus élevés que les milieux. Seulement 7 % des milieux sont amérindiens. Malheureusement, un grand nombre de contrats ne précisent pas la fonction de l’engagé, de sorte que ces résultats demeurent partiels. En se limitant aux contrats où l’on indique la ou les fonctions de l’engagé, on constate que 90 % des engagements amérindiens marquent l’embauche d’un bout de canot, d’un guide ou d’un chasseur. Lorsqu’on considère l’ensemble des contrats, cette proportion chute à 53 %[85]. Cela étant, dans plusieurs contrats où aucune fonction n’est mentionnée, il est stipulé que l’engagé devra chasser pour le compte de son employeur[86]. En considérant ces contrats, nous avons pu établir que dans 72 % des engagements amérindiens (79/134), l’engagé est embauché comme chasseur, comme bout de canot, comme guide ou comme chasseur[87].

Au total, 75 engagements amérindiens stipulent que l’engagé devra chasser pour le compte de son employeur (soit 56 % des engagements amérindiens)[88]. En comparaison, nous n’avons retracé que 30 contrats où des Canadiens sont chargés de remplir ce même rôle (15 % des engagements canadiens)[89]. Au même moment, dans l’Ouest, Jan Grabowski et Nicole St-Onge observent que l’embauche massive d’Iroquois serait liée aux nouveaux besoins des compagnies de traite en travailleurs spécialisés dans la chasse[90]. Les deux chercheurs remarquent une augmentation du nombre d’engagés iroquois au cours d’intenses périodes de concurrence (entre 1800 et 1803, lors de la lutte entre la NWC et la XYC, et entre 1813 et 1816, alors que la NWC et la HBC s’affrontent dans la région de l’Athabasca)[91]. Dans ce contexte d’affrontement, on aurait chargé les Iroquois de chasser des animaux à fourrures dans des territoires où les populations locales étaient soit peu intéressées à la traite, ou réclamaient des prix trop élevés pour leurs fourrures[92].

Qu’en est-il dans le bassin du Saint-Maurice ? À quelles stratégies répond le recrutement d’engagés-chasseurs et qui fait appel à leurs services ? En incluant tous les contrats où il est mentionné que l’engagé devra chasser, les marchands indépendants dominent l’embauche d’engagés amérindiens spécialisés dans la chasse. Sur un total de 80 engagements stipulant que l’engagé devra chasser, 63 marquent l’embauche d’Amérindiens. Quant à la NWC, aucun engagement contracté à Trois-Rivières ne fait allusion à la chasse et seulement huit contrats envers la HBC stipulent que l’engagé devra chasser. Fait à noter, moins du tiers des chasseurs recrutés par la KPC est composé d’Amérindiens (5/17)[93].

Tandis que, dans l’Ouest, l’emploi d’engagés-chasseurs s’intensifiait au même rythme que les affrontements entre compagnies rivales, il est intéressant de noter qu’au moment où elle est active dans le bassin du Saint-Maurice, la NWC n’y est pas en compétition directe avec la HBC[94]. Aussi, la NWC ne recruta aucun engagé-chasseur à Trois-Rivières et presque tous ses contrats donnent à l’engagé une fonction relative à sa position dans le canot et ne durent en général que le temps de la saison de navigation. Entre 1822 et 1831, la situation change, une forte rivalité opposant la KPC et la HBC pour le contrôle de la Haute-Mauricie. Pour les deux rivaux, le recours à des chasseurs constitua, en addition à l’envoi d’hommes en « dérouine[95] », une des stratégies visant à accroître l’acquisition de pelleteries. Toutefois, la KPC, moins puissante que la HBC, semble avoir usé de cette pratique plus fréquemment, du moins dans la première moitié des années 1820. Alors qu’environ 40 % des engagés de la KPC avaient pour fonction de chasser, cette proportion s’établit à peine à 12 % pour la HBC[96]. Ainsi, outre l’intensification de la concurrence, les ressources dont disposaient les compagnies semblent constituer un autre facteur explicatifs de l’intensité du recrutement d’engagés-chasseurs.

Figure 3

Répartition des engagés-chasseurs dans la traite du Saint-Maurice par employeur, 1798-1831

Répartition des engagés-chasseurs dans la traite du Saint-Maurice par employeur, 1798-1831
Source : Contrats d’engagement conservés dans les greffes des notaires trifluviens. Compilation de l’auteur.

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L’exploitation des services de chasseurs est encore plus fréquente chez les marchands indépendants. Au total, ceux-ci recrutèrent 80 chasseurs, dont 63 Amérindiens[97]. Ainsi, tandis qu’ils cumulent 62 % des engagements, les marchands indépendants embauchèrent 76 % des engagés-chasseurs et 84 % des engagés-chasseurs amérindiens. Quant à Claude Pratte, le petit commerçant le plus actif au cours de la période étudiée, il recruta à 44 occasions des engagés-chasseurs, dont 86 % d’entre eux étaient soit des Abénaquis (26), des Algonquins (9), des Têtes de Boule (2) ou un Sauvage (1)[98]. Comment expliquer ce recrutement massif d’engagés-chasseurs par les marchands indépendants ? En 1815, au moment où l’on observe une intensification marquée du recrutement d’engagés par des marchands indépendants, ces derniers ne font pas face à la concurrence directe des grandes compagnies de traite en Haute-Mauricie. Néanmoins, il n’est pas certain que la traite réalisée par ces petits commerçants avec les Têtes de Boule devait être très lucrative. D’abord, il faut souligner que ces derniers allaient traiter dans les postes exploités respectivement par la NWC et la HBC dans les bassins du lac Saint-Jean et de la baie James. Ensuite, Claude Gélinas suggère que les produits transportés en Haute-Mauricie par les petits commerçants devaient se limiter à « beaucoup d’alcool, quelques fusils, un peu de munitions, mais sans plus[99] ». Ainsi, comme le suggère l’exemple de la KPC, le recrutement d’engagés-chasseurs par les petits commerçants n’était pas seulement lié à la présence de grandes compagnies dans les territoires voisins de la Haute-Mauricie, mais également aux faibles moyens dont ils disposaient pour mener leurs activités de traite.

Si le jugement de Claude Gélinas quant aux produits transportés par les marchands trifluviens s’avère exact, et qu’en conséquence les petits traiteurs peinaient à transporter de grandes quantités de biens ou à proposer des articles de qualité, le recrutement de chasseurs rémunérés pouvait, selon nous, représenter une stratégie visant à compenser pour ce handicap. Ainsi, en employant des engagés-chasseurs, les petits commerçants devaient viser au moins deux objectifs complémentaires : éviter la concurrence des grandes compagnies, avec qui ils ne pouvaient rivaliser en ce qui a trait aux marchandises de traite et au crédit offerts aux Amérindiens, et limiter la quantité de marchandises à transporter à l’intérieur des terres. Enfin, même si les engagements n’en font pas mention, l’emploi de chasseurs visait probablement à subvenir aux besoins alimentaires des engagés.

Quel statut par rapport aux Canadiens ?

L’occupation de postes spécialisés par les engagés amérindiens se traduisait-elle par l’obtention de meilleurs salaires[100] que la moyenne canadienne ? Dans l’Ouest, Grabowski et St-Onge observent que les Iroquois reçurent des salaires équivalents et parfois même plus élevés que ceux accordés aux Canadiens[101]. Cela indiquerait qu’en chassant dans des endroits où les Autochtones n’étaient pas intéressés par la traite ou ne parvenaient pas à satisfaire l’appétit des compagnies en pelleteries, les Iroquois détenaient aux yeux de leur employeur un statut supérieur à celui de bien des voyageurs canadiens[102]. Ici, en raison de l’impossibilité d’établir la durée de plusieurs contrats, nous sommes incapable d’évaluer le salaire moyen des Amérindiens et de le comparer à celui des Canadiens. Néanmoins, en observant des cohortes d’engagés recrutés environ au même moment par un même employeur, on remarque que pour les mêmes fonctions et durées de contrat, la NWC, la KPC et les marchands indépendants ont tous versé des salaires équivalents aux Amérindiens et aux Canadiens[103]. Par exemple, les trois Amérindiens recrutés en 1807 par la NWC furent tous employés comme bouts de canots et reçurent des salaires équivalents aux autres devants et gouvernails à l’emploi de la compagnie entre 1807 et 1809, c’est-à-dire entre 300 et 360 livres de vingt sols pour la saison de navigation. En ce qui concerne la HBC, la situation n’est pas aussi claire : l’imprécision quant à la durée des contrats nous empêche de bien distinguer les conditions imparties. Par exemple, au cours de l’hiver 1827-1828, la HBC recrute sept engagés, dont deux Abénaquis. Tandis que deux Canadiens s’engagent pour un an, un autre le fait pour trois ans et les deux derniers pour quatre ans, les services des deux Abénaquis sont requis jusqu’à la fin de la traite du printemps[104]. Enfin, lorsque des comparaisons sont possibles, les Amérindiens paraissent tantôt relativement négligés, tantôt traités avec équité et tantôt légèrement favorisés.

L’analyse des salaires est compliquée par les incertitudes qui entourent la rémunération des activités de la chasse. Dans environ les trois quarts des contrats où il est stipulé qu’un engagé amérindien devra chasser, l’engagé-chasseur pourra tirer profit soit de la moitié (55) ou de la totalité (2) de sa chasse. Chez les chasseurs canadiens, moins de 50 % des engagements leur permettent de profiter de la moitié de leur chasse (il s’agit ici de 14 engagements seulement)[105]. Dans certains contrats, il est stipulé que les pelleteries prélevées devront être vendues à l’employeur[106]. Même si cela n’est pas spécifié dans tous les contrats, les marchands et les compagnies devaient exiger des engagés-chasseurs que la part de la chasse dont ils pouvaient tirer profit leur soit vendue. L’occasion offerte à plusieurs engagés amérindiens de profiter d’une partie ou de la totalité du produit de leur chasse représentait certainement une occasion de bonifier leur salaire. Malheureusement, les engagements ne nous permettent pas d’évaluer la valeur que pouvait représenter, en biens ou en argent, cette chasse, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas toujours de leur unique tâche.

Certes, les Amérindiens qui intégrèrent le salariat de la traite des fourrures étaient désormais contraints par un contrat notarié à l’obéissance envers leurs maîtres. Sur ce point, il resterait à vérifier si les engagés repectaient l’obligation de vendre leurs pelleteries à leur employeur et, s’il y a lieu, comment étaient traités les cas d’indiscipline. Néanmoins, les salaires supérieurs offerts à plusieurs engagés amérindiens, en considérant la bonification que pouvait rapporter le produit de leur chasse, constituent un indice de la haute valeur accordée à leurs services, notamment par les marchands indépendants qui les recrutèrent massivement. Enfin, le mode de rétribution mixte de plusieurs engagés-chasseurs combiné à l’occasion de perpétuer une activité traditionnelle, la chasse, favorisèrent certainement le passage d’Amérindiens vers le salariat de la traite du Saint-Maurice, notamment des Abénaquis qui voyaient la colonisation euro-canadienne amputer de plus en plus leurs territoires de chasse.

Conclusion

Il y a plus de trente ans, rejetant l’idée selon laquelle les sociétés amérindiennes avaient historiquement adopté une attitude passive face au changement, Arthur J. Ray en appelait à une meilleure compréhension des multiples facettes de la participation amérindienne à la traite des fourrures[107]. Une de ces facettes, encore actuellement peu étudiée, est précisément l’engagement. À partir d’un relevé systématique des engagements contractés à Trois-Rivières entre 1798 et 1831, cet article a permis de mettre en lumière la présence soutenue d’engagés amérindiens à l’intérieur de la main-d’oeuvre de la traite du Saint-Maurice. En lien avec les travaux de Trudy Nicks et de Jan Grabowski et Nicole St-Onge, il apparaît donc que l’engagement constitua l’une des réponses des Amérindiens « domiciliés » aux défis posés par la forte poussée démographique qui survient au début du xixe siècle dans la vallée du Saint-Laurent.

Au vu du rôle spécifique des engagés amérindiens, notamment celui d’engagé spécialisé dans la chasse, l’engagement amérindien constitue sans contredit un élément majeur de la traite du Saint-Maurice au début du xixe siècle. Le recrutement d’engagés-chasseurs amérindiens apporte un éclairage nouveau sur les activités des marchands indépendants en Haute-Mauricie. Profitant d’une période de flottement entre le départ de la NWC et l’arrivée de la KPC et de la HBC, des marchands trifluviens, comme nous avons pu l’établir, accrurent leurs activités en Haute-Mauricie et chargèrent plusieurs engagés de chasser dans le bassin du Saint-Maurice. Comparativement aux grands monopoles, ces petits commerçants embauchèrent des chasseurs en plus grand nombre et dans des proportions plus importantes. Nous avons posé l’hypothèse que cette stratégie représentait un moyen de pallier la fragilité de leurs moyens financiers, d’éviter une trop forte dépendance vis-à-vis du crédit et de bénéficier d’une plus grande souplesse. Bref, l’emploi de chasseurs devait simplifier considérablement les opérations des petits commerçants, limitant notamment la quantité de marchandises à transporter en Haute- Mauricie.

D’un autre point de vue, la possibilité d’occuper le rôle d’engagé-chasseur contribua certainement à faciliter le passage d’Amérindiens vers le salariat ainsi que l’ancienneté des liens unissant leurs communautés aux marchands trifluviens. Pour les Abénaquis, dont les territoires de chasse subissaient depuis longtemps les pressions de la colonisation euro- canadienne, l’occasion d’accéder aux ressources fauniques de la rive nord du Saint-Laurent et de profiter d’une part appréciable du produit de leur chasse devait certainement représenter un attrait certain. Cette possibilité de conserver une partie de sa chasse et d’en tirer bénéfice en la vendant à l’employeur se rapproche indéniablement du rôle traditionnel de pourvoyeur de pelleteries. Néanmoins, l’engagement introduit une distinction non négligeable puisqu’il crée un lien de dépendance envers l’employeur. Enfin, il semble que le recrutement d’Abénaquis et d’Algonquins se faisait à travers un réseau mettant en relation les petits commerçants et les représentants des monopoles (parfois les mêmes individus) avec les communautés autochtones de la région.

Toutefois, bien des questions demeurent ouvertes. D’une part, il reste à mieux définir la dynamique de l’engagement dans les communautés d’origine des engagés. Par exemple, la famille de l’engagé suivait-elle ce dernier lors des chasses réalisées pour le compte des compagnies de traite ou des marchands indépendants ? D’autre part, il serait utile d’établir de courtes biographies des engagés afin de cerner le rôle de l’engagement dans l’itinéraire des candidats et de situer cette activité à l’intérieur de leur cycle de vie. La première étape dans cette direction est maintenant franchie : nous avons identifié plusieurs engagés et établi leur rôle spécifique dans le système de la traite du Saint-Maurice. Plusieurs interrogations subsistent également quant aux petits commerçants. Quel est leur niveau de richesse ? Comment parvinrent-ils à financer leurs expéditions vers la Haute-Mauricie ? Et, plus largement, comment définir leur statut dans l’organisation de la traite ? S’agit-il bien de marchands-voyageurs qui auraient obtenu à crédit les marchandises nécessaires à leurs opérations auprès de marchands-équipeurs ? Nos premières recherches suggèrent à cet égard que la famille Hart, établie à Trois-Rivières au lendemain de la Conquête[108], aurait joué un rôle de premier plan dans le financement des activités de traite dans la rivière Saint-Maurice.