Volume 42, numéro 2, été 2011 Philosophie et narration : « Ne pas se raconter d’histoire » Sous la direction de Sarah Rocheville, Étienne Beaulieu et Benoît Castelnérac
Sommaire (13 articles)
Études
-
Au commencement était le récit
Bruno Clément
p. 15–29
RésuméFR :
Mon propos consiste ici à envisager les tenants et aboutissants d’une hypothèse aux termes de laquelle la pensée et tous les discours qui s’en réclament (dont la philosophie) résulteraient de la scission originaire d’avec le récit. Récit qui, selon l’hypothèse de Vernant, abritait en son sein à une époque mythique (présocratique) non seulement l’histoire des dieux et des héros mais les ingrédients nécessaires à l’élaboration d’un discours scientifique et même philosophique. Cette hypothèse comporte deux faces que j’examine successivement : d’abord la trame du récit est un composé indistinct de pensée et de narration ; ensuite, et surtout, la pensée conserve toujours la trace, plus ou moins visible, de cette origine narrative. Se pose alors la question de savoir si cette dette consubstantielle est de quelque conséquence sur la nature et la pertinence de ses propositions.
EN :
My goal here is to look at the pros and cons of one hypothesis according to which all thinking and expression (including philosophy) broke away from the initial Tale. That tale, according to Vernant, used to harbour in its mythical (pre-Socratic) source not only the history of gods and heroes but also those ingredients required for scientific, and even philosophical, discourse. I delve into the two components of this hypothesis. I begin with the unstructured meshing of thought and narrative that underlies tales. Then, and foremost, I seek to determine whether thought still shows traces, however faint, of its narrative origin. One can then wonder if this consubstantial debt has any bearing on the nature and relevancy of its propositions.
-
Les à-côtés de la philosophie et le commérage transcendantal
Éric Méchoulan
p. 31–46
RésuméFR :
Par une analyse de textes philosophiques de Parménide, Platon, Aristote et Rousseau, l’auteur montre la présence ambivalente du récit. Les apparences mises en scène par la narration ont pu être écartées, par toute une tradition de pensée, comme inopportunes ou accessoires, elles font en fait partie des modalités mêmes de la réflexion, définissant ainsi dans les replis du récit les figures temporelles des idées.
EN :
The author demonstrates the ambivalence of the narrative through an analysis of philosophical musings by Parmenides, Plato, Aristotle and Rousseau. Though set aside with the help of a school of thought, though being cast as inappropriate or subordinate, appearances scripted by the narrative are actually a component of reflection that define the temporal silhouettes of ideas throughout the story.
-
L’instant cosmogonique et le récit philosophique
Rémy Gagnon
p. 47–57
RésuméFR :
La narrativité philosophique aurait maladroitement rompu ses liens avec la multitude mouvante du monde et avec l’ambiguïté inhérente de la vie humaine. Les premiers récits humains s’étaient pourtant fait un devoir de raconter, comme un écho du ciel, une histoire d’insuffisances, de raconter le drame humain, de la mesure et de la démesure, de la force et de la faiblesse, de la vie et de la mort, dans monde partagé et pour cette raison, énigmatique. Pourquoi et comment la philosophie est-elle parvenue à abolir l’impuissance humaine, à nous persuader que la vérité est non seulement possible, mais qu’elle constitue le fondement de l’existence ? Telle est la problématique qu’explore ce texte.
EN :
It seems philosophical narrativity may have made an awkward break from the moving masses of the world and the inherent ambiguity of human life. Yet the first human stories, much like a celestial echo, had set out to narrate the shortcomings, human dramas, control and excesses, strengths and weaknesses, as well as life and death, all elements of a shared – and thereby enigmatic – world. Why and how did philosophy managed to do away with human helplessness, to convince us that truth is not only possible but also the basis of existence ? Those are the issues this article tackles.
-
Paul Ricoeur : des poèmes aux récits et des récits aux poèmes
Nathalie Watteyne
p. 59–68
RésuméFR :
Attentif aux avancées de la psychanalyse comme de l’analyse des discours et des récits, Paul Ricoeur n’a cessé de dégager, à travers ses études, des types de discordance dans le monde, et des formes de concordance ou de mises en ordre narratives et discursives susceptibles de créer une reprise du sens et une déprise du moi pour le lecteur et pour l’interprète d’une tradition littéraire donnée. Après avoir fait état d’un « double sens » des symboles (1965) et d’un « conflit des interprétations » (1969) en littérature, Ricoeur valorise les objets culturels par un questionnement sur le phénomène de l’innovation sémantique. Ce questionnement, engagé dans La métaphore vive (1975) et relancé dans Temps et récit (1983-1985), sera poursuivi jusqu’à sa mort. De la nouvelle pertinence sémantique créée par la parole vive à la mise en intrigue de l’action, Ricoeur cherche à replacer poèmes et récits dans la perspective de l’agir humain. Le hasard d’une naissance se transforme en destin et le moi narcissique fait place au soi réflexif par le détour des signes et par la médiation de la lecture envisagée comme herméneutique. En postulant que Ricoeur affermit la position du lecteur individuel puis celle des communautés de lecteurs dans ses ouvrages parus entre 1983 et 2010, nous voulons dégager les moyens langagiers grâce auxquels les oeuvres innovent et parviennent à exercer une fonction concomitante de refiguration du monde et de redécouverte de soi chez des « communautés qui s’interprètent elles-mêmes en interprétant le texte ».
EN :
Throughout his work, Paul Ricoeur heeded developments in both psychoanalysis and the analysis of speeches and stories. In so doing, he always managed to identify dissonances in our world, as well as narrative and discursive consonances or order capable not only of prompting meaning for the reader and interpreter of a given literary tradition, but also of disassociating one’s self. After demonstrating the « dual meaning » of symbols (1965) and the « interpretive clash » (1969) in literature, Ricoeur focuses on cultural artefacts by questioning the phenomenon of semantic innovation. Such questioning, initiated in The Rule of Metaphor (1975) and furthered in Time and Narrative (1983-1985) will only cease with his death. From the new semantic relevancy brought about by live speech to the plotting of the storyline, Ricoeur seeks to recast poetry and stories in the context of human action. A random birth leads to a destiny, and the narcissistic self becomes a contemplative self governed by symbols and influenced by a hermeneutical interpretation. Postulating Ricoeur’s strengthening of readers, both as individuals and as communities as witnessed in his publications from 1983 to 2010, we seek to highlight the linguistic tools with which writings innovate and help to recast the world and rediscover one’s self in the midst of « communities that interpret themselves through the interpretation of text ».
-
Roland Barthes enquête : La chambre claire ou la mélancolie policière
Sophie Létourneau
p. 69–79
RésuméFR :
Quand Roland Barthes entreprend le manuscrit de La chambre claire le 15 avril 1979, il s’efforçait de résoudre trois problèmes qui l’occupaient depuis quelques années : 1) problème esthétique : qu’est-ce que la photographie représente ? 2) problème poétique : comment passer à l’écriture romanesque ? et 3) problème éthique : comment rendre hommage à sa mère dont il était toujours en deuil ? Le propos de cet article est de montrer que Roland Barthes a trouvé dans le roman policier, dans ses codes narratifs et sa temporalité, une solution (ne serait-ce que formelle) à ces trois obsessions.
EN :
On April 15, 1979, as Roland Barthes embarks upon his Camera Lucida, he faces three obsessive problems that he has been trying to solve for some years. The first is aesthetics: what does photography represent? The second is poetry: how to transition to writing novels? The last is ethics: how to pay tribute to the deceased mother he still mourns? This essay will demonstrate how the narrative codes and temporality of thrillers provided Barthes with the (formal?) answers he was seeking.
-
La philosophie de Platon à l’épreuve de l’autobiographie
Benoît Castelnérac
p. 81–95
RésuméFR :
Dans la réception critique de la philosophie de Platon, l’expérience à Syracuse est intimement liée à l’utopie de la République, car l’utopie et l’autobiographie se complètent en partageant des positions diamétralement opposées sur le narrateur, le récit et le réel. Une étude de la Lettre VII, et plus particulièrement de la narration que fait Platon de la mise à l’épreuve philosophique de Denys II, montre que l’autobiographie est une réponse adéquate à la construction spéculative qui occupe les livres centraux de la République. Ici, le récit autobiographique est l’antidote aux débordements spéculatifs de la réflexion normative en philosophie.
EN :
When looking critically into Plato’s philosophy, one finds the Syracuse experiment to be entwined with the Republic’s utopia. Indeed, utopia and autobiography complete each other through diametrically opposed viewpoints on the narrator, the narrative, and reality. Reading Letter VII, and in particular Plato’s narration of the philosophical trial of Denys II, one sees how autobiography is a pertinent answer to the speculative construct of the Republic’s central books. In this case, autobiography alleviates the speculative musings of normative philosophical thinking.
-
Moby-Dick de Herman Melville : de l’allégorie de la caverne à l’allégorie de la baleine
André Duhamel
p. 97–110
RésuméFR :
Moby-Dick est selon Melville une quête de la vérité, qu’il réalise dans un roman marqué par le mélange des genres. Comment cette ambition et ce mode d’écriture sont-ils liés ? En examinant les références philosophiques internes à l’oeuvre, nous chercherons à montrer que son caractère allégorique se comprend au mieux en regard de la relation ambiguë qu’entretient Melville avec l’idéalisme. Nous discuterons à cet effet la thèse de M. Levin (1979) selon laquelle Moby-Dick renverse l’allégorie platonicienne de la caverne, thèse que nous compléterons en faisant appel à la figure du « monde inversé » dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel.
EN :
Melville described his Moby-Dick as a quest for truth, ensconced in a multi-genre novel. But what is the link between such a quest and writing style ? An examination of the internal philosophical references of the book will inform our view that its allegorical nature is best grasped in light of Melville’s ambiguous relationship with idealism. Witness M. Levin’s 1979 thesis, whereby Moby-Dick is an inversion of Plato’s allegorical cave, suitably echoed by Hegel’s « inverted world » in his Phenomenology of Spirit.
-
Joseph Joubert contre les romans
Étienne Beaulieu
p. 111–120
RésuméFR :
Joseph Joubert (1754-1824) est-il écrivain ou philosophe, l’usage hésite encore sur les termes. Sa maison de Villeneuve-sur-Yonne porte l’inscription « philosophe », tout comme les dictionnaires, mais il ne fait partie d’aucun corpus philosophique et est publié dans une collection littéraire. Mais il n’est pas non plus « littéraire » au sens courant du terme, puisqu’il a été tenté un moment par la forme narrative, puis l’a rejetée violemment pour s’enfermer dans la réclusion de ses Carnets, rédigés pour lui seul dans le silence romanesque grâce auquel il invente malgré lui le genre très moderne de la prose fragmentaire. À l’aube de la modernité littéraire, l’oeuvre étrange de Joseph Joubert s’invente au croisement de la philosophie et de la littérature, refusant de raconter, mais racontant ce refus de manière fragmentaire dans un but d’édification philosophique, empruntant à sa façon le chemin platonicien d’abandon de la fable.
EN :
It remains unclear whether Joseph Joubert (1754-1824) was a writer or a philosopher. Both reference dictionaries and his house in Villeneuve-sur-Yonne label him a “philosopher”, yet he belongs to no given school of philosophical thought, while being published as part of a literary collection. Neither is he a “writer”, though, at least not in the understood meaning of the word. Indeed, he toyed for a while with a narrative style before casting it far away prior to writing his introspective Carnets as a recluse listening to the silence of novels, through which he launched unwittingly a very modern genre: fragmentary prose. On the eve of literary modernity, Joseph Joubert’s strange output is a child of both philosophy and literature. His writings deny us the story, and his fragmentary denial is an attempt to raise our philosophical awareness, somewhat following in Plato’s footsteps in foregoing fables.
Analyses
-
Images de la nature dans les romans de la Grande Guerre : esquisse d’une typologie
Pierre Schoentjes
p. 123–138
RésuméFR :
Dans un des meilleurs témoignages qui nous restent de la Grande Guerre, le Belge Deauville écrit : « La guerre, au milieu du spectacle coloré et changeant de la nature, est une chose mécanique, surajoutée, comme une voie de chemin de fer qui court dans un site de montagne ». Il annonce là, cinquante ans avant que le critique américain Léo Marx ne s’en empare, le paradigme selon lequel peuvent s’organiser pour l’homme les rapports conflictuels entre la nature et la guerre. S’appuyant sur un corpus important et qui montre la diversité des images à travers lesquelles 14-18 se donne à lire dans la littérature de fiction, cette contribution esquisse une typologie qui espère contribuer à baliser ce vaste champ thématique. Elle fournira l’occasion de nous arrêter aux six catégories majeures, sur un éventail qui se déploie de l’Arcadie à l’Apocalypse.
EN :
In one of the best accounts we have of the Great War, Deauville, a Belgian, writes: “In the midst of ever-changing colours or nature, war is a mechanical extra, much like railroad tracks on a mountain.” Before its appropriation 50 years later by American critic Leo Marx, this statement shows the paradigmatic dealings of mankind with the conflicting relationship between nature and war. Based on a sizeable body of fiction covering diverse depictions of the war of 1914-1918, and covering six major categories ranging from Arcadia to Apocalypse, this essay hopes the typology it posits can help structure this broad theme.
-
Le rôle des déceptions dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Autofiction, crise du sujet et montage identitaire
Thomas Carrier-Lafleur
p. 139–159
RésuméFR :
À la recherche du temps perdu raconte l’apprentissage du narrateur proustien, futur homme de lettres. Un parcours ponctué par d’innombrables déceptions pousse le héros vers le nihilisme. Ce sera ainsi jusqu’à la fin du Temps retrouvé. Cet enjeu des déceptions proustiennes sera d’abord étudié à travers le prisme de la formation littéraire du personnage, puis sous le signe de l’autofiction. C’est que les déceptions font tomber le narrateur dans une crise du sujet de laquelle il ne pourra sortir qu’en attribuant une nouvelle fonction de l’oeuvre littéraire, fonction qui sera nommée, quelques décennies plus tard, « autofiction ». Ce que l’on pourrait alors appeler « l’autofiction proustienne » pousse également l’auteur à user d’un autre concept que nous désignons par le terme de « montage identitaire », suivant une expression de Sophie-Jan Arrien et Jean-Pierre Sirois-Trahan, le « montage des identités », et à partir de la récente étude d’Anne Henry, La tentation de Marcel Proust.
EN :
Remembrance of Things Past tells tales of learning for the proustian narrator on his way to becoming a literary figure, a path fraught with much deceit that will steer its hero towards nihilism. Such will be the case until the very end of Time Regained. Proustian deceit will be examined first through the filter of the character’s literary education, then from an autofiction angle. Indeed, deceit takes the narrator through a crisis of the subject, the only way out of which is through « autofiction », a new literary process whose name took a few decades to coin. What one could describe as « proustian autofiction » also leads the author to yet another concept we call « establishing identities », in keeping with the research of Sophie-Jan Arrien and Jean-Pierre Sirois-Trahan on the development of identities, and based on Anne Henry’s recently published essay, The Temptation of Marcel Proust.
-
Julio Cortázar : fantastique et mysticisme oriental
Fanfan Chen
p. 161–179
RésuméFR :
Cet article essaie de mettre en lumière la présence occulte du mysticisme oriental dans les récits de Julio Cortázar, lieux d’un équilibre délicat entre la littérature et le sentiment vécu de frisson fantastique. Pour commencer, je propose une vue générale sur le fantastique, le mysticisme et Cortázar. Je propose ensuite une exploration sur la structure formelle et spirituelle de trois schèmes avec l’hypersensibilité qui conduit au « non-je ». Enfin, je proposerai une lecture de l’absence de causalité logique qui débouche sur une rhétorique mystique et donne forme à l’écriture fantastique de Cortázar.
EN :
This article attempts to bring to light the occult presence of oriental mysticism in Julio Cortázar’s fiction. It concerns « a delicate balance » between literature and the actual feeling of uncanny and weird shiver. The study begins with an overall view of the fantastic, mysticism and Cortázar. It then analyzes the formal and spiritual structure of three schemata with hyper-sensibility that leads to the « no-self ». Finally, the article proposes a reading of the absence of logical causality that opens into mystique rhetoric and shapes Cortázar’s writing of the fantastic.
-
L’effet-Bartleby : répétitions et nouveautés dans Un homme qui dort de Georges Perec
Patrick Fortin-Tillard
p. 181–193
RésuméFR :
Le personnage de Melville, Bartleby, a été rappelé à la littérature contemporaine grâce à l’écrivain catalan Vila-Matas (Bartleby et compagnie, 2002). Prolongé comme effet-bartleby sur cette littérature, il n’est pas seulement la touchante imagerie d’un personnage au refus extrême. Le refus qu’il exprime prend corps non seulement dans la littérature mais se déploie ailleurs, dans l’expérience du monde. Son rayon d’action agrandi, sa prodigalité en matière de négation, ont interpellé Georges Perec, sensible aux arguments de Bartleby. Précurseur de Vila-Matas, Perec utilisa les ressources littéraires de cette figure, à la fois la même et une autre. Les perspectives qui en résultent peuvent alors devenir nouvelles.
EN :
Melville’s Bartleby character returned to contemporary literature in the 2002 Bartleby & Co. by Catalan writer Vila-Matas. With its protracted “Bartleby effect” on such literature, it is more than just the affecting depiction of an extreme denier. This denial not only arises from literature but also permeates one’s experience of the world. Both its broad scope and expression had appealed to Georges Perec, attuned to Bartleby’s arguments. As Vila-Matas’ precursor, Perec exploited the literary resources of the character, both as himself and someone else, thereby giving rise to potentially new perspectives.