Volume 39, numéro 2, 2003 Zola, explorateur des marges Sous la direction de Véronique Cnockaert
Sommaire (12 articles)
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Mot du directeur
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Note de l’éditeur
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Présentation. Zola, explorateur des marges
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Zola, un déchiffreur de l’entre-deux
Colette Becker
p. 11–21
RésuméFR :
Explorateur de l’entre-deux, Zola est un écrivain des marges — marges sociales, le faubourg, le peuple —, marges de ce qu’on appelle, sur le plan physiologique, le normal ou encore le sain. Cette double exploration est à l’origine et au centre des Rougon-Macquart, dont elle constitue une des grandes innovations. Elle repose, en particulier, sur la conviction que la maladie, les états pathologiques, les marges révèlent mieux les failles de l’homme et de la société, en mettant au jour leur partie cachée et problématique. Une étude de la spatialité dans La fortune des Rougon, premier roman du cycle, montre une structure spatiale posant les idées-forces de la série et sa vision de la société, disant le « mouvement du siècle », les efforts pour briser les positions acquises, pour passer du dehors au dedans, d’un groupe à l’autre, explorant le monde sous le monde et ses bouillonnements.
EN :
Zola is a writer of the fringes — the fringes of society, of cities, of peoples —, the fringes of what we call, at least on a psychological level, normal or even healthy. This double exploration is the point of departure and the center of the Rougon-Macquart, and consists of one of it’s major innovations. It rests mainly on the conviction that sickness, pathological states, and life on the margins better reveal the weakness of man and society by bringing to light their hidden and problematic qualities. A study of spatiality in La fortune des Rougon, the first novel of the cycle, shows a spatial structure that brings to light the salient ideas of the series, and his vision of society. This is the “mouvement of the century,” the efforts to destroy established positions, to go from the outside in, from one group to another, and to explore the world from underneath, in all it’s seething.
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Espaces, seuils et marges. À propos de L’assommoir
Jean-Pierre Leduc-Adine
p. 23–32
RésuméFR :
Ce travail se situe dans la perspective d’une étude spatiale de L’assommoir qui envisage non pas tant les lieux en eux-mêmes, leur organisation et leur rapport avec le programme et avec les structures de la narration, que les fonctions démarcatives des déplacements des personnages dans les espaces romanesques, au fond essentiellement, les frontières, les seuils, les barrières qu’ils doivent franchir, qu’ils tentent de franchir, qu’ils ne réussissent pas à franchir. En suivant tout particulièrement de près l’itinéraire du personnage de Gervaise, ce travail voudrait montrer qu’avant les études scientifiques de Tarde, de Van Gennep et d’autres, Zola a saisi avec acuité les fondements mêmes de ces travaux, sur les modes d’occupation de l’espace privé et de l’espace public, sur les contraintes qui règlent la vie quotidienne, sur les relations entre les classes et les individus.
EN :
The author approaches the study of L’assommoir from a spatial point of view, but, rather than considering the actual spaces, their organization, their connection to the story and the narrative structure, he explores the areas demarcating the movement of the characters, most specifically the borders, the thresholds and the barriers that they attempt to pass through and that they fail to pass through. By closely following Gervaise’s itinerary, this work shows that before the scientific studies of Tarde, of Van Gennep, and others, Zola had succeeded in grasping the concept of these works, specifically the occupation of public and private spaces, the rules that govern daily life, and the relationships between the classes and the individuals.
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Du marbre et du chiffonné. Propos sur la beauté dans l’oeuvre d’Émile Zola
Véronique Cnockaert
p. 33–45
RésuméFR :
Si en régime naturaliste, faire vivant n’est pas nécessairement faire beau, le beau a contrario ne peut exister sans le vivant. Zola n’a eu de cesse de dénoncer le caractère mortifère qu’impose une quête du beau idéal. Comment Zola a-t-il mis à exécution cette réélaboration esthétique ? Quelle beauté met-il en scène dans ses oeuvres ? Qu’en est-il de sa nature, qui se trouve par définition « en marge », puisqu’elle apparaît comme l’ombre portée du vivant ? De quelle manière Zola cherche-t-il, ainsi qu’il se le demande, « la formule nouvelle qui aidera à dégager la beauté particulière de sa société » ? L’étude de quelques portraits de personnages féminins zoliens doit permettre de répondre à ces questions.
EN :
If, in the natural order, to create life does not necessarily entail beauty, beauty “a contrario” cannot exist without life. Zola forever denounced the hopeless nature of the quest for an ideal beauty. How did Zola approach the redefining of an aesthethic ideal? What is the beauty that he portrays in his works? What is it in its character that by definition finds itself on the fringe, since it manifests itself as the shadow carried by the living. In what way does Zola search for the “new formula that would unveil the particular beauty of its society?” The study of some of Zola’s female characters should enable us to answer these questions.
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Le peuple-femme : la « marque fatale du sexe »
Jacques Pelletier
p. 47–61
RésuméFR :
Des premiers récits d’inspiration romantique aux derniers grands romans utopistes, l’oeuvre de Zola se déploie à travers des variations multiples en fonction des transformations de la conjoncture culturelle et sociale et de l’évolution de l’auteur sur le plan idéologique et politique. Cependant, derrière ces modifications bien réelles, on retrouve parfois une vision du monde qui demeure inchangée et qui fixe son oeuvre dans une sorte d’immobilité. En témoigne singulièrement une certaine conception du peuple comme « être femme » qui, acquise sous l’influence de Michelet notamment, imprègne son oeuvre d’un bout à l’autre. On examine ici comment cette figure se déploie de La confession de Claude jusqu’à Travail, en passant par Germinal, dans le cadre d’une vision profondément conservatrice du monde derrière les aspects plus progressistes apparaissant à la surface de l’oeuvre.
EN :
From the first works of romantic inspiration, to his last great utopian novels, Zola’s work is replete with multiple variations linked to the transformation of the cultural and social realms and the evolution of the author on an ideological and political level. Nevertheless, behind these very real modifications, one finds a portrait of a world that remains unchanged and places his work in a stasis. A striking illustration is the particular concept of “woman” that, notably acquired from Michelet, fills his novel from beginning to end. We examine here how this character manifests, from La confession de Claude to Travail, through Germinal, a profoundly conservative vision of the word that is the background to more progressive aspects visible on the surface of his work.
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Aux marges du récit : dictionnaire abrégé pour servir à la lecture et à l’étude de l’oeuvre d’Émile Zola
Alain Pagès
p. 63–80
RésuméFR :
À l’occasion du centenaire de la mort d’Émile Zola, cet article voudrait renouveler, à sa façon, le geste d’hommage jadis accompli par Ferdinand Chastanet, l’auteur du premier dictionnaire des personnages des Rougon-Macquart, publié en 1901. Il propose un « dictionnaire abrégé » qui regroupe l’ensemble des personnages imaginés par Zola. Le classement adopté ne suit pas l’ordre alphabétique des noms, mais procède d’une manière logique, à partir d’entrées qui distinguent des types sociaux ou psychologiques. Englobant Les Rougon-Macquart, ce travail part des romans de jeunesse pour aller jusqu’aux Évangiles. Il laisse cependant de côté les Contes et le Théâtre.
EN :
On the centennial of Émile Zola’s death, this article wants to renew, in it’s own way, the tribute long ago accomplished by Ferdinand Chastanet, the author of the first dictionary of the Rougon-Macquart, published in 1901. He suggests an abridged dictionary that would bring together all the characters created by Zola. They are not placed in alphabetical order, but rather in sequences according to their social or psychological profiles. Including Les Rougon-Macquart, this work starts from Zola’s early novels and continues to Évangiles. However it does not include Contes and Théâtre.
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« Quelques gais tableaux de la réalité »
Martine Léonard
p. 81–85
RésuméFR :
Relativement peu connu, l’« Hommage à Zola » que Louis-Ferdinand Céline prononça à Medan en 1933 est l’occasion, aujourd’hui, de nous interroger sur la forme de l’hommage d’un écrivain par un écrivain. Le célébrant peut-il ne pas parler du célébré ? Doit-il chercher à réduire la distance qui le sépare de celui qu’il célèbre, ou bien peut-il maintenir ou exacerber sa différence ? Et si oui, à quelles fins ?
EN :
The relatively unknown tribute to Zola by Louis-Ferdinand Céline, pronounced in Medan in 1933, allows us to question the validity of a tribute to one writer by another. Can the celebrant not talk about the celebrated? Does he try to diminish the distance that separates him from the one he’s celebrating, maintain it, or even exacerbate this difference. If yes, then to what end?
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« Hommage à Zola »
Louis-Ferdinand Céline
p. 87–91
RésuméFR :
L’« Hommage à Zola » de Céline (1933) est un texte étrange : plus que la reconnaissance du génie zolien, c’est ce qui sépare les deux écrivains qui est ici mis en scène. Zola (selon Céline) a réussi à témoigner de l’horreur de son temps, il ne pourrait qu’échouer maintenant, car la réalité est devenue impossible à écrire. Leçon de lecture que ce texte déroutant, où l’écrivain du xxe siècle (encore à son début) est surtout sensible à ce qui sous-tend l’entreprise naturaliste, la foi dans la vertu, c’est-à-dire dans le langage. Céline écrira précisément à partir de la perte de cette confiance.
EN :
L’“Hommage à Zola,” by Céline (1933) is an odd text; more than a recognition of Zola’s genius, it is what separates the two writers that is brought into focus. Zola who (according to Céline) succeeded in showing the horrors of his time, could only fail today because the reality has become indescribable. The lesson learnt in reading this perplexing text in which a writer from the 20th century is especially sensitive to that which underlies the naturalistic initiative — faith in truth, that is to say in language. Céline writes precisely from the loss of this faith.
Exercices de lecture
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La motivation des styles chez Marguerite Duras : cris et silence dans Moderato cantabile et La douleur
Pascal Michelucci
p. 95–107
RésuméFR :
Les termes « cri » et « silence » apparaissent de façon frappante à la fois dans les romans de Marguerite Duras et dans ses essais sur l’écriture. À la lumière d’autres approches du silence dans les oeuvres littéraires, cet article explique pourquoi ces termes métaphoriques sont valorisés par le discours critique durassien. Leur présence envahissante dans l’anecdote romanesque ne suffit pas à rendre compte de leur application fréquente au style et à l’acte d’écriture par Duras et ses critiques. Leur promotion contribue positivement à l’esthétique du roman moderne et à la défense d’une écriture autre. En effet, le silence et le cri revalorisent des pôles de la parole spontanée qui échappent à la logique écrite des belles-lettres et à l’enquête rhétorique traditionnelle. Vus comme des figures d’une nouvelle espèce, le cri et le silence permettent de réunir l’analyse du contenu et la stylistique dans une mise en valeur des formes qui situe la spécificité de Duras dans la mouvance du roman moderne.
EN :
The recurrent use of the words “scream” and “silence” is a striking feature of Marguerite Duras’ novels and essays on the art of writing. By staking out terrain that has been left unexplored by other approaches of silence in literary fiction, this paper attempts to explain why these metaphoric terms are valued by Duras in her critical discourse. The invasive presence of those terms in the diegetic universe of Duras’ novel is not sufficient to account for the fact that Duras and her critics have chosen them as explanatory concepts and applied them to her style and the act of writing. Putting such terms forward establishes credentials for a new esthetics of the novel and vindicates a writing style that is inherently other. In effect, screams and silence put higher value on two aspects of spontaneous speech which have eluded the script-based logic of French belles-lettres and traditional rhetorical inquiry. Considered as figures of a new kind, screams and silence make it possible to reunite the analysis of content and stylistic exploration in a way that highlights the importance of literary form and allows us to situate the individuality of Duras’ style in the modern novel.
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L’hermaphrodisme monstrueux de Diderot
May Spangler
p. 109–121
RésuméFR :
« L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme » : l’aphorisme de Mademoiselle de l’Espinasse dans Le rêve de d’Alembert exprime de façon lapidaire la différence sexuelle au moyen du monstre et du chiasme. Pour Diderot, la monstruosité est avec ses écarts le principe créateur d’une matière active toujours en transformation. Elle apporte de ce fait une perspective transformiste à la différence sexuelle, et en indique la nature instable et précaire. L’utilisation rhétorique du chiasme, avec sa structure en croix, établit d’autre part un rapport d’égalité entre les deux membres de la phrase, suggérant que les places occupées par l’homme et la femme sont réversibles et interchangeables. L’explication scientifique que Bordeu donne du chiasme par la suite est basée sur l’aspect physiologique de la différence sexuelle. Il la réduit d’abord à une question topologique, à savoir l’inversion anatomique des organes féminins et masculins, qui reprend et renforce l’idée d’interchangeabilité introduite avec la forme du chiasme. Bordeu introduit ensuite la notion quelque peu énigmatique d’un hermaphrodisme initial, qui serait visible dans les rudiments d’organes laissés par chaque sexe dans l’autre sexe. L’hermaphrodisme chez Diderot a la particularité d’être réactivable : la « vulve faufilée » chez l’homme, comme « l’orifice d’un canal qui s’est fermé » chez la femme, pourraient bien se rouvrir. Pour Diderot, la sexualité n’est à aucun moment chose fixe, et les conformations sexuelles ne sont que des instances topographiques transformables et interchangeables.
EN :
Mademoiselle de l’Espinasse defines sexual difference in one of the most enigmatic aphorisms of D’Alembert’s Dream: “Man may only be the monster of the woman, or woman the monster of the man.” We will first consider Diderot’s conception of the monster as the creative principle of an active matter still in transformation. Applied to the question of sexual difference, monstrosity would then imply a transformationalist view of sexual difference, underlining its precarious nature. The rhetorical use of chiasmus, a structural criss-crossing, establishes an egalitarian relationship between the two parts of the sentence, suggesting that the places occupied by man and woman are reversible and interchangeable. Bordeu, a celebrated doctor and philosopher of the Enlightment, later volonteers to give a scientific explanation of this chiasmus, based on the physiological aspect of sexual difference. He first reduces it to a topological question, that is the anatomical inversion of male and female organs, reinforcing the idea of interchangeability introduced by the rhetorical criss-crossing. Bordeu presents the somewhat enigmatic notion of an initial fetal hermaphrodism, evidenced by the fact that the rudimentary organs of each sex contain a sugestion of the other. As we will see, hermaphrodism in Diderot has the possibility of being reactivated, and thus defines sexual difference through its physical attributes as transformable and interchangeable topological states, rather than as a fixed assignment of gender.